NÉ DANS LE PEUPLE TRAVAILLEUR















Le fait que j’ai cru devoir partager mes forces entre le service de la Science et celui de la Justice, tient certainement à l’atmosphère dans laquelle j’ai grandi, au lendemain de la guerre de 1870, entre un père républicain jusqu’au fond de l’âme et une mère dévouée jusqu’au sacrifice, au milieu de cet admirable peuple de Paris dont je me suis toujours senti si profondément solidaire. Mon père, qui avait dû, malgré lui, interrompre ses études à dix-huit ans, m’a inspiré le désir de savoir ; lui et ma mère, témoins oculaires du siège et de la sanglante répression de la Commune, m’ont, par leurs récits, mis au cœur l’horreur de la violence et le désir passionné de la justice sociale.


Tel est l’hommage que Paul Langevin lui-même, quelques mois avant sa mort, tint à rendre solennellement, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne[1], à ses parents et au peuple parisien dont il était issu.

Il naquit, en effet, le 23 janvier 1872, rue Ravignan, en plein cœur du Montmartre ouvrier de l’époque, à deux pas de la place du Tertre et de l’emplacement du futur Sacré-Cœur. Son père était métreur-vérificateur, son grand-père, serrurier à Versailles, où il était venu s’installer de Falaise, le berceau de la famille, au début du xixe siècle.

C’est dans ce milieu d’artisans laborieux que s’écoula sa jeunesse. Il y apprit, dès l’enfance, avec le respect du travail manuel, le souci scrupuleux de l’œuvre impeccablement accomplie. Il y connut de près les joies et les peines du prolétariat parisien, et son tenace espoir en un avenir plus juste.

Le goût de la connaissance qu’avait su lui communiquer son père était compris, partagé et encouragé par une mère admirable. Par elle, d’autres influences encore parvenaient à l’enfant. Elle était l’arrière-petite-nièce du célèbre médecin Philippe Pinel[2] qui, à la fin du xviiie siècle, révolutionna le traitement des aliénés en y introduisant pour la première fois des procédés scientifiques et des méthodes humaines. Ainsi sa propre famille fournissait aux rêves de Paul Langevin adolescent un modèle du grand savant aux découvertes hardies et à l’âme généreuse qu’il devait être plus tard.

Le jeune homme commençait cependant une extraordinaire carrière scolaire. À la fin de ses études primaires, ses parents l’avaient mis au Collège Lavoisier où ses dons exceptionnels amenèrent ses maîtres à le présenter à l’École de Physique et Chimie industrielle qui venait d’être créée, rue Lhomond, six ans plus tôt. Il entra le premier, à 16 ans, en 1888, dans cette école qui devait jouer un si grand rôle dans son existence et où il devait revenir plus tard comme directeur. Il en sortit en 1891, toujours premier de sa promotion et fut reçu deux ans après, encore une fois premier, à l’École Normale Supérieure et cela sans avoir subi la dure préparation spécialisée à laquelle se soumettent habituellement les candidats au concours de la rue d’Ulm.

Sur cette période de sa jeunesse, Langevin a laissé plusieurs témoignages émouvants. Nous citerons quelques extraits de l'allocution qu'il prononça le 5 juillet 1934, au cours d'une cérémonie organisée en son honneur à l'École de Physique et Chimie après son élection à l'Académie des Sciences [3].

On y verra comment le jeune étudiant se heurta au barrage quasi-infranchissable, véritable barrage de classe, qui sépare les diverses sections de notre enseignement. Ce barrage, les extraordinaires capacités d'intelligence et de travail permirent à Paul Langevin de le franchir en deux ans, et il réussit, en outre, dans le même temps à assurer sa propre existence matérielle et à éviter ainsi de trop lourdes dépenses à ses parents qui avaient la charge de trois fils. Mais il ne devait jamais oublier ce que sou cas avait d'exceptionnel, ni la chance qu'il avait eue d'être encouragé et soutenu par des maîtres compréhensifs. Et il devait encore songer à cette dure expérience lorsque, cinquante ans plus tard, il jetait les bases d'une réforme véritablement démocratique de l'enseignement.


SOUVENIRS DE JEUNESSE


Par dessus tout cet ensemble de maîtres [4], c'est, vous me permettez de le rappeler ici, la figure de Pierre Curie qui domine dans mon souvenir.

Pierre Curie [5] était jeune. Il était peut-être plus près de nous que la plupart des autres maîtres de l'École et il avait un besoin d’exprimer, d’extérioriser, en quelque sorte, son amour de la science qui le faisait nous appeler à lui pour nous expliquer les choses nouvelles qui l’enthousiasmaient. Je me rappelle que dans la pièce où il se tenait et où, à ce moment-même, il poursuivait avec son frère Jacques ses travaux sur la piézoélectricité, il nous a exposé les idées de Johannes Van der Waals sur la compressibilité des gaz. C’était en 1889. Il m’a fait un peu plus tard le très grand honneur d’une modeste collaboration à ses travaux. J’étais en troisième année quand il poursuivait ses études sur les mouvements amortis et la possibilité d’en représenter les lois d’une façon générale. Il m’a demandé, ainsi qu’à mon camarade de promotion Planzol, de l’aider dans ses calculs numériques. J’en étais extrêmement fier. J’ai utilisé une vieille machine à calculer de Thomas de Colmar, qui existe encore à l’École et dont j’ai eu l’émotion de me servir à nouveau pour mes travaux personnels, il y a deux ou trois ans. Cette machine a perdu quelques dents. Ses rouages ne sont plus aussi neufs qu’autrefois, et les résultats qu’elle donne ne sont pas très sûrs. Elle ressemble, si vous voulez, à un vieil académicien (Sourires) dont les rouages intellectuels et les dents ne sont peut-être pas aussi parfait qu’ils l’étaient dans sa jeunesse.

Cette première initiation à la création scientifique, que m’a procurée cette infinie collaboration avec Pierre Curie a été peut-être l’événement qui a déclenché en moi le désir participer aussi à l’effort scientifique,

Lorsque je suis sorti de l’École avec cette intention, j’ai trouvé, grâce à l’École, la possibilité de satisfaire mon désir.

Il me fallait trouver le moyen de continuer mes études en donnant des leçons. Un des chefs de travaux de l’École, celui que nous appelions « le père Fink », un excellent homme, d’origine alsacienne, introduit ici par Schützenberger [6], me l’a fourni en me demandant d’aller tous les jours passer deux heures chez lui pour aider à résoudre les problèmes des pensionnaires qu’il avait et qui préparaient des concours variés, l’un Centrale, l’autre l’Institut agronomique, un troisième Saint-Cyr, etc.

Pendant deux ans, je suis allé tous les soirs de cinq à sept chez le père Fink où l’on me bombardait dès mon arrivée avec des énoncés de problèmes. J’ai pris l’habitude de les résoudre à bout portant et cela n’a pas été sans influence sur ma carrière scientifique et sur la facilité avec laquelle, ensuite, j’ai passé les examens redoutables auxquels je me préparais.

À ce moment-là, je pensais prendre la licence ès sciences ou même les deux licences de physique et de mathématiques pour passer ensuite l’agrégation. J’avais déjà été reçu à la licence de physique et je préparais la licence de mathématiques lorsque l’influence de l’École s’est exercée une fois de plus sur ma carrière.

Passant rue Lhomond un jour de février 1893, j'ai rencontré Dommer, un des maîtres que les gens de ma génération ont eus ici. Dommer me demande d'une façon très bienveillante ce que je faisais. Je lui dis où j'en étais et mon désir de faire de l'enseignement. « Pourquoi, me dit-il, n'allez-vous pas à l'École Normale ? » Je lui répondis que c'était bien au-dessus de mon ambition, qu'il fallait du latin et du taupin [7] pour se présenter et que je n'avais fait ni de l'un ni de l'autre. « Vous pourriez peut-être essayer », me dit-il.

Cette suggestion me détermina. Au mois de février, je me mis à faire du latin deux heures par jour, du taupin huit heures par jour. Je donnais deux heures de leçons chez Fink et quelquefois deux autres heures.

Ce fut un bon moment de mon existence. J'ai eu quelques mois de tension continue, de véritable mobilisation de mes forces naissantes. J'ai pu réussir et si d'ailleurs j'ai connu le goût de l'enseignement, c'est encore une fois à l'École que je le dois.

À cette époque il y avait à l'École des cours du soir d'une section de l'Association philotechnique qui s'appelait la section des Électriciens. Quand je suis sorti de l'École — j'avais dix-neuf ans — on m'a demandé de prendre le cours d'électricité à cette section. Les gens qui me l'ont proposé avaient quelque imprudence, puisque je n'avais jamais enseigné et j'acceptai avec quelque audace. Ce furent mes débuts dans l'enseignement. J'y ai pris tout de suite un très grand plaisir.

J'ai continué pendant plusieurs années et lorsque, ayant pris plus d'assurance, j'ai fait un plus grand nombre d'expériences, j'ai éprouvé le besoin d'avoir un préparateur; c'est encore l'École qui me l'a fourni en la personne de Gratzmuller à qui j'ai gardé une grande reconnaissance pour son aide aussi gratuite que l'était mon enseignement. L'École m'a aidé ainsi une fois de plus. Cela se passait avant mon entrée à l'École Normale où j'ai été reçu en 1893, mais où je suis entré seulement en 1894 après mon service militaire.
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  1. Allocution de Paul Langevin au cours de l’hommage qui lui fut solennellement rendu, le 3 mars 1945, à la Sorbonne. Cette allocution est reproduite dans l’Hommage à Paul Langevin, édité par l’U. F. U., Paris, 1946, pp. 45 et 46.
  2. Philippe Pinel (1745-1826) était né au château de Rascas, dans le Tarn. Avant sa courageuse campagne, les aliénés étaient assimilés aux criminels, enfermés dans des cachots ou dans des cellules de quelques maisons religieuses et complètement privés de soins hygiéniques et de traitement médical.
  3. En l'honneur de Paul Langevin, membre de l'Institut, hommage édité par l'Association des anciens élèves de l'École de Physique et Chimie de la Ville de Paris, pp. 18, 19 et 20.
  4. Langevin venait de rendre hommage aux maîtres qu'il avait connus à l'École de Physique et Chimie.
  5. Pierre Curie (1859-1906) fut l'un des plus grands savants français de la fin du siècle. C'est en 1894 qu'il énonça son fameux principe de symétrie, et en 1899 qu'avec sa femme, Marie Curie, née Maria Sklodowska, il découvrit le radium dans les laboratoires mêmes de l'École de Physique et Chimie.
  6. Paul Schützenberger, chimiste français né à Strasbourg (1827-1897) fut l’organisateur de l’École de Physique et Chimie et son premier directeur.
  7. La « taupe », dans le langage des étudiants, désigne la classe de mathématiques spéciales des lycéens où l'on prépare aux grandes écoles scientifiques.