Calmann-Lévy (p. 133-139).
◄  XIV.
XVI.  ►



XV


Sylvinet trouvait étrange que son besson eût pris fantaisie de cette Fadette, que, pour son compte, il aimait encore moins que Landry ne faisait. Landry ne savait comment expliquer la chose, et il aurait voulu se cacher sous terre. La Madelon était bien malcontente, et malgré l’entrain que la petite Fadette forçait leurs jambes de prendre, leurs figures étaient si tristes qu’on eût dit qu’ils portaient le diable en terre.

Aussitôt la fin de la première danse, Landry s’esquiva et alla se cacher dans son ouche. Mais au bout d’un instant, la petite Fadette, escortée du sauteriot, qui, pour ce qu’il avait une plume de paon et un gland de faux or à sa casquette, était plus rageur et plus braillard que de coutume, vint bientôt le relancer, amenant une bande de drôlesses plus jeunes qu’elle, car celles de son âge ne la fréquentaient guère. Quand Landry la vit avec toute cette volaille, qu’elle comptait prendre à témoin, en cas de refus, il se soumit et la conduisit sous les noyers où il aurait bien voulu trouver un coin pour danser avec elle sans être remarqué. Par bonheur pour lui, ni Madelon, ni Sylvinet n’étaient de ce côté-là, ni les gens de l’endroit ; et il voulut profiter de l’occasion pour remplir sa tâche et danser la troisième bourrée avec la Fadette. Il n’y avait autour d’eux que des étrangers qui n’y firent pas grande attention.

Sitôt qu’il eut fini, il courut chercher Madelon pour l’inviter à venir sous la ramée manger de la fromentée avec lui. Mais elle avait dansé avec d’autres qui lui avaient fait promettre de se laisser régaler, et elle le refusa un peu fièrement. Puis, voyant qu’il se tenait dans un coin avec des yeux tout remplis de larmes, car le dépit et la fierté la rendaient plus jolie fille que jamais elle ne lui avait semblé, et l’on eût dit que tout le monde en faisait la remarque, elle mangea vite, se leva de table et dit tout haut : « Voilà les vêpres qui sonnent ; avec qui vais-je danser après ? » Elle s’était tournée du côté de Landry, comptant qu’il dirait bien vite : « Avec moi ! » Mais, avant qu’il eût pu desserrer les dents, d’autres s’étaient offerts, et la Madelon, sans daigner lui envoyer un regard de reproche ou de pitié, s’en alla à vêpres avec ses nouveaux galants.

Du plus vite que les vêpres furent chantées, la Madelon partit avec Pierre Aubardeau, suivie de Jean Aladenise et d’Étienne Alaphilippe, qui tous trois la firent danser l’un après l’autre, car elle n’en pouvait manquer, étant belle fille et non sans avoir. Landry la regardait du coin de l’œil, et la petite Fadette était restée dans l’église, disant de longues prières après les autres ; et elle faisait ainsi tous les dimanches, soit par grande dévotion selon les uns, soit, selon d’autres, pour mieux cacher son jeu avec le diable.

Landry fut bien peiné de voir que la Madelon ne montrait aucun souci à son endroit, qu’elle était rouge de plaisir comme une fraise, et qu’elle se consolait très bien de l’affront qu’il s’était vu forcé de lui faire. Il s’avisa alors de ce qui ne lui était pas encore venu à l’idée, à savoir qu’elle pouvait bien se ressentir d’un peu beaucoup de coquetterie, et que, dans tous les cas, elle n’avait pas pour lui grande attache, puisqu’elle s’amusait si bien sans lui.

Il est vrai qu’il se savait dans son tort, du moins par apparence ; mais elle l’avait vu bien chagriné sous la ramée, et elle aurait pu deviner qu’il y avait là-dessous quelque chose qu’il aurait voulu pouvoir lui expliquer. Elle ne s’en souciait mie pourtant, et elle était gaie comme un biquet, quand son cœur, à lui, se fendait de chagrin.

Quand elle eut contenté ses trois danseurs, Landry s’approcha d’elle, désirant lui parler en secret et se justifier de son mieux. Il ne savait comment s’y prendre pour l’emmener à l’écart, car il était encore dans l’âge où l’on n’a guère de courage avec les femmes ; aussi ne put-il trouver aucune parole à propos et la prit-il par la main pour s’en faire suivre ; mais elle lui dit d’un air moitié dépit, moitié pardon :

— Oui-da, Landry, tu viens donc me faire danser à la fin ?

— Non pas danser, répondit-il, car il ne savait pas feindre et n’avait plus l’idée de manquer à sa parole ; mais vous dire quelque chose que vous ne pouvez pas refuser d’entendre.

— Oh ! si tu as un secret à me dire, Landry, ce sera pour une autre fois, répondit Madelon en lui retirant sa main. C’est aujourd’hui le jour de danser et de se divertir. Je ne suis pas encore à bout de mes jambes, et puisque le grelet a usé les tiennes, va te coucher si tu veux, moi je reste.

Là-dessus elle accepta l’offre de Germain Audoux qui venait pour la faire danser. Et comme elle tournait le dos à Landry, Landry entendit Germain Audoux qui lui disait, en parlant de lui :

— Voilà un gars qui paraissait bien croire que cette bourrée-là lui reviendrait.

— Peut-être bien, dit Madelon en hochant la tête, mais ce ne sera pas encore pour son nez !

Landry fut grandement choqué de cette parole, et resta auprès de la danse pour observer toutes les allures de la Madelon, qui n’étaient point malhonnêtes, mais si fières et de telle nargue, qu’il s’en dépita ; et quand elle revint de son côté, comme il la regardait avec des yeux qui se moquaient un peu d’elle, elle lui dit par bravade :

— Eh bien donc, Landry, tu ne peux trouver une danseuse, aujourd’hui. Tu seras, ma fine, obligé de retourner au grelet.

— Et j’y retournerai de bon cœur, répondit Landry ; car si ce n’est pas la plus belle de la fête, c’est toujours celle qui danse le mieux.

Là-dessus, il s’en fut aux alentours de l’église pour chercher la petite Fadette, et il la ramena dans la danse, tout en face de la Madelon, et il y dansa deux bourrées sans quitter la place. Il fallait voir comme le grelet était fier et content ! Elle ne cachait point son aise, faisait reluire ses coquins d’yeux noirs, et relevait sa petite tête et sa grosse coiffe comme une poule huppée.

Mais, par malheur, son triomphe donna du dépit à cinq ou six gamins qui la faisaient danser à l’habitude, et qui, ne pouvant plus en approcher, eux qui n’avaient jamais été fiers avec elle, et qui l’estimaient beaucoup pour sa danse, se mirent à la critiquer, à lui reprocher sa fierté et à chuchoter autour d’elle : « Voyez donc la grelette qui croit charmer Landry Barbeau ! grelette, sautiote, farfadette, chat grillé, grillette, râlette », et autres sornettes à la manière de l’endroit.