Librairie Plon (p. 185-196).

XIV


À deux kilomètres de la petite ville pyrénéenne d’Ursau, Mme de Baillans possédait une villa très vaste, confortable sans aucun luxe, qu’elle avait offerte au début de la guerre pour y installer un hôpital auxiliaire. Mais l’administration militaire ayant jugé préférable d’utiliser, pour celui-ci, une propriété sise à Ursau même, la villa Blanche avait été acceptée comme maison de convalescence pour les officiers blessés. Mme Jarmans, la fille de Mme de Baillans, qui avait son diplôme d’infirmière, y exerçait la direction, aidée par sa mère, sous l’autorité d’un médecin. Avec Mme de Baillans et ses deux petites filles — son mari, officier de l’active, étant prisonnier depuis le début des hostilités — elle occupait un grand pavillon situé dans le petit parc de la villa. C’est là qu’arrivèrent un matin Mme de Prexeuil et sa petite-nièce, toutes deux brisées de fatigue.

Mme de Baillans, aussi exubérante que sa fille était calme, s’exclama, dès qu’elle se trouva seule avec sa cousine :

— Mais elle est adorablement jolie, ton Élys, ma bonne Antoinette !… Bien pâlotte, bien affaiblie, par exemple… mais ravissante ! Je ne m’étonne pas qu’elle ait plu à M. de Chancenay !… À propos de lui, il paraît qu’il a reçu de graves blessures… On n’a trop su à un moment s’il en reviendrait…

Mme Antoinette l’interrompit :

— Surtout, je t’en prie, Fabienne, ne prononce jamais son nom devant elle !… L’autre jour, elle s’est évanouie, en voyant sur le journal qu’il était sérieusement blessé.

— Ah ! la pauvre petite !… Elle ne l’a donc pas oublié ? On dit d’ailleurs qu’il est si charmeur !… Et l’auréole de la gloire, de la souffrance, en plus… C’était un mariage magnifique, Antoinette, si d’autre part tu n’avais craint qu’elle fût malheureuse. Ils sont follement riches, ces Chancenay… Leur domaine de Sarjac se trouve à vingt kilomètres d’ici. Une propriété superbe, la plus belle de la contrée… Maintenant, elle appartient au jeune homme, car son grand-père est mort le mois dernier. Mais tu n’as rien à craindre, ma bonne amie, je ne ferai jamais allusion à lui devant la chère petite Élys, que nous allons voir à guérir le plus vite possible.

— Oui, car elle m’inquiète vraiment beaucoup… Mais… mais, Fabienne, la présence de ces officiers… Ils doivent se promener dans le parc, sans doute ?

— Eh oui, les pauvres garçons ! Mais le pavillon a une sortie directe sur la route et sur le petit bois de pins. Tu iras t’installer là avec Élys, pour prendre l’air, et Gabrielle lui fera faire des promenades avec les petites. Comme cela, mes pensionnaires, s’ils en tombent amoureux, comme c’est certain, ne te l’enlèveront toujours pas !… Et puisqu’elle garde un souvenir si profond à M. de Chancenay, il n’y a rien à craindre pour son cœur, à elle.

En dépit de ces affirmations, le voisinage n’enchantait guère Mme de Prexeuil. Mais elle s’y résigna, puisqu’il était impossible d’éviter un tel inconvénient. L’important, comme le disait Mme de Baillans, était de soigner Élys.

Dès le premier moment, la tante et la nièce se trouvèrent comme chez elles, dans l’hospitalière demeure. Gabrielle Jarmans, femme intelligente et sérieuse, plut aussitôt à Élys, qui ne la connaissait pas auparavant. Et les deux petites filles, Thérèse et Lucie, s’enthousiasmèrent vite pour « la jolie cousine », qu’elles ne voulaient plus quitter.

— Voyez, vous me rendez grand service ! disait Mme Jarmans à la jeune fille, qui offrait de leur donner des leçons. Occupée comme je le suis à la villa, je négligeais fortement leur instruction. Et puis, avec vous, elles trouveront moins long le temps que leur maman passe loin d’elles.

De la lingerie, la jeune femme apportait aussi de l’ouvrage pour Élys, de la laine que tricotait diligemment Mme Antoinette. Celle-ci, avec sa petite-nièce, allait s’asseoir dans le bois de pins, tout près du pavillon, et elles travaillaient en surveillant les petites filles qui jouaient autour d’elles.

Plusieurs fois dans la semaine, Mme Jarmans emmenait en promenade sa jeune cousine et ses enfants. Elles n’allaient pas très loin, d’abord, pour ne pas fatiguer Élys… Et souvent, au retour, elles s’arrêtaient à Ursau, chez une amie de Mme de Baillans qui occupait une grande maison aux toits de vieilles tuiles, non loin de la blanche petite église.

Mme Salbert, vieille dame aimable et encore alerte, s’était prise d’une vive sympathie pour Élys, « une vraie petite merveille ! » disait-elle à Mme de Baillans qu’elle venait voir fréquemment…

En face de son logis se trouvait une vaste demeure, d’une élégance prétentieuse, que précédait une cour sablée ornée de corbeilles fleuries. Elle appartenait à un enfant du pays, Jérôme Bignard, enrichi dans l’industrie, et devenu depuis quelques années une personnalité influente dans les milieux politiques. Sa femme et sa fille avaient établi dans leur maison d’Ursau une ambulance où, avec l’aide de quelques infirmières, elles soignaient une centaine de blessés.

— Il y a beaucoup de gaspillage là dedans ! disait Mme Salbert en secouant la tête. Ces dames ne s’y entendent pas du tout… Et puis, deux ou trois de leurs infirmières n’ont pas l’allure qu’il faudrait… Une, surtout… Une étrangère, une Roumaine, dit-on… Jolie, trop jolie, pour ce rôle, surtout avec un genre comme le sien. Mais on la dit puissamment recommandée, et comme Bignard ne veut pas se mettre mal avec le pouvoir, on la gardera tant qu’elle voudra, probablement.

Un après-midi, comme Mme Salbert, reconduisant ses visiteuses, se tenait avec elles au seuil de sa porte, une jeune infirmière sortit de la maison Bignard. Élys vit un joli visage, des cheveux un peu roux moussant en gros bandeaux ondulés, hors du voile blanc savamment posé. Un regard curieux se rencontra avec le sien, pendant quelques secondes. Puis la jeune personne passa, en assujettissant à sa blouse un bouquet de petites roses rouges.

Mme Salbert dit à mi-voix :

— Tenez, la voilà, cette demoiselle Doucza… Elle a toujours des fleurs comme cela, pour mieux se faire remarquer, sans doute… Qui est-elle, au fond ? Personne n’en sait rien, probablement, pas plus les Bignard que d’autres. Mais je trouve fort imprudent d’introduire ainsi dans nos formations sanitaires des étrangères dont on ne connaît pas les antécédents.

— Imprudent et coupable, appuya Mme Jarmans. Cette jeune personne me déplaît d’ailleurs à première vue, et son seul aspect m’aurait suffi pour la mettre poliment dehors, si elle était venue m’offrir ses services.

— Oh ! chez vous, Gabrielle, c’est la maison correcte !… Il n’empêche que ces messieurs font le plus grand éloge des soins qu’ils y reçoivent, du dévouement dont vous les entourez.

— Je fais de mon mieux pour ces défenseurs de notre France, pour les frères d’armes de mon cher André. Ils sont d’ailleurs tous très courtois, et la plupart fort sympathiques.

— Oui, vraiment !… Mais cette petite Doucza leur fait de l’œil, paraît-il. C’est très désagréable, la présence de cette coquette, dans notre ville !

— Oui, tout à fait !… Mais nous n’y pouvons rien, ma bonne amie.

La jeune femme et sa cousine serrèrent la main de Mme Salbert, et prirent le chemin de la villa, précédées par les petites filles. Elles croisèrent un groupe de jeunes officiers convalescents, qui les saluèrent, tout en glissant vers Élys des coups d’œil admiratifs. On commençait à la connaître, la jeune fille du pavillon, si belle et fière, un peu triste. Elle était malade en arrivant, disait-on… Mais déjà, sa mine devenait meilleure, ses yeux perdaient leur expression de lassitude, en restant toutefois mélancoliques.

De fait, Élys sentait un peu de force lui revenir. Mais elle ne se remettait pas aussi vite qu’elle eût pu le faire sans cette pensée inquiète toujours reportée vers le glorieux blessé, dont elle eût voulu savoir s’il avait survécu, ou bien…

Elle frissonnait, à l’idée que ces beaux yeux ardents, qui l’avaient regardée avec tant de passion, pouvaient être clos à jamais.

— Ça ne va pas à mon idée, pour cette petite Élys ! disait Mme de Baillans à sa fille. Elle a quelque chose qui la tracasse… Son amour pour M. de Chancenay, sans doute ? Mais en admettant qu’il ait réchappé de ses blessures, jamais Antoinette ne voudra démordre de sa prévention !

— Les renseignements qu’on vous a donnés, maman, n’étaient pas absolument parfaits, convenez-en ?

— Non, non… Mais il a pu changer, depuis lors… Les épreuves, la mort sans cesse menaçante…

— Oui, pour certaines natures. D’autres n’en éprouvent qu’un effet superficiel… Mais vous avez raison, il y a un obstacle moral à la complète guérison d’Élys. Malheureusement, s’il est celui que nous pensons, nous n’y pouvons rien.

— Moi, à la place d’Antoinette, au lieu de m’obstiner à ne pas la marier, je lui ferais connaître au contraire des jeunes gens sérieux — oh ! il y en a, tout de même, quoi qu’elle en dise ! — afin de tâcher qu’elle oublie ce M. de Chancenay.

Mme Jarmans secoua la tête.

— Élys n’a pas une nature à oublier. Elle est de celles qui, difficilement, donnent leur cœur deux fois, j’en suis persuadée. En outre, la pensée que le jeune homme est peut-être infirme, souffrant, ne peut qu’augmenter l’attachement dans un cœur tel que celui-là, si chaud, si vibrant, et fait pour le dévouement.

Gabrielle, très observatrice, avait fort bien deviné ce qui se passait chez Élys. Et Mme de Prexeuil, également, se doutait du motif de la persistante mélancolie qui jetait un voile sur les beaux yeux pensifs.

Juin, juillet passèrent. On recevait de bonnes nouvelles de Mme Bathilde, toujours fort occupée. Par elle, on apprit que l’abbé Dambry, atteint d’un éclat d’obus tandis qu’il relevait des blessés, avait dû être amputé de la jambe gauche. Sa mère venait de l’aller voir à Toulouse, où il était hospitalisé.

Vers la fin de juillet, Mme Antoinette fut prise d’une crise de rhumatismes si violente qu’il lui fallut s’aliter. Or, tandis qu’elle était là souffrant courageusement, et soignée par Élys, un nouveau convoi de convalescents arrivait à la villa Blanche. Parmi eux se trouvait un jeune capitaine d’infanterie, dont le bras droit était retenu par une écharpe. La tenue bleu pâle seyait admirablement à ce beau garçon svelte, d’allure très élégante et de mine fort aristocratique. Le visage aux traits nets et virils, pâli par les souffrances endurées, apparaissait tout éclairé par des yeux superbes, d’un brun orangé, à l’expression énergique et ardemment songeuse… Mme Jarmans, qui recevait les arrivants à leur descente de voiture, pensa en l’apercevant : « Quelle belle physionomie de soldat et de chef !… » Et quand, un peu plus tard, l’officier lui donna son nom, « le capitaine de Chancenay », elle eut peine à réprimer un mouvement de surprise et d’émotion.

En souriant, elle fit observer :

— Vous vous trouvez dans votre pays, monsieur ?… Car Sarjac n’est pas fort éloigné d’ici.

Il sourit à son tour, en répondant :

— Mais oui, madame. Un heureux hasard m’a fait envoyer là, de l’hôpital bordelais où j’étais soigné depuis des mois — un hasard, ou bien des démarches faites par ma grand’mère en dehors de moi.

— Si Mme de Chancenay se trouve à Sarjac en ce moment, il lui sera bien facile de venir vous voir.

— Elle y est en effet, et je compte recevoir sa visite un de ces jours.

Quand ses nouveaux pensionnaires furent installés, Mme Jarmans eut une courte conférence avec sa mère, à qui, entre temps, elle avait appris le nom du bel officier dont l’aspect avait aussi vivement frappé Mme de Baillans.

Elles conclurent qu’il ne fallait pas cacher à Mme Antoinette la présence de l’ancien prétendant d’Élys. La vieille dame, surtout si M. de Chancenay demeurait un certain temps à la villa Blanche, l’apprendrait certainement et se montrerait très froissée que ses parentes ne l’en eussent pas informée.

— Elle ne peut toujours pas s’en aller maintenant, ajouta Mme de Baillans. Donc, il faudra bien qu’elle se fasse à l’idée que ces jeunes gens peuvent se revoir — qu’ils se reverront certainement… Et peut-être, Gabrielle, cela s’arrangera-t-il, pour cette chère petite Élys ?… Ah ! maintenant que j’ai vu le jeune homme, je comprends, je comprends !… La superbe physionomie que celle-là !… Et une distinction, un charme, une intelligence qui éclate dans ce regard !… Oui, elle peut bien en être amoureuse, notre Élys, et ce n’est pas moi qui aurais le courage de l’en blâmer, car dès le premier abord il m’est énormément sympathique, ce marquis de Chancenay !

Mme Jarmans, bien qu’elle partageât l’impression de sa mère, essaya de calmer l’emballement de celle-ci. Il fallait agir avec précaution près de Mme Antoinette, ne pas lui laisser voir encore la sympathie qu’inspirait à ses parentes Ogier de Chancenay, Puis, peu à peu, on étudierait ce jeune homme, on verrait s’il était digne qu’on essayât de changer en sa faveur les idées de la grand’tante… Tout cela demandait de la prudence, du doigté, de la patience… « toutes choses dans lesquelles tu excelles, Gabrielle, » conclut Mme de Baillans, qui convint de montrer une parfaite indifférence à l’égard du jeune officier, quand elle en parlerait à sa cousine.