La Pensée et le mouvant/Introduction (deuxième partie)
II
INTRODUCTION (DEUXIÈME PARTIE)
Ces considérations sur la durée nous paraissaient décisives. De degré en degré, elles nous firent ériger l’intuition en méthode philosophique. « Intuition » est d’ailleurs un mot devant lequel nous hésitâmes longtemps. De tous les termes qui désignent un mode de connaissance, c’est encore le plus approprié ; et pourtant il prête à la confusion. Parce qu’un Schelling, un Schopenhauer et d’autres ont déjà fait appel à l’intuition, parce qu’ils ont plus ou moins opposé l’intuition à l’intelligence, on pouvait croire que nous appliquions la même méthode. Comme si leur intuition n’était pas une recherche immédiate de l’éternel ! Comme s’il ne s’agissait pas au contraire, selon nous, de retrouver d’abord la durée vraie. Nombreux sont les philosophes qui ont senti l’impuissance de la pensée conceptuelle à atteindre le fond de l’esprit. Nombreux, par conséquent, ceux qui ont parlé d’une faculté supra-intellectuelle d’intuition. Mais, comme ils ont cru que l’intelligence opérait dans le temps, ils en ont conclu que dépasser l’intelligence consistait à sortir du temps. Ils n’ont pas vu que le temps intellectualisé est espace, que l’intelligence travaille sur le fantôme de la durée, mais non pas sur la durée même, que l’élimination du temps est l’acte habituel, normal, banal, de notre entendement, que la relativité de notre connaissance de l’esprit vient précisément de là, et que dès lors, pour passer de l’intellection à la vision, du relatif à l’absolu, il n’y a pas à sortir du temps (nous en sommes déjà sortis) ; il faut, au contraire, se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en est l’essence. Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté. La philosophie ainsi entendue, nécessairement panthéistique, n’aura pas de peine à expliquer déductivement toutes choses, puisqu’elle se sera donné par avance, dans un principe qui est le concept des concepts, tout le réel et tout le possible. Mais cette explication sera vague et hypothétique, cette unité sera artificielle, et cette philosophie s’appliquerait aussi bien à un monde tout différent du nôtre. Combien plus instructive serait une métaphysique vraiment intuitive, qui suivrait les ondulations du réel ! Elle n’embrasserait plus d’un seul coup la totalité des choses ; mais de chacune elle donnerait une explication qui s’y adapterait exactement, exclusivement. Elle ne commencerait pas par définir ou décrire l’unité systématique du monde : qui sait si le monde est effectivement un ? L’expérience seule pourra le dire, et l’unité, si elle existe, apparaîtra au terme de la recherche comme un résultat ; impossible de la poser au départ comme un principe. Ce sera d’ailleurs une unité riche et pleine, l’unité d’une continuité, l’unité de notre réalité, et non pas cette unité abstraite et vide, issue d’une généralisation suprême, qui serait aussi bien celle de n’importe quel monde possible. Il est vrai qu’alors la philosophie exigera un effort nouveau pour chaque nouveau problème. Aucune solution ne se déduira géométriquement d’une autre. Aucune vérité importante ne s’obtiendra par le prolongement d’une vérité déjà acquise. Il faudra renoncer à tenir virtuellement dans un principe la science universelle.
L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. C’est la vision directe de l’esprit par l’esprit. Plus rien d’interposé ; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l’autre est langage. Au lieu d’états contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. — C’est ensuite de la conscience élargie, pressant sur le bord d’un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d’obscurité et de lumière, elle nous fait constater que l’inconscient est là ; contre la stricte logique elle affirme que le psychologique a beau être du conscient, il y a néanmoins un inconscient psychologique. — Ne va-t-elle pas plus loin ? N’est-elle que l’intuition de nous-mêmes ? Entre notre conscience et les autres consciences la séparation est moins tranchée qu’entre notre corps et les autres corps, car c’est l’espace qui fait les divisions nettes. La sympathie et l’antipathie irréfléchies, qui sont si souvent divinatrices, témoignent d’une interpénétration possible des consciences humaines. Il y aurait donc des phénomènes d’endosmose psychologique. L’intuition nous introduirait dans la conscience en général. — Mais ne sympathisons-nous qu’avec des consciences ? Si tout être vivant naît, se développe et meurt, si la vie est une évolution et si la durée est ici une réalité, n’y a-t-il pas aussi une intuition du vital, et par conséquent une métaphysique de la vie, qui prolongera la science du vivant ? Certes, la science nous donnera de mieux en mieux la physicochimie de la matière organisée ; mais la cause profonde de l’organisation, dont nous voyons bien qu’elle n’entre ni dans le cadre du pur mécanisme ni dans celui de la finalité proprement dite, qu’elle n’est ni unité pure ni multiplicité distincte, que notre entendement enfin la caractérisera toujours par de simples négations, ne l’atteindrons-nous pas en ressaisissant par la conscience l’élan de vie qui est en nous ? — Allons plus loin encore. Par-delà l’organisation, la matière inorganisée nous apparaît sans doute comme décomposable en systèmes sur lesquels le temps glisse sans y pénétrer, systèmes qui relèvent de la science et auxquels l’entendement s’applique. Mais l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il attend lui-même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à l’esprit par ses origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre il relève de l’intuition par tout ce qu’il contient de changement et de mouvement réels. Nous croyons précisément que l’idée de différentielle, ou plutôt de fluxion, fut suggérée à la science par une vision de ce genre. Métaphysique par ses origines, elle est devenue scientifique à mesure qu’elle se faisait rigoureuse, c’est-à-dire exprimable en termes statiques. Bref, le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur. Son domaine propre étant l’esprit, elle voudrait saisir dans les choses, même matérielles, leur participation à la spiritualité, — nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle encore d’humain à notre conscience, même épurée et spiritualisée. Ce mélange d’humanité est justement ce qui fait que l’effort d’intuition peut s’accomplir à des hauteurs différentes, sur des points différents, et donner dans diverses philosophies des résultats qui ne coïncident pas entre eux, encore qu’ils ne soient nullement inconciliables.
Qu’on ne nous demande donc pas de l’intuition une définition simple et géométrique. Il sera trop aisé de montrer que nous prenons le mot dans des acceptions qui ne se déduisent pas mathématiquement les unes des autres. Un éminent philosophe danois en a signalé quatre. Nous en trouverions, pour notre part, davantage[1]. De ce qui n’est pas abstrait et conventionnel, mais réel et concret, à plus forte raison de ce qui n’est pas reconstituable avec des composantes connues, de la chose qui n’a pas été découpée dans le tout de la réalité par l’entendement ni par le sens commun ni par le langage, on ne peut donner une idée qu’en prenant sur elle des vues multiples, complémentaires et non pas équivalentes. Dieu nous garde de comparer le petit au grand, notre effort à celui des maîtres ! Mais la variété des fonctions et aspects de l’intuition, telle que nous la décrivons, n’est rien à côté de la multiplicité des significations que les mots « essence » et « existence » prennent chez Spinoza, ou les termes de « forme », de « puissance », d’« acte »,… etc., chez Aristote. Parcourez la liste des sens du mot εἶδος dans l’Index Aristotelicus : vous verrez combien ils diffèrent. Si l’on en considère deux qui soient suffisamment éloignés l’un de l’autre, ils paraîtront presque s’exclure. Ils ne s’excluent pas, parce que la chaîne des sens intermédiaires les relie entre eux. En faisant l’effort qu’il faut pour embrasser l’ensemble, on s’aperçoit qu’on est dans le réel, et non pas devant une essence mathématique qui pourrait tenir, elle, dans une formule simple.
Il y a pourtant un sens fondamental : penser intuitivement est penser en durée. L’intelligence part ordinairement de l’immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées. L’intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l’aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l’immobilité qu’un moment abstrait, instantané pris par notre esprit sur une mobilité. L’intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par là du stable, et fait du changement un accident qui s’y surajouterait. Pour l’intuition l’essentiel est le changement : quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. La pensée se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d’éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L’intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit une continuité ininterrompue d’imprévisible nouveauté ; elle voit, elle sait que l’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a, que la spiritualité consiste en cela même, et que la réalité, imprégnée d’esprit, est création. Le travail habituel de la pensée est aisé et se prolonge autant qu’on voudra. L’intuition est pénible et ne saurait durer. Intellection ou intuition, la pensée utilise sans doute toujours le langage ; et l’intuition, comme toute pensée, finit par se loger dans des concepts : durée, multiplicité qualitative ou hétérogène, inconscient, — différentielle même, si l’on prend la notion telle qu’elle était au début. Mais le concept qui est d’origine intellectuelle est tout de suite clair, au moins pour un esprit qui pourrait donner l’effort suffisant, tandis que l’idée issue d’une intuition commence d’ordinaire par être obscure, quelle que soit notre force de pensée. C’est qu’il y a deux espèces de clarté.
Une idée neuve peut être claire parce qu’elle nous présente, simplement arrangées dans un nouvel ordre, des idées élémentaires que nous possédions déjà. Notre intelligence, ne trouvant alors dans le nouveau que de l’ancien, se sent en pays de connaissance ; elle est à son aise ; elle « comprend ». Telle est la clarté que nous désirons, que nous recherchons, et dont nous savons toujours gré à celui qui nous l’apporte. Il en est une autre, que nous subissons, et qui ne s’impose d’ailleurs qu’à la longue. C’est celle de l’idée radicalement neuve et absolument simple, qui capte plus ou moins une intuition. Comme nous ne pouvons la reconstituer avec des éléments préexistants, puisqu’elle n’a pas d’éléments, et comme, d’autre part, comprendre sans effort consiste à recomposer le nouveau avec de l’ancien, notre premier mouvement est de la dire incompréhensible. Mais acceptons-la provisoirement, promenons-nous avec elle dans les divers départements de notre connaissance : nous la verrons, elle obscure, dissiper des obscurités. Par elle, des problèmes que nous jugions insolubles vont se résoudre ou plutôt se dissoudre, soit pour disparaître définitivement soit pour se poser autrement. De ce qu’elle aura fait pour ces problèmes elle bénéficiera alors à son tour. Chacun d’eux, intellectuel, lui communiquera quelque chose de son intellectualité. Ainsi intellectualisée, elle pourra être braquée à nouveau sur les problèmes qui l’auront servie après s’être servis d’elle ; elle dissipera, encore mieux, l’obscurité qui les entourait, et elle en deviendra elle-même plus claire. Il faut donc distinguer entre les idées qui gardent pour elles leur lumière, la faisant d’ailleurs pénétrer tout de suite dans leurs moindres recoins, et celles dont le rayonnement est extérieur, illuminant toute une région de la pensée. Celles-ci peuvent commencer par être intérieurement obscures ; mais la lumière qu’elles projettent autour d’elles leur revient par réflexion, les pénètre de plus en plus profondément ; et elles ont alors le double pouvoir d’éclairer le reste et de s’éclairer elles-mêmes.
Encore faut-il leur en laisser le temps. Le philosophe n’a pas toujours cette patience. Combien n’est-il pas plus simple de s’en tenir aux notions emmaganisées dans le langage ! Ces idées ont été formées par l’intelligence au fur et à mesure de ses besoins. Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes qu’il faut suivre pour agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles distribuent les objets et les faits d’après l’avantage que nous en pouvons tirer, jetant pêle-mêle dans le même compartiment intellectuel tout ce qui intéresse le même besoin. Quand nous réagissons identiquement à des perceptions différentes, nous disons que nous sommes devant des objets « du même genre ». Quand nous réagissons en deux sens contraires, nous répartissons les objets entre deux « genres opposés ». Sera clair alors, par définition, ce qui pourra se résoudre en généralités ainsi obtenues, obscur ce qui ne s’y ramènera pas. Par là s’explique l’infériorité frappante du point de vue intuitif dans la controverse philosophique. Écoutez discuter ensemble deux philosophes dont l’un tient pour le déterminisme et l’autre pour la liberté : c’est toujours le déterministe qui paraît avoir raison. Il peut être novice, et son adversaire expérimenté. Il peut plaider nonchalamment sa cause, tandis que l’autre sue sang et eau pour la sienne. On dira toujours de lui qu’il est simple, qu’il est clair, qu’il est vrai. Il l’est aisément et naturellement, n’ayant qu’à ramasser des pensées toutes prêtes et des phrases déjà faites : science, langage, sens commun, l’intelligence entière est à son service. La critique d’une philosophie intuitive est si facile, et elle est si sure d’être bien accueillie, qu’elle tentera toujours le débutant. Plus tard pourra venir le regret, — à moins pourtant qu’il n’y ait incompréhension native et, par dépit, ressentiment personnel à l’égard de tout ce qui n’est pas réductible à la lettre, de tout ce qui est proprement esprit. Cela arrive, car la philosophie, elle aussi, a ses scribes et ses pharisiens.
Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là nous distinguons nettement la métaphysique de la science. Mais par là aussi nous leur attribuons une égale valeur. Nous croyons qu’elles peuvent, l’une et l’autre, toucher le fond de la réalité. Nous rejetons les thèses soutenues par les philosophes, acceptées par les savants, sur la relativité de la connaissance et l’impossibilité d’atteindre l’absolu.
La science positive s’adresse en effet à l’observation sensible. Elle obtient ainsi des matériaux dont elle confie l’élaboration à la faculté d’abstraire et de généraliser, au jugement et au raisonnement, à l’intelligence. Partie jadis des mathématiques pures, elle continua par la mécanique, puis par la physique et la chimie ; elle arriva sur le tard à la biologie. Son domaine primitif, qui est resté son domaine préféré, est celui de la matière inerte. Elle est moins à son aise dans le monde organisé, où elle ne chemine d’un pas assuré que si elle s’appuie sur la physique et la chimie ; elle s’attache à ce qu’il y a de physico-chimique dans les phénomènes vitaux plutôt qu’à ce qui est proprement vital dans le vivant. Mais grand est son embarras quand elle arrive à l’esprit. Ce n’est pas à dire qu’elle n’en puisse obtenir quelque connaissance ; mais cette connaissance devient d’autant plus vague qu’elle s’éloigne davantage de la frontière commune à l’esprit et à la matière. Sur ce nouveau terrain on n’avancerait jamais, comme sur l’ancien, en se fiant à la seule force de la logique. Sans cesse il faut en appeler de l’« esprit géométrique » à l’« esprit de finesse » : encore y a-t-il toujours quelque chose de métaphorique dans les formules, si abstraites soient-elles, auxquelles on aboutit, comme si l’intelligence était obligée de transposer le psychique en physique pour le comprendre et l’exprimer. Au contraire, dès qu’elle revient à la matière inerte, la science qui procède de la pure intelligence se retrouve chez elle. Cela n’a rien d’étonnant. Notre intelligence est le prolongement de nos sens. Avant de spéculer, il faut vivre, et la vie exige que nous tirions parti de la matière, soit avec nos organes, qui sont des outils naturels, soit avec les outils proprement dits, qui sont des organes artificiels. Bien avant qu’il y eût une philosophie et une science, le rôle de l’intelligence était déjà de fabriquer des instruments, et de guider l’action de notre corps sur les corps environnants. La science a poussé ce travail de l’intelligence beaucoup plus loin, mais elle n’en a pas changé la direction. Elle vise, avant tout, à nous rendre maîtres de la matière. Même quand elle spécule, elle se préoccupe encore d’agir, la valeur des théories scientifiques se mesurant toujours à la solidité de la prise qu’elles nous donnent sur la réalité. Mais n’est-ce pas là, précisément, ce qui doit nous inspirer pleine confiance dans la science positive et aussi dans l’intelligence, son instrument ? Si l’intelligence est faite pour utiliser la matière, c’est sur la structure de la matière, sans doute, que s’est modelée celle de l’intelligence. Telle est du moins l’hypothèse la plus simple et la plus probable. Nous devrons nous y tenir tant qu’on ne nous aura pas démontré que l’intelligence déforme, transforme, construit son objet, ou n’en touche que la surface, ou n’en saisit que l’apparence. Or on n’a jamais invoqué, pour cette démonstration, que les difficultés insolubles où la philosophie tombe, la contradiction où l’intelligence peut se mettre avec elle-même, quand elle spécule sur l’ensemble des choses : difficultés et contradictions où il est naturel que nous aboutissions en effet si l’intelligence est spécialement destinée à l’étude d’une partie, et si nous prétendons néanmoins l’employer à la connaissance du tout. Mais ce n’est pas assez dire. Il est impossible de considérer le mécanisme de notre intelligence, et aussi le progrès de notre science, sans arriver à la conclusion qu’entre l’intelligence et la matière il y a effectivement symétrie, concordance, correspondance. D’un côté la matière se résout de plus en plus, aux yeux du savant, en relations mathématiques, et d’autre part les facultés essentielles de notre intelligence ne fonctionnent avec une précision absolue que lorsqu’elles s’appliquent à la géométrie. Sans doute la science mathématique aurait pu ne pas prendre, à l’origine, la forme que les Grecs lui ont donnée. Sans doute aussi elle doit s’astreindre, quelque forme qu’elle adopte, à l’emploi de signes artificiels. Mais antérieurement à cette mathématique formulée, qui renferme une grande part de convention, il y en a une autre, virtuelle ou implicite, qui est naturelle à l’esprit humain. Si la nécessité d’opérer sur certains signes rend l’abord des mathématiques difficiles à beaucoup d’entre nous, en revanche, dès qu’il a surmonté l’obstacle, l’esprit se meut dans ce domaine avec une aisance qu’il n’a nulle part ailleurs, l’évidence étant ici immédiate et théoriquement instantanée, l’effort pour comprendre existant le plus souvent en fait mais non pas en droit : dans tout autre ordre d’études, au contraire, il faut, pour comprendre, un travail de maturation de la pensée qui reste en quelque sorte adhérent au résultat, remplit essentiellement de la durée, et ne saurait être conçu, même théoriquement, comme instantané. Bref, nous pourrions croire à un écart entre la matière et l’intelligence si nous ne considérions de la matière que les impressions superficielles faites sur nos sens, et si nous laissions à notre intelligence la forme vague et floue qu’elle a dans ses opérations journalières. Mais quand nous ramenons l’intelligence à ses contours précis et quand nous approfondissons assez nos impressions sensibles pour que la matière commence à nous livrer l’intérieur de sa structure, nous trouvons que les articulations de l’intelligence viennent s’appliquer exactement sur celles de la matière. Nous ne voyons donc pas pourquoi la science de la matière n’atteindrait pas un absolu. Elle s’attribue instinctivement cette portée, et toute croyance naturelle doit être tenue pour vraie, toute apparence pour réalité, tant qu’on n’en a pas établi le caractère illusoire. À ceux qui déclarent notre science relative, à ceux qui prétendent que notre connaissance déforme ou construit son objet, incombe alors la charge de la preuve. Et cette obligation, ils ne sauraient la remplir, car la doctrine de la relativité de la science ne trouve plus où se loger quand science et métaphysique sont sur leur vrai terrain, celui où nous les replaçons[2].
Nous reconnaissons d’ailleurs que les cadres de l’intelligence ont une certaine élasticité, ses contours un certain flou, et que son indécision est justement ce qui lui permet de s’appliquer dans une certaine mesure aux choses de l’esprit. Matière et esprit présentent un côté commun, car certains ébranlements superficiels de la matière viennent s’exprimer dans notre esprit, superficiellement, en sensations ; et d’autre part l’esprit, pour agir sur le corps, doit descendre de degré en degré vers la matière et se spatialiser. Il suit de là que l’intelligence, quoique tournée vers les choses du dehors, peut encore s’exercer sur celles du dedans, pourvu qu’elle ne prétende pas s’y enfoncer trop profondément.
Mais la tentation est grande de pousser jusqu’au fond de l’esprit l’application des procédés, qui réussissent encore au voisinage de la surface. Qu’on s’y laisse aller, et l’on obtiendra tout simplement une physique de l’esprit, calquée sur celle des corps. Ensemble, ces deux physiques constitueront un système complet de la réalité, ce qu’on appelle quelquefois une métaphysique. Comment ne pas voir que la métaphysique ainsi entendue méconnaît ce que l’esprit a de proprement spirituel, n’étant que l’extension à l’esprit de ce qui appartient à la matière ? Et comment ne pas voir que, pour rendre cette extension possible, on a dû prendre les cadres intellectuels dans un état d’imprécision qui leur permette de s’appliquer encore aux phénomènes superficiels de l’âme, mais qui les condamne à serrer déjà de moins près les faits du monde extérieur ? Est-il étonnant qu’une telle métaphysique, embrassant à la fois la matière et l’esprit, fasse l’effet d’une connaissance à peu près vide et en tout cas vague, — presque vide du côté de l’esprit, puisqu’elle n’a pu retenir effectivement de l’âme que des aspects superficiels, systématiquement vague du côté de la matière, puisque l’intelligence du métaphysicien a dû desserrer assez ses rouages, et y laisser assez de jeu, pour qu’elle pût travailler indifféremment à la surface de la matière ou à la surface de l’esprit ?
Bien différente est la métaphysique que nous plaçons à côté de la science. Reconnaissant à la science le pouvoir d’approfondir la matière par la seule force de l’intelligence, elle se réserve l’esprit. Sur ce terrain, qui lui est propre, elle voudrait développer de nouvelles fonctions de la pensée. Tout le monde a pu remarquer qu’il est plus malaisé d’avancer dans la connaissance de soi que dans celle du monde extérieur. Hors de soi, l’effort pour apprendre est naturel ; on le donne avec une facilité croissante ; on applique des règles. Au dedans, l’attention doit rester tendue et le progrès devenir de plus en plus pénible ; on croirait remonter la pente de la nature. N’y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ? Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalité est ce que nous devrions le mieux connaître. Point du tout ; notre esprit y est comme à l’étranger, tandis que la matière lui est familière et que, chez elle, il se sent chez lui. Mais c’est qu’une certaine ignorance de soi est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir ; elle répond à une nécessité de la vie. Notre action s’exerce sur la matière, et elle est d’autant plus efficace que la connaissance de la matière a été poussée plus loin. Sans doute il est avantageux, pour bien agir, de penser à ce qu’on fera, de comprendre ce qu’on a fait, de se représenter ce qu’on aurait pu faire : la nature nous y invite ; c’est un des traits qui distinguent l’homme de l’animal, tout entier à l’impression du moment. Mais la nature ne nous demande qu’un coup d’œil à l’intérieur de nous-mêmes : nous apercevons bien alors l’esprit, mais l’esprit se préparant à façonner la matière, s’adaptant par avance à elle, se donnant je ne sais quoi de spatial, de géométrique, d’intellectuel. Une connaissance de l’esprit, dans ce qu’il a de proprement spirituel, nous éloignerait plutôt du but. Nous nous en rapprochons, au contraire, quand nous étudions la structure des choses. Ainsi la nature détourne l’esprit de l’esprit, tourne l’esprit vers la matière. Mais dès lors nous voyons comment nous pourrons, s’il nous plaît, élargir, approfondir, intensifier indéfiniment la vision qui nous a été concédée de l’esprit. Puisque l’insuffisance de cette vision tient d’abord à ce qu’elle porte sur l’esprit déjà « spatialisé » et distribué en compartiments intellectuels où la matière s’insérera, dégageons l’esprit de l’espace où il se détend, de la matérialité qu’il se donne pour se poser sur la matière : nous le rendrons à lui-même et nous le saisirons immédiatement. Cette vision directe de l’esprit par l’esprit est la fonction principale de l’intuition, telle que nous la comprenons.
L’intuition ne se communiquera d’ailleurs que par l’intelligence. Elle est plus qu’idée ; elle devra toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des idées. Du moins s’adressera-t-elle de préférence aux idées les plus concrètes, qu’entoure encore une frange d’images. Comparaisons et métaphores suggéreront ici ce qu’on n’arrivera pas à exprimer. Ce ne sera pas un détour ; on ne fera qu’aller droit au but. Si l’on parlait constamment un langage abstrait, soi-disant « scientifique », on ne donnerait de l’esprit que son imitation par la matière, car les idées abstraites ont été tirées du monde extérieur et impliquent toujours une représentation spatiale : et pourtant on croirait avoir analysé l’esprit. Les idées abstraites toutes seules nous inviteraient donc ici à nous représenter l’esprit sur le modèle de la matière et à le penser par transposition, c’est-à-dire, au sens précis du mot, par métaphore. Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c’est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l’image, si elle ne cherche qu’à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d’origine spatiale et qui prétend exprimer, nous laisse le plus souvent dans la métaphore.
Pour tout résumer, nous voulons une différence de méthode, nous n’admettons pas une différence de valeur, la métaphysique et la science. Moins modeste pour la science que ne l’ont été la plupart des savants, nous estimons qu’une science fondée sur l’expérience, telle que les modernes l’entendent, peut atteindre l’essence du réel. Sans doute elle n’embrasse qu’une partie de la réalité ; mais de cette partie elle pourra un jour toucher le fond ; en tout cas elle s’en rapprochera indéfiniment. Elle remplit donc déjà une moitié du programme de l’ancienne métaphysique : métaphysique elle pourrait s’appeler, si elle ne préférait garder le nom de science. Reste l’autre moitié. Celle-ci nous paraît revenir de droit à une métaphysique qui part également de l’expérience, et qui est à même, elle aussi, d’atteindre l’absolu : nous l’appellerions science, si la science ne préférait se limiter au reste de la réalité. La métaphysique n’est donc pas la supérieure de la science positive ; elle ne vient pas, après la science, considérer le même objet pour en obtenir une connaissance plus haute. Supposer entre elles ce rapport, selon l’habitude à peu près constante des philosophes, est faire du tort à l’une et à l’autre : à la science, que l’on condamne à la relativité ; à la métaphysique, qui ne sera plus qu’une connaissance hypothétique et vague, puisque la science aura nécessairement pris pour elle, par avance, tout ce qu’on peut savoir sur son objet de précis et de certain. Bien différente est la relation que nous établissons entre la métaphysique et la science. Nous croyons qu’elles sont, ou qu’elles peuvent devenir, également précises et certaines. L’une et l’autre portent sur la réalité même. Mais chacune n’en retient que la moitié, de sorte qu’on pourrait voir en elles, à volonté, deux subdivisions de la science ou deux départements de la métaphysique, si elles ne marquaient des directions divergentes de l’activité de la pensée.
Justement parce qu’elles sont au même niveau, elles ont des points communs et peuvent, sur ces points, se vérifier l’une par l’autre. Établir entre la métaphysique et la science une différence de dignité, leur assigner le même objet, c’est-à-dire l’ensemble des choses, en stipulant que l’une le regardera d’en bas et l’autre d’en haut, c’est exclure l’aide mutuelle et le contrôle réciproque : la métaphysique est nécessairement alors — à moins de perdre tout contact avec le réel — un extrait condensé ou une extension hypothétique de la science. Laissez-leur, au contraire, des objets différents, à la science la matière et à la métaphysique l’esprit : comme l’esprit et la matière se touchent, métaphysique et science vont pouvoir, tout le long de leur surface commune, s’éprouver l’une l’autre, en attendant que le contact devienne fécondation. Les résultats obtenus des deux côtés devront se rejoindre, puisque la matière rejoint l’esprit. Si l’insertion n’est pas parfaite, ce sera qu’il y a quelque chose à redresser dans notre science, ou dans notre métaphysique, ou dans les deux. La métaphysique exercera ainsi, par sa partie périphérique, une influence salutaire sur la science. Inversement, la science communiquera à la métaphysique des habitudes de précision qui se propageront, chez celle-ci, de la périphérie au centre. Ne fût-ce que parce que ses extrémités devront s’appliquer exactement sur celles de la science positive, notre métaphysique sera celle du monde où nous vivons, et non pas de tous les mondes possibles. Elle étreindra des réalités.
C’est dire que science et métaphysique différeront d’objet et de méthode, mais qu’elles communieront dans l’expérience. L’une et l’autre auront écarté la connaissance vague qui est emmagasinée dans les concepts usuels et transmise par les mots. Que demandions-nous, en somme, pour la métaphysique, sinon ce qui avait été déjà obtenu pour la science ? Longtemps la route avait été barrée à la science positive par la prétention de reconstituer la réalité avec les concepts déposés dans le langage. Le « bas » et le « haut », le « lourd » et le « léger », le « sec » et l’« humide » étaient les éléments dont on se servait pour l’explication des phénomènes de la nature ; on pesait, dosait, combinait des concepts : c’était, en guise de physique, une chimie intellectuelle. Quand elle écarta les concepts pour regarder les choses, la science parut, elle aussi, s’insurger contre l’intelligence ; l’« intellectualisme » d’alors recomposait l’objet matériel, a priori, avec des idées élémentaires. En réalité, cette science devint plus intellectualiste que la mauvaise physique qu’elle remplaçait. Elle devait le devenir, du moment qu’elle était vraie, car matière et intelligence sont modelées l’une sur l’autre, et dans une science qui dessine la configuration exacte de la matière notre intelligence retrouve nécessairement sa propre image. La forme mathématique que la physique a prise est ainsi, tout à la fois, celle qui répond le mieux à la réalité et celle qui satisfait le plus notre entendement. Beaucoup moins commode sera la position de la métaphysique vraie. Elle aussi commencera par chasser les concepts tout faits ; elle aussi s’en remettra à l’expérience. Mais l’expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un langage strictement approprié. Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l’image. Mais alors il faudra qu’elle élargisse le concept, qu’elle l’assouplisse, et qu’elle annonce, par la frange colorée dont elle l’entourera, qu’il ne contient pas l’expérience tout entière. Il n’en est pas moins vrai que la métaphysique aura accompli dans son domaine la réforme que la physique moderne a faite dans le sien.
N’attendez pas de cette métaphysique des conclusions simples ou des solutions radicales. Ce serait lui demander encore de s’en tenir à une manipulation de concepts. Ce serait aussi la laisser dans la région du pur possible. Sur le terrain de l’expérience, au contraire, avec des solutions incomplètes et des conclusions provisoires, elle atteindra une probabilité croissante qui pourra équivaloir finalement à la certitude. Prenons un problème que nous poserons dans les termes de la métaphysique traditionnelle : l’âme survit-elle au corps ? Il est facile de le trancher en raisonnant sur de purs concepts. On définira donc l’âme. On dira, avec Platon, qu’elle est une et simple. On en conclura qu’elle ne peut se dissoudre. Donc elle est immortelle. Voilà qui est net. Seulement, la conclusion ne vaut que si l’on accepte la définition, c’est-à-dire la construction. Elle est subordonnée à cette hypothèse. Elle est hypothétique. Mais renonçons à construire l’idée d’âme comme on construit l’idée de triangle. Étudions les faits. Si l’expérience établit, comme nous le croyons, qu’une petite partie seulement de la vie consciente est conditionnée par le cerveau, il s’ensuivra que la suppression du cerveau laisse vraisemblablement subsister la vie consciente. Du moins la charge de la preuve incombera-t-elle maintenant à celui qui nie la survivance, bien plus qu’à celui qui l’affirme. Il ne s’agira que de survie, je le reconnais ; il faudrait d’autres raisons, tirées cette fois de la religion, pour arriver à une précision plus haute et pour attribuer à cette survie une durée sans fin. Mais, même du point de vue purement philosophique, il n’y aura plus de si : on affirmera catégoriquement — je veux dire sans subordination à une hypothèse métaphysique — ce qu’on affirme, dût-on ne l’affirmer que comme probable. La première thèse avait la beauté du définitif, mais elle était suspendue en l’air, dans la région du simple possible. L’autre est inachevée, mais elle pousse des racines solides dans le réel.
Une science naissante est toujours prompte à dogmatiser. Ne disposant que d’une expérience restreinte, elle opère moins sur les faits que sur quelques idées simples, suggérées ou non par eux, qu’elle traite alors déductivement. Plus qu’aucune autre science, la métaphysique était exposée à ce danger. Il faut tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure. La faculté d’intuition existe bien en chacun de nous, mais recouverte par des fonctions plus utiles à la vie. Le métaphysicien travailla donc a priori sur des concepts déposés par avance dans le langage, comme si, descendus du ciel, ils révélaient à l’esprit une réalité suprasensible. Ainsi naquit la théorie platonicienne des Idées. Portée sur les ailes de l’aristotélisme et du néo-platonisme, elle traversa le moyen âge ; elle inspira, parfois à leur insu, les philosophes modernes. Ceux-ci étaient souvent des mathématiciens, que leurs habitudes d’esprit inclinaient à ne voir dans la métaphysique qu’une mathématique plus vaste, embrassant la qualité en même temps que la quantité. Ainsi s’expliquent l’unité et la simplicité géométriques de la plupart des philosophies, systèmes complets de problèmes définitivement posés, intégralement résolus. Mais cette raison n’est pas la seule. Il faut tenir compte aussi de ce que la métaphysique moderne se donna un objet analogue à celui de la religion. Elle partait d’une conception de la divinité. Qu’elle confirmât ou qu’elle infirmât le dogme, elle se croyait donc obligée de dogmatiser. Elle avait, quoique fondée sur la seule raison, la sécurité de jugement que le théologien tient de la révélation. On peut se demander, il est vrai, pourquoi elle choisissait ce point de départ. Mais c’est qu’il ne dépendait pas d’elle d’en prendre un autre. Comme elle travaillait en dehors de l’expérience, sur de purs concepts, force lui était bien de se suspendre à un concept d’où l’on pût tout déduire et qui contînt tout. Telle était justement l’idée qu’elle se faisait de Dieu.
Mais pourquoi se faisait-elle de Dieu cette idée ? Qu’Aristote en soit venu à fondre tous les concepts en un seul, et à poser comme principe d’explication universel une « Pensée de la Pensée », proche parente de l’Idée platonicienne du Bien, que la philosophie moderne, continuatrice de celle d’Aristote, se soit engagée dans une voie analogue, cela se comprend à la rigueur. Ce qui se comprend moins, c’est qu’on ait appelé Dieu un principe qui n’a rien de commun avec celui que l’humanité a toujours désigné par ce mot. Le dieu de la mythologie antique et le Dieu du christianisme ne se ressemblent guère, sans aucun doute, mais vers l’un et vers l’autre montent des prières, l’un et l’autre s’intéressent à l’homme : statique ou dynamique, la religion tient ce point pour fondamental. Et pourtant il arrive encore à la philosophie d’appeler Dieu un Être que son essence condamnerait à ne tenir aucun compte des invocations humaines, comme si, embrassant théoriquement toutes choses, il était, en fait, aveugle à nos souffrances et sourd à nos prières. En approfondissant ce point, on y trouverait la confusion, naturelle à l’esprit humain, entre une idée explicative et un principe agissant. Les choses étant ramenées à leurs concepts, les concepts s’emboîtant les uns dans les autres, on arrive finalement à une idée des idées, par laquelle on s’imagine que tout s’explique. À vrai dire, elle n’explique pas grand-chose, d’abord parce qu’elle accepte la subdivision et la répartition du réel en concepts que la société a consignées dans le langage et qu’elle avait le plus souvent effectuées par sa seule commodité, ensuite parce que la synthèse qu’elle opère de ces concepts est vide de matière, et purement verbale. On se demande comment ce point essentiel a échappé à des philosophes profonds, et comment ils ont pu croire qu’ils caractérisaient en quoi que ce fût le principe érigé par eux en explication du monde, alors qu’ils se bornaient à le représenter conventionnellement par un signe. Nous le disions plus haut : qu’on donne le nom qu’on voudra à la « chose en soi », qu’on en fasse la Substance de Spinoza, le Moi de Fichte, l’Absolu de Schelling, l’Idée de Hegel, ou la Volonté de Schopenhauer, le mot aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des choses. Pour ne parler que de la dernière de ces grandes « synthèses », n’est-il pas évident qu’une Volonté n’est volonté qu’à la condition de trancher sur ce qui ne veut pas ? Comment alors l’esprit tranchera-t-il sur la matière, si la matière est elle-même volonté ? Mettre la volonté partout équivaut à ne la laisser nulle part, car c’est identifier l’essence de ce que je sens en moi — durée, jaillissement, création continue — avec l’essence de ce que je perçois dans les choses, où il y a évidemment répétition, prévisibilité, nécessité. Peu m’importe qu’on dise « Tout est mécanisme » ou « Tout est volonté » : dans les deux cas tout est confondu. Dans les deux cas, « mécanisme » et « volonté » deviennent synonymes d’« être », et par conséquent synonymes l’un de l’autre. Là est le vice initial des systèmes philosophiques. Ils croient nous renseigner sur l’absolu en lui donnant un nom. Mais, encore une fois, le mot peut avoir un sens défini quand il désigne une chose ; il le perd dès que vous l’appliquez à toutes choses. Encore une fois, je sais ce qu’est la volonté si vous entendez par là ma faculté de vouloir, ou celle des êtres qui me ressemblent, ou même la poussée vitale des êtres organisés, supposée alors analogue à mon élan de conscience. Mais plus vous augmenterez l’extension du terme, plus vous en diminuerez la compréhension. Si vous englobez dans son extension la matière, vous videz sa compréhension des caractères positifs par lesquels la spontanéité tranche sur le mécanisme, et la liberté sur la nécessité. Quand enfin le mot en vient à désigner tout ce qui existe, il ne signifie plus qu’existence. Que gagnez-vous alors à dire que le monde est volonté, au lieu de constater tout bonnement qu’il est ?
Mais le concept au contenu indéterminé, ou plutôt sans contenu, auquel on aboutit ainsi, et qui n’est plus rien, on veut qu’il soit tout. On fait alors appel au Dieu de la religion, qui est la détermination même et, de plus, essentiellement agissant. Il est au sommet de l’être : on fait coïncider avec lui ce qu’on prend, bien à tort, pour le sommet de la connaissance. Quelque chose de l’adoration et du respect que l’humanité lui voue passe alors au principe qu’on a décoré de son nom. Et de là vient, en grande partie, le dogmatisme de la philosophie moderne.
La vérité est qu’une existence ne peut être donnée que dans une expérience. Cette expérience s’appellera vision ou contact, perception extérieure en général, s’il s’agit d’un objet matériel ; elle prendra le nom d’intuition quand elle portera sur l’esprit. Jusqu’où va l’intuition ? Elle seule pourra le dire. Elle ressaisit un fil : à elle de voir si ce fil monte jusqu’au ciel ou s’arrête à quelque distance de terre. Dans le premier cas, l’expérience métaphysique se reliera à celle des grands mystiques : nous croyons constater, pour notre part, que la vérité est là. Dans le second, elles resteront isolées l’une de l’autre, sans pour cela répugner entre elles. De toute manière, la philosophie nous aura élevés au-dessus de la condition humaine.
Déjà elle nous affranchit de certaines servitudes spéculatives quand elle pose le problème de l’esprit en termes d’esprit et non plus de matière, quand, d’une manière générale, elle nous dispense d’employer les concepts à un travail pour lequel la plupart ne sont pas faits. Ces concepts sont inclus dans les mots. Ils ont, le plus souvent, été élaborés par l’organisme social en vue d’un objet qui n’a rien de métaphysique. Pour les former, la société a découpé le réel selon ses besoins. Pourquoi la philosophie accepteraitelle une division qui a toutes chances de ne pas correspondre aux articulations du réel ? Elle l’accepte pourtant d’ordinaire. Elle subit le problème tel qu’il est posé par le langage. Elle se condamne donc par avance à recevoir une solution toute faite ou, en mettant les choses au mieux, à simplement choisir entre les deux ou trois solutions, seules possibles, qui sont coéternelles à cette position du problème. Autant vaudrait dire que toute vérité est déjà virtuellement connue, que le modèle en est déposé dans les cartons administratifs de la cité, et que la philosophie est un jeu de puzzle où il s’agit de reconstituer, avec des pièces que la société nous fournit, le dessin qu’elle ne veut pas nous montrer. Autant vaudrait assigner au philosophe le rôle et l’attitude de l’écolier, qui cherche la solution en se disant qu’un coup d’œil indiscret la lui montrerait, notée en regard de l’énoncé, dans le cahier du maître. Mais la vérité est qu’il s’agit, en philosophie et même ailleurs, de trouver le problème et par conséquent de le poser, plus encore que de le résoudre. Car un problème spéculatif est résolu dès qu’il est bien posé. J’entends, par là que la solution en existe alors aussitôt, bien qu’elle puisse rester cachée et, pour ainsi dire, couverte : il ne reste plus qu’à la découvrir. Mais poser le problème n’est pas simplement découvrir, c’est inventer. La découverte porte sur ce qui existe déjà, actuellement ou virtuellement ; elle était donc sûre de venir tôt ou tard. L’invention donne l’être à ce qui n’était pas, elle aurait pu ne venir jamais. Déjà en mathématiques, à plus forte raison en métaphysique, l’effort d’invention consiste le plus souvent à susciter le problème, à créer les termes en lesquels il se posera. Position et solution du problème sont bien près ici de s’équivaloir : les vrais grands problèmes ne sont posés que lorsqu’ils sont résolus. Mais beaucoup de petits problèmes sont dans le même cas. J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que celle-ci : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? » Mais il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait signifier simplement : « Vu le sens habituel des termes plaisir et bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ? » Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’on cherchant comment les mots « plaisir » et « bonheur » ont été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait s’ils le sont ou s’ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet) posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur trouvait le même intérêt pratique et réagissait à toutes de la même manière. Supposez, d’autre part, qu’on aboutisse à un résultat analogue en analysant l’idée de bonheur. Aussitôt le problème s’évanouit, ou plutôt se dissout en problèmes tout nouveaux dont nous ne pourrons rien savoir et dont nous ne posséderons même pas les termes avant d’avoir étudié en elle-même l’activité humaine sur laquelle la société avait pris du dehors, pour former les idées générales de plaisir et de bonheur, des vues peut-être artificielles. Encore faudra-t-il s’être assuré d’abord que le concept d’« activité humaine » répond lui-même à une division naturelle. Dans cette désarticulation du réel selon ses tendances propres gît la difficulté principale, dès qu’on a quitté le domaine de la matière pour celui de l’esprit.
C’est dire que la question de l’origine et de la valeur des idées générales se pose à l’occasion de tout problème philosophique, et qu’elle réclame dans chacun des cas une solution particulière. Les discussions qui se sont élevées autour d’elle remplissent l’histoire de la philosophie. Peut-être y aurait-il lieu de se demander, avant toute discussion, si ces idées constituent bien un genre, et si ce ne serait pas précisément en traitant des idées générales qu’il faudrait se garder des généralités. Sans doute on pourra sans difficulté conserver l’idée générale d’idée générale, si l’on y tient. Il suffira de dire que l’on convient d’appeler idée générale une représentation qui groupe un nombre indéfini de choses sous le même nom : la plupart des mots correspondront ainsi à une idée générale. Mais la question importante pour le philosophe est de savoir par quelle opération, pour quelle raison, et surtout en vertu de quelle structure du réel les choses peuvent être ainsi groupées, et cette question ne comporte pas une solution unique et simple.
Disons tout de suite que la psychologie nous paraît marcher à l’aventure dans les recherches de cet ordre si elle ne tient pas un fil conducteur. Derrière le travail de l’esprit, qui est l’acte, il y a la fonction. Derrière les idées générales, il y a la faculté de concevoir ou de percevoir des généralités. De cette faculté il faudrait déterminer d’abord la signification vitale. Dans le labyrinthe des actes, états et facultés de l’esprit, le fil qu’on ne devrait jamais lâcher est celui que fournit la biologie. Primum vivere. Mémoire, imagination, conception et perception, généralisation enfin, ne sont pas là « pour rien, pour le plaisir ». Il semble vraiment, à entendre certains théoriciens, que l’esprit soit tombé du ciel avec une subdivision en fonctions psychologiques dont il y a simplement à constater l’existence : parce que ces fonctions sont telles, elles seraient utilisées de telle manière. Nous croyons au contraire que c’est parce qu’elles sont utiles, parce qu’elles sont nécessaires à la vie, qu’elles sont ce qu’elles sont : aux exigences fondamentales de la vie il faut se référer pour expliquer leur présence et pour la justifier s’il y a lieu, je veux dire pour savoir si la subdivision ordinaire en telles ou telles facultés est artificielle ou naturelle, si par conséquent nous devons la maintenir ou la modifier ; toutes nos observations sur le mécanisme de la fonction seront faussées si nous l’avons mal découpée dans la continuité du tissu psychologique. Dira-t-on que les exigences de la vie sont analogues chez les hommes, les animaux et même les plantes, que notre méthode risque donc de négliger ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme ? Sans aucun doute : une fois découpée et distribuée la vie psychologique, tout n’est pas fini ; il reste à suivre la croissance et même la transfiguration de chaque faculté chez l’homme. Mais on aura du moins quelque chance de n’avoir pas tracé des divisions arbitraires dans l’activité de l’esprit, pas plus qu’on n’échouerait à démêler des plantes aux tiges et feuillages entrelacés, enchevêtrés, si l’on creusait jusqu’aux racines.
Appliquons cette méthode au problème des idées générales : nous trouverons que tout être vivant, peut-être même tout organe, tout tissu d’un être vivant généralise, je veux dire classifie, puisqu’il sait cueillir dans le milieu où il est, dans les substances ou les objets les plus divers, les parties ou les éléments qui pourront satisfaire tel ou tel de ses besoins ; il néglige le reste. Donc il isole le caractère qui l’intéresse, il va droit à une propriété commune ; en d’autres termes il classe, et par conséquent abstrait et généralise. Sans doute, dans la presque totalité des cas, et probablement chez tous les animaux autres que l’homme, abstraction et généralisation sont vécues et non pas pensées. Pourtant, chez l’animal même, nous trouvons des représentations auxquelles ne manquent que la réflexion et quelque désintéressement pour être pleinement des idées générales : sinon, comment une vache qu’on emmène s’arrêterait-elle devant un pré, n’importe lequel, simplement parce qu’il rentre dans la catégorie que nous appelons herbe ou pré ? Et comment un cheval distinguerait-il une écurie d’une grange, une route d’un champ, le foin de l’avoine ? Concevoir ou plutôt percevoir ainsi la généralité est d’ailleurs aussi le fait de l’homme en tant qu’il est animal, qu’il a des instincts et des besoins. Sans que sa réflexion et même sa conscience interviennent, une ressemblance peut être extraite des objets les plus différents par une de ses tendances ; elle classera ces objets dans un genre et créera une idée générale, jouée plutôt que pensée. Ces généralités automatiquement extraites sont même beaucoup plus nombreuses chez l’homme, qui ajoute à l’instinct des habitudes plus ou moins capables d’imiter l’acte instinctif. Qu’on passe maintenant à l’idée générale complète, je veux dire consciente, réfléchie, créée avec intention, on trouvera le plus souvent à sa base cette extraction automatique de ressemblances qui est l’essentiel de la généralisation. En un sens, rien ne ressemble à rien, puisque tous les objets diffèrent. En un autre sens, tout ressemble à tout, puisqu’on trouvera toujours, ens’élevant assez haut dans l’échelle des généralités, quelque genre artificiel où deux objets différents, prix au hasard, pourront entrer. Mais entre la généralisation impossible et la généralisation inutile il y a celle que provoquent, en la préfigurant, des tendances, des habitudes, des gestes et des attitudes, des complexes de mouvements automatiquement accomplis ou esquissés, qui sont à l’origine de la plupart des idées générales proprement humaines. La ressemblance entre choses ou états, que nous déclarons percevoir, est avant tout la propriété, commune à ces états ou à ces choses, d’obtenir de notre corps la même réaction, de lui faire esquisser la même attitude et commencer les mêmes mouvements. Le corps extrait du milieu matériel ou moral ce qui a pu l’influencer, ce qui l’intéresse : c’est l’identité de réaction à des actions différentes qui, rejaillissant sur elles, y introduit la ressemblance, ou l’en fait sortir. Telle, une sonnette tirera des excitants les plus divers — coup de poing, souffle du vent, courant électrique — un son toujours le même, les convertira ainsi en sonneurs et les rendra par là semblables entre eux, individus constitutifs d’un genre, simplement parce qu’elle reste elle-même : sonnette et rien que sonnette, elle ne peut pas faire autre chose, si elle réagit, que de sonner. Il va sans dire que, lorsque la réflexion aura élevé à l’état de pensée pure des représentations qui n’étaient guère que l’insertion de la conscience dans un cadre matériel, attitudes et mouvements, elle formera volontairement, directement, par imitation, des idées générales qui ne seront qu’idées. Elle y sera aidée puissamment par le mot, qui fournira encore à la représentation un cadre, cette fois plus spirituel que corporel, où s’insérer. Il n’en est pas moins vrai que pour se rendre compte de la vraie nature des concepts, pour aborder avec quelque chance de succès les problèmes relatifs aux idées générales, c’est toujours à l’interaction de la pensée et des attitudes ou habitudes motrices qu’il faudra se reporter, la généralisation n’étant guère autre chose, originellement, que l’habitude, remontant du champ de l’action à celui de la pensée.
Mais, une fois déterminées ainsi l’origine et la structure de l’idée générale, une fois établie la nécessité de son apparition, une fois aussi constatée l’imitation de la nature par la construction artificielle d’idées générales, il reste à chercher comment des idées générales naturelles qui servent de modèle à d’autres sont possibles, pourquoi l’expérience nous présente des ressemblances que nous n’avons plus qu’à traduire en généralités. Parmi ces ressemblances il en est, sans aucun doute, qui tiennent au fond des choses. Celles-là donneront naissance à des idées générales qui seront encore relatives, dans une certaine mesure, à la commodité de l’individu et de la société, mais que la science et la philosophie n’auront qu’à dégager de cette gangue pour obtenir une vision plus ou moins approximative de quelque aspect de la réalité. Elles sont peu nombreuses, et l’immense majorité des idées générales sont celles que la société a préparées pour le langage en vue de la conversation et de l’action. Néanmoins, même parmi ces dernières, auxquelles nous faisons surtout allusion dans le présent essai, on en trouverait beaucoup qui se rattachent par une série d’intermédiaires, après toutes sortes de manipulations, de simplifications, de déformations, au petit nombre d’idées qui traduisent des ressemblances essentielles : il sera souvent instructif de remonter avec elles, par un plus ou moins long détour, jusqu’à la ressemblance à laquelle elles se rattachent. Il ne sera donc pas inutile d’ouvrir ici une parenthèse sur ce qu’on pourrait appeler les généralités objectives, inhérentes à la réalité même. Si restreint qu’en soit le nombre, elles sont importantes et par elles-mêmes et par la confiance qu’elles irradient autour d’elles, prêtant quelque chose de leur solidité à des genres tout artificiels. C’est ainsi que des billets de banque en nombre exagéré peuvent devoir le peu de valeur qui leur reste à ce qu’on trouverait encore d’or dans la caisse.
En approfondissant ce point, on s’apercevrait, croyons-nous, que les ressemblances se répartissent en trois groupes, dont le second devra probablement se subdiviser lui-même au fur et à mesure des progrès de la science positive. Les premières sont d’essence biologique : elles tiennent à ce que la vie travaille comme si elle avait elle-même des idées générales, celles de genre et d’espèce, comme si elle suivait des plans de structure en nombre limité, comme si elle avait institué des propriétés générales de la vie, enfin et surtout comme si elle avait voulu, par le double effet de la transmission héréditaire (pour ce qui est inné) et de la transformation plus ou moins lente, disposer les vivants en série hiérarchique, le long d’une échelle où les ressemblances entre individus sont de plus en plus nombreuses à mesure qu’on s’élève plus haut. Qu’on s’exprime ainsi en termes de finalité, ou qu’on attribue à la matière vivante des propriétés spéciales, imitatrices de l’intelligence, ou bien enfin qu’on se rallie à quelque hypothèse intermédiaire, toujours c’est dans la réalité même en principe (même si notre classification est inexacte en fait) que se trouveront fondées nos subdivisions en espèces, genres, etc. — généralités que nous traduisons en idées générales. Et tout aussi fondées en droit seront celles qui correspondent à des organes, tissus, cellules, « comportements » même des êtres vivants. — Maintenant, si nous passons de l’organisé à l’inorganisé, de la matière vivante à la matière inerte et non encore informée par l’homme, nous retrouvons des genres réels, mais d’un caractère tout différent : des qualités, telles que les couleurs, les saveurs, les odeurs ; des éléments ou des combinaisons, tels que l’oxygène, l’hydrogène, l’eau ; enfin des forces physiques comme la pesanteur, la chaleur, l’électricité. Mais ce qui rapproche ici les unes des autres les représentations d’individus groupées sous l’idée générale est tout autre chose. Sans entrer dans le détail, sans compliquer notre exposé en tenant compte des nuances, atténuant d’ailleurs par avance ce que notre distinction pourrait avoir d’excessif, convenant enfin de donner maintenant au mot « ressemblance » son sens le plus précis mais aussi le plus étroit, nous dirons que dans le premier cas le principe de rapprochement est la ressemblance proprement dite, et dans le second l’identité. Une certaine nuance de rouge peut être identique à elle-même dans tous les objets où elle se rencontre. On en dirait autant de deux notes de même hauteur, de même intensité et de même timbre. D’ailleurs, à tort ou à raison, nous nous sentons marcher à des éléments ou à des événements identiques à mesure que nous approfondissons davantage la matière et que nous résolvons le chimique en physique, le physique en mathématique. Or, une logique simple a beau prétendre que la ressemblance est une identité partielle, et l’identité une ressemblance complète, l’expérience nous dit tout autre chose. Si l’on cesse de donner au mot « ressemblance » le sens vague et en quelque sorte populaire où nous le prenions pour commencer, si l’on cherche à préciser « ressemblance » par une comparaison avec « identité », on trouvera, croyons-nous, que l’identité est du géométrique et la ressemblance du vital. La première relève de la mesure, l’autre est plutôt du domaine de l’art : c’est souvent un sentiment tout esthétique qui pousse le biologiste évolutionniste à supposer parentes des formes entre lesquelles il est le premier à apercevoir une ressemblance : les dessins mêmes qu’il en donne révèlent parfois une main et surtout un œil d’artiste. Mais si l’identique tranche ainsi sur le ressemblant, il y aurait lieu de rechercher, pour cette nouvelle catégorie d’idées générales comme pour l’autre, ce qui la rend possible.
Pareille recherche n’aurait quelque chance d’aboutir que dans un état plus avancé de notre connaissance de la matière. Bornons-nous à dire un mot de l’hypothèse à laquelle nous serions conduit par notre approfondissement de la vie. S’il y a du vert qui est en mille et mille lieux différents le même vert (au moins pour notre œil, au moins approximativement), s’il en est ainsi pour les autres couleurs, et si les différences de couleur tiennent à la plus ou moins grande fréquence des événements physiques élémentaires que nous condensons en perception de couleur, la possibilité pour ces fréquences de nous présenter dans tous les temps et dans tous les lieux quelques couleurs déterminées vient de ce que partout et toujours sont réalisées toutes les fréquences possibles (entre certaines limites, sans doute) : alors, nécessairement, celles qui correspondent à nos diverses couleurs se produiront parmi les autres, quel que soit le moment ou l’endroit : la répétition de l’identique, qui permet ici de constituer des genres, n’aura pas d’autre origine. La physique moderne nous révélant de mieux en mieux des différences de nombre derrière nos distinctions de qualité, une explication de ce genre vaut probablement pour tous les genres et pour toutes les généralités élémentaires (capables d’être composés par nous pour en former d’autres) que nous trouvons dans le monde de la matière inerte. L’explication ne serait pleinement satisfaisante, il est vrai, que si elle disait aussi pourquoi notre perception cueille, dans le champ immense des fréquences, ces fréquences déterminées qui seront les diverses couleurs, — pourquoi d’abord elle en cueille, pourquoi ensuite elle cueille celles-là plutôt que d’autres. À cette question spéciale nous avons répondu jadis en définissant l’être vivant par une certaine puissance d’agir déterminée en quantité et en qualité : c’est cette action virtuelle qui extrait de la matière nos perceptions réelles, informations dont elle a besoin pour se guider, condensations, dans un instant de notre durée, de milliers, de millions, de trillions d’événements s’accomplissant dans la durée énormément moins tendue des choses ; cette différence de tension mesure précisément l’intervalle entre le déterminisme physique et la liberté humaine, en même temps qu’elle explique leur dualité et leur coexistence[3]. Si, comme nous le croyons, l’apparition de l’homme, ou de quelque être de même essence, est la raison d’être de la vie sur notre planète, il faudra dire que toutes les catégories de perceptions, non seulement des hommes, mais des animaux et même des plantes (lesquelles peuvent se comporter comme si elles avaient des perceptions) correspondent globalement au choix d’un certain ordre de grandeur pour la condensation. C’est là une simple hypothèse, mais elle nous paraît sortir tout naturellement des spéculations de la physique sur la structure de la matière. Que deviendrait la table sur laquelle j’écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l’ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l’endroit où je vois ma table et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j’agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide. Il en serait de même pour toutes choses et pour tous événements : le monde où nous vivons, avec les actions et réactions de ses parties les unes sur les autres, est ce qu’il est en vertu d’un certain choix dans l’échelle des grandeurs, choix déterminé lui-même par notre puissance d’agir. Rien n’empêcherait d’autres mondes, correspondant à un autre choix, d’exister avec lui, dans le même lieu et le même temps : c’est ainsi que vingt postes d’émission différents lancent simultanément vingt concerts différents, qui coexistent sans qu’aucun d’eux mêle ses sons à la musique de l’autre, chacun étant entendu tout entier, et seul entendu, dans l’appareil qui a choisi pour la réception la longueur d’onde du poste d’émission. Mais n’insistons pas davantage sur une question que nous avons simplement rencontrée en route. Point n’est besoin d’une hypothèse sur la structure intime de la matière pour constater que les conceptions issues des perceptions, les idées générales correspondant aux propriétés et actions de la matière, ne sont possibles ou ne sont ce qu’elles sont qu’en raison de la mathématique immanente aux choses. C’est tout ce que nous voulions rappeler pour justifier une classification des idées générales qui met d’un côté le géométrique et, de l’autre, le vital, celui-ci apportant avec lui la ressemblance, celui-là l’identité.
Nous devons maintenant passer à la troisième catégorie que nous annoncions, aux idées générales créées tout entières par la spéculation et l’action humaines. L’homme est essentiellement fabricant. La nature, en lui refusant des instruments tout faits comme ceux des insectes par exemple, lui a donné l’intelligence, c’est-à-dire le pouvoir d’inventer et de construire un nombre indéfini d’outils. Or, si simple que soit la fabrication, elle se fait sur un modèle, perçu ou imaginé : réel est le genre que définit ou ce modèle lui-même ou le schéma de sa construction. Toute notre civilisation repose ainsi sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu, puisque nous l’avons fait, et dont la valeur est éminente, puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles. La croyance à la réalité absolue des Idées en général, peut-être même à leur divinité, vient en partie de là. On sait quel rôle elle joue dans la philosophie antique, et même dans la nôtre. Toutes les idées générales bénéficient de l’objectivité de certaines d’entre elles. Ajoutons que la fabrication humaine ne s’exerce pas seulement sur la matière. Une fois en possession des trois espèces d’idées générales que nous avons énumérées, surtout de la dernière, notre intelligence tient ce que nous appelions l’idée générale d’idée générale. Elle peut alors construire des idées générales comme il lui plaît. Elle commence naturellement par celles qui peuvent le mieux favoriser la vie sociale, ou simplement qui se rapportent à la vie sociale ; puis viendront celles qui intéressent la spéculation pure ; et enfin celles que l’on construit pour rien, pour le plaisir. Mais, pour presque tous les concepts qui n’appartiennent pas à nos deux premières catégories, c’est-à-dire pour l’immense majorité des idées générales, c’est l’intérêt de la société avec celui des individus, ce sont les exigences de la conversation et de l’action, qui président à leur naissance.
Fermons cette trop longue parenthèse, qu’il fallait ouvrir pour montrer dans quelle mesure il y a lieu de réformer et parfois d’écarter la pensée conceptuelle pour venir à une philosophie plus intuitive. Cette philosophie, disions-nous, détournera le plus souvent de la vision sociale de l’objet déjà fait : elle nous demandera de participer en esprit à l’acte qui le fait. Elle nous replacera donc, sur ce point particulier, dans la direction du divin. Est proprement humain, en effet, le travail d’une pensée individuelle qui accepte, telle quelle, son insertion dans la pensée sociale, et qui utilise les idées préexistantes comme tout autre outil fourni par la communauté. Mais il y a déjà quelque chose de quasi divin dans l’effort, si humble soit-il, d’un esprit qui se réinsère dans l’élan vital, générateur des sociétés qui sont génératrices d’idées.
Cet effort exorcisera certains fantômes de problèmes qui obsèdent le métaphysicien, c’est-à-dire chacun de nous. Je veux parler de ces problèmes angoissants et insolubles qui ne portent pas sur ce qui est, qui portent plutôt sur ce qui n’est pas. Tel est le problème de l’origine de l’être : « Comment se peut-il que quelque chose existe — matière, esprit, ou Dieu ? Il a fallu une cause, et une cause de la cause, et ainsi de suite indéfiniment. » Nous remontons donc de cause en cause ; et si nous nous arrêtons quelque part, ce n’est pas que notre intelligence ne cherche plus rien au delà, c’est que notre imagination finit par fermer les yeux, comme sur l’abîme, pour échapper au vertige. Tel est encore le problème de l’ordre en général : « Pourquoi une réalité ordonnée, où notre pensée se retrouve comme dans un miroir ? Pourquoi le monde n’est-il pas incohérent ? » Je dis que ces problèmes se rapportent à ce qui n’est pas, bien plutôt qu’à ce qui est. Jamais, en effet, on ne s’étonnerait de ce que quelque chose existe, — matière, esprit, Dieu, — si l’on n’admettait pas implicitement qu’il pourrait ne rien exister. Nous nous figurons, ou mieux nous croyons nous figurer, que l’être est venu combler un vide et que le néant préexistait logiquement à l’être : la réalité primordiale — qu’on l’appelle matière, esprit ou Dieu — viendrait alors s’y surajouter, et c’est incompréhensible. De même, on ne se demanderait pas pourquoi l’ordre existe si l’on ne croyait concevoir un désordre qui se serait plié à l’ordre et qui par conséquent le précéderait, au moins idéalement. L’ordre aurait donc besoin d’être expliqué, tandis que le désordre, étant de droit, ne réclamerait pas d’explication. Tel est le point de vue où l’on risque de rester tant qu’on cherche seulement à comprendre. Mais essayons, en outre, d’engendrer (nous ne le pourrons, évidemment, que par la pensée). À mesure que nous dilatons notre volonté, que nous tendons à y réabsorber notre pensée et que nous sympathisons davantage avec l’effort qui engendre les choses, ces problèmes formidables reculent, diminuent, disparaissent. Car nous sentons qu’une volonté ou une pensée divinement créatrice est trop pleine d’elle-même, dans son immensité de réalité, pour que l’idée d’un manque d’ordre ou d’un manque d’être puisse seulement l’effleurer. Se représenter la possibilité du désordre absolu, à plus forte raison du néant, serait pour elle se dire qu’elle aurait pu ne pas être du tout, et ce serait là une faiblesse incompatible avec sa nature, qui est force. Plus nous nous tournons vers elle, plus les doutes qui tourmentent l’homme normal et sain nous paraissent anormaux et morbides. Rappelons-nous le douteur qui ferme une fenêtre, puis retourne vérifier la fermeture, puis vérifie sa vérification, et ainsi de suite. Si nous lui demandons ses motifs, il nous répondra qu’il a pu chaque fois rouvrir la fenêtre en tâchant de la mieux fermer. Et s’il est philosophe, il transposera intellectuellement l’hésitation de sa conduite en cet énoncé de problème : « Comment être sûr, définitivement sûr, qu’on a fait ce que l’on voulait faire ? » Mais la vérité est que sa puissance d’agir est lésée, et que là est le mal dont il souffre : il n’avait qu’une demi-volonté d’accomplir l’acte, et c’est pourquoi l’acte accompli ne lui laisse qu’une demi-certitude. Maintenant, le problème que cet homme se pose, le résolvons-nous ? Évidemment non, mais nous ne le posons pas : là est notre supériorité. À première vue, je pourrais croire qu’il y a plus en lui qu’en moi, puisque l’un et l’autre nous fermons la fenêtre et qu’il soulève en outre, lui, une question philosophique, tandis que je n’en soulève pas. Mais la question qui se surajoute chez lui à la besogne faite ne représente en réalité que du négatif ; ce n’est pas du plus, mais du moins ; c’est un déficit du vouloir. Tel est exactement l’effet que produisent sur nous certains « grands problèmes », quand nous nous replaçons dans le sens de la pensée génératrice. Ils tendent vers zéro à mesure que nous nous rapprochons d’elle, n’étant que l’écart entre elle et nous. Nous découvrons alors l’illusion de celui qui croit faire plus en les posant qu’en ne les posant pas. Autant vaudrait s’imaginer qu’il y a plus dans la bouteille à moitié bue que dans la bouteille pleine, parce que celle-ci ne contient que du vin, tandis que dans l’autre il y a du vin, et en outre, du vide.
Mais dès que nous avons aperçu intuitivement le vrai, notre intelligence se redresse, se corrige, formule intellectuellement son erreur. Elle a reçu la suggestion ; elle fournit le contrôle. Comme le plongeur va palper au fond des eaux l’épave que l’aviateur a signalé du haut des airs, ainsi l’intelligence immergée dans le milieu conceptuel vérifiera de point en point, par contact, analytiquement, ce qui avait fait l’objet d’une vision synthétique et supra-intellectuelle. Sans un avertissement venu du dehors, la pensée d’une illusion possible ne l’eût même pas effleurée, car son illusion faisait partie de sa nature. Secouée de son sommeil, elle analysera les idées de désordre, de néant et leurs congénères. Elle reconnaîtra — ne fût-ce que pour un instant, l’illusion dût-elle reparaître aussitôt chassée — qu’on ne peut supprimer un arrangement sans qu’un autre arrangement s’y substitue, enlever de la matière sans qu’une autre matière la remplace. « Désordre » et « néant » désignent donc réellement une présence — la présence d’une chose ou d’un ordre qui ne nous intéresse pas, qui désappointe notre effort ou notre attention ; c’est notre déception qui s’exprime quand nous appelons absence cette présence. Dès lors, parler de l’absence de tout ordre et de toutes choses, c’est-à-dire du désordre absolu et de l’absolu néant, est prononcer des mots vides de sens, flatus vocis, puisqu’une suppression est simplement une substitution envisagée par une seule de ses deux faces, et que l’abolition de tout ordre ou de toutes choses serait une substitution à face unique, — idée qui a juste autant d’existence que celle d’un carré rond. Quand le philosophe parle de chaos et de néant, il ne fait donc que transporter dans l’ordre de la spéculation, — élevées à l’absolu et vidées par là de tout sens, de tout contenu effectif, — deux idées faites pour la pratique et qui se rapportaient alors à une espèce déterminée de matière ou d’ordre, mais non pas à tout ordre, non pas à toute matière. Dès lors, que deviennent les deux problèmes de l’origine de l’ordre, de l’origine de l’être ? Ils s’évanouissent, puisqu’ils ne se posent que si l’on se représente l’être et l’ordre comme « survenant », et par conséquent le néant et le désordre comme possibles ou tout au moins comme concevables ; or ce ne sont là que des mots, des mirages d’idées.
Qu’elle se pénètre de cette conviction, qu’elle se délivre de cette obsession : aussitôt la pensée humaine respire. Elle ne s’embarrasse plus des questions qui retardaient sa marche en avant[4]. Elle voit s’évanouir les difficultés qu’élevèrent tour à tour, par exemple, le scepticisme antique et le criticisme moderne. Elle peut aussi bien passer à côté de la philosophie kantienne et des « théories de la connaissance » issues du kantisme : elle ne s’y arrêtera pas. Tout l’objet de la Critique de la Raison pure est en effet d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l’on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l’esprit humain imposerait sa forme à une « diversité sensible » venue on ne sait d’où ; l’ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. De sorte que la science serait légitime, mais relative à notre faculté de connaître, et la métaphysique impossible, puisqu’il n’y aurait pas de connaissance en dehors de la science. L’esprit humain est ainsi relégué dans un coin, comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu’elle est. — Rien de plus naturel, si l’on n’a pas remarqué que l’idée de désordre absolu est contradictoire ou plutôt inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de l’esprit entre deux ordres différents : dès lors il est absurde de supposer que le désordre précède logiquement ou chronologiquement l’ordre. Le mérite du kantisme a été de développer dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique, une illusion naturelle. Mais il l’a conservée : c’est même sur elle qu’il repose. Dissipons l’illusion : nous restituons aussitôt à l’esprit humain, par la science et par la métaphysique, la connaissance de l’absolu.
Nous revenons donc encore à notre point de départ. Nous disions qu’il faut amener la philosophie à une précision plus haute, la mettre à même de résoudre des problèmes plus spéciaux, faire d’elle l’auxiliaire et, s’il est besoin, la réformatrice de la science positive. Plus de grand système qui embrasse tout le possible, et parfois aussi l’impossible ! Contentons-nous du réel, matière et esprit. Mais demandons à notre théorie de l’embrasser si étroitement qu’entre elle et lui nulle autre interprétation ne puisse se glisser. Il n’y aura plus alors qu’une philosophie, comme il n’y a qu’une science. L’une et l’autre se feront par un effort collectif et progressif. Il est vrai qu’un perfectionnement de la méthode philosophique s’imposera, symétrique et complémentaire de celui que reçut jadis la science positive.
Telle est la doctrine que certains avaient jugée attentatoire à la Science et à l’Intelligence. C’était une double erreur. Mais l’erreur était instructive, et il sera utile de l’analyser.
Pour commencer par le premier point, remarquons que ce ne sont généralement pas les vrais savants qui nous ont reproché d’attenter à la science. Tel d’entre eux a pu critiquer telle de nos vues : c’est précisément parce qu’il la jugeait scientifique, parce que nous avions transporté sur le terrain de la science, où il se sentait compétent, un problème de philosophie pure. Encore une fois, nous voulions une philosophie qui se soumît au contrôle de la science et qui pût aussi la faire avancer. Et nous pensons y avoir réussi, puisque la psychologie, la neurologie, la pathologie, la biologie, se sont de plus en plus ouvertes à nos vues, d’abord jugées paradoxales. Mais, fussent-elles demeurées paradoxales, ces vues n’auraient jamais été antiscientifiques. Elles auraient toujours témoigné d’un effort pour constituer une métaphysique ayant avec la science une frontière commune et pouvant alors, sur une foule de points, se prêter à une vérification. N’eût-on pas cheminé le long de cette frontière, eût-on simplement remarqué qu’il y en avait une et que métaphysique et science pouvaient ainsi se toucher, on se fût déjà rendu compte de la place que nous assignons à la science positive ; aucune philosophie, disions-nous, pas même le positivisme, ne l’a mise aussi haut ; à la science, comme à la métaphysique, nous avons attribué le pouvoir d’atteindre un absolu. Nous avons seulement demandé à la science de rester scientifique, et de ne pas se doubler d’une métaphysique inconsciente, qui se présente alors aux ignorants, ou aux demi-savants, sous le masque de la science. Pendant plus d’un demi-siècle, ce « scientisme » s’était mis en travers de la métaphysique. Tout effort d’intuition était découragé par avance : il se brisait contre des négations qu’on croyait scientifiques. Il est vrai que, dans plus d’un cas, elles émanaient de vrais savants. Ceux-ci étaient dupes, en effet, de la mauvaise métaphysique qu’on avait prétendu tirer de la science et qui, revenant à la science par ricochet, faussait la science sur bien des points. Elle allait jusqu’à fausser l’observation, s’interposant dans certains cas entre l’observateur et les faits. C’est de quoi nous crûmes jadis pouvoir donner la démonstration sur des exemples précis, celui des aphasies en particulier, pour le plus grand bien de la science en même temps que de la philosophie. Mais supposons même qu’on ne veuille être ni assez métaphysicien ni assez savant pour entrer dans ces considérations, qu’on se désintéresse du contenu de la doctrine, qu’on en ignore la méthode : un simple coup d’œil jeté sur les applications montre quel travail de circonvallation scientifique elle exige avant l’attaque du moindre problème. Il n’en faut pas davantage pour voir la place que nous faisons à la science. En réalité, la principale difficulté de la recherche philosophique, telle que nous la comprenons, est là. Raisonner sur des idées abstraites est aisé : la construction métaphysique n’est qu’un jeu, pour peu qu’on y soit prédisposé. Approfondir intuitivement l’esprit est peut-être plus pénible, mais aucun philosophe n’y travaillera longtemps de suite : il aura bien vite aperçu, chaque fois, ce qu’il est en état d’apercevoir. En revanche, si l’on accepte une telle méthode, on n’aura jamais assez fait d’études préparatoires, jamais suffisamment appris. Voici un problème philosophique. Nous ne l’avons pas choisi, nous l’avons rencontré. Il nous barre la route, et dès lors il faut écarter l’obstacle ou ne plus philosopher. Point de subterfuge possible ; adieu l’artifice dialectique qui endort l’attention et qui donne, en rêve, l’illusion d’avancer. La difficulté doit être résolue, et le problème analysé en ses éléments. Où sera-t-on conduit ? Nul ne le sait. Nul ne dira même quelle est la science dont relèveront les nouveaux problèmes. Ce pourra être une science à laquelle on est totalement étranger. Que dis-je ? Il ne suffira pas de faire connaissance avec elle, ni même d’en pousser très loin l’approfondissement : force sera parfois d’en réformer certains procédés, certaines habitudes, certaines théories en se réglant justement sur les faits et les raisons qui ont suscité des questions nouvelles. Soit ; on s’initiera à la science qu’on ignore, on l’approfondira, au besoin on la réformera. Et s’il y faut des mois ou des années ? On y consacrera le temps qu’il faudra. Et si une vie n’y suffit pas ? Plusieurs vies en viendront à bout ; nul philosophe n’est maintenant obligé de construire toute la philosophie. Voilà le langage que nous tenons au philosophe. Telle est la méthode que nous lui proposons. Elle exige qu’il soit toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant.
À vrai dire, la philosophie est tout près d’en venir là. Le changement s’est déjà fait sur certains points. Si nos vues furent généralement jugées paradoxales quand elles parurent, quelques-unes sont aujourd’hui banales ; d’autres sont en passe de le devenir. Reconnaissons qu’elles ne pouvaient être acceptées d’abord. Il eût fallu s’arracher à des habitudes profondément enracinées, véritables prolongements de la nature. Toutes les manières de parler, de penser, de percevoir impliquent en effet que l’immobilité et l’immutabilité sont de droit, que le mouvement et le changement viennent se surajouter, comme des accidents, à des choses qui par elles-mêmes ne se meuvent pas, et en elles-mêmes ne changent pas. La représentation du changement est celle de qualités ou d’états qui se succéderaient dans une substance. Chacune des qualités, chacun des états serait du stable, le changement étant fait de leur succession : quant à la substance, dont le rôle est de supporter les états et les qualités qui se succèdent, elle serait la stabilité même. Telle est la logique immanente à nos langues, et formulée une fois pour toutes par Aristote : l’intelligence a pour essence de juger, et le jugement s’opère par l’attribution d’un prédicat à un sujet. Le sujet, par cela seul qu’on le nomme, est défini comme invariable ; la variation résidera dans la diversité des états qu’on affirmera de lui tour à tour. En procédant ainsi par apposition d’un prédicat à un sujet, du stable au stable, nous suivons la pente de notre intelligence, nous nous conformons aux exigences de notre langage, et, pour tout dire, nous obéissons à la nature. Car la nature a prédestiné l’homme à la vie sociale ; elle a voulu le travail en commun : et ce travail sera possible si nous faisons passer d’un côté la stabilité absolument définitive du sujet, de l’autre les stabilités provisoirement définitives des qualités et des états, qui se trouveront être des attributs. En énonçant le sujet, nous adossons notre communication à une connaissance que nos interlocuteurs possèdent déjà, puisque la substance est censée invariable ; ils savent désormais sur quel point diriger leur attention ; viendra alors l’information que nous voulons leur donner, dans l’attente de laquelle nous les placions en introduisant la substance, et que leur apporte l’attribut. Mais ce n’est pas seulement en nous façonnant pour la vie sociale, en nous laissant toute latitude pour l’organisation de la société, en rendant ainsi nécessaire le langage, que la nature nous a prédestinés à voir dans le changement et le mouvement des accidents, à ériger l’immutabilité et l’immobilité en essences ou substances, en supports. Il faut ajouter que notre perception procède elle-même selon cette philosophie. Elle découpe, dans la continuité de l’étendue, des corps choisis précisément de telle manière qu’ils puissent être traités comme invariables pendant qu’on les considère. Quand la variation est trop forte pour ne pas frapper, on dit que l’état auquel on avait affaire a cédé la place à un autre, lequel ne variera pas davantage. Ici encore c’est la nature, préparatrice de l’action individuelle et sociale, qui a tracé les grandes lignes de notre langage et de notre pensée, sans les faire d’ailleurs coïncider ensemble, et en laissant aussi une large place à la contingence et à la variabilité. Il suffira, pour s’en convaincre, de comparer à notre durée ce qu’on pourrait appeler la durée des choses : deux rythmes bien différents, calculés de telle manière que dans le plus court intervalle perceptible de notre temps tiennent des trillions d’oscillations ou plus généralement d’événements extérieurs qui se répètent : cette immense histoire, que nous mettrions des centaines de siècles à dérouler, nous l’appréhendons dans une synthèse indivisible. Ainsi la perception, la pensée, le langage, toutes les activités individuelles ou sociales de l’esprit conspirent à nous mettre en présence d’objets que nous pouvons tenir pour invariables et immobiles pendant que nous les considérons, comme aussi en présence de personnes, y compris la nôtre, qui deviendront à nos yeux des objets et, par là même, des substances invariables. Comment déraciner une inclination aussi profonde ? Comment amener l’esprit humain à renverser le sens de son opération habituelle, à partir du changement et du mouvement, envisagés comme la réalité même, et à ne plus voir dans les arrêts ou les états que des instantanés pris sur du mouvant ? Il fallait lui montrer que, si la marche habituelle de la pensée est pratiquement utile, commode pour la conversation, la coopération, l’action, elle conduit à des problèmes philosophiques qui sont et qui resteront insolubles, étant posés à l’envers. C’est précisément parce qu’on les voyait insolubles, et parce qu’ils n’apparaissaient pas comme mal posés, que l’on concluait à la relativité de toute connaissance et à l’impossibilité d’atteindre l’absolu. Le succès du positivisme et du kantisme, attitudes d’esprit à peu près générales quand nous commencions à philosopher, venait principalement de là. À l’attitude humiliée on devait renoncer peu à peu, à mesure qu’on apercevrait la vraie cause des antinomies irréductibles. Celles-ci étaient de fabrication humaine. Elles ne venaient pas du fond des choses, mais d’un transport automatique, à la spéculation, des habitudes contractées dans l’action. Ce qu’un laisser-aller de l’intelligence avait fait, un effort de l’intelligence pouvait le défaire. Et ce serait pour l’esprit humain une libération.
Hâtons-nous d’ailleurs de le dire : une méthode qu’on propose ne se fait comprendre que si on l’applique à un exemple. Ici l’exemple était tout trouvé. Il s’agissait de ressaisir la vie intérieure, au-dessous de la juxtaposition que nous effectuons de nos états dans un temps spatialisé. L’expérience était à la portée de tous : et ceux qui voulurent bien la faire n’eurent pas de peine à se représenter la substantialité du moi comme sa durée même. C’est, disions-nous, la continuité indivisible et indestructible d’une mélodie où le passé entre dans le présent et forme avec lui un tout indivisé, lequel reste indivisé et même indivisible en dépit de ce qui s’y ajoute à chaque instant ou plutôt grâce à ce qui s’y ajoute. Nous en avons l’intuition ; mais dès que nous en cherchons une représentation intellectuelle, nous alignons à la suite les uns des autres des états devenus distincts comme les perles d’un collier et nécessitant alors, pour les retenir ensemble, un fil qui n’est ni ceci ni cela, rien qui ressemble aux perles, rien qui ressemble à quoi que ce soit, entité vide, simple mot. L’intuition nous donne la chose dont l’intelligence ne saisit que la transposition spatiale, la traduction métaphorique.
Voilà qui est clair pour notre propre substance. Que penser de celle des choses ? Quand nous commençâmes à écrire, la physique n’avait pas encore accompli les progrès décisifs qui devaient renouveler ses idées sur la structure de la matière. Mais convaincu, dès alors, qu’immobilité et invariabilité n’étaient que des vues prises sur le mouvant et le changeant, nous ne pouvions croire que la matière, dont l’image solide avait été obtenue par des immobilisations de changement, perçues alors comme des qualités, fût composée d’éléments solides comme elle. On avait beau s’abstenir de toute représentation imagée de l’atome, du corpuscule, de l’élément ultime quel qu’il fût : c’était pourtant une chose servant de support à des mouvements et à des changements, et par conséquent en elle-même ne changeant pas, par elle-même ne se mouvant pas. Tôt ou tard, pensions-nous, il faudrait renoncer à l’idée de support. Nous en dîmes un mot dans notre premier livre : c’est à des « mouvements de mouvements » que nous aboutissions, sans pouvoir d’ailleurs préciser davantage notre pensée[5]. Nous cherchâmes une approximation un peu plus grande dans l’ouvrage suivant[6]. Nous allâmes plus loin encore dans nos conférences sur « la perception du changement »[7]. La même raison qui devait nous faire écrire plus tard que « l’évolution ne saurait se reconstituer avec des fragments de l’évolué » nous donnait à penser que le solide doit se résoudre en tout autre chose que du solide. L’inévitable propension de notre esprit à se représenter l’élément comme fixe était légitime dans d’autres domaines, puisque c’est une exigence de l’action : justement pour cette raison, la spéculation devait ici se tenir en garde contre elle. Mais nous ne pouvions qu’attirer l’attention sur ce point. Tôt ou tard, pensions-nous, la physique serait amenée à voir dans la fixité de l’élément une forme de la mobilité. Ce jour-là, il est vrai, la science renoncerait probablement à en chercher une représentation imagée, l’image d’un mouvement étant celle d’un point (c’est-à-dire toujours d’un minuscule solide) qui se meut. Par le fait, les grandes découvertes théoriques de ces dernières années ont amené les physiciens à supposer une espèce de fusion entre l’onde et le corpuscule, – nous dirions entre la substance et le mouvement[8]. Un penseur profond, venu des mathématiques à la philosophie, verra un morceau de fer comme « une continuité mélodique »[9].
Longue serait la liste des « paradoxes », plus ou moins apparentés à notre « paradoxe » fondamental, qui ont ainsi franchi peu à peu l’intervalle de l’improbabilité à la probabilité, pour s’acheminer peut-être à la banalité. Encore une fois, nous avions beau être parti d’une expérience directe, les résultats de cette expérience ne pouvaient se faire adopter que si le progrès de l’expérience extérieure, et de tous les procédés de raisonnement qui s’y rattachent, en imposait l’adoption. Nous-même en étions là : telle conséquence de nos premières réflexions ne fut clairement aperçue et définitivement acceptée par nous que lorsque nous y fûmes parvenu de nouveau par un tout autre chemin.
Nous citerons comme exemple notre conception de la relation psycho-physiologique. Quand nous nous posâmes le problème de l’action réciproque du corps et de l’esprit l’un sur l’autre, ce fut uniquement parce que nous l’avions rencontré dans notre étude des « données immédiates de la conscience ». La liberté nous était apparue alors comme un fait ; et d’autre part l’affirmation du déterminisme universel, qui était posée par les savants comme une règle de méthode, était généralement acceptée par les philosophes comme un dogme scientifique. La liberté humaine était-elle compatible avec le déterminisme de la nature ? Comme la liberté était devenue pour nous un fait indubitable, nous l’avions considérée à peu près seule dans notre premier livre : le déterminisme s’arrangerait avec elle comme il le pourrait ; il s’arrangerait sûrement, aucune théorie ne pouvant résister longtemps à un fait. Mais le problème écarté tout le long de notre premier travail se dressait maintenant devant nous inéluctablement. Fidèle à notre méthode, nous lui demandâmes de se poser en termes moins généraux et même, si c’était possible, de prendre une forme concrète, d’épouser les contours de quelques faits sur lesquels l’observation directe eût prise. Inutile de raconter ici comment le problème traditionnel de « la relation de l’esprit au corps » se resserra devant nous au point de n’être plus que celui de la localisation cérébrale de la mémoire, et comment cette dernière question, beaucoup trop vaste elle-même, en vint peu à peu à ne plus concerner que la mémoire des mots, plus spécialement encore les maladies de cette mémoire particulière, les aphasies. L’étude des diverses aphasies, poursuivie par nous avec l’unique souci de dégager les faits à l’état pur, nous montra qu’entre la conscience et l’organisme il y avait une relation qu’aucun raisonnement n’eût pu construire a priori, une correspondance qui n’était ni le parallélisme ni l’épiphénoménisme, ni rien qui y ressemblât. Le rôle du cerveau était de choisir à tout moment, parmi les souvenirs, ceux qui pouvaient éclairer l’action commencée, d’exclure les autres. Redevenaient conscients, alors, les souvenirs capables de s’insérer dans le cadre moteur sans cesse changeant, mais toujours préparé ; le reste demeurait dans l’inconscient. Le rôle du corps était ainsi de jouer la vie de l’esprit, d’en souligner les articulations motrices, comme fait le chef d’orchestre pour une partition musicale ; le cerveau n’avait pas pour fonction de penser, mais d’empêcher la pensée de se perdre dans le rêve ; c’était l’organe de l’attention à la vie. Telle était la conclusion à laquelle nous étions conduit par la minutieuse étude des faits normaux et pathologiques, plus généralement par l’observation extérieure. Mais alors seulement nous nous aperçûmes que l’expérience interne à l’état pur, en nous donnant une « substance » dont l’essence même est de durer et par conséquent de prolonger sans cesse dans le présent un passé indestructible, nous eût dispensé et même nous eût interdit de chercher où le souvenir est conservé. Il se conserve lui-même, comme nous l’admettons tous quand nous prononçons un mot par exemple. Pour le prononcer, il faut bien que nous nous souvenions de la première moitié au moment où nous articulons la seconde. Personne ne jugera cependant que la première ait été tout de suite déposée dans un tiroir, cérébral ou autre, pour que la conscience vint l’y chercher l’instant d’après. Mais s’il en est ainsi de la première moitié du mot, il en sera de même du mot précédent, qui fait corps avec elle pour le son et pour le sens ; il en sera de même du commencement de la phrase, et de la phrase antérieure, et de tout le discours que nous aurions pu faire très long, indéfiniment long si nous l’avions voulu. Or, notre vie entière, depuis le premier éveil de notre conscience, est quelque chose comme ce discours indéfiniment prolongé. Sa durée est substantielle, indivisible en tant que durée pure. Ainsi nous aurions pu, à la rigueur, faire l’économie de plusieurs années de recherche. Mais comme notre intelligence n’était pas différente de celle des autres hommes, la force de conviction qui accompagnait notre intuition de la durée quand nous nous en tenions à la vie intérieure ne s’étendait pas beaucoup plus loin. Surtout, nous n’aurions pas pu, avec ce que nous avions noté de cette vie intérieure dans notre premier livre, approfondir comme nous fûmes amené à le faire les diverses fonctions intellectuelles, mémoire, association des idées, abstraction, généralisation, interprétation, attention. La psycho-physiologie d’une part, la psycho-pathologie de l’autre, dirigèrent le regard de notre conscience sur plus d’un problème dont nous aurions, sans elles, négligé l’étude, et que l’étude nous fit poser autrement. Les résultats ainsi obtenus ne furent pas sans agir sur la psycho-physiologie et la psycho-pathologie elles-mêmes. Pour nous en tenir à cette dernière science, nous mentionnerons simplement l’importance croissante qu’y prirent peu à peu les considérations de tension psychologique, d’attention à la vie, et tout ce qu’enveloppe le concept de « schizophrénie ». Il n’est pas jusqu’à notre idée d’une conservation intégrale du passé qui n’ait trouvé de plus en plus sa vérification empirique dans le vaste ensemble d’expériences institué par les disciples de Freud.
Plus lentes encore à se faire accepter sont des vues situées au point de convergence de trois spéculations différentes, et non plus seulement de deux. Celles-là sont d’ordre métaphysique. Elles concernent l’appréhension de la matière par l’esprit et devraient mettre fin à l’antique conflit du réalisme et de l’idéalisme en déplaçant la ligne de démarcation entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et la matière. Ici encore le problème se résout en se posant autrement. L’analyse psychologique toute seule nous avait montré dans la mémoire des plans de conscience successifs, depuis le « plan du rêve », le plus étendu de tous, sur lequel est étalé, comme sur la base d’une pyramide, tout le passé de la personne, jusqu’au point, comparable au sommet, où la mémoire n’est plus que la perception de l’actuel avec des actions naissantes qui la prolongent. Cette perception de tous les corps environnants siège-t-elle dans le corps organisé ? On le croit généralement. L’action des corps environnants s’exercerait sur le cerveau par l’intermédiaire des organes des sens ; dans le cerveau s’élaboreraient des sensations et des perceptions inextensives : ces perceptions seraient projetées au dehors par la conscience et viendraient en quelque sorte recouvrir les objets extérieurs. Mais la comparaison des données de la psychologie avec celles de la physiologie nous montrait tout autre chose. L’hypothèse d’une projection excentrique des sensations nous apparaissait comme fausse quand on la considérait superficiellement, de moins en moins intelligible à mesure qu’on l’approfondissait, assez naturelle cependant quand on tenait compte de la direction où psychologie et philosophie s’étaient engagées et de l’inévitable illusion où l’on tombait quand on découpait d’une certaine manière la réalité pour poser en certains termes les problèmes. On était obligé d’imaginer dans le cerveau je ne sais quelle représentation réduite, quelle miniature du monde extérieur, laquelle se réduisait plus encore et devenait même inétendue pour passer de là dans la conscience : celle-ci, munie de l’Espace comme d’une « forme », restituait l’étendue à l’inétendu et retrouvait, par une reconstruction, le monde extérieur. Toutes ces théories tombaient, avec l’illusion qui leur avait donné naissance. Ce n’est pas en nous, c’est en eux que nous percevons les objets : c’est du moins en eux que nous les percevrions si notre perception était « pure ». Telle était notre conclusion. Au fond, nous revenions simplement à l’idée du sens commun. « On étonnerait beaucoup, écrivions-nous, un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l’objet qu’il a devant lui, qu’il voit et qu’il touche, n’existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus généralement, n’existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley… Mais, d’autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l’objet est tout différent de ce qu’on y aperçoit… Donc, pour le sens commun, l’objet existe en lui-même et, d’autre part, l’objet est, en lui-même, pittoresque comme nous l’apercevons : c’est une image, mais une image qui existe en soi[10]. Comment une doctrine qui se plaçait ici au point de vue du sens commun a-t-elle pu paraître aussi étrange ? On se l’explique sans peine quand on suit le développement de la philosophie moderne et quand on voit comment elle s’orienta dès le début vers l’idéalisme, cédant à une poussée qui était celle même de la science naissante. Le réalisme se posa de la même manière ; il se formula par opposition à l’idéalisme, en utilisant les mêmes termes ; de sorte qu’il se créa chez les philosophes certaines habitudes d’esprit en vertu desquelles l’« objectif » et le « subjectif » étaient départagés à peu près de même par tous, quel que fût le rapport établi entre les deux termes et à quelque école philosophique qu’on se rattachât. Renoncer à ces habitudes était d’une difficulté extrême ; nous nous en aperçûmes à l’effort presque douloureux, toujours à recommencer, que nous dûmes faire nous-même pour revenir à un point de vue qui ressemblait si fort à celui du sens commun. Le premier chapitre de Matière et mémoire, où nous consignâmes le résultat de nos réflexions sur les « images », fut jugé obscur par tous ceux qui avaient quelque habitude de la spéculation philosophique, et en raison de cette habitude même. Je ne sais si l’obscurité s’est dissipée : ce qui est certain, c’est que les théories de la connaissance qui ont vu le jour dans ces derniers temps, à l’étranger surtout, semble laisser de côté les termes où Kantiens et anti-Kantiens s’accordaient à poser le problème. On revient à l’immédiatement donné, ou l’on y tend.
Voilà pour la Science, et pour le reproche qu’on nous fit de la combattre. Quant à l’Intelligence, point n’était besoin de tant s’agiter pour elle. Que ne la consultait-on d’abord ? Étant intelligence et par conséquent comprenant tout, elle eût compris et dit que nous ne lui voulions que du bien. En réalité, ce qu’on défendait contre nous, c’était d’abord un rationalisme sec, fait surtout de négations, et dont nous éliminions la partie négative par le seul fait de proposer certaines solutions ; c’était ensuite, et peut-être principalement, un verbalisme qui vicie encore une bonne partie de la connaissance et que nous voulions définitivement écarter.
Qu’est-ce en effet que l’intelligence ? La manière humaine de penser. Elle nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille, pour diriger notre conduite. La nature nous ayant destinés à utiliser et à maîtriser la matière, l’intelligence n’évolue avec facilité que dans l’espace et ne se sent à son aise que dans l’inorganisé. Originellement, elle tend à la fabrication : elle se manifeste par une activité qui prélude à l’art mécanique et par un langage qui annonce la science, — tout le reste de la mentalité primitive étant croyance et tradition. Le développement normal de l’intelligence s’effectue donc dans la direction de la science et de la technicité. Une mécanique encore grossière suscite une mathématique encore imprécise : celle-ci, devenue scientifique et faisant alors surgir les autres sciences autour d’elle, perfectionne indéfiniment l’art mécanique. Science et art nous introduisent ainsi dans l’intimité d’une matière que l’une pense et que l’autre manipule. De ce côté, l’intelligence finirait, en principe, par toucher un absolu. Elle serait alors complètement elle-même. Vague au début, parce qu’elle n’était qu’un pressentiment de la matière, elle se dessine d’autant plus nettement elle-même qu’elle connaît la matière plus précisément. Mais, précise ou vague, elle est l’attention que l’esprit prête à la matière. Comment donc l’esprit serait-il encore intelligence quand il se retourne sur lui-même ? On peut donner aux choses le nom qu’on veut, et je ne vois pas grand inconvénient, je le répète, à ce que la connaissance de l’esprit par l’esprit s’appelle encore intelligence, si l’on y tient. Mais il faudra spécifier alors qu’il y a deux fonctions intellectuelles, inverses l’une de l’autre, car l’esprit ne pense l’esprit qu’en remontant la pente des habitudes contractées au contact de la matière, et ces habitudes sont ce qu’on appelle couramment les tendances intellectuelles. Ne vaut-il pas mieux alors désigner par un autre nom une fonction qui n’est certes pas ce qu’on appelle ordinairement intelligence ? Nous disons que c’est de l’intuition. Elle représente l’attention que l’esprit se prête à lui-même, par surcroît, tandis qu’il se fixe sur la matière, son objet. Cette attention supplémentaire peut être méthodiquement cultivée et développée. Ainsi se constituera une science de l’esprit, une métaphysique véritable, qui définira l’esprit positivement au lieu de nier simplement de lui tout ce que nous savons de la matière. En comprenant ainsi la métaphysique, en assignant à l’intuition la connaissance de l’esprit, nous ne retirons rien à l’intelligence, car nous prétendons que la métaphysique qui était œuvre d’intelligence pure éliminait le temps, que dès lors elle niait l’esprit ou le définissait par des négations : cette connaissance toute négative de l’esprit, nous la laisserons volontiers à l’intelligence si l’intelligence tient à la garder ; nous prétendons seulement qu’il y en a une autre. Sur aucun point, donc, nous ne diminuons l’intelligence ; nous ne la chassons d’aucun des terrains qu’elle occupait jusqu’à présent ; et, là où elle est tout à fait chez elle, nous lui attribuons une puissance que la philosophie moderne lui a généralement contestée. Seulement, à côté d’elle, nous constatons l’existence d’une autre faculté, capable d’une autre espèce de connaissance. Nous avons ainsi, d’une part, la science et l’art mécanique, qui relèvent de l’intelligence pure : de l’autre, la métaphysique, qui fait appel à l’intuition. Entre ces deux extrémités viendront alors se placer les sciences de la vie morale, de la vie sociale, et même de la vie organique, celles-ci plus intellectuelles, celles-là plus intuitives. Mais, intuitive ou intellectuelle, la connaissance sera marquée au sceau de la précision.
Rien de précis, au contraire, dans la conversation, qui est la source ordinaire de la « critique ». D’où viennent les idées qui s’y échangent ? Quelle est la portée des mots ? Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu’il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée. L’un et l’autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle. Est-elle intelligence ou intuition ? Je veux bien que l’intuition y fasse filtrer sa lumière : il n’y a pas de pensée sans esprit de finesse, et l’esprit de finesse est le reflet de l’intuition dans l’intelligence. Je veux bien aussi que cette part si modique d’intuition se soit élargie, qu’elle ait donné naissance à la poésie, puis à la prose, et converti en instruments d’art les mots qui n’étaient d’abord que des signaux : par les Grecs surtout s’est accompli ce miracle. Il n’en est pas moins vrai que pensée et langage, originellement destinés à organiser le travail des hommes dans l’espace, sont d’essence intellectuelle. Mais c’est nécessairement de l’intellectualité vague, — adaptation très générale de l’esprit à la matière que la société doit utiliser. Que la philosophie s’en soit d’abord contentée et qu’elle ait commencé par être dialectique pure, rien de plus naturel. Elle ne disposait pas d’autre chose. Un Platon, un Aristote adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait dans le langage : « dialectique », qui se rattache à διαλέγειν, διαλέγεσθαι, signifie en même temps « dialogue » et « distribution » ; une dialectique comme celle de Platon était à la fois une conversation où l’on cherchait à se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications du langage. Mais tôt ou tard ce système d’idées calquées sur les mots devait céder la place à une connaissance exacte représentée par des signes plus précis ; la science se constituerait alors en prenant explicitement pour objet la matière, pour moyen l’expérimentation, pour idéal la mathématique ; l’intelligence arriverait ainsi au complet approfondissement de la matérialité et par conséquent aussi d’elle-même. Tôt ou tard aussi se développerait une philosophie qui s’affranchirait à son tour du mot, mais cette fois pour aller en sens inverse de la mathématique et pour accentuer, de la connaissance primitive et sociale, l’intuitif au lieu de l’intellectuel. Entre l’intuition et l’intelligence ainsi intensifiées le langage devait pourtant demeurer. Il reste, en effet, ce qu’il a toujours été. Il a beau s’être chargé de plus de science et de plus de philosophie ; il n’en continue pas moins à accomplir sa fonction. L’intelligence, qui se confondait d’abord avec lui et qui participait de son imprécision, s’est précisée en science : elle s’est emparée de la matière. L’intuition, qui lui faisait sentir son influence, voudrait s’élargir en philosophie et devenir coextensive à l’esprit. Entre elles cependant, entre ces deux formes de la pensée solitaire subsiste la pensée en commun, qui fut d’abord toute la pensée humaine. C’est elle que le langage continue à exprimer. Il s’est lesté de science, je le veux bien ; mais l’esprit scientifique exige que tout soit remis en question à tout instant, et le langage a besoin de stabilité. Il est ouvert à la philosophie : mais l’esprit philosophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe ; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement de l’ancien. On appelle couramment et peut-être imprudemment « raison » cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun : conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle. Et elle y exerce une autorité légitime. Théoriquement, en effet, la conversation ne devrait porter que sur les choses de la vie sociale. Et l’objet essentiel de la société est d’insérer une certaine fixité dans la mobilité universelle. Autant de sociétés, autant d’îlots consolidés, çà et là, dans l’océan du devenir. Cette consolidation est d’autant plus parfaite que l’activité sociale est plus intelligente. L’intelligence générale, faculté d’arranger « raisonnablement » les concepts et de manier convenablement les mots, doit donc concourir à la vie sociale, comme l’intelligence, au sens plus étroit, fonction mathématique de l’esprit, préside à la connaissance de la matière. C’est à la première surtout que l’on pense quand on dit d’un homme qu’il est intelligent. On entend par là qu’il a de l’habileté et de la facilité à marier ensemble les concepts usuels pour en tirer des conclusions probables. On ne peut d’ailleurs que lui en savoir gré, tant qu’il s’en tient aux choses de la vie courante, pour laquelle les concepts ont été faits. Mais on n’admettrait pas qu’un homme simplement intelligent se mêlât de trancher les questions scientifiques, alors que l’intelligence précisée en science devient esprit mathématique, physique, biologique, et substitue aux mots des signes mieux appropriés. À plus forte raison devrait-on l’interdire en philosophie, alors que les questions posées ne relèvent plus de la seule intelligence. Mais non, il est entendu que l’homme intelligent est ici un homme compétent. C’est contre quoi nous protestons d’abord. Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses.
Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai. La nature se soucie peu de faciliter notre conversation. Entre la réalité concrète et celle que nous aurions reconstruite a priori, quelle distance ! À cette reconstruction s’en tient pourtant un esprit qui n’est que critique, puisque son rôle n’est pas de travailler sur la chose, mais d’apprécier ce que quelqu’un en a dit. Comment appréciera-t-il, sinon en comparant la solution qu’on lui apporte, extraite de la chose, à celle qu’il eût composée avec les idées courantes, c’est-à-dire avec les mots dépositaires de la pensée sociale ? Et que signifiera son jugement, sinon qu’on n’a plus besoin de chercher, que cela dérange la société, qu’il faut tirer une barre au-dessous des connaissances vagues emmagasinées dans le langage, faire le total, et s’en tenir là ? « Nous savons tout », tel est le postulat de cette méthode. Personne n’oserait plus l’appliquer à la critique des théories physiques ou astronomiques. Mais couramment on procède ainsi en philosophie. À celui qui a travaillé, lutté, peiné pour écarter les idées toutes faites et prendre contact avec la chose, on oppose la solution qu’on prétend « raisonnable ». Le vrai chercheur devrait protester. Il lui appartiendrait de montrer que la faculté de critiquer, ainsi entendue, est un parti pris d’ignorer, et que la seule critique acceptable serait une nouvelle étude, plus approfondie mais également directe, de la chose même. Malheureusement, il n’est que trop porté lui-même à critiquer en toute occasion, alors qu’il n’a pu creuser effectivement que deux ou trois problèmes. En contestant à la pure « intelligence » le pouvoir d’apprécier ce qu’il fait, il se priverait lui-même du droit de juger dans des cas où il n’est plus ni philosophe ni savant, mais simplement « intelligent ». Il aime donc mieux adopter l’illusion commune. À cette illusion d’ailleurs tout l’encourage. Couramment on vient consulter sur un point difficile des hommes incompétents, parce qu’ils sont arrivés à la notoriété par leur compétence en de tout autres matières. On flatte ainsi chez eux, et surtout on fortifie dans l’esprit du public, l’idée qu’il existe une faculté générale de connaître les choses sans les avoir étudiées, une « intelligence » qui n’est ni simplement l’habitude de manier dans la conversation les concepts utiles à la vie sociale, ni la fonction mathématique de l’esprit, mais une certaine puissance d’obtenir des concepts sociaux la connaissance du réel en les combinant plus ou moins adroitement entre eux. Cette adresse supérieure serait ce qui fait la supériorité de l’esprit. Comme si la vraie supériorité pouvait être autre chose qu’une plus grande force d’attention ! Comme si cette attention n’était pas nécessairement spécialisée, c’est-à-dire inclinée par la nature ou l’habitude vers certains objets plutôt que vers d’autres ! Comme si elle n’était pas vision directe, vision qui perce le voile des mots, et comme si ce n’était pas l’ignorance même des choses qui donne tant de facilité à en parler ! Nous prisons, quant à nous, la connaissance scientifique et la compétence technique autant que la vision intuitive. Nous croyons qu’il est de l’essence de l’homme de créer matériellement et moralement, de fabriquer des choses et de se fabriquer lui-même. Homo faber, telle est la définition que nous proposons. L’Homo sapiens, né de la réflexion de l’Homo faber sur sa fabrication, nous paraît tout aussi digne d’estime tant qu’il résout par la pure intelligence les problèmes qui ne dépendent que d’elle : dans le choix de ces problèmes un philosophe peut se tromper, un autre philosophe le détrompera ; tous deux auront travaillé de leur mieux ; tous deux pourront mériter notre reconnaissance et notre admiration. Homo faber, Homo sapiens, devant l’un et l’autre, qui tendent d’ailleurs à se confondre ensemble, nous nous inclinons. Le seul qui nous soit antipathique est l’Homo loquax, dont la pensée, quand il pense, n’est qu’une réflexion sur sa parole.
À le former et à le perfectionner tendaient jadis les méthodes d’enseignement. N’y tendent-elles pas un peu encore ? Certes, le défaut est moins accusé chez nous que chez d’autres. Nulle part plus qu’en France le maître ne provoque l’initiative de l’étudiant, voire de l’écolier. Pourtant il nous reste encore beaucoup à faire. Je n’ai pas à parler ici du travail manuel, du rôle qu’il pourrait jouer à l’école. On est trop porté à n’y voir qu’un délassement. On oublie que l’intelligence est essentiellement la faculté de manipuler la matière, qu’elle commença du moins ainsi, que telle était l’intention de la nature. Comment alors l’intelligence ne profiterait-elle pas de l’éducation de la main ? Allons plus loin. La main de l’enfant s’essaie naturellement à construire. En l’y aidant, en lui fournissant au moins des occasions, on obtiendrait plus tard de l’homme fait un rendement supérieur ; on accroîtrait singulièrement ce qu’il y a d’inventivité dans le monde. Un savoir tout de suite livresque comprime et supprime des activités qui ne demandaient qu’à prendre leur essor. Exerçons donc l’enfant au travail manuel, et n’abandonnons pas cet enseignement à un manœuvre. Adressons-nous à un vrai maître, pour qu’il perfectionne le toucher au point d’en faire un tact : l’intelligence remontera de la main à la tête. Mais je n’insiste pas sur ce point. En toute matière, lettres ou sciences, notre enseignement est resté trop verbal. Le temps n’est plus cependant où il suffisait d’être homme du monde et de savoir discourir sur les choses. S’agit-il de science ? On expose surtout des résultats. Ne vaudrait-il pas mieux initier aux méthodes ? On les ferait tout de suite pratiquer ; on inviterait à observer, à expérimenter, à réinventer. Comme on serait écouté ! Comme on serait entendu ! Car l’enfant est chercheur et inventeur, toujours à l’affût de la nouveauté, impatient de la règle, enfin plus près de la nature que l’homme fait. Mais celui-ci est essentiellement un être sociable, et c’est lui qui enseigne : nécessairement il fait passer en première ligne tout l’ensemble de résultats acquis dont se compose le patrimoine social, et dont il est légitimement fier. Pourtant, si encyclopédique que soit le programme, ce que l’élève pourra s’assimiler de science toute faite se réduira à peu de chose, et sera souvent étudié sans goût, et toujours vite oublié. Nul doute que chacun des résultats acquis par l’humanité ne soit précieux ; mais c’est là du savoir adulte, et l’adulte le trouvera quand il en aura besoin, s’il a simplement appris où le chercher. Cultivons plutôt chez l’enfant un savoir enfantin, et gardons-nous d’étouffer sous une accumulation de branches et de feuilles sèches, produit des végétations anciennes, la plante neuve qui ne demande qu’à pousser.
Ne trouverait-on pas des défauts du même genre à notre enseignement littéraire (si supérieur pourtant à celui qui se donne dans d’autres pays) ? Il pourra être utile de disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et par conséquent à la comprendre. C’est dire que l’enfant devra d’abord la réinventer, ou, en d’autres termes, s’approprier jusqu’à un certain point l’inspiration de l’auteur. Comment le fera-t-il, sinon en lui emboîtant le pas, en adoptant ses gestes, son attitude, sa démarche ? Bien lire à haute voix est cela même. L’intelligence viendra plus tard y mettre des nuances. Mais nuance et couleur ne sont rien sans le dessin. Avant l’intellection proprement dite, il y a la perception de la structure et du mouvement : il y a, dans la page qu’on lit, la ponctuation et le rythme[11]. Les marquer comme il faut, tenir compte des relations temporelles entre les diverses phrases du paragraphe et les divers membres de phrase, suivre sans interruption le crescendo du sentiment et de la pensée jusqu’au point qui est musicalement noté comme culminant, en cela d’abord consiste l’art de la diction. On a tort de le traiter en art d’agrément. Au lieu d’arriver à la fin des études, comme un ornement, il devrait être au début et partout, comme un soutien. Sur lui nous poserions tout le reste, si nous ne cédions ici encore à l’illusion que le principal est de discourir sur les choses et qu’on les connaît suffisamment quand on sait en parler. Mais on ne connaît, on ne comprend que ce qu’on peut en quelque mesure réinventer. Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre l’art de la lecture, tel que nous venons de le définir, et l’intuition que nous recommandons au philosophe. Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement. Mais nous avons ouvert une trop longue parenthèse. Il est temps de la fermer. Nous n’avons pas à élaborer un programme d’éducation. Nous voulions seulement signaler certaines habitudes d’esprit que nous tenons pour fâcheuses et que l’école encourage encore trop souvent en fait, quoiqu’elle les répudie en principe. Nous voulions surtout protester une fois de plus contre la substitution des concepts aux choses, et contre ce que nous appellerions la socialisation de la vérité. Elle s’imposait dans les sociétés primitives. Elle est naturelle à l’esprit humain, parce que l’esprit humain n’est pas destiné à la science pure, encore moins à la philosophie. Mais il faut réserver cette socialisation aux vérités d’ordre pratique, pour lesquelles elle est faite. Elle n’a rien à voir dans le domaine de la connaissance pure, science ou philosophie.
Nous répudions ainsi la facilité. Nous recommandons une certaine manière difficultueuse de penser. Nous prisons par-dessus tout l’effort. Comment quelques-uns ont-ils pu s’y tromper ? Nous ne dirons rien de celui qui voudrait que notre « intuition » fût instinct ou sentiment. Pas une ligne de ce que nous avons écrit ne se prête à une telle interprétation. Et dans tout ce que nous avons écrit il y a l’affirmation du contraire : notre intuition est réflexion. Mais parce que nous appelions l’attention sur la mobilité qui est au fond des choses, on a prétendu que nous encouragions je ne sais quel relâchement de l’esprit. Et parce que la permanence de la substance était à nos yeux une continuité de changement, on a dit que notre doctrine était une justification de l’instabilité. Autant vaudrait s’imaginer que le bactériologiste nous recommande les maladies microbiennes quand il nous montre partout des microbes, ou que le physicien nous prescrit l’exercice de la balançoire quand il ramène les phénomènes de la nature à des oscillations. Autre chose est un principe d’explication, autre chose une maxime de conduite. On pourrait presque dire que le philosophe qui trouve la mobilité partout est seul à ne pas pouvoir la recommander, puisqu’il la voit inévitable, puisqu’il la découvre dans ce qu’on est convenu d’appeler immobilité. Mais la vérité est qu’il a beau se représenter la stabilité comme une complexité de changement, ou comme un aspect particulier du changement, il a beau, n’importe comment, résoudre en changement la stabilité : il n’en distinguera pas moins, comme tout le monde, stabilité et changement. Et pour lui, comme pour tout le monde, se posera la question de savoir dans quelle mesure c’est l’apparence spéciale dite stabilité, dans quelle mesure c’est le changement pur et simple, qu’il faut conseiller aux sociétés humaines. Son analyse du changement laisse cette question intacte. Pour peu qu’il ait du bon sens, il jugera nécessaire, comme tout le monde, une certaine permanence de ce qui est. Il dira que les institutions doivent fournir un cadre relativement invariable à la diversité et à la mobilité des desseins individuels. Et il comprendra peut-être mieux que d’autres le rôle de ces institutions. Ne continuent-elles pas dans le domaine de l’action, en posant des impératifs, l’œuvre de stabilisation que les sens et l’entendement accomplissent dans le domaine de la connaissance quand ils condensent en perception les oscillations de la matière, et en concepts l’écoulement des choses ? Sans doute, dans le cadre rigide des institutions, soutenue par cette rigidité même, la société évolue. Même, le devoir de l’homme d’État est de suivre ces variations et de modifier l’institution quand il en est encore temps : sur dix erreurs politiques, il y en a neuf qui consistent simplement à croire encore vrai ce qui a cessé de l’être. Mais la dixième, qui pourra être la plus grave, sera de ne plus croire vrai ce qui l’est pourtant encore. D’une manière générale, l’action exige un point d’appui solide, et l’être vivant tend essentiellement à l’action efficace. C’est pourquoi nous avons vu dans une certaine stabilisation des choses la fonction primordiale de la conscience. Installée sur l’universelle mobilité, disions-nous, la conscience contracte dans une vision quasi instantanée une histoire immensément longue qui se déroule en dehors d’elle. Plus haute est la conscience, plus forte est cette tension de sa durée par rapport à celle des choses.
Tension, concentration, tels sont les mots par lesquels nous caractérisions une méthode qui requiert de l’esprit, pour chaque nouveau problème, un effort entièrement nouveau. Nous n’aurions jamais pu tirer de notre livre Matière et mémoire, qui précéda L’évolution créatrice, une véritable doctrine d’évolution (ce n’en eût été que l’apparence) ; ni de notre Essai sur les données immédiates de la conscience une théorie des rapports de l’âme et du corps comme celle que nous exposâmes ensuite dans Matière et mémoire (nous n’aurions eu qu’une construction hypothétique), ni de la pseudo-philosophie à laquelle nous étions attaché avant les Données immédiates — c’est-à-dire des notions générales emmagasinées dans le langage — les conclusions sur la durée et la vie intérieure que nous présentâmes dans ce premier travail. Notre initiation à la vraie méthode philosophique date du jour où nous rejetâmes les solutions verbales, ayant trouvé dans la vie intérieure un premier champ d’expérience. Tout progrès fut ensuite un agrandissement de ce champ. Étendre logiquement une conclusion, l’appliquer à d’autres objets sans avoir réellement élargi le cercle de ses investigations, est une inclination naturelle à l’esprit humain, mais à laquelle il ne faut jamais céder. La philosophie s’y abandonne naïvement quand elle est dialectique pure, c’est-à-dire tentative pour construire une métaphysique avec les connaissances rudimentaires qu’on trouve emmagasinées dans le langage. Elle continue à le faire quand elle érige certaines conclusions tirées de certains faits en « principes généraux » applicables au reste des choses. Contre cette manière de philosopher toute notre activité philosophique fut une protestation. Nous avions ainsi dû laisser de côté des questions importantes, auxquelles nous aurions facilement donné un simulacre de réponse en prolongeant jusqu’à elles les résultats de nos précédents travaux. Nous ne répondrons à telle ou telle d’entre elles que s’il nous est concédé le temps et la force de la résoudre en elle-même, pour elle-même. Sinon, reconnaissant à notre méthode de nous avoir donné ce que nous croyons être la solution précise de quelques problèmes, constatant que nous ne pouvons, quant à nous, en tirer davantage, nous en resterons là. On n’est jamais tenu de faire un livre[12].
- ↑ Sans pourtant inclure dans le nombre, telles quelles, les quatre acceptions qu’il a cru apercevoir. Nous faisons allusion ici à Harald Höffding.
- ↑
Il va sans dire que la relativité dont nous parlons ici pour l’exclure de la science considérée à sa limite, c’est-à-dire pour écarter une erreur sur la direction du progrès scientifique, n’a rien à voir avec celle d’Einstein. La méthode einsteinienne consiste essentiellement à chercher une représentation mathématique des choses qui soit indépendante du point de vue de l’observateur (ou, plus précisément, du système de référence) et qui constitue, par conséquent, un ensemble de relations absolues. Rien de plus contraire à la relativité telle que l’entendent les philosophes quand ils tiennent pour relative notre connaissance du monde extérieur. L’expression « théorie de la Relativité » a l’inconvénient de suggérer aux philosophes l’inverse de ce qu’on veut ici exprimer.
Ajoutons, au sujet de la théorie de la Relativité, qu’on ne saurait l’invoquer ni pour ni contre la métaphysique exposée dans nos différents travaux, métaphysique qui a pour centre l’expérience de la durée avec la constatation d’un certain rapport entre cette durée et l’espace employé à la mesurer. Pour poser un problème, le physicien, relativiste ou non, prend ses mesures dans ce Temps-là, qui est le nôtre, qui est celui de tout le monde. S’il résout le problème, c’est dans le même Temps, dans le Temps de tout le monde, qu’il vérifiera sa solution. Quant au Temps amalgamé avec l’Espace, quatrième dimension d’un Espace-Temps, il n’a d’existence que dans l’intervalle entre la position du problème et sa solution, c’est-à-dire dans les calculs, c’est-à-dire enfin sur le papier. La conception relativiste n’en a pas moins une importance capitale, en raison du secours qu’elle apporte à la physique mathématique. Mais purement mathématique est la réalité de son Espace-Temps, et l’on ne saurait l’ériger en réalité métaphysique, ou « réalité » tout court, sans attribuer à ce dernier mot une signification nouvelle.
On appelle en effet de ce nom, le plus souvent, ce qui est donné dans une expérience, ou ce qui pourrait l’être : est réel ce qui est constaté ou constatable. Or il est de l’essence même de l’Espace-Temps de ne pas pouvoir être perçu. On ne saurait y être placé, ou s’y placer, puisque le système de référence qu’on adopte est, par définition, un système immobile, que dans ce système Espace et Temps sont distincts, et que le physicien effectivement existant, prenant effectivement des mesures, est celui qui occupe ce système : tous les autres physiciens, censés adopter d’autres systèmes, ne sont plus alors que des physiciens par lui imaginés. Nous avons jadis consacré un livre à la démonstration de ces différents points.
Nous ne pouvons le résumer dans une simple note. Mais comme le livre a souvent été mal compris, nous croyons devoir reproduire ici le passage essentiel d’un article où nous donnions la raison de cette incompréhension. Voici en effet le point qui échappe d’ordinaire à ceux qui, se transportant de la physique à la métaphysique, érigent en réalité, c’est-à-dire en chose perçue ou perceptible, existant avant et après le calcul, un amalgame d’Espace et de Temps qui n’existe que le long du calcul et qui, en dehors du calcul, renoncerait à son essence à l’instant même où l’on prétendrait en constater l’existence.
Il faudrait en effet, disions-nous, commencer par bien voir pourquoi, dans l’hypothèse de la Relativité, il est impossible d’attacher en même temps des observateurs « vivants et conscients » à plusieurs systèmes différents, pourquoi un seul système — celui qui est effectivement adopté comme système de référence — contient des physiciens réels, pourquoi surtout la distinction entre le physicien réel et le physicien représenté comme réel prend une importance capitale dans l’interprétation philosophique de cette théorie, alors que jusqu’ici la philosophie n’avait pas eu à s’en préoccuper dans l’interprétation de la physique. La raison en est pourtant très simple.
Du point de vue de la physique newtonienne par exemple, il y a un système de référence absolument privilégié, un repos absolu et des mouvements absolus. L’univers se compose alors, à tout instant, de points matériels dont les uns sont immobiles et les autres animés de mouvements parfaitement déterminés. Cet univers se trouve donc avoir en lui-même, dans l’Espace et le Temps, une figure concrète qui ne dépend pas du point de vue où le physicien se place : tous les physiciens, à quelque système mobile qu’ils appartiennent, se reportent par la pensée au système de référence privilégié et attribuent à l’univers la figure qu’on lui trouverait en le percevant ainsi dans l’absolu. Si donc le physicien par excellence est celui qui habite le système privilégié, il n’y a pas ici à établir une distinction radicale entre ce physicien et les autres, puisque les autres procèdent comme s’ils étaient à sa place.
Mais, dans la théorie de la Relativité, il n’y a plus de système privilégié. Tous les systèmes se valent. N’importe lequel d’entre eux peut s’ériger en système de référence, dès lors immobile. Par rapport à ce système de référence, tous les points matériels de l’univers vont encore se trouver les uns immobiles, les autres animés de mouvements déterminés ; mais ce ne sera plus que par rapport à ce système. Adoptez-en un autre : l’immobile va se mouvoir, le mouvant s’immobiliser ou changer de vitesse ; la figure concrète de l’univers aura radicalement changé. Pourtant l’univers ne saurait avoir à vos yeux ces deux figures en même temps ; le même point matériel ne peut pas être imaginé par vous, ou conçu, en même temps immobile et mouvant. Il faut donc choisir ; et du moment que vous avez choisi telle ou telle figure déterminée, vous érigez en physicien vivant et conscient, réellement percevant, le physicien attaché au système de référence d’où l’univers prend cette figure : les autres physiciens, tels qu’ils apparaissent dans la figure d’univers ainsi choisie, sont alors des physiciens virtuels, simplement conçus comme physiciens par le physicien réel. Si vous conférez à l’un d’eux (en tant que physicien) une réalité, si vous le supposez percevant, agissant, mesurant, son système est un système de référence non plus virtuel, non plus simplement conçu comme pouvant devenir un système réel, mais bien un système de référence réel ; il est donc immobile, c’est à une nouvelle figure du monde que vous avez affaire ; et le physicien réel de tout à l’heure n’est plus qu’un physicien représenté.
M. Langevin a exprimé en termes définitifs l’essence même de la théorie de la Relativité quand il a écrit que « le principe de la Relativité, sous la forme restreinte comme sous sa forme plus générale, n’est au fond que l’affirmation de l’existence d’une réalité indépendante des systèmes de référence, en mouvement les uns par rapport aux autres, à partir desquels nous en observons des perspectives changeantes. Cet univers a des lois auxquelles l’emploi des coordonnées permet de donner une forme analytique indépendante du système de référence, bien que les coordonnées individuelles de chaque événement en dépendent, mais qu’il est possible d’exprimer sous forme intrinsèque, comme la géométrie le fait pour l’espace, grâce à l’introduction d’éléments invariants et à la constitution d’un langage approprié ». En d’autres termes, l’univers de la Relativité est un univers aussi réel, aussi indépendant de notre esprit, aussi absolument existant que celui de Newton et du commun des hommes : seulement, tandis que pour le commun des hommes et même encore pour Newton cet univers est un ensemble de choses (même si la physique se borne à étudier des relations entre ces choses), l’univers d’Einstein n’est plus qu’un ensemble de relations. Les éléments invariants que l’on tient ici pour constitutifs de la réalité sont des expressions où entrent des paramètres qui sont tout ce qu’on voudra, qui ne représentent pas plus du Temps ou de l’Espace que n’importe quoi, puisque c’est la relation entre eux qui existera seule aux yeux de la science, puisqu’il n’y a plus de Temps ni d’Espace s’il n’y a plus de choses, si l’univers n’a pas de figure. Pour rétablir des choses, et par conséquent le Temps et l’Espace (comme on le fait nécessairement chaque fois qu’on veut être renseigné sur un événement physique déterminé, perçu en des points déterminés de l’Espace et du Temps), force est bien de restituer au monde une figure ; mais c’est qu’on aura choisi un point de vue, adopté un système de référence. Le système qu’on a choisi devient d’ailleurs, par là même, le système central. La théorie de la Relativité a précisément pour essence de nous garantir que l’expression mathématique du monde que nous trouvons de ce point de vue arbitrairement choisi sera identique, si nous nous conformons aux règles qu’elle a posées, à celle que nous aurions trouvée en nous plaçant à n’importe quel autre point de vue. Ne retenez que cette expression mathématique, il n’y a pas plus de Temps que de n’importe quoi. Restaurez le Temps, vous rétablissez les choses, mais vous avez choisi un système de référence et le physicien qui y sera attaché. Il ne peut pas y en avoir d’autre pour le moment, quoique tout autre eût pu être choisi.
- ↑ On peut donc, et même en doit, parler encore de déterminisme physique, lors même qu’on postule, avec la physique la plus récente, l’indéterminisme des événements élémentaires dont se compose le fait physique. Car ce fait physique est perçu par nous comme soumis à un déterminisme inflexible, et se distingue radicalement par là des actes que nous accomplissons quand nous nous sentons libres. Ainsi que nous le suggérons ci-dessus, on peut se demander si ce n’est pas précisément pour couler la matière dans ce déterminisme, pour obtenir, dans les phénomènes qui nous entoureront, une régularité de succession nous permettant d’agir sur eux, que notre perception s’arrête à un certain degré particulier de condensation des événements élémentaires. Plus généralement, l’activité de l’être vivant s’adosserait et se mesurerait à la nécessité qui vient servir de support aux choses, par une condensation de leur durée.
- ↑ Quand nous recommandons un état d’âme où les problèmes s’évanouissent nous ne le faisons, bien entendu, que pour les problèmes qui nous donnent le vertige parce qu’ils nous mettent en présence du vide. Autre chose est la condition quasi animale d’un être qui ne se pose aucune question, autre chose l’état semi-divin d’un esprit qui ne connaît pas la tentation d’évoquer, par un effet de l’infirmité humaine, des problèmes artificiels. Pour cette pensée privilégiée, le problème est toujours sur le point de surgir, mais toujours arrêté, dans ce qu’il a de proprement intellectuel, par la contre-partie intellectuelle que lui suscite l’intuition. L’illusion n’est pas analysée, n’est pas dissipée, puisqu’elle ne se déclare pas : mais elle le serait si elle se déclarait ; et ces deux possibilités antagonistes, qui sont d’ordre intellectuel, s’annulent intellectuellement pour ne plus laisser de place qu’à l’intuition du réel. Dans les deux cas que nous avons cités, c’est l’analyse des idées de désordre et de néant qui fournit la contre-partie intellectuelle de l’illusion intellectualiste.
- ↑ Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 1889, p. 156.
- ↑ Matière et mémoire, Paris, 1896, surtout les p. 221-228. Cf. tout le chapitre IV, et en particulier la p. 233.
- ↑ La perception du changement, Oxford, 1911 (conférences reproduites dans le présent volume).
- ↑ Voir à ce sujet Bachelard, Noumène et microphysique, p. 55-65 du recueil Recherches philosophiques, Paris, 1931-1932.
- ↑ Sur ces idées de Whitehead, et sur leur parenté avec les nôtres, voir J. Wahl, La philosophie spéculative de Whitehead, p. 145-155, dans Vers le concret, Paris, 1932.
- ↑ Matière et mémoire, avant-propos de la septième édition, p. ii.
- ↑ Sur le fait que le rythme dessine en gros le sens de la phrase véritablement écrite, qu’il peut nous donner la communication directe avec la pensée de l’écrivain avant que l’étude des mots soit venue y mettre la couleur et la nuance, nous nous sommes expliqué autrefois, notamment dans une conférence faite en 1912 sur L’âme et le corps (Cf. notre recueil L’énergie spirituelle, p. 32). Nous nous bornions d’ailleurs à résumer une leçon antérieurement faite au Collège de France. Dans cette leçon nous avions pris pour exemple une page ou deux du Discours de la méthode, et nous avions essayé de montrer comment des allées et venues de la pensée, chacune de direction déterminée, passent de l’esprit de Descartes au nôtre par le seul effet du rythme tel que la ponctuation l’indique, tel surtout que le marque une lecture correcte à haute voix.
- ↑ Cet essai a été terminé en 1922. Nous y avons simplement ajouté quelques pages relatives aux théories physiques actuelles. À cette date, nous n’étions pas encore en possession complète des résultats que nous avons exposés dans notre récent ouvrage : Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932. Ceci expliquera les dernières lignes du présent essai.