La Peste en Russie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 460-468).
LA PESTE EN RUSSIE

Depuis quelques années, l’Orient a singulièrement occupé la curiosité des Occidentaux. Après une guerre terrible, il semblait que le moment fût venu où les correspondances de la Mer-Noire et de la mer Caspienne exciteraient chez nous moins d’émotion : il n’en a rien été. Après la guerre, c’est la peste, sa compagne Adèle, dans ces pays de misère, qui vient d’apparaître, menaçant l’Europe d’une invasion terrible.

A vrai dire, si au début la sécurité a été exagérée, si au premier moment le gouvernement russe a laissé s’accroître en silence l’épidémie, ou même a ignoré complètement son existence, aujourd’hui l’exagération générale est peut-être en sens contraire. Il y a deux mois, on était trop rassuré, tandis qu’à présent on est trop effrayé. Nous allons rapidement examiner ce qu’il y a de fondé, soit dans cette tranquillité des premiers jours, soit dans cette panique d’aujourd’hui. Malheureusement les documens positifs, incontestables et incontestés, font souvent défaut, et sur beaucoup de points on se trouve limité, — comme presque toujours pour ce qui vient d’Orient, — à des conjectures très vagues.

C’est en novembre 1878 que la peste a fait son apparition en Europe ; mais depuis longtemps l’Asie, l’Asie-Mineure, et surtout la Perse, subissaient les ravages du fléau. En 1867, la peste apparaît en Mésopotamie, au sud de Bagdad, mais ne s’étend pas au delà. En 1870 et en 1871, le Khurdistan persan est envahi par l’épidémie, puis de nouveau le fléau apparaît à Bagdad en 1873 ; il y persiste pendant quatre ans, avec des rémissions et des recrudescences diverses. Malgré cette longue durée, l’épidémie a été fort meurtrière. Du 1er au 17 avril 1877, dans la ville de Bagdad, sur 221 décès, il y a 90 morts par la peste. Heureusement l’épidémie ne s’étend pas au delà, et Bassora, le port qui fait communiquer Bagdad avec l’Inde, la Chine et Batavia, reste indemne. En 1877, la peste paraît à Recht, ville importante du nord de la Perse, très proche de la mer Caspienne, et qui n’est qu’à quelques kilomètres du port assez fréquenté d’Ensali. Ces faits géographiques ont leur importance, car c’est par Recht et Ensali que le fléau s’est répandu en Europe.

De Recht à Astrakhan il n’y a qu’une voie, la voie maritime. La voie de terre est impraticable. Il y a toutes les montagnes du Caucase à franchir, et des régions dont la sécurité n’est rien moins qu’encourageante, tandis que d’Ensali à Astrakhan et à Baku il y a des communications constantes par les bateaux de pêche, les navires de commerce, et même un service régulier de messageries. C’est évidemment par là que s’est faite la transmission de l’épidémie. En effet, M. Doppner, médecin en chef des troupes cosaques d’Astrakhan, avait, en mai 1877, reconnu chez quelques individus d’Astrakhan et quelques soldats des symptômes analogues à ceux de la maladie qui prit tant d’extension un an après, en novembre 1878. « Au moment où l’épidémie s’est déclarée, dit M. Doppner dans son rapport officiel, au commencement de novembre 1878, quelques habitans de Vetlianka ont été atteints de la fièvre. Après quelques paroxysmes, air bout de sept à huit jours se sont produites chez eux des enflures des glandes lymphatiques. M’étant rendu à Vetlianka, j’ai trouvé huit malades. La durée de la maladie a été de dix à vingt jours ; tous ces malades ont guéri. Depuis le 27 novembre 1878 s’est produite à Vetlianka une nouvelle maladie à laquelle beaucoup de malades ont succombé. Du 17 novembre au 9 décembre, sur cinquante-sept malades, il y a eu quarante-trois morts. Du 9 au 14 décembre, il y a eu cent morts. Je n’ai pas fait d’observations après le 14 décembre, parce que je suis tombé moi-même malade. »

Il n’est pas difficile de s’expliquer pourquoi la maladie, qui paraît à Astrakhan d’abord, puis à Vetlianka, sévit surtout dans cette dernière localité et se montre d’abord assez bénigne, puis ensuite très grave. Astrakhan est une grande ville : Vetlianka, une bourgade, habitée par une population de pêcheurs kalmouks, misérables et malpropres. Toute cette région de la Russie est une vaste plaine où le large Volga s’étale en formant des îles innombrables qui font de la plaine un marécage. Les habitans de ces contrées sont des Kalmouks qui pèchent le sterlet, le saumon, recueillent le caviar, et font leur unique nourriture de saumon fumé et de lard, sans pratiquer ou connaître les préceptes d’aucune sorte d’hygiène. Les cabanes où ils vivent n’ont ni cheminée, ni fenêtre ; ce sont des huttes qu’on appelle noires dans la langue du pays, et où l’air, en hiver, ne se renouvelle pas. Non-seulement toute la famille y est logée, mais encore les animaux domestiques y vivent pêle-mêle avec les hommes. Les poissons salés et fumés y sont suspendus, et contribuent à rendre encore plus fétide l’atmosphère viciée que respirent ces pauvres gens. Telle est la vie en hiver. En été, les émanations des marécages et des paissons en putréfaction ne placent pas les Kalmonks de Vetlianka dans de meilleures conditions. Ces faits sont importans à connaître : ils expliquent malheureusement trop bien l’extension rapide et l’aggravation de l’épidémie chez ces peuplades.

La mortalité a été vraiment effrayante. Au mois de décembre, sur 100 malades il y avait 95 morts. À Prichiba, sur 850 habitans, 520 sont morts en quinze jours. A Vetlianka, sur 7,000 habitans il y avait à la fin de janvier 400 morts. Depuis cette époque, le cordon sanitaire établi entre la stanitza de Vetlianka et le reste de la Russie a empêché les révélations de s’étendre, et nous en sommes réduits à ce que le gouvernement russe veut bien nous faire savoir.

Cette épidémie est-elle la peste ou le typhus ? Telle est la question qui s’est posée dès le début aux médecins russes et qu’il importe de résoudre. M. Doppner et les médecins militaires russes ont supposé qu’un détachement de cosaques revenant du Caucase avait apporté le typhus à Vetlianka. Jusqu’à un certain point, l’étude des symptômes de l’épidémie permet de faire cette supposition. Les malades atteints du typhus sont pris d’abord d’une grande faiblesse, de douleurs de tête violentes, de vomissemens, de diarrhée ; le corps se marbre de petites taches rouges, sanguinolentes, il y a des hémorragies qui se font partout, à toutes les surfaces de la peau et des muqueuses ; puis le sang apparaît dans toutes les sécrétions, la température s’élève, les forces diminuent de plus en plus, et à la fin les malades sont dans un état de prostration telle que tout mouvement, tout effort intellectuel, est devenu impossible jusqu’au moment de la mort.

Tels sont aussi les symptômes de l’épidémie de Vetlianka ; mais il en est un autre, tout particulier et qui semble nettement indiquer qu’il ne s’agit pas du typhus, mais bien de la peste. Non-seulement de petites taches rouges apparaissent à la surface de la peau, mais de grandes traînées rougeâtres se développent rapidement, formant une large tache noire, une sorte de plaque gangreneuse, au-dessous de laquelle s’amasse un liquide purulent. Voilà des caractères qui distinguent bien l’épidémie de Vetlianka du typhus. Il est un autre symptôme plus significatif encore. Les glandes lymphatiques de l’aine et de l’aisselle se gonflent, deviennent extrêmement douloureuses. Le pus s’accumule dans cette tumeur, la peau s’ulcère, et le malade meurt rapidement, épuisé par cette suppuration et cette désorganisation complète du sang. Aussi la plupart des médecins allemands et français, et même les médecins russes n’ayant pas une situation officielle qui commande l’optimisme, n’ont-ils pas hésité à déclarer que le fléau qui ravage actuellement les bords du Volga n’est pas le typhus, ni même le typhus dit galopant, mais la peste, la vraie peste, la peste noire de Marseille, la peste bubonique de Jaffa.

Pour guérir cette redoutable maladie, nul remède n’est efficace. L’acide salicylique, la quinine, l’alcool, l’acide citrique, sont impuissans, quelquefois la mort est foudroyante et survient en vingt-quatre heures. Dans la plupart des cas la mort n’arrive qu’au bout de quatre ou cinq jours. Tout d’abord il y a beaucoup de cas de guérisons, mais peu à peu l’épidémie est devenue de plus en plus redoutable, si bien que sur cent malades il n’y en a guère que quinze qui guérissent. Plus que tous les autres, les médecins ont payé leur tribut à l’épidémie. Le docteur Morotof, médecin à Vetlianka, est mort. Le docteur Krassowski, qui a eu une partie de la direction médicale des armées pendant la guerre, et que le gouvernement avait envoyé pour étudier l’épidémie, est mort. Le docteur Koch et six de ses assistans sont morts[1].

Ainsi, lorsque le mal est déclaré, aucun traitement n’en peut entraver la marche fatale. Mais la médecine n’est pas seulement l’art de guérir, c’est encore surtout l’art de prévenir les maladies. Empêcher l’épidémie de s’étendre, limiter le fléau aux régions déjà envahies, tel est le but qu’on s’est proposé. C’est ce qu’ont compris les médecins russes réunis par le gouvernement, le 24 janvier, à Saint-Pétersbourg dans une assemblée présidée par le professeur Botkine. D’abord on discuta la nature de la maladie. Est-ce la peste, le typhus ? Mais M. Botkine termina cette discussion, stérile suivant lui, par cette conclusion pleine de bon sens : — Il est inutile de discuter maintenant sur les symptômes ou la nature de l’épidémie. Pendant que l’on discutait à Marseille en 1349, à Moscou en 1771, le fléau a étendu ses ravages. Prenons des mesures immédiates de protection.

Avant d’examiner les avantages ou les inconvéniens des moyens de protection qu’on a cru devoir adopter, il faut d’abord s’entendre sur ce qu’on appelle contagion et sur les diverses sortes de contagions. La contagion est un empoisonnement ; mais le poison, au lieu de se détruire, est régénéré, multiplié, dans le sang ou les humeurs de l’individu intoxiqué. Ainsi, voilà un animal empoisonné avec du curare ; le sang de cet animal contiendra du curare et pourra devenir un poison pour un animal plus petit ; mais ce sang ne sera un poison que par la quantité de curare qu’il contiendra. Par conséquent le nombre des individus que pourra empoisonner le premier individu atteint sera certainement très limité. Supposons au contraire un poison tel que celui de la Tage. Une parcelle du virus de la rage empoisonnera un individu ; mais chez cet individu le virus se développera de telle sorte que son sang, sa salive, ses humeurs, pourront donner la rage à plus de cent personnes qui, empoisonnées à leur tour, peuvent devenir la source de nouveaux empoisonnemens. De là le danger terrible des maladies dites contagieuses, c’est que le poison se multiplie dans l’organisme des sujets atteints, et que le mal peut faire ainsi des progrès extrêmement rapides.

Toutes les maladies ne sont pas contagieuses de la même manière. Ainsi la maladie dite du charbon, la rage et la vaccine, cette bienfaisante maladie, ne sont pas à vrai dire contagieuses, elles sont inoculables, ce qui est bien différent : on peut vivre à côté d’un chien enragé sans contracter la rage ; de même on n’est pas vacciné pour toucher des gens qui portent des boutons de vaccine. Pour que la maladie prenne naissance, il faut que le poison, le virus, soit directement porté sous l’épiderme par une piqûre, une plaie, une morsure, etc. Tout autrement se comportent d’autres affections contagieuses, le choléra, la peste, la fièvre typhoïde, la variole, la fièvre jaune, l’érysipèle. Mais autant il est facile de suivre le développement d’une épidémie de charbon ou de rage, qui nécessitent toujours une déchirure de l’épiderme, une pénétration par effraction, autant pour les maladies contagieuses proprement dites la marche et la voie de l’épidémie sont difficiles à reconnaître. Les émanations des déjections, les poussières voltigeant dans l’air, les linges imprégnés de miasmes, sont des véhicules du poison. Et pour qu’on soit atteint, il n’est pas. nécessaire qu’il y ait une plaie, une rupture, fût-ce minime, de la surface cutanée ; le simple contact suffit ; on ne peut même pas dire si la contagion est due à un contact direct, immédiat, de la peau avec l’objet affecté.

Cette question est bien trop obscure et comporte des faits trop complexes pour que nous puissions la traiter ici avec les développemens qu’elle mériterait. Pour ce qui concerne la peste, il est certain qu’elle est contagieuse : on devrait en conclure qu’elle est inoculable, et cependant beaucoup de faits tendent à prouver qu’en faisant pénétrer sous l’épiderme une goutte du pus des ulcères fétides des pestiférés, on ne peut pas faire naître la peste, comme on ferait naître le charbon, en se piquant avec une lancette mouillée de sang charbonneux. Ainsi, à Jaffa, pendant la fameuse expédition de Bonaparte en Orient, il y eut cette meurtrière épidémie de peste, dont un peintre illustre a immortalisé le souvenir en représentant la visite du général aux pestiférés. Il s’agissait de rassurer les soldats sur les dangers de la contagion. Desgenettes, médecin en chef de l’armée, s’inocula le poison, et ne fut pas atteint. En 1771, pendant la grande peste de Moscou, on fit sur des forçats une expérience qui n’amena aucun résultat décisif. On les revêtit d’habits ayant appartenu à des pestiférés et on barbouilla leur corps avec le sang des cadavres. Tout récemment, M. de Lesseps rappelait que pendant la dernière épidémie de peste en Égypte (1834-1835) le docteur Clot-Bey s’est inoculé impunément le virus, et a couché dans des chemises de pestiférés qui venaient de mourir à l’hôpital. Convaincu de cette vérité, et mécontent des mesures rigoureuses prises par les Allemands pour empêcher la diffusion du fléau, un habitant d’Astrakhan a fait au chancelier de l’empire allemand une plaisanterie d’un goût douteux : il lui a envoyé dans une lettre les cheveux d’un pestiféré et un morceau du linge que celui-ci portait en mourant, linge soigneusement imbibé dans le sang et les ulcères du malade. Le facétieux Kalmouk assurait que le prince de Bismarck, après avoir touché ces objets contaminés, ne serait pas le moins du monde atteint de la peste[2].

Il est difficile cependant de voir dans ces faits une preuve que la peste n’est pas contagieuse. Il semble que le bon sens se refuse à admettre une pareille conclusion. A la rigueur on pourrait prétendre, — et cependant cette opinion est tout à fait abandonnée, — que le choléra n’est pas contagieux, car il apparaît très rapidement en des endroits divers, volant de Marseille à Paris, de Paris à Berlin, de Berlin à Vienne, sans qu’on puisse saisir les transitions ; ainsi, par exemple, le choléra sévit à Marseille : quelques jours après il est à Paris, sans que la ville de Lyon, entre autres, et les pays intermédiaires soient infectés. La peste ne se comporte pas ainsi. Elle est plus tenace, sa marche est beaucoup moins rapide. Voyez combien de temps elle est restée à Bagdad, à Recht : depuis le milieu de novembre, elle est à Vetlianka, et n’en est pas sortie. Le cordon sanitaire de la stanitza de Vetlianka a bien son importance ; mais croit-on que le choléra eût été arrêté comme la peste ; et qu’un cordon de cosaques l’eût empêché de prendre son essor ? En Ethiopie, d’après M. d’Abbadie, la peste existe constamment, et cependant la haute Égypte n’est pas atteinte. Quoique la basse Égypte soit souvent envahie par la peste, jamais la peste n’a envahi la moyenne et la haute Égypte : Dieu sait pourtant que dans ces pays l’hygiène, soit publique, soit privée, n’est pas en grand honneur.

Si de ces faits et des faits négatifs de l’inoculation de la peste on voulait conclure que la peste n’est pas contagieuse, on commettrait une erreur et une imprudence. Parce que nous ne connaissons pas exactement les conditions de la contagion, est-ce une raison pour la nier ? Un millier de faits négatifs ne valent pas un seul fait positif, et par malheur il existe des faits bien avérés de contagion, ne fût-ce que la mort des médecins de Vetlianka, du pope qui assistait les malades à leur dernier moment, et des cosaques chargés d’enterrer les cadavres. Il y a un autre fait bien probant : c’est l’histoire de ce navire qui, venant d’Orient et arrivant à Marseille, apporta la peste avec lui (1720). Mais, à supposer même que le fait de la contagion soit douteux, il y aurait une imprudence grave à n’en pas tenir compte. Le vieil adage : un remède incertain vaut mieux que l’absence de remède, reste toujours vrai. La peste est à Vetlianka et à Astrakhan : c’est très probablement un mal contagieux ; il faut donc s’opposer à son extension.

Les médecins russes réunis à Saint-Pétersbourg, les membres de la commission internationale qui à la fin du mois de janvier s’est réunie à Vienne, ont été à peu près d’accord sur la nécessité de prendre des mesures énergiques. Quelques-uns ont même soutenu qu’il fallait disperser, puis interner les habitans de Vetlianka, de Prichiba, etc., brûler les maisons, les habits, tous les objets des pestiférés, incinérer les cadavres, en un mot purifier par la flamme les villages où la peste a établi son séjour. Il est probable que des mesures moins rigoureuses ont été prises. Cependant le général Loris Melikof et le docteur Norden, envoyés à Astrakhan avec pleins pouvoirs, ont dû recourir à des moyens assez brutaux pour mettre l’épidémie en déroute. On ne peut les en blâmer. La peste est assez brutale pour qu’on ne soit pas tenu de garder des formes avec elle. D’ailleurs, sur les précautions prises dans la stanitza de Vetlianka, comme aussi sur l’état sanitaire actuel de la région, nous ne savons rien ou presque rien.

Des mesures rigoureuses ont été prises pour qu’aucun objet ne passe de la zone infectée dans la zone saine. Les lettres, les vêtemens, les marchandises sont au préalable soumises à des fumigations d’acide phénique ou d’acide sulfureux. Quant aux personnes, elles doivent subir une sorte de quarantaine avant d’entrer en Russie. On a pu de cette manière empêcher la ville de Tsaritzine d’être atteinte par l’épidémie : la préservation de cette ville a une grande importance. Tsaritzine, située sur le Volga, est, la tête de ligne de deux chemins de fer, l’un qui va à Moscou et fait ainsi communiquer tout l’intérieur de la Russie avec Astrakhan et la mer Caspienne, l’autre va à Taganrog, port de la mer d’Azof qui est en relation avec Odessa, Varna et Constantinople. Il est clair que, si la peste venait à sévir dans Tsaritzine, il serait bien difficile d’arrêter sa marche. Bientôt les ports de la mer d’Azof d’une part, et d’autre part Nijninovgorod et Moscou seraient atteints à leur tour.

Heureusement on n’a signalé aucun cas bien authentique de peste en dehors des limites de la stanitza de Vetlianka. Il y a quelques jours cependant, l’opinion publique a été émue par l’assertion du professeur Botkine qu’un cas de peste venait d’apparaître à Saint-Pétersbourg. Le malade a été immédiatement séquestré, puis soumis à l’examen d’une commission médicale. Or il paraît que la maladie en question, quoique contagieuse, n’a rien de commun avec la peste, et que les symptômes en sont parfaitement connus depuis la découverte de l’Amérique, Cependant le professeur Botkine, dont l’autorité scientifique est considérable, persiste, à penser que c’est un cas bien avéré de la peste de Vetlianka.

Les gouvernemens européens ont compris qu’il fallait intervenir même avant que le péril fût imminent. La Prusse notamment et l’Autriche-Hongrie, plus directement menacées, ont interdit la circulation dès marchandises, imposé des quarantaines de vingt jours[3] à toute personne venant des pays infectés. La France, l’Italie, l’Espagne, ont pris des mesures semblables pour les ports de la Méditerranée. Peut-être ces précautions sont-elles tant soit peu prématurées ; mais en fait d’épidémie on n’est jamais trop prudent, et si les quarantaines sont à peu près sans efficacité pour le choléra, elles empêchent certainement la propagation de la peste, car le poison contagieux ne se répand pas dans l’air, et n’est pas entraîné par les vents à de grandes distances, mais adhère aux vêtemens, aux objets, aux marchandises contaminées. Ce n’est pas à dire qu’il faille exagérer la rigueur des mesures prophylactiques, interdire par exemple l’entrée des ports méditerranéens de France et d’Italie aux vaisseaux venant de Tunis, d’Égypte et de Syrie, ainsi qu’il en a été question il y a quelques jours. Ne prenons pas non plus au sérieux cette nouvelle fantaisiste qu’une armée allemande de quatre-vingt mille hommes a été concentrée à la frontière occidentale de la Russie, de manière à constituer un cordon sanitaire imposant. Jamais les baïonnettes et les canons n’ont fait reculer des épidémies : le typhus, le choléra, la peste, n’ont pas de meilleurs alliés.

Enfin les gouvernemens de Prusse et d’Autriche ont pris une mesure dont l’utilité, au moins pour l’avenir, est très réelle. Des médecins ont été envoyés à l’effet d’étudier l’épidémie dans les localités mêmes où elle sévit. Sur la demande de M. Fauvel, directeur des services sanitaires, le gouvernement français a pris une décision analogue, et délégué pour cette dangereuse et utile mission un médecin distingué, le docteur Zuber, professeur agrégé au Val-de Grâce. Il est probable que par cette réunion de savans éminens l’origine, les symptômes, la nature de la maladie de Vetlianka, seront étudiés avec soin. À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que la conférence de Vienne en 1875 avait demandé qu’on instituât une commission sanitaire internationale permanente, ayant pour but d’étudier l’origine et la prophylaxie des grandes maladies épidémiques se propageant de nation à nation. Il est regrettable que des difficultés de toute sorte aient malheureusement entravé la formation de cette commission internationale. Ses décisions auraient une autorité légitime et incontestable. On dit volontiers que nous sommes dans un siècle scientifique ; est-ce que le moment n’est pas venu de prendre, pour combattre les fléaux qui menacent l’humanité, des mesures vraiment scientifiques ? Une commission permanente internationale, composée des médecins les plus distingués de tous les pays, n’empêcherait certainement pas l’apparition du choléra ou de la peste ; mais au moins elle saurait, dans une certaine mesure, s’opposer à l’extension des épidémies, et en suivant ses conseils on éviterait sans nul doute l’excès des sécurités dangereuses ou des vaines précautions.

Telle est notre conclusion pratique, puisqu’il faut toujours, dit-on, en adopter une. Quant à la peste elle-même, et aux dangers dont elle menace la France, il semble que, depuis quelque temps, l’épidémie s’est ralentie, qu’elle n’a pas dépassé Vetlianka et Astrakhan ; On dit même que l’épidémie est tout à fait éteinte et que, depuis un mois, aucun cas nouveau n’a été signalé. En tout cas, il est probable qu’avant de parvenir jusqu’à nous, le fléau sera arrêté dans sa marche. Il n’y a donc ni à craindre ni à combattre ; mais il faut veiller.


CHARLES RICHET.

  1. Dans la cruelle épidémie de fièvre jaune qui vient de ravager notre colonie du Sénégal, les médecins de marine ont été frappés dans une proportion plus terrible encore. Jamais dans aucun pays, à aucune époque, les médecins n’ont failli au devoir professionnel.
  2. Le maréchal de Moltke, dans ses Lettres d’Orient, fait mention de la peste qui sévissait en 1837 à Constantinople. « Je ne te parlerai pas de l’origine du mal, écrit-il à sa femme. Ni moi, ni personne ne la connaît. C’est l’énigme du Sphinx, et elle coûte la vie à ceux qui cherchent à la surprendre. Dernièrement un jeune docteur allemand a fait pendant trente jours toutes les expériences possibles et a fini par s’asseoir dans un bain turc avec un pestiféré. Vingt-quatre heures après, il était mort. »
  3. Quelque inexacte que soit cette expression, elle est employée officiellement, et a fini par passer dans la langue.