La Peinture murale dans les églises de Paris en 1856

PEINTURE MURALE





SAINT-SÉVERIN, SAINT-EUSTACHE, SAINT-PHILIPPE DU ROULE.





La décoration des églises telle que la conçoit aujourd’hui la municipalité de Paris présente à la fois un immense avantage et un inconvénient très positif. Avant d’examiner les peintures de Saint-Séverin, de Saint-Eustache et de Saint-Philippe-du-Roule, je crois utile d’appeler l’attention sur ces deux points. Autrement les jugemens que j’aurai à porter pourraient sembler trop sévères. L’avantage dont je parle, c’est la substitution à peu près permanente de la peinture murale à la peinture sur toile. Le choix de ce parti assure à toutes les compositions un effet déterminé, prévu, calculé à loisir. Or chacun sait que très souvent une composition heureusement conçue, qui plaît dans l’atelier, perd la moitié de sa valeur dès qu’elle est placée dans une chapelle. La cause de cette mésaventure n’est pas difficile à découvrir : le jour n’est plus le même, et telle figure qui dans l’atelier recevait une lumière abondante ne reçoit plus qu’une lumière pâle, si bien que l’intention de l’auteur est à peine comprise. La peinture murale prévient ce danger. Comme toutes les figures sont exécutées sur place, il n’y a pas à craindre qu’elles changent d’aspect, qu’elles perdent une partie de leur importance et ne gardent pas le rôle qui leur est assigné. C’est là pour l’homme laborieux qui veut conquérir une solide renommée une excellente condition. Si son œuvre ne réussit pas, si elle n’obtient pas le suffrage des connaisseurs, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. La lumière qui éclaire les personnages est celle qui les éclairait dès le premier jour. Il n’y a pour lui aucun mécompte. Ce qu’il a voulu se révèle à tous les regards. Une composition peinte sur toile, loin de la place qu’elle doit occuper, est soumise à des chances très diverses. Elle peut s’agrandir, elle peut s’amoindrir en arrivant sous le jour qu’elle doit garder. Les toiles maroufflées, commencées dans l’atelier, achevées sur place, sont un moyen terme que l’administration municipale fera bien d’abandonner. Je pourrais citer à l’appui de mon opinion des exemples nombreux. Ceux qui ont visité les églises de Rome et de Florence savent à quel point la peinture murale est propice aux pensées les plus modestes. Telle main qui sur la toile, sur un panneau de chêne, ne se révèle pas comme très habile, obtient des effets très heureux, et fait songer aux maîtres de l’art, lorsqu’elle dispose d’un espace limité, d’un jour qui n’est modifié que par le cours des saisons. Il me suffit de citer la chapelle du Pinturicchio dans l’église d’Ara-Cœli. Ce condisciple de Raphaël n’était pas un homme de premier ordre, et pourtant dans cette chapelle, grâce à la distribution de la lumière qu’il connaissait d’avance, il a montré une finesse, une précision qu’on chercherait vainement dans les œuvres de son pinceau exécutées loin de la place qu’elles occupent. Les compositions du même auteur à Sant’Onofrio, derrière le maître-autel, se recommandent à l’admiration parce qu’elles sont conçues et menées à fin dans les mêmes conditions.

Les compositions de Giotto, supérieur à Pinturicchio par la pensée, moins habile que lui dans le maniement du pinceau, donnent lieu aux mêmes réflexions. Les Sept Sacremens, qui décorent l’Incoronata de Naples au-dessus du buffet d’orgues, et surtout les épisodes bibliques de Sainte-Marie all’ Arena de Padoue, démontrent victorieusement tous les avantages d’une lumière prévue. Le glorieux aïeul de Raphaël doit à la peinture murale la meilleure partie de sa renommée, et bien des hommes qui n’ont pas conquis dans l’histoire de l’art un rang aussi élevé seraient aujourd’hui presque oubliés, s’ils eussent confié au bois ou à la toile l’expression de leur pensée. Domenico Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, admiré dans l’église de la Trinité de Florence, dans la chapelle Sixtine, n’obtiendrait dans une galerie que de rares suffrages. N’est-ce pas assez pour prouver l’excellence du parti choisi par la municipalité de Paris? Notre climat, il est vrai, pluvieux et inconstant, amoindrit quelque peu les avantages que je viens de signaler. La plupart de nos églises sont d’ailleurs assez mal disposées pour la peinture. La lumière y est distribuée d’une main avare. C’est un obstacle sans doute dont il faut tenir compte, un obstacle sérieux, qui ne doit pourtant pas effrayer les peintres vraiment habiles. La fresque est peu cultivée chez nous, et les essais demandés à des mains inexpérimentées ne pouvaient l’accréditer en France; mais la peinture à la cire, exécutée sur un mur piqué, puis revêtu d’une légère couche de stuc, exempte de reflets, s’accommode très bien à l’inconstance de notre climat. Ce procédé, sans valoir le procédé italien, sans permettre d’obtenir la même fraîcheur de tons, déjoue cependant tous les caprices de l’atmosphère. Que la lumière soit abondante ou non, que le ciel soit pur ou chargé de nuages, toutes les figures gardent l’importance qui leur est assignée, le rang qui leur convient. Les beaux travaux de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés, à Saint-Vincent-de-Paul, exécutés à la cire, ne laissent rien à désirer sous le rapport de la clarté. Bien que l’église construite par M. Hittorf ne soit pas inondée de lumière comme Sainte-Marie-Majeure, qu’elle voudrait rappeler, bien que Saint-Germain-des-Prés soit encore plus mal partagé que Saint-Vincent-de-Paul, chacun peut suivre sans effort la pensée du peintre. Toutes ses intentions se révèlent avec évidence. Il est vrai que, parmi les artistes à qui la ville de Paris a confié la décoration de nos églises, il y en a bien peu qui réunissent au même degré les conditions exigées pour ce genre de travail. Si M. Flandrin ne possède pas une grande originalité d’invention, on peut dire qu’il écrit sa volonté dans une langue pure et précise. Il s’attache résolument aux points importans, et sacrifie sans regret les détails que le regard n’atteindrait pas. S’il y a en Italie des peintures murales éclairées d’une lumière plus abondante, il n’y en a pas une que l’œil embrasse plus facilement.

Quant à l’inconvénient dont j’ai parlé plus haut, il n’a rien à démêler avec l’inconstance de notre climat. On pourrait le supprimer demain. Il suffirait de consulter le bon sens. Les sujets commandés par la ville sont proposés par les paroisses. Or le plus grand nombre de ces sujets n’offre au pinceau que de bien faibles ressources. Les trois quarts, je pourrais dire les neuf-dixièmes des chapelles, au lieu de retracer les épisodes gracieux ou pathétiques de l’Ancien et du Nouveau-Testament, nous présentent des légendes empruntées à la vie des saints. L’Italie à cet égard montre plus de clairvoyance. Sans négliger la biographie des saints, elle interroge plus souvent que la France le Pentateuque, le Livre des Rois, les prophètes et l’Évangile; elle a compris par réflexion ou par instinct, peu importe, que pour attirer les yeux de la foule il faut lui présenter des épisodes qui réveillent les souvenirs du premier âge, c’est-à-dire les origines de la religion chrétienne. Simplicité, candeur, austérité, tout se trouve réuni dans les sources que je viens d’indiquer, et ces mérites si précieux ne sont pas les seuls qui les recommandent. Que le peintre puise dans la Genèse ou dans l’Exode, dans Jérémie ou dans saint Jean, il est compris par le plus grand nombre des spectateurs. Il n’a pas besoin d’expliquer sa pensée dans une page de commentaires. Les personnages sont connus d’avance. L’action où ils sont engagés est aussi claire pour les gens du monde que pour les érudits. L’intelligence, au lieu de chercher à deviner l’intention qui anime les acteurs, s’attache tout entière aux traits du visage, aux plis des draperies, aux ondulations de l’horizon, aux accidens du paysage. La vie des saints offre-t-elle cet avantage ? La plupart des légendes connues dans une paroisse sont ignorées dans la paroisse voisine, et le plus grand nombre des spectateurs ne sait pas ce qu’il voit quand les sujets qui décorent une chapelle ne sont pas tirés de l’Ancien-Testament ou de l’Évangile. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ce reproche ne s’adresse pas aux personnages qui ont joué un rôle important dans l’histoire de l’église. Quand Dominiquin nous retrace la vie de saint André ou de sainte Cécile, il n’a pas à redouter l’embarras des spectateurs ; quand Michel-Ange figure la conversion du saint Paul sur le chemin de Damas, ou Titien les miracles de saint Antoine de Padoue, l’attention n’est pas remplacée par une curiosité inquiète.

Je sais les objections soulevées par les sujets de l’Écriture sainte. On dit que les maîtres les ont épuisés, et qu’il est imprudent de lutter avec eux : j’avoue que cet argument n’a pas à mes yeux une grande importance. On dit encore que les récits de Moïse et de saint Jean sont trop connus et n’offrent plus d’intérêt qu’aux âmes pieuses : le second argument ne me semble guère plus effrayant que le premier. Les maîtres n’ont épuisé ni les sujets bibliques, ni les sujets évangéliques, et d’ailleurs il suffit de consulter les grandes écoles de l’Italie, de la Flandre et de la Hollande, pour voir comment la même période, interprétée par Raphaël, par Léonard, par Rubens ou Rembrandt, s’est renouvelée, transformée, et combien chacune de ses métamorphoses offre d’attrait, d’originalité. Le Christ en Croix de Fra-Giovanni, qui appelle tant de visiteurs au couvent de Saint-Marc à Florence, n’amoindrit pas le Christ en Croix du chef de l’école hollandaise. Rubens a traité avec un rare bonheur presque toutes les scènes déjà retracées par le pinceau italien. Il serait sans doute imprudent de toucher à la cène après le Vinci, à la transfiguration après le Sanzio, au jugement dernier après le Buonarroti ; mais toutes les autres pages de l’Écriture sainte peuvent être consultées sans témérité par les peintres de nos jours. Sans sortir d’Italie, on comprend toute la richesse des récits qu’elles nous présentent. Rome, Florence, Venise, Milan, Parme, Bologne, ont donné aux personnages de l’Ancien et du Nouveau-Testament des physionomies diverses sans blesser la tradition chrétienne. Pourquoi donc l’école française abandonnerait-elle comme un sol appauvri par des moissons trop nombreuses la Genèse, les prophètes et l’Evangile ? Si Bologne et Parme ont trouvé moyen d’intéresser après Rome et Florence en puisant aux mêmes sources, pourquoi la France n’aurait-elle pas le même bonheur ?

Je n’insisterais pas sur ce point, si le choix des sujets proposés aux peintres de nos jours pour la décoration des églises de Paris n’expliquait le caractère inanimé d’un grand nombre de compositions. Il y a telle scène en effet qui, entre les mains du plus habile, doit demeurer sans attrait. Pour exciter, pour enflammer l’imagination, il faut des personnages dont la vie se rattache à de grands événemens, à des prodiges devenus populaires, gravés dans la mémoire de tous. Or les programmes discutés en conseil de fabrique avant d’être distribués par les bureaux de la préfecture ne satisfont que bien rarement à cette condition impérieuse. C’est pourquoi, en parlant de Saint-Séverin, de Saint-Eustache et de Saint-Philippe-du-Roule, nous serons forcé de traiter avec indulgence la conception, et de réserver la sévérité pour l’exécution des figures. C’est la seule manière d’arriver à la justice. En procédant autrement, nous serions à peu près sûr de nous égarer. Il y a dans le côté plastique des figures de quoi défrayer la discussion. L’école française est aujourd’hui livrée à l’anarchie. Les principes défendus avec tant d’énergie par l’auteur de l’Apothéose d’Homère n’ont rallié qu’un petit nombre de fidèles. Ni Delacroix ni Decamps ne sont appelés à l’enseignement. La nature de leur talent est tout individuelle ; ils ont plus d’imagination que de savoir, et l’imagination ne se transmet pas. Ary Scheffer et Paul Delaroche ont trop souvent tâtonné pour imposer leur manière. Chacun dans l’école française veut aujourd’hui se frayer une route personnelle, et pour accomplir un tel projet, la force manque au plus grand nombre. Aussi, à côté de l’imitation servile de la nature, nous apercevons l’imitation obstinée des maîtres du XIVe siècle. En examinant les chapelles de Saint-Séverin, de Saint-Eustache et de Saint-Philippe, nous expliquerons la stérilité de cette double tentative.

L’indulgence en pareille occasion est d’autant plus nécessaire, que le choix des sujets n’est pas la seule considération dont nous ayons à tenir compte. La peinture murale exige des études spéciales, et ce n’est pas en France que ces études peuvent se faire. Pour connaître d’une manière précise les conditions imposées à ce genre de peinture, il est indispensable de visiter l’Italie. Rome et Florence sont les deux institutrices que doivent consulter les artistes chargés de la décoration de nos chapelles. Pour résoudre cette difficulté, la ville de Paris a choisi quelques pensionnaires de l’Académie de France à Rome, qui ont pu librement étudier les modèles du genre ; mais comme le nombre des candidats désignés par leurs antécédens n’était pas en rapport avec le nombre des travaux, elle a dû jeter les yeux sur des peintres qui n’avaient jamais quitté la France, et rien pour les intelligences ordinaires ne saurait remplacer la vue des modèles. La galerie du Louvre, il est vrai, dans la travée italienne, nous offre le génie de la peinture dans sa plus haute expression; la grande Sainte-Famille de Raphaël acquise par François Ier, la Joconde de Léonard, la Déposition de croix de Titien, la Charité d’André del Sarto, malgré les injures qu’elle a reçues de l’impéritie et de la témérité des restaurateurs, nous permettent de mesurer la puissance de l’art humain en lutte avec la nature; mais la vue de ces admirables ouvrages ne saurait remplacer la vue des peintures murales. Les chambres du Vatican n’offrent pas le même aspect que la grande Sainte-Famille de 1518. La Vierge de Sant’Onofrio est d’un style nouveau pour ceux mêmes qui connaissent la Joconde. Le Saint Christophe du palais ducal de Venise étonne même après la Déposition de croix, que je viens de rappeler. Quant à la Charité d’André del Sarto, dont les précieux débris ravissent tous les yeux, elle ne dispense pas les peintres studieux de contempler la Vierge au Sac et la Vie de saint Philippe Benizzi à l’Annunziata de Florence. Une composition exécutée pour un lieu déterminé n’est pas soumise aux mêmes conditions qu’un tableau. Si la peinture à l’huile offre plus de ressources que la peinture à fresque ou la peinture à la cire, si elle se prête mieux à l’expression de la forme, en revanche la peinture à fresque et la peinture à la cire se recommandent par une plus grande sérénité. Pour concevoir une juste idée de ces deux genres, la pénétration ne suffit pas; le témoignage des yeux doit s’ajouter au travail de l’intelligence. Les pensionnaires de l’Académie de France à Rome sont très favorablement placés pour connaître les conditions de la peinture murale. Malheureusement le programme des études académiques ne leur impose pas l’obligation de traiter pendant la dernière année de leur séjour en Italie des sujets d’une nature spéciale, qui conviennent à la décoration des chapelles plutôt qu’à la décoration des galeries. Ils copient, il est vrai, quelques fragmens de la Sixtine, des chambres du Vatican ou de la Farnésine; mais cela ne suffit pas pour les former à la peinture murale, et quand cette tâche leur est proposée, malgré les beaux modèles qu’ils ont eus devant les yeux, ils sont souvent tout aussi empêchés que les peintres condamnés à l’ignorance de l’Italie par la médiocrité de leur condition.

Sans doute les intelligences supérieures peuvent se passer des secours que j’indique. Eustache Lesueur n’avait jamais visité l’Italie, et cependant il a traité la Vie de saint Bruno de manière à contenter ceux mêmes qui ont vécu à Rome et à Florence. Si au lieu de peindre sur toile il eût été forcé de peindre sur la muraille, eût-il obtenu le même succès? Je me permets d’en douter. Dans tous les cas, Eustache Lesueur ne saurait être invoqué comme un argument dans la discussion qui nous occupe, car s’il demeure au-dessous de Nicolas Poussin par l’étendue de son savoir, il se place à côté de lui par la sincérité, par la naïveté de l’inspiration, et l’enseignement de l’École des Beaux-Arts de Paris, fût-il réformé, complété d’après les conseils les plus sévères, ne pourrait nous promettre sans témérité ni des Lesueur ni des Poussin.

Parmi les peintres contemporains, il y en a trois qui représentent l’école française avec plus d’éclat et d’originalité que les autres : je n’ai pas besoin de nommer MM. Ingres, Eugène Delacroix et Decamps. M. Delacroix, malgré son évidente sympathie pour l’école vénitienne, n’a jamais visité l’Italie. M. Ingres la sait par cœur. M. Decamps l’a parcourue dans tous les sens, l’interrogeant plutôt en paysagiste qu’en peintre de figures. Chose singulière, l’auteur de l’Apothéose d’Homère, l’auteur de la Bataille des Cimbres n’ont jamais été chargés par la ville de Paris de la décoration d’une chapelle. Sous le règne de Louis-Philippe, le préfet de la Seine avait demandé des esquisses à M. Ingres pour la frise et l’abside de Saint-Vincent-de-Paul ; comme ces esquisses devaient être soumises au contrôle des bureaux, cette demande ne pouvait être accueillie. Quant à M. Decamps, qui a tant de fois montré l’originalité de son talent dans l’interprétation de la Genèse, de l’Exode et de l’Évangile, je ne crois pas qu’il ait jamais eu à refuser aucune proposition de la ville. M. Delacroix décore en ce moment à Saint-Sulpice la chapelle des Saints-Anges. La municipalité agirait sagement en appelant MM. Ingres et Decamps à la décoration de nos églises. Je ne veux établir aucune comparaison entre ces deux talens, si profondément divers. Ils représentent deux aspects de l’imagination française : c’en est assez pour que je souhaite les voir en présence. Je sais d’avance que les amis de la réalité reprocheront à l’auteur de l’Apothéose d’Homère un trop grand respect pour les monumens du passé, à l’auteur de la Bataille des Cimbres un trop grand dédain pour la tradition. Peu m’importe, ce double reproche ne me touche pas. Avec MM. Ingres et Decamps, nous serions sûrs d’avoir des compositions d’un ordre élevé, et j’ai quelque raison de croire qu’ils seraient conduits par la nature de leurs études à préférer l’Ancien et le Nouveau-Testament à la biographie des saints.

Ce qui frappe d’abord dans la décoration des trois églises qui nous occupent, c’est la diversité des styles. Je conçois sans peine que la ville de Paris n’ait pas confié au pinceau d’un seul peintre toutes les chapelles de Saint-Séverin ou de Saint-Eustache : elle a cru devoir diviser ce double travail et répartir ainsi les encouragemens. C’est une intention excellente dont il faut lui tenir compte. Cependant je ne crois pas que le parti adopté par la ville soit le plus sûr moyen de développer le goût de la peinture monumentale parmi ceux qui pratiquent l’art et parmi ceux qui en jouissent. Un seul homme, chargé de la décoration d’une église entière, entreprendrait avec joie des études nombreuses et difficiles. Une chapelle à décorer n’est pas une œuvre d’assez longue durée pour le détourner de ses travaux habituels. S’il avait à composer toutes les scènes qui orneront les murs de l’église, il se sentirait vivement excité et ne reculerait devant aucun effort. En réponse à la pensée que j’exprime, on pourra citer MM. Orsel et Périn, qui ont consacré de nombreuses années aux chapelles de la Vierge et de l’Eucharistie à Notre-Dame de Lorette. Le courage, la persévérance de MM. Orsel et Périn sont des exceptions glorieuses que nous enregistrons avec bonheur ; mais la plupart des peintres contemporains, lors même qu’ils le voudraient, ne seraient pas en mesure de les imiter. Pour agir comme ils l’ont fait, il ne faut pas attendre le prix de son travail, et les peintres placés dans cette condition privilégiée ne sont que trop faciles à compter.

Saint-Germain-des-Prés et Saint-Vincent-de-Paul prouvent d’ailleurs tous les avantages d’une volonté unique dans la décoration des églises. À Saint-Germain-des-Prés, M. Hippolyte Flandrin n’avait à redouter aucune contradiction. À Saint-Vincent-de-Paul, il disposait librement de toute la frise, et l’abside peinte par M. Picot ne pouvait lui causer de bien vives inquiétudes. Dans l’église de la Madeleine, comme dans l’église de Saint-Merri, les dangers du morcellement des travaux se révèlent avec une pleine évidence. Il est donc permis dès à présent d’affirmer que, pour obtenir un effet harmonieux, il est nécessaire de confier à une seule intelligence, sinon à une seule main, l’ensemble de la décoration. Je n’ignore pas qu’en adoptant ce parti, la ville de Paris exciterait de nombreux mécontentemens ; bien des intérêts, bien des amours-propres se trouveraient froissés, mais j’incline à penser qu’il ne serait pas difficile d’apaiser ces mécontentemens. En déterminant d’avance la durée du travail, la ville obligerait celui qui aurait conçu l’œuvre entière à employer plusieurs mains, et pour peu qu’il eût le sentiment de la justice, il n’hésiterait pas à nommer les auxiliaires qu’il aurait librement choisis. C’est ainsi qu’agissait le chef de l’école romaine, et personne sans doute ne contestera l’autorité d’un tel exemple. Le prix du travail serait partagé entre plusieurs mains, et nous verrions se dérouler sur les murs de nos églises une suite de pensées exprimées dans un seul et même style. A Saint-Séverin comme à Saint-Eustache, il y a plus d’une œuvre digne d’éloge, mais la diversité des styles va souvent jusqu’à la contradiction. Le choix des lignes, le choix des couleurs sont tellement variés, que parfois une composition très heureusement conçue ne produit pas tout l’effet qu’elle pourrait produire, si elle était vue dans d’autres conditions. A côté d’une chapelle décorée dans le goût de l’école romaine, nous trouvons une chapelle décorée dans le goût de l’école vénitienne, et quoique chacune de ces deux écoles jouisse d’un crédit très légitime, le spectateur aimerait mieux ne pas les voir se disputer dans l’enceinte d’une seule église l’expression du sentiment religieux. Et non-seulement Rome et Venise, Florence et Anvers, servent tour à tour de guides et de conseils aux peintres contemporains de l’école française; mais, au lieu de choisir dans les grandes écoles la période la plus glorieuse, la période de maturité, quelques esprits mal inspirés, confondant l’érudition avec la science, font un retour violent vers les époques où l’art n’était pas encore parvenu à la virilité. Ils accusent les maîtres les plus habiles d’avoir ignoré le style qui convient aux idées chrétiennes, et pour atteindre à ce qu’ils appellent la vérité naïve, ils ne craignent pas de négliger la représentation de la forme humaine. Nous avons aujourd’hui toute une famille de peintres archéologues qui ne comprennent pas l’alliance de la beauté avec le sentiment religieux. Les lignes harmonieuses et sévères blessent leur goût. Ils parlent avec un dédain superbe des païens du XVe et du XVIe siècle. A les entendre, ils possèdent seuls la vraie manière d’interpréter par la couleur l’Ancien et le Nouveau-Testament. Il est facile de comprendre combien l’application de tels principes s’accorde peu avec les doctrines qui ont prévalu en Europe depuis les travaux entrepris et accomplis par les grandes écoles. Cette contradiction, facile à saisir dans une galerie, éclate encore avec plus d’évidence dans la décoration d’une église. Les peintres qui se composent laborieusement un style naïf, qui remontent jusqu’à l’enfance de l’art pour échapper aux dangers du goût païen, condamnés au voisinage d’une œuvre conçue d’après d’autres données, étonnent par la puérilité de leurs inventions, par la gaucherie volontaire de leur dessin, et provoquent le rire plus souvent qu’ils n’excitent la sympathie. Quand leurs compositions figurent dans une galerie, il est facile de les entourer de manière à dissimuler au moins en partie la singularité de leurs prétentions. Dans une église décorée de peintures murales, il n’y a pas moyen de les dérober au ridicule. Le sujet une fois accepté, chacun est maître dans la chapelle qui lui est confiée, personne ne s’inquiète du style de la chapelle voisine. Tant pis pour les archéologues qui se trouvent placés à côté des peintres dévoués aux doctrines du XVe siècle, ils n’ont à espérer aucun changement dans l’opinion des spectateurs. Le jugement prononcé sur leur ouvrage sera difficilement réformé. L’imitation de la nature, qu’ils dédaignent résolument, donne à la chapelle voisine un attrait qui manque à leurs compositions, et leur maladresse, bien que volontaire, devient un sujet de reproche, comme s’ils ne pouvaient pas mieux faire.

J’en ai dit assez pour établir nettement l’importance de l’unité dans la décoration des églises. La vérité du principe une fois reconnue, le plus sage ne serait-il pas de ne rien négliger pour en assurer le triomphe ? Excellente dans l’industrie, la division du travail est toujours périlleuse lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’imagination. Une seule pensée, une seule volonté choisissant librement leurs interprètes, c’est à cette condition que la peinture murale prendra chez nous le rang qui lui appartient. En persévérant dans la voie où elle est entrée, la ville de Paris s’expose à dépenser des sommes considérables sans profit bien évident pour l’école française. Les ouvrages recommandables qu’elle pourra obtenir en échange de ses sacrifices n’élèveront pas d’une manière bien marquée le goût public. Or les œuvres d’art exécutées aux frais de la foule doivent servir au développement intellectuel de la foule. Pour qu’elles répondent à leur destination légitime, il faut qu’elles suscitent des pensées supérieures aux pensées dont se compose la vie commune. Le plus sûr moyen de toucher le but, lorsqu’il s’agit de peinture murale, est de placer devant nos yeux une suite de scènes conçues par une seule intelligence, exprimant toutes des idées du même ordre, des sentimens de la même nature, ou du moins appartenant à la même famille. Si d’une part le choix des sujets est abandonné au clergé de chaque paroisse, si d’autre part les compositions, au lieu d’être conçues par une seule intelligence, sont livrées au caprice d’une légion de peintres, il est à peu près impossible que la décoration d’une église produise une impression durable et salutaire. Les efforts individuels compensent rarement l’absence d’une direction commune. Qu’une volonté souveraine vienne régir toutes ces intelligences, qu’elle les pousse vers un but unique, et l’œuvre accomplie par des mains obéissantes remuera profondément l’âme des spectateurs. Ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble guère à l’avenir que je rêve pour la peinture monumentale. Le spectateur curieux et attentif, après avoir visité toutes les chapelles d’une église, n’emporte le plus souvent qu’une impression confuse. Il approuve ou désapprouve telle ou telle manière ; la contradiction des styles ne se prête guère à l’émotion. Pour apprécier chaque scène, il ne s’agit pas seulement de connaître le sujet : c’est un nouveau choix de lignes et de couleurs auquel il faut habituer ses yeux ; c’est comme un livre dont tous les chapitres seraient écrits par un auteur étranger aux pages précédentes comme aux pages suivantes. Le lecteur soumis à ce régime aurait grand’peine à suivre ou même à pénétrer la pensée génératrice de l’œuvre placée dans ses mains. La peinture murale, privée d’une direction commune, n’inquiète pas l’esprit du spectateur d’une manière moins fâcheuse que ce livre écrit par tant de mains; elle excite la curiosité et réussit bien rarement à toucher le cœur. Les yeux se préoccupent du côté technique, ou se contentent de déchiffrer le sujet. L’esprit n’a pas le temps de s’acclimater dans la région qui s’ouvre devant lui, et trop souvent au bout du voyage il ne sait pas bien nettement ce qu’il a vu.

Tous ceux qui ont visité Rome se rappellent une petite église, San-Martino, qui, par son architecture, n’exciterait pas l’attention, mais qui doit aux paysages du Guaspre une, légitime célébrité. Les figures de ces paysages sont de Nicolas Poussin. Il est impossible d’imaginer rien de plus frais, de plus souriant ou de plus austère que ces compositions. Les sujets sont empruntés tantôt à l’Ancien-Testament, tantôt à la Vie des Saints, et l’aspect de la nature prépare l’esprit du spectateur à l’intelligence de la scène représentée. Les tableaux du Guaspre qui décorent les galeries ne donnent pas une idée de ces délicieux poèmes, où les personnages ne peuvent pas plus se passer du paysage que le paysage ne peut se passer d’eux. Le souvenir de San-Martino m’amène à regretter que la ville de Paris, pour la décoration de nos églises, ne commande pas plus souvent des paysages bibliques. M. Paul Flandrin à Saint-Séverin, M. Aligny à Saint-Étienne-du-Mont, ont produit en ce genre des ouvrages vraiment dignes d’attention. C’est un premier pas dans la voie que j’indique; mais il faudrait multiplier ces essais pour donner la mesure de l’école française dans le paysage historique. Tous les quatre ans, on ouvre un concours à Paris pour ce genre de peinture, et l’élève couronné va étudier pendant quatre ans en Italie et compléter son éducation. Que devient le talent de ces lauréats quand ils sont de retour en France? Il serait assez difficile de le dire : ce talent, quel qu’il soit, trouve bien rarement son application. La décoration de nos églises serait une occasion toute naturelle de savoir à quoi s’en tenir sur ce point délicat. Puisque l’état encourage à grands frais le paysage historique, le public voudrait savoir quels fruits portent ces encouragemens. C’est une curiosité qui ne doit étonner personne, et jusqu’à présent nous en sommes réduits aux conjectures, car les lauréats, ne pouvant tirer parti de leurs études spéciales, sont presque tous obligés de changer de route. Tantôt ils abandonnent résolument les enseignemens qu’ils ont reçus dans leur jeunesse et se mettent à copier la Normandie ou la Bretagne pour les amateurs qui ne rêvent rien au-delà de l’imitation, tantôt, pour avoir placé quelques bergers dans une vallée célébrée par Virgile ou par Théocrite, ils s’imaginent un beau matin qu’ils savent peindre la figure, et Dieu sait ce que nous vaut leur présomption ! Les personnages qu’ils essaient de grouper tiennent de l’orme ou du chêne autant que de l’homme. Pour cheminer d’un pas sûr dans cette voie nouvelle, il leur faudrait entreprendre des études difficiles, et l’âge de l’apprentissage est passé depuis longtemps. Découragés, déclassés, ils copient médiocrement la Bretagne et la Normandie, ou construisent des figures qui ne pourraient ni marcher ni se tenir debout. Si la ville de Paris, au lieu de limiter ses encouragemens à la peinture d’histoire proprement dite, commandait tous les ans pour la décoration de nos églises quelques paysages historiques, les lauréats dont je décris la condition trouveraient à montrer ce qu’ils savent, et la pratique assidue de leur profession leur révélerait ce que leurs maîtres n’ont pu leur enseigner.

Ces commandes seraient contraires, objectera-t-on peut-être, à toutes les traditions administratives. On oublie que l’important n’est pas de savoir si la ville de Paris a toujours mis la peinture d’histoire au-dessus du paysage historique, mais si elle n’agirait pas plus sagement en réunissant les deux genres dans la décoration de nos églises. Les compositions du Guaspre à San-Martino ont depuis longtemps prouvé que le paysage historique n’est pas un genre secondaire, quoi que puissent dire les partisans exclusifs de la peinture d’histoire, et ce n’est pas la seule preuve qui se présente. Les paysages historiques de Dominiquin à la villa Aldobrandini, à la villa Ludovisi, n’ont pas moins d’importance et de charme que les compositions du Guaspre, et se recommandent par une rare élégance. Je suis donc conduit à penser que le paysage historique serait très bien placé dans nos églises. Je n’ai pas besoin de rappeler les grandes compositions de Nicolas Poussin dans ce genre austère et difficile. La galerie du Louvre démontre clairement la grandeur et l’originalité de ce maître dans les scènes où l’aspect de la nature ne joue pas un rôle moindre que la physionomie des personnages, et dans le temps présent, sans chercher à imiter Nicolas Poussin, Decamps a traité les paysages bibliques avec une vigueur qui rappelle les meilleurs temps de la peinture.

J’insiste d’autant plus volontiers sur la nécessité d’encourager par des commandes fréquentes ce genre trop dédaigné dans les traditions administratives, qu’on épargnerait ainsi aux paroisses le soin de chercher dans la vie des saints des sujets qui n’offrent le plus souvent au pinceau que des ressources très douteuses. Les scènes de la Genèse, de l’Exode et de l’Évangile sont familières à toutes les , mémoires et ce n’est pas pour le peintre un médiocre avantage que d’avoir à retracer des souvenirs de cette nature. Des épisodes connus de tous, lors même qu’ils sont traités avec plus d’adresse que de grandeur, sont accueillis par le spectateur avec indulgence. Les épisodes ignorés, qui ne peuvent se passer d’une légende explicative, lors même qu’ils sont représentés par le pinceau le plus habile, n’excitent pas un bien vif intérêt. Le spectateur dépense tout d’abord tant d’attention pour deviner le sujet, la date et le caractère des personnages, que l’invention et l’exécution n’ont plus pour lui qu’une importance secondaire.

L’introduction du paysage historique dans nos églises dispenserait les conseils de fabrique de tous frais d’érudition. Ils ne seraient plus obligés de fouiller laborieusement le passé et de s’enquérir des personnages célèbres dans la circonscription de la paroisse, ignorés ailleurs, qui n’ont pas encore figuré sur les murailles d’une chapelle. Que la ville de Paris se montre généreuse et fasse des loisirs à nos fabriciens. Depuis que la peinture murale est remise en honneur parmi nous, ils ont fait preuve d’un rare savoir, je me plais à le proclamer; mais leur savoir, si riche qu’il soit, n’est pas inépuisable. Il serait temps de leur accorder un peu de repos, et pour réaliser ce vœu, je ne connais pas de plus sûr moyen que d’encourager le paysage historique. Ce n’est pas d’ailleurs le seul côté sous lequel nous puissions envisager cette question. Si la peinture d’histoire faite sur place permet d’espérer pour l’école française un style plus élevé, le paysage historique, traité dans les mêmes conditions, n’éveille pas de moindres espérances. Les scènes de la Genèse et de l’Evangile ne se prêtent pas à l’imitation servile, comme les pâtres bretons ou normands. Pour retracer de tels souvenirs, il faut, bon gré mal gré, se mettre en frais d’invention. Le sentiment religieux fidèlement exprimé par les personnages n’épuise pas la tâche assignée à la peinture : il faut encore que l’aspect de la nature s’associe à l’action pour ainsi dire, et s’accorde avec le caractère des acteurs. Les conditions du genre ont été déterminées et réalisées par Nicolas Poussin. Qui songe aujourd’hui à tirer parti de ce glorieux enseignement? Celui qui voudrait s’engager dans cette voie laborieuse obtiendrait peut-être l’approbation des connaisseurs, qui ne se comptent pas par centaines; mais que deviendrait son tableau? Le goût public n’est pas pour le paysage historique. Que la ville de Paris, qui dispose d’un riche budget et partage avec l’état le soin d’encourager tous les arts du dessin, vienne en aide au paysage historique, et ceux mêmes qui copient aujourd’hui les montagnes et les vallées, les plaines et les forêts, sans jamais songer à l’histoire pour animer leurs paysages, seront amenés à leur insu à traiter l’imitation de la nature dans un style plus élevé. Pour réaliser cette transformation, il suffirait de quelques chapelles où le pinceau aurait retracé des scènes bibliques en faisant une part à peu près égale aux personnages et au théâtre de l’action. Une telle espérance n’a rien de chimérique. Dans tous les temps, la peinture murale a exercé sur le style dominant une action salutaire. Aujourd’hui les paysagistes se croient dispensés d’inventer. Quand ils ont copié avec adresse un chêne ou un bouleau, une mare ou une broussaille, ils croient avoir touché le but suprême et attendent les applaudissemens. Le paysage biblique fait de l’invention une condition impérieuse : c’est pourquoi je le recommande aux encouragemens de l’autorité municipale.


La décoration intérieure de Saint-Séverin, commencée depuis longtemps, n’est pas encore terminée; mais comme il ne reste à découvrir que les peintures de M. Mottez, on peut dès à présent se prononcer sur le mérite de cette décoration. Quand on connaît les antécédens des artistes chargés de cet important travail, on ne s’étonne pas de l’extrême variété qui distingue les douze chapelles dont nous avons à parler. La diversité des styles arrivée à ce point n’est plus un attrait, mais une contrariété trop facile à comprendre, et l’on est naturellement amené à se demander comment on a choisi pour décorer une église des hommes qui suivent des doctrines contradictoires. A côté de MM. Hippolyte et Paul Flandrin, nous trouvons MM. Heim et Schnetz. Or tous ceux qui ont étudié les œuvres de l’école française depuis vingt-cinq ans savent très bien que ces quatre noms représentent des idées qui n’appartiennent pas à la même famille. Le choix de MM. Flandrin est un choix judicieux, tous les esprits éclairés se plaisent à le reconnaître. Ces deux artistes laborieux étaient désignés par la nature de leurs études et le caractère élevé de leurs ouvrages. Familiarisés avec les peintures murales de l’Italie, sans posséder une véritable originalité, ils ont su cependant profiter de ce qu’ils ont vu avec une sorte de liberté. Ils n’ont pas copié servilement ce qui avait formé leur goût pour éviter de se tromper. Sans doute ils n’occuperont pas une grande place dans l’histoire, mais l’élégance et la sévérité de leur style leur assurent parmi les contemporains un rang très honorable. Ils respectent la tradition et savent se passer du lieu commun; c’est un genre de mérite dont il faut tenir compte. M. Heim ne possède guère que des qualités négatives. Il n’y a pas un de ses ouvrages dont le public ait gardé le souvenir. Prudent et mesuré dans toutes ses conceptions, il ne blesse personne et n’étonne jamais. Je n’ai pas entendu dire qu’il excite l’envie, et je le comprends sans peine. Ses ouvrages sont accueillis avec une telle indifférence, qu’ils ne doivent troubler le sommeil d’aucun de ses confrères. Il n’a jamais connu le bruit de la gloire, et s’il aime la paix de l’obscurité, il peut vanter son bonheur. M. Schnetz, qui obtenait au salon des succès très dignes d’envie à l’époque où Léopold Robert exposait ses Moissonneurs, n’a fait que déchoir depuis qu’il s’est aventuré dans la peinture historique. Expressif et vrai dans les sujets familiers, il n’a pas compris la nécessité de demeurer dans le domaine que lui assignait son talent. C’est une faute qu’il ne pourra jamais réparer. Or les qualités requises dans la peinture historique n’ont pas moins d’importance dans la peinture religieuse. Cependant je m’empresse de reconnaître que le talent de M. Schnetz aurait pu trouver son application dans les sujets bibliques ou évangéliques, pourvu que le cadre de la composition ne fût pas trop étendu. À cette condition, il aurait obtenu de nouveaux et très légitimes succès; mais la peinture murale n’est pas son fait. Quoiqu’il dirige en ce moment pour la seconde fois l’Académie de France à Rome, ce n’est pas sur les fresques du Vatican que s’est portée son attention. Il connaît les mœurs et l’aspect de la campagne romaine, et traduit à merveille les scènes rustiques; il n’a pas fait de la forme humaine une étude assez sévère pour traiter les données bibliques dans de grandes proportions.

M. Alexandre Hesse, dont les débuts ont été accueillis avec une vive sympathie, qui a traité avec une ingénieuse élégance deux sujets de nature diverse, Léonard de Vinci achetant des oiseaux pour leur rendre la liberté et les Funérailles de Titien, agirait peut-être plus sagement en se renfermant dans la peinture anecdotique. Il ne semble pas né pour les grandes entreprises. Entre les œuvres qui ont appris son nom au public et les travaux qu’on lui confie maintenant, l’intervalle à franchir est si considérable, qu’il pourrait bien se repentir de sa confiance en lui-même. M. Leloir, qui n’a jamais attiré l’attention par la nouveauté de ses pensées, se distingue par le respect de la forme. On voit qu’il a étudié les bons modèles; mais il ne paraît pas comprendre le mérite de la variété, ou si d’aventure il le comprend, le public ne s’en doute guère, car ses compositions sont empreintes d’une fâcheuse monotonie. MM. Murat, Biennourry et Signol, pensionnaires de Rome, n’ont pas révélé des facultés bien puissantes. M. Murat, qui vient de mourir, ne s’était jamais attaché qu’à la partie matérielle de la peinture. Il ne manquait pas d’exactitude, mais ne s’avisait jamais d’inventer, et chez lui ce n’était pas dédain, c’était modestie. M. Biennourry a souvent montré le désir de bien faire, et paraît ne rien négliger pour atteindre le but qu’il se propose. C’est assez pour que toutes ses tentatives soient accueillies avec bienveillance, pour que tous ses efforts soient encouragés. Quant à M. Signol, ce qu’il a fait jusqu’ici indique trop clairement ce qu’il fera toute sa vie. Il donne à toutes ses figures un caractère maladif, et supprime assez volontiers la charpente pour donner aux membres plus de souplesse. Si l’on pouvait animer les personnages qu’il a créés et les réunir dans une ville bâtie exprès pour eux, on aurait sous les yeux une population d’un genre tout nouveau. A force d’altérer le ton des chairs et la forme du corps, M. Signol s’est fait une sorte d’originalité. Il comprend d’ailleurs les sujets religieux d’une manière assez neuve. Il parait croire que la beauté n’existe plus depuis l’avènement de la foi chrétienne. Est-ce de sa part une calomnie involontaire, ou bien a-t-il répudié la beauté comme une donnée païenne? C’est une question délicate qui déroute les esprits les plus pénétrans. Je l’ai entendu poser, personne encore n’est parvenu à la résoudre.

MM. Cornu, Gérôme et Jobbé Duval possèdent un talent d’une nature individuelle. La chapelle peinte à Saint-Merri par M. Cornu le désignait au choix de l’administration pour la décoration de Saint-Séverin. Formé à l’école de M. Ingres, il comprend toutes les conditions de la peinture religieuse, et ne sépare jamais l’élégance de la forme de la sincérité de l’expression. Il ne croit pas que l’harmonie des lignes puisse nuire à l’effet d’une scène chrétienne, et je me rallie volontiers à son opinion. Familiarisé de bonne heure avec les problèmes les plus difficiles que présente l’art du dessin, il n’essaie jamais de tourner un obstacle et aborde franchement le péril qui se présente. On sent, en regardant ses œuvres, qu’il aime son métier, et ne se contente pas d’un à-peu-près. Il veut achever en conscience ce qu’il a commencé et ne laisser aucun doute sur la pensée qu’il a tenté d’exprimer. M. Gérôme, instruit par les leçons de M. Paul Delaroche et de M. Gleyre, se recommande par une grande habileté de main. Il saisit rapidement l’aspect le plus heureux d’une figure et le rend avec précision. Quant à l’expression, il ne parait pas y attacher une grande importance, tort grave, dont il n’avait pas mesuré tout le danger, qu’il doit maintenant chercher à réparer. Avec une main si habile, il serait vraiment fâcheux qu’il traitât le côté expressif de la peinture comme une chose secondaire. Dans la manière dont il conçoit la forme et la disposition des personnages, il a montré l’étendue, la vivacité de son intelligence. Il y a donc lieu d’espérer qu’il portera son attention sur la partie poétique de son art après en avoir étudié la partie technique avec un soin que personne ne songe à contester. Le public n’a pas oublié son Combat de Coqs, et ne se ferait pas prier pour applaudir une œuvre où la pureté de la forme s’allierait à la franchise de l’expression. Moins habile que M. Gérôme dans le maniement du pinceau, M. Jobbé Duval donne aux physionomies un caractère qui intéresse tout d’abord le spectateur. Il se préoccupe évidemment de la partie philosophique de la peinture. Païen ou chrétien, quel que soit le sujet qu’il traite, il ne met jamais la main à l’œuvre avant d’avoir médité sur le rôle de chaque personnage. Il sait nettement ce qu’il veut, et si sa main obéissait à sa pensée avec une docilité parfaite, il rallierait sans peine de nombreux suffrages. Parmi les artistes contemporains, c’est un de ceux qui méritent le mieux les encouragemens de l’administration par son ardeur au travail et l’élévation des sentimens qu’il cherche à exprimer.

Comment les peintres dont nous venons de rappeler les antécédens ont-ils accompli l’important travail qui leur était confié à Saint-Séverin? C’est sur la chapelle des fonts baptismaux que se portera d’abord notre attention. Les deux paysages de M. Paul Flandrin dans cette chapelle sont d’un beau caractère. Il y a dans ces ouvrages un heureux souvenir de Nicolas Poussin. La prédication de saint Jean dans le désert et le baptême du Christ, déjà traités par des maîtres habiles, avaient de quoi effrayer. M. Paul Flandrin, pénétré de la grandeur des sujets qui lui étaient proposés, nous a donné deux compositions qui expriment naïvement l’origine de la foi chrétienne. Sans doute on pourrait souhaiter un peu plus de charme dans le coloris, mais si les tons manquent d’éclat, l’ensemble n’est pas dépourvu d’harmonie. Les lignes du paysage, simples et sévères, préparent le spectateur à l’intelligence de l’idée que le peintre a voulu rendre. En somme, la chapelle des fonts baptismaux est décorée de façon à contenter ceux qui comprennent les conditions du paysage religieux.

La chapelle de Sainte-Anne est bien ce que nous devions attendre de M. Heim. L’accouchement de sainte Anne, la présentation au temple et l’éducation de la Vierge sont traités avec une extrême sagesse. L’auteur n’a commis aucune imprudence, ne s’est laissé entraîner par aucune fantaisie. Il n’a rien risqué d’imprévu. L’impression produite par ses compositions est tellement paisible, qu’elle peut s’appeler indifférence. Malgré mon respect pour la tradition, j’aimerais mieux, je l’avoue, un peu moins d’assurance et un peu plus de nouveauté. L’intérêt naturel qui s’attache aux récits évangéliques ne rend pas inutile toute invention, et M. Heim me paraît croire que l’invention est pleine de dangers. Je ne dis pas qu’il ait tout à fait tort, mais dans les arts mêmes de la paix la témérité ne messied pas.

M. Signol n’a pas reculé devant le mariage de la Vierge, et je dois reconnaître que la manière dont il l’a conçu n’a rien de commun avec une composition du même nom qui se trouve à Milan, dans la galerie de Brera. Il a vraiment inventé les personnages qu’il met en scène. Il a imaginé pour l’ingénuité une expression à laquelle l’élève du Pérugin n’avait pas songé. Ceux qui aiment la nouveauté ne se plaindront pas. L’esprit de M. Signol n’est pas troublé par le souvenir de l’Italie et garde son indépendance. Si le Mariage de la Vierge ne le prouvait surabondamment, après avoir vu la Fuite en Égypte et le Massacre des Innocens, on ne concevrait plus aucun doute à cet égard. Les enfans immolés par les soldats d’Hérode sont dessinés avec une hardiesse qui va jusqu’à la singularité. Je conseille à l’auteur de maîtriser à l’avenir la fougue de son pinceau et de ne plus créer des enfans dont le type ne se trouve nulle part.

Dans la chapelle de Saint-Pierre, M. Schnetz a montré, comme on devait l’espérer, un amour sincère pour la vérité. Dans ses quatre compositions, il n’y a rien que le bon sens et la raison puissent désavouer ; mais en peinture cela ne suffit pas. Quand il s’agit d’un apôtre qui a joué dans l’histoire de l’église un rôle important, on souhaite dans le style plus de grandeur et de sévérité. Saint Pierre prêchant, saint Pierre agenouillé, l’Arrestation et le Martyre de saint Pierre ne se recommandent guère que par l’exactitude de l’exécution. Le côté poétique n’est pas même indiqué. M. Schnetz, comprenant sans doute qu’un tel sujet était au-dessus de ses forces, qu’il ne lui était pas donné de l’embrasser dans toute sa grandeur, s’en est tenu à l’aspect réel des faits. Or la vie de saint Pierre ainsi traitée n’est plus à sa place dans une chapelle. Il n’est pas permis d’en supprimer la partie poétique. Pour sentir que l’auteur est demeuré au-dessous de la tâche qui lui était imposée dans le martyre de l’apôtre, il n’est pas nécessaire de se rappeler la composition de Rubens qui se voit à Cologne. M. Schnetz, dans l’intérêt de sa renommée, devrait profiter de son séjour à Rome pour revenir à ses premières études et nous offrir à son retour quelques scènes italiennes. Entre Albano, l’Ariccia et Frascati, il n’a que l’embarras du choix. S’il persiste à oublier la vraie nature de son talent, il se prépare d’amers désappointemens.

La chapelle de Saint-Pierre et Saint-Paul, décorée par M. Biennourry, est d’un style plus élevé que la chapelle précédente. La renonciation de saint Pierre est traitée avec une simplicité de pantomime que je me plais à louer. La cécité de saint Paul est rendue d’une manière moins heureuse. Saint Pierre et saint Paul en prison portent sur leur visage l’empreinte d’une foi ardente et résolue ; malheureusement le dessin manque d’élégance. La glorification des deux apôtres révèle plus d’adresse que d’imagination. M. Biennourry paraît doué d’une excellente mémoire, et ne s’applique pas assez à traduire des pensées personnelles. Est-ce de sa part timidité ou insuffisance ? Je crains fort que la dernière solution ne soit la vraie.

M. Murat avait à traiter trois sujets consacrés par de périlleux souvenirs, le Christ chez Marthe et Marie, Madeleine dans le désert, et Madeleine répandant des parfums sur les pieds du Christ. Il n’a pas essayé d’engager la lutte avec les modèles, qu’il serait injuste de vouloir lui opposer. Prosaïque à outrance, il s’est attaché à montrer qu’il connaissait la forme du corps et le ton de la chair. Quant au caractère des personnages, il ne s’en est pas préoccupé. Un tel souci ne s’accordait pas avec la nature de son intelligence. Madeleine versant ses parfums vaut pourtant mieux que les deux autres compositions. L’auteur a compris et tâché de rendre l’ardeur de la pécheresse repentante.

Il ne faudrait pas juger M. Hippolyte Flandrin d’après la chapelle qu’il a peinte à Saint-Sévérin, car c’est, je crois, son coup d’essai dans ce genre de travail. Ses compositions de Saint-Germain-des-Prés sont très supérieures à celles dont nous avons à parler aujourd’hui. Cependant il y a beaucoup à louer, même dans son coup d’essai. Saint Jean dans la cuve, l’Apparition du Christ à saint Jean et à saint Pierre, la Cène, Saint Jean écrivant l’Apocalypse, sans pouvoir se ranger parmi les œuvres de premier ordre, suffiraient pour marquer la place de l’auteur parmi les hommes habiles de son temps. L’espace dont il pouvait disposer pour la Cène l’a forcé de représenter cet épisode évangélique d’une manière qui ne plaît pas à l’œil. Le regard, au lieu d’embrasser la table dans sa longueur et d’apercevoir ainsi tous les convives de face, l’embrasse dans sa largeur, et n’aperçoit les convives que de profil ou de trois quarts. Malgré le caractère ingrat de cet aspect, M. Flandrin a trouvé moyen d’exprimer le sujet qu’il avait accepté. Le Christ et le disciple bien-aimé sont très heureusement conçus. L’Apparition du Christ reproduit fidèlement la scène mystérieuse racontée dans l’Ancien-Testament. Saint Jean dans la cuve manque décidément de grandeur. Saint Jean écrivant l’Apocalypse est plutôt gracieux qu’inspiré. L’auteur n’a pas su s’élever jusqu’à la hauteur d’une telle donnée. Cependant, malgré ces réserves, l’élégance du dessin fait de cette chapelle un ensemble intéressant. Saint-Germain-des-Prés et Saint-Vincent-de-Paul ont prouvé que M. Flandrin pouvait mieux faire, mais ceux qui comprennent la valeur de son talent aimeront toujours à étudier sa première tentative dans la peinture murale.

En décorant la chapelle de Sainte-Geneviève, M. Alexandre Hesse s’est trouvé quelque peu dépaysé. La nécessité d’exécuter de grandes figures était pour lui un embarras facile à prévoir. Je reconnais avec plaisir qu’il a fait preuve de finesse et de simplicité. Sainte Geneviève distribuant des aumônes, la peste de Paris, la communion de mainte Geneviève, sainte Geneviève gardant ses troupeaux, exigeaient une grande souplesse de talent. Je ne crois pas que l’auteur ait traité avec un égal bonheur les quatre sujets que je viens d’indiquer, mais le premier et le dernier sont rendus d’une manière ingénieuse, et je ne m’étonne pas qu’il n’ait pas aussi bien réussi dans la Communion et dans la Peste. Pour traiter de telles données, il faut une élévation de style que la peinture anecdotique n’enseigne pas. J’aime à dire pourtant que M. Hesse a très bien saisi le caractère mystique et ingénu de l’héroïne dont il avait à retracer la vie, et j’espère que dans un travail du même genre il montrera plus de fermeté.

M. Cornu avait à représenter deux épisodes empruntés à la vie de deux saints qui portent le même nom, car il y a deux saint Séverin : il eût peut-être mieux valu faire un choix, et ne pas donner deux patrons à la même paroisse; mais cette question n’est pas de ma compétence. Le premier saint Séverin guérissant Clovis de la fièvre est une composition très habilement conçue. L’étonnement du malade est exprimé avec une vivacité singulière. Le visage des serviteurs qui entourent le chevet du roi trahit une surprise qui va jusqu’à la stupeur. Quant au saint personnage qui opère cette guérison miraculeuse, il est plein d’une majesté sereine; on voit qu’il compte sur l’intervention divine, et ne demande rien à la science humaine; il prie, et ne doute pas que sa prière ne soit exaucée. Toute la partie poétique de ce récit légendaire est très bien comprise, et M. Cornu a prouvé qu’il ne néglige rien pour exprimer clairement sa pensée: le côté technique n’est pas d’ailleurs traité avec moins de bonheur. Le corps du malade est dessiné avec une élégante pureté. L’affaissement et la souffrance attirent d’abord les regards. Le second saint Séverin recevant dans le cloître le fils de Clotaire n’offrait pas à la peinture autant de ressources que la guérison miraculeuse de Clovis. Cependant M. Cornu a tiré bon parti de cette scène, où se révèle toute la puissance du clergé dans les premiers temps de notre histoire. L’humilité du fils de Clotaire, le regard calme et fier du prêtre qui l’accueille, donnent à cet épisode tout l’intérêt qu’on pouvait souhaiter : il n’y avait pas moyen de le rendre pathétique.

M. Gérôme, je le dis à regret, a pris un étrange parti pour la décoration de la chapelle qui lui est échue. Il a traité la peste de Marseille en tenant compte de l’état présent de la peinture, et pour la communion de saint Jérôme il a voulu remonter jusqu’au style de Fra-Angelico. Ces deux compositions, placées l’une en face de l’autre, déroutent le regard du spectateur. On se demande avec raison pourquoi Belzunce et saint Jérôme, représentés par le même pinceau, nous offrent une si grande diversité d’aspect? L’habileté ne manque pas; mais la Peste de Marseille laisse le spectateur indifférent, et dans la Communion de saint Jérôme le style archaïque choisi par l’auteur excite plus de surprise que d’intérêt. M. Gérôme doit comprendre maintenant qu’il s’est trompé en suivant son caprice, et sentir qu’il n’a pas attribué assez d’importance à la partie poétique. Le dévouement de Belzunce n’est pas une donnée qu’on puisse traiter en ne songeant qu’à la forme des figures. Il faut absolument émouvoir le spectateur, et pour atteindre ce but, l’habileté matérielle ne suffit pas. Si M. Gérôme veut représenter des scènes religieuses, j’espère qu’il changera de méthode, et prendra souci de l’émotion.

La mort de saint Louis, saint Louis portant la sainte épine à la Sainte-Chapelle, ont fourni à M. Leloir l’occasion de montrer le caractère solide de ses études. Il connaît la forme du modèle; il sait ajuster une draperie. Ce qui lui manque ne s’apprend dans aucun atelier; c’est l’inspiration. Les maîtres les plus habiles seront toujours impuissans à susciter des facultés nouvelles chez les élèves les plus studieux, les plus attentifs. M. Leloir n’a pas su donner à saint Louis l’accent mystique et austère qui lui appartient. Un roi qui construit une église pour garder une épine de la couronne du Christ doit porter sur son front l’empreinte d’une foi profonde. Si son regard, si son attitude ne révèlent pas clairement la croyance qui gouverne toutes ses actions, ce n’est pas saint Louis que nous avons devant nous, c’est un personnage ordinaire, et l’action ne se comprend plus. M. Leloir me paraît se contenter de la précision des contours. Pourvu qu’il donne aux membres la longueur qui leur convient, à la figure un mouvement naturel, son ambition est satisfaite. C’est trop de modestie ou trop d’indolence. La peinture religieuse demande des efforts d’un ordre plus élevé.

Saint Charles Borromée pendant la peste de Milan, la Mort de saint Charles Borromée, attestent chez M. Jobbé Duval un vif désir de parler à la pensée en même temps qu’aux yeux. On sent que l’auteur se préoccupe du côté pathétique. Les deux scènes qu’il a représentées, envisagées à ce point de vue, méritent de grands éloges. Les figures que nous avons devant nous ne sont pas sans reproche, si l’on considère l’exécution. Dans plusieurs parties, le pinceau manque d’assurance; ce défaut est amplement racheté par la sincérité de l’expression. M. Jobbé possède ce qu’on n’apprend nulle part, un sentiment vrai, un esprit droit; ce qui lui manque, il peut l’apprendre. En étudiant la nature, il verra qu’il ne dessine pas encore d’une manière assez sévère, qu’il n’écrit pas les contours assez nettement; mais il marche dans une bonne voie. Tandis que la plupart des peintres contemporains ne s’attachent qu’à la forme, il s’attache à la pensée. Quand il connaîtra mieux la partie matérielle de son art, il y a lieu d’espérer qu’il ralliera de nombreux suffrages ; les compositions qu’il a exécutées à Saint-Séverin sont quelque chose de mieux que des promesses. On y trouve déjà la preuve d’un esprit exercé qui s’applique à saisir toutes les conditions imposées par le sujet. Il n’y a pas à craindre qu’un artiste animé d’un tel respect pour la pensée produise des œuvres vulgaires. La Peste de Milan excite dans l’âme du spectateur un vif sentiment de pitié, et la charité passionnée de saint Charles Borromée donne à cette scène navrante un caractère évangélique. Que M. Jobbé persévère dans la route qu’il a choisie, et nous serons heureux d’appeler sur lui l’attention et la sympathie.

Après avoir étudié la décoration des chapelles de Saint-Séverin, si l’on se demande quelle pensée a présidé à la distribution de ces travaux, on est assez embarrassé. Il est probable que les sujets à traiter ont été indiqués successivement. Sans pouvoir rien affirmer à cet égard, je suis amené à le croire en voyant dans quel ordre sont disposés les épisodes évangéliques et les épisodes historiques. Je ne m’étonne pas de trouver le baptême du Christ à l’entrée de l’église ; le mariage de la Vierge n’a rien d’inattendu après l’accouchement de sainte Anne ; saint Pierre et saint Paul se rattachent naturellement aux scènes que nous venons de voir. Madeleine répandant des parfums sur les pieds du Christ nous ramène aux récits évangéliques ; la cène achève la série commencée. Puis nous voici devant sainte Geneviève et les deux saint Séverin ; nous entrons dans la légende. Est-ce une série qui va se poursuivre ? On avait le droit de l’espérer ; mais les trois dernières chapelles n’ont rien de légendaire. La communion de saint Jérôme et la peste de Marseille, la mort de saint Louis et la peste de Milan, sont des événemens très réels, dont l’authenticité n’a jamais été mise en question. Il y aurait donc trois parts à faire dans la décoration de l’église : l’Evangile, la légende, l’histoire. Cette division une fois admise, il resterait à expliquer pourquoi saint Jérôme et Belzunce se trouvent l’un en face de l’autre, pourquoi Belzunce est séparé de saint Charles Borromée par saint Louis ? De quelque manière qu’on envisage la succession des sujets, il est impossible d’y découvrir un ordre logique, un ordre préconçu. La fondation de la Sainte-Chapelle et la mort de saint Louis ne peuvent avoir qu’une destination, l’expression de la foi, tandis que le dévouement de saint Charles Borromée, de Belzunce, exprime la charité. Pourquoi donc n’a-t-on pas rapproché les compositions qui traduisent la même pensée ? Le parti que j’indique était conseillé par le bon sens. Sainte Geneviève distribuant des aumônes avait sa place marquée entre l’évêque de Milan et l’évêque de Marseille, car en pareille occasion l’analogie des sentimens a plus d’importance que la chronologie ; mais la nécessité d’un enchaînement logique ne s’est pas présentée à l’esprit de ceux qui distribuent les travaux de peinture murale, ou qui indiquent les sujets à traiter. Il n’y a qu’une manière de comprendre la place assignée aux diverses compositions dont je viens de parler : c’est d’admettre qu’on a commencé par la première chapelle à droite et fini par la première chapelle à gauche, sans se préoccuper des pensées représentées par les personnages mis en scène. Après l’Évangile, que personne ne pouvait exclure, on a songé aux saints, et la discussion s’est engagée. Saint Louis et saint Charles, saint Séverin et sainte Geneviève ont trouvé d’habiles avocats, et, leur droit une fois reconnu, on ne s’est pas inquiété de savoir quelle place on leur donnerait.

Si le morcellement des travaux n’était pas condamné depuis longtemps, la décoration de Saint-Séverin fournirait à ceux qui le déclarent dangereux un argument décisif. Ici en effet, nous ne trouvons pas seulement la diversité des styles, mais la diversité des pensées. A-t-on craint que l’unité n’engendrât la monotonie? On a certainement réussi à conjurer le péril; la variété règne en souveraine absolue, il y a même de l’imprévu, et nous aurions accueilli sans regret une suite de compositions oh l’imprévu n’aurait joué aucun rôle. L’histoire de l’église n’est pas toujours d’accord avec les principes de l’Évangile : c’est une vérité qu’il n’est plus permis de mettre en doute. La foi telle que la comprenaient Charles IX et Philippe II s’est traduite en événemens que la peinture murale ne peut aborder dans une chapelle. La France à cet égard ne serait pas aussi tolérante que l’Italie. Si la ville de Paris s’avisait de faire peindre dans une de nos églises le massacre de la Saint-Barthélémy, elle exciterait une indignation universelle, et pourtant George Vasari a représenté la Saint-Barthélémy dans une salle du Vatican, entre la chapelle Sixtine et la chapelle Pauline, et les Romains passent avec indifférence devant cette composition odieuse et vulgaire. Néanmoins, s’il y a dans l’histoire de l’église des sujets dangereux que le bon sens interdit à la peinture, il y a aussi des actions héroïques, de sublimes dévouemens, qui seraient pour la génération nouvelle une leçon très opportune. Quand on entend des hommes à peine parvenus à la virilité parler avec un dédain superbe de tout ce qui n’est pas le bien-être matériel, il ne serait pas inutile de leur rappeler les grandes choses accomplies au nom du droit et de l’abnégation. L’Ancien et le Nouveau-Testament ne doivent pas seuls servir à la décoration de nos églises : l’histoire de la religion peut fournir à la peinture murale des sujets nombreux et variés; mais pour mettre en œuvre, pour traduire par le pinceau les données que nous offre cette histoire, il faudrait savoir d’avance ce qu’on fera, et ne pas abandonner au hasard la succession des scènes qui seront représentées. La charité de sainte Geneviève et de saint Charles produirait sur les spectateurs une impression plus profonde et plus salutaire, si elle était représentée dans un lieu prévu, si elle avait une place nécessaire dans un ensemble conçu à loisir. Or l’unité que je demande sera toujours un rêve tant qu’on ne renoncera pas au morcellement des travaux.


La ville de Paris avait confié à M. Ary Scheffer une des chapelles les plus importantes de Saint-Eustache, la chapelle de la vierge. M. Ary Scheffer, après trois ans de réflexion, a renoncé à ce travail. Pour ma part, je le regrette; j’aurais aimé à voir un peintre aimé du public, et qui ne manque pas d’invention, aux prises avec un sujet qui demande une grande sévérité de style. Marguerite et Mignon ont depuis longtemps popularisé son nom, et le public s’est habitué à croire que ces deux figures sont la preuve irrécusable d’un talent de premier ordre. Sans m’associer complètement à cette pensée, je reconnais dans M. Ary Scheffer un esprit laborieux, trop laborieux peut-être, qui a plus d’une fois trouvé dans la poésie allemande d’heureuses inspirations. Le Christ consolateur, Saint Augustin et sainte Monique, ne démontrent pas d’une manière victorieuse l’aptitude de M. Ary Scheffer pour les sujets religieux. Cependant la chapelle de la Vierge, décorée par lui, n’eût pas manqué d’intéresser. En traitant une telle donnée, il eût révélé plus clairement la vraie nature de son talent, que les gens du monde paraissent ignorer. Il cherche obstinément dans la peinture ce que le pinceau ne pourra jamais exprimer. Pour ceux qui prennent la peine de scruter ses intentions, autant du moins que le permet le caractère parfois indécis de ses œuvres, il est hors de doute qu’il veut lutter avec la parole. Il lui arrive de tenter le développement d’une pensée que la plume seule peut aborder. Il rêve, il médite à la manière des poètes, et il demande à sa palette de traduire sa rêverie, sa méditation. Il ne pouvait toucher le but qu’il se proposait. Son vœu ne s’est jamais réalisé, jamais sa volonté ne s’est révélée sous une forme bien précise, et c’est à l’indécision même de son langage qu’il doit peut-être la meilleure partie de sa popularité. Ses plus fervens admirateurs se recrutent parmi ceux qui n’aiment pas assez la peinture pour se contenter d’un tableau où se trouve représentée une action nettement déterminée. À ces esprits pour qui l’étude est une fatigue, il faut des compositions pleines de sous-entendus; ils achèvent à leur guise ce que l’auteur s’est contenté d’ébaucher ou d’esquisser. En face d’une œuvre claire et complète, aux contours purs et sévères, ils se trouveraient dépaysés, leur rêverie ne saurait où se prendre. Ce qui leur plaît dans M. Ary , Scheffer c’est précisément le caractère inachevé de ses œuvres, la physionomie souvent énigmatique de ses personnages. Inhabiles à comprendre ce qui est du domaine de la peinture, ils aiment à deviner le sens d’une figure autour de laquelle flottent confusément les souvenirs d’une légende.

La chapelle de la Vierge est échue à M. Couture. Est-ce là un choix heureux? La question est résolue pour ceux qui estiment à leur juste valeur les Romains de la Décadence. A quoi se réduit en effet le mérite de ce tableau, qui ne devait pas renouveler, mais fonder l’école française? L’engouement de la foule pour cette composition incohérente et vulgaire était si vif, si verbeux, qu’on s’exposait aux invectives en essayant de le combattre. Aujourd’hui l’admiration est devenue presque tolérante; on peut dire ce qu’on pense de M. Couture sans se voir traité de blasphémateur. Il est permis de ranger l’auteur de l’Orgie romaine parmi les peintres qui suppriment dans leurs travaux l’intervention de la pensée. Parler aux yeux sans jamais s’inquiéter de l’intelligence, c’est là tout le secret de M. Couture. Comme les spectateurs sont plus nombreux que les penseurs, le succès de l’Orgie romaine ne doit pas nous surprendre. M. Couture ne montre pas un grand discernement dans le choix de ses modèles, mais il ne manque pas d’adresse dans l’exécution d’un morceau, et pour le plus grand nombre c’est un mérite suffisant. Chez les Romains de la décadence, la cruauté se mêlait à la débauche. Le sang répandu dans la salle du festin donnait au vin une saveur plus enivrante, aux courtisanes plus de charme et de puissance. C’est une vérité familière à tous ceux qui ont étudié la société romaine dans Juvénal et dans Suétone. M. Couture s’est bien gardé ce mêler la débauche à la cruauté. C’eût été, à son avis du moins, une dépense très inutile d’intelligence. S’élever jusqu’à une telle pensée, à quoi bon? Est-ce que l’ivresse et la débauche ne sont pas sûres d’attirer les regards des oisifs qui cherchent dans la peinture une distraction? Le sang versé au milieu de l’orgie les étonnerait sans les distraire. Il est donc plus sage d’omettre la cruauté. Le calcul n’était pas maladroit, et pendant quelques mois le succès lui a donné raison. En regardant les Romains de la Décadence, personne n’était forcé d’interroger ses souvenirs. La composition était d’autant plus claire, d’autant plus facile à comprendre, qu’elle n’exigeait pas la connaissance de l’histoire. A la bonne heure, voilà ce qui s’appelle se plier au goût de la foule. On rencontre encore aujourd’hui quelques panégyristes sincères ou complaisans pour qui M. Couture est le plus habile homme de France; mais le bon sens commence à prendre le dessus, et parmi les spectateurs mêmes qui ne connaissent ni Juvénal ni Suétone, on ne parle pas toujours de l’Orgie romaine comme d’une œuvre accomplie. M. Couture avait trois sujets à traiter, l’assomption de la Vierge, la Vierge étoile des marins, la Vierge consolatrice des affligés. Il faut rendre justice à l’auteur de l’Orgie romaine, il n’a rien emprunté à l’Assunta qui se voit à Venise dans l’académie des beaux-arts; il n’a rien inventé, je le reconnais, mais il n’a rien pris à Titien. L’assomption, telle qu’il l’a conçue, est une composition vulgaire qui n’a rien à démêler avec les maîtres d’Italie. Si l’on veut à toute force découvrir dans cette œuvre un côté original, on n’a qu’à porter son attention sur la tête de la Vierge et sur celle de l’enfant qu’elle tient dans ses bras. On remarque en effet dans ces deux têtes une manière toute nouvelle d’interpréter la tradition chrétienne. Les maîtres d’Italie se croyaient obligés de donner à la Vierge-mère et à son fils un caractère divin, ils choisissaient avec un soin jaloux les plus beaux modèles que la nature leur offrait, et, leur choix une fois fait, ils s’efforçaient d’embellir la femme et l’enfant qui posaient devant eux. M. Couture, qui ne relève de personne, a procédé tout autrement : il n’a pas dû chercher longtemps les modèles qu’il a copiés, et j’ai lieu de penser qu’il n’a pas songé un seul instant à corriger les défauts qu’il avait aperçus. Dans son Assomption, la Vierge et l’enfant Jésus n’ont rien de divin. Pour trouver autour de soi deux têtes d’un type plus élevé, on n’aurait pas à chercher longtemps. Ce dédain pour la beauté virginale et la beauté enfantine peut à la rigueur s’appeler originalité. Peut-être n’est-ce pas le moyen le plus sûr d’obtenir l’approbation des connaisseurs; mais enfin, en suivant cette méthode, le peintre peut se dire : Je ne serai pas confondu dans la foule, on ne m’accusera pas d’un respect aveugle pour la tradition. M. Couture, je m’empresse de le reconnaître, a prouvé victorieusement son indépendance. Il a sans doute voulu démontrer que la tradition chrétienne, pour imposer la foi, n’a pas besoin d’appeler à son secours la pureté des lignes et la finesse de l’expression. C’est une pensée qu’il ne m’appartient pas de juger, et qui doit être soumise aux théologiens. Quant à la question de peinture, question purement humaine, je crois pouvoir l’aborder, et je suis forcé de ranger la Vierge et l’enfant Jésus de M. Couture parmi les œuvres les plus insignifiantes de l’école française. Si l’on consent à ne se préoccuper ni d’élégance ni d’élévation, si l’on ne cherche dans ces deux têtes que la représentation du modèle vivant, on s’aperçoit qu’elles laissent beaucoup à désirer pour la précision des contours. Malheureusement ce n’est pas le seul reproche que nous devions adresser à cette composition. Les anges qui entourent la Vierge, exécutés avec une adresse que je n’entends pas contester, sont d’une blancheur tellement crue, que le manteau bleu du personnage principal se détache au milieu d’eux comme une goutte d’indigo dans une jatte de lait. Dans l’Assunta de Venise, les anges qui font cortège à Marie et lui ouvrent les cieux sont revêtus d’une lumière dorée. M. Couture, qui s’est donné pour mission de renouveler la peinture, s’est bien gardé de se traîner dans l’ornière de Titien. Après avoir fait à sa manière une femme et un enfant réels, il a voulu faire aussi pour les anges des robes de fin réelles. Cette prodigieuse dépense de blanc de plomb paraît exciter l’admiration d’un grand nombre de spectateurs, et je consentirais à partager leur sentiment, si je pouvais oublier l’importance de l’harmonie; mais il m’est impossible d’accepter une tache bleue sur un fond blanc comme un tour de force digne des plus grands éloges. J’ai la faiblesse de préférer le procédé vulgaire employé par Titien.

La Vierge étoile des marins et la Vierge consolatrice sont dépourvues comme l’Assomption de tout caractère poétique. Je comprends pourtant qu’on les mette au-dessus de la composition principale, car ces deux données sont moins difficiles à traiter que l’assomption. Une tempête, un naufrage, des enfans malades, des femmes en prière n’exigent pas une aussi grande dépense d’imagination que la Vierge-mère ravie aux cieux. Il n’est pas absolument défendu de concevoir et d’écrire ces deux données dans un style élevé. Pourtant, comme la tempête et le naufrage, la souffrance et la prière appartiennent à la vie réelle, le spectateur est naturellement plus indulgent pour ces deux compositions.

Je ne veux pas négliger de consigner ici une opinion que j’ai recueillie, et dont je n’entends pas m’attribuer l’honneur. J’étais assis derrière le maître-autel de Saint-Eustache, je regardais la chapelle de la Vierge et j’écoutais les paroles échangées autour de moi. Voici ce que j’ai entendu : « A mon avis, disait un de mes voisins, M. Couture a fait preuve d’une grande habileté dans l’Étoile des marins et dans la Vierge consolatrice. Dans l’Assomption, la Vierge est une figure manquée; dans l’Étoile des marins, la Vierge est absente; dans la Vierge consolatrice, il n’y a qu’une statue de pierre. Il a compris que la Vierge-mère défiait tous les efforts de son pinceau; en rusé compère, il a évité cette figure dans les deux compositions latérales. » Cette forme de jugement me paraît à la fois ingénieuse et sensée. Ainsi, dans la pensée de mon voisin (ce n’est pas moi qui parle), les deux figures les plus heureuses de la chapelle de la Vierge seraient celles que M. Couture a trouvé moyen de supprimer. C’est un nouveau genre de mérite, le mérite par élimination. Je crois que M. Couture vise plus haut et n’acceptera pas l’avis de mon voisin.

Les chapelles de Saint-Eustache, plus nombreuses que celles de Saint-Séverin, offrent moins d’intérêt, et me forceraient à répéter ce que j’ai dit, si j’essayais d’analyser les peintures qui les décorent. Les artistes chargés de ce travail sont pour la plupart d’anciens pensionnaires de Rome. A voir ce qu’ils ont fait, on ne s’en douterait pas, on ne croirait pas qu’ils ont passé cinq ans en Italie. Les compositions signées de leur nom ont le malheur très grand de n’exciter aucune contradiction. Tout est combiné de façon à n’étonner, à ne mécontenter personne. Le spectateur, en revoyant ce qu’il a vu plusieurs fois, n’éprouve pas le besoin de s’arrêter longtemps. C’est là malheureusement le caractère habituel des ouvrages exécutés par les pensionnaires de Rome. Ils réussissent assez bien à éviter les défauts qui effaroucheraient le goût, et s’abstiennent d’inventer avec une prudence que je ne saurais approuver. En présence de ces compositions faites et refaites avant la naissance des derniers signataires, je me surprends à regretter la présomption et la témérité des peintres qui n’ont rien vu. C’est une belle chose que la mémoire, mais il faut savoir en profiter sans la confondre avec l’imagination. Se souvenir et inventer sont deux facultés profondément diverses, et les pensionnaires de Rome paraissent l’ignorer. Ce qu’ils ont vu les embarrasse, au lieu de les aider. Il serait donc parfaitement inutile de discuter la valeur des compositions dont ils ont décoré les chapelles de Saint-Eustache. Les figures sont en général d’un dessin assez pur. Quant à la partie expressive, elle est à peu près nulle. Pour ne rien risquer, les auteurs se résignent trop souvent à ne rien dire. C’est abuser de la sagesse. Je dirais qu’ils sont habiles, si l’habileté se réduisait au maniement du pinceau; mais à quoi bon connaître tous les mots d’une langue et la manière de les assembler, quand on n’a pas la force de produire une pensée nouvelle, quand on ne trouve pas à exprimer autre chose qu’un souvenir familier au plus grand nombre des spectateurs?

Je dois pourtant appeler l’attention sur la chapelle dédiée à saint Eustache, dont la décoration n’est pas d’un pensionnaire de Rome. Dans cette chapelle, M. Le Hénaff, élève de M. Gleyre, a représenté la conversion et le martyre du saint titulaire avec un grand bonheur d’expression. Sans doute on peut relever dans les figures plus d’un contour qui demanderait plus de pureté; il y a du moins dans ces compositions un caractère personnel. On sent que l’auteur s’est pénétré de l’esprit de la légende et s’est efforcé de la traduire fidèlement. L’étonnement du soldat païen écoutant les paroles mystérieuses qui semblent prononcées par un cerf est rendu avec naïveté. La résignation du soldat converti offrant sa vie en témoignage de sa foi est exprimée dans un style plein de grandeur. Ces deux compositions permettent de croire que M. Le Hénaff est appelé à traiter avec succès les sujets religieux. C’est un nom nouveau, et je suis heureux d’être des premiers à le signaler. J’espère que l’auteur de cette chapelle ne démentira pas ses débuts.


Les peintures de M. Théodore Chassériau dans l’abside de Saint-Philippe-du-Roule sont très certainement son meilleur ouvrage. Comme choix de tons, comme harmonie de couleurs, c’est une composition qui ne peut manquer de séduire le spectateur. C’est là un mérite que je me plais à signaler. Lors même qu’on arriverait à prouver que le choix des tons est un don naturel qui n’a rien à démêler avec l’étude, et pour ma part je crois la chose difficile à établir, la justice commanderait encore de louer l’aspect harmonieux de cette composition. Je n’aime pas les peintures exécutées par M. Chassériau dans le grand escalier de la cour des comptes. La chapelle décorée par lui à Saint-Merri, et consacrée à sainte Marie-l’Égyptienne, ne me paraît pas conforme aux lois de la peinture religieuse. Le Calvaire de Saint-Philippe-du-Roule révèle, chez le jeune artiste qui vient de mourir, le sérieux désir de bien faire, et, chose plus rare, une certaine déférence pour les objections qu’il avait soulevées. Malgré les louanges que ses amis lui prodiguaient, il ne croyait pas avoir touché le but de son art, et s’efforçait de plus en plus de corriger, d’agrandir sa manière. Dans son Calvaire, volontairement ou involontairement, peu importe, il se rapproche des Vénitiens, ou du moins il les rappelle, ce qui n’est pas absolument la même chose. Il est impossible de regarder l’abside de Saint-Philippe sans songer à une composition du Tintoret sur le même sujet qui se voit à Venise dans l’école de San-Rocco. Ce n’est pas un des meilleurs ouvrages de ce maître, et sans doute il eût mieux valu choisir un autre modèle, mais on ne peut nier que M. Chassériau n’ait représenté la foule qui assiste au supplice avec une puissance d’imagination qui n’appartient pas aux peintres vulgaires. Si de l’aspect général des groupes on passe à l’étude des figures, on est malheureusement obligé de se montrer plus sévère. Je m’empresse de louer la variété des physionomies, mais je suis obligé de reconnaître que le dessin manque de correction. En songeant à l’escalier de la cour des comptes, à la chapelle de Sainte-Marie-l’Égyptienne, je comprends que M. Chassériau a voulu traiter le Calvaire dans un style élevé; je comprends aussi qu’il n’a pas réalisé son vœu. Il a cherché, il a trouvé le côté pathétique du sujet, il n’a pas réussi à traduire clairement sa pensée. Les personnages, dont le mouvement est presque toujours vrai, manquent d’élégance et de pureté. Préoccupé très justement de la partie expressive, il a trop négligé la partie linéaire, la précision des contours, c’est-à-dire, en d’autres termes, les lois élémentaires de la langue qu’il parlait. Il y a donc beaucoup à louer et plus d’une figure à blâmer dans le Calvaire de Saint-Philippe. C’est une composition qui paraît conçue d’une manière spontanée, dont l’exécution n’a pas un caractère définitif. L’auteur n’a pas médité assez longtemps sur les difficultés qu’il aurait à surmonter, et son travail s’est ressenti de son imprévoyance. Le reproche que j’adresse au Calvaire de M. Chassériau est trop souvent mérité par les jeunes peintres d’aujourd’hui. La génération nouvelle s’est habituée à croire que la méditation amoindrit la pensée, que la lenteur dans l’exécution en ternit le charme poétique. M. Chassériau, malgré son ardeur pour le travail, n’avait pu se dérober à la contagion de cette double méprise. Il voulait, pour traduire ce qu’il avait conçu, des moyens rapides, et pour se contenter, il lui arrivait de sauter à pieds joints par-dessus les obstacles qu’il avait aperçus. En suivant cette méthode, il ne pouvait manquer de blesser le goût des esprits délicats. Ceux mêmes qui se plaisaient à reconnaître le caractère ingénieux de ses conceptions se demandaient pourquoi il ne prenait pas la peine de mettre sa pensée au net. C’est aujourd’hui un travers à la mode. On croit prouver sa puissance en indiquant ce qu’on a voulu faire, en négligeant d’exprimer complètement sa volonté. Hélas! ce qu’on donne pour une preuve de puissance n’est que l’oubli de la nature humaine : les plus heureuses facultés ne sauraient effacer les misères de notre nature. Nous vivons dans le temps, et l’œuvre même du génie a besoin du temps pour se produire; à plus forte raison le talent doit-il obéir à cette nécessité. Je veux bien croire que M. Chassériau doutait parfois de lui-même, je le crois d’autant plus facilement qu’il n’a pas toujours suivi la même route; seulement chez lui ce doute n’était pas assez fréquent. Après avoir accepté docilement les doctrines de M. Ingres, il s’était engagé sur les pas de M. Delacroix. Le Calvaire de Saint-Philippe, je n’ai pas besoin de le dire, appartient à sa seconde manière. J’ignore combien il a dépensé de journées dans l’achèvement de ce travail. Quel qu’en soit le nombre, j’ose affirmer qu’il l’a mené trop rapidement. Une aussi vaste composition prépare bien des mécomptes à l’esprit le plus prévoyant. Qu’est-ce donc si le peintre, dans la crainte d’amoindrir sa pensée par la méditation, s’est hâté de l’esquisser, et s’il a transcrit sur la muraille sa première conception? Que de figures à corriger, à effacer! que d’erreurs inaperçues dans l’esquisse, et qui se révèlent dans l’exécution définitive! Combien de trous inattendus dans l’espace qui semblait garni! Le regard le plus pénétrant est inhabile à deviner sur un dessin de quelques pouces tous les obstacles qui se présenteront quand les figures prendront les proportions de la nature. Le Calvaire de Saint-Philippe, heureusement conçu, harmonieux dans son aspect. n’est pas ce qu’il aurait pu devenir, si l’auteur, éclairé par des reproches bienveillans, eût consenti à remanier sa pensée, à l’exprimer sous une forme plus précise.

Les peintures murales de Saint-Séverin, de Saint-Eustache et de Saint-Philippe confirment, sur plusieurs points, les craintes que permettait de concevoir le choix des sujets. Cependant le nombre des ouvrages qui méritent des éloges, quoique très limité, suffit pour démontrer que la ville de Paris agit très sagement en multipliant les travaux de ce genre. Quoique parmi les artistes qui ont concouru à la décoration de ces trois églises il s’en trouve plus d’un dont les études ne sont pas encore «complètes, il est certain pourtant que la plupart des compositions révèlent un désir sincère d’atteindre au grand style. Si ce vœu ne s’est pas réalisé, nous pouvons espérer qu’il se réalisera lorsqu’il sera donné aux peintres de tenter une nouvelle épreuve. Il est hors de doute que la peinture faite sur place agrandit la manière de ceux mêmes qui, par la nature de leurs facultés, ne semblent pas appelés à l’expression des idées élevées; mais pour exciter chez les artistes une généreuse émulation, il serait de la plus haute importance de ne pas s’en tenir aux hommes de bonne volonté qui aspirent à la renommée, et de s’adresser en même temps à ceux dont le nom est depuis longtemps dans toutes les bouches. Les moins habiles comprendraient alors la nécessité de redoubler leurs efforts, le danger des comparaisons soutiendrait leur courage, et, dans l’ardeur de la lutte, ils deviendraient peut-être des hommes nouveaux.

Toutefois l’adjonction des peintres d’une habileté depuis longtemps éprouvée ne saurait dispenser l’autorité municipale d’introduire dans la décoration de nos églises la prévoyance et l’unité. C’est une vérité banale en apparence qu’il ne faut pas se lasser de répéter : sans unité, sans prévoyance, il n’y a pas moyen d’offrir aux yeux un ensemble satisfaisant, car ensemble et unité signifient une seule et même chose. Le vœu que je forme soulève d’ailleurs une question délicate, une question de hiérarchie et de discipline. Chacun aujourd’hui, à peine entré dans la carrière, veut conquérir une rapide célébrité. Dès qu’un peintre sait mettre une figure debout, il entend ne plus relever de personne; traduire avec son pinceau une pensée qu’il n’a pas conçue lui semble porter atteinte à sa dignité; il croirait déroger en peignant une scène qu’il n’a pas composée. Pour vaincre cette répugnance, pour introduire dans l’exécution des travaux le commandement et l’obéissance, l’histoire de la peinture serait d’un utile secours. Raphaël et Rubens n’ont pas exécuté par eux-mêmes tous les ouvrages signés de leur nom, et parmi leurs auxiliaires plus d’un est arrivé à la célébrité. Pourquoi les peintres de nos jours qui ne sont pas encore très expérimentés refuseraient-ils de faire ce qu’a fait Jules Romain? à quel danger s’exposeraient-ils en obéissant, en suivant une voie tracée d’avance, au lieu de marcher à l’aventure? Au danger d’apprendre, sous la direction d’un maître habile, peut-être en quelques mois ce qu’ils ne sont pas assurés d’apprendre par eux-mêmes en plusieurs années. L’abnégation que je demande n’a rien d’héroïque, et si elle venait à se naturaliser parmi nous, les plus modestes seraient les premiers à s’applaudir de leur résolution. Sans doute pour prendre place dans l’histoire de l’art il ne faut pas séparer le travail de la main du travail de la pensée; mais avant d’exprimer une idée personnelle, il est indispensable de connaître à fond la langue qu’on veut parler. Or, pour s’initier dans tous les secrets de cette langue, la méthode la plus rapide est à coup sûr de voir comment les maîtres la manient, et de régler l’usage qu’on en fera sur l’usage qu’ils en font. Le dessin est une langue aussi précise que la parole écrite, et de même qu’une connaissance parfaite des lois qui président à l’emploi de la parole écrite est pour le développement de la pensée un puissant auxiliaire, la connaissance parfaite des principes qui dominent l’expression de la forme joue un rôle immense dans la composition d’un tableau. Ce que je dis ici, ce que bien d’autres ont dit avant moi, paraît tellement évident que la contradiction n’est pas à redouter. Et pourtant la plupart des peintres de nos jours se conduisent comme s’ils l’ignoraient. Toute discipline leur est importune. Dès qu’ils manient le crayon et le pinceau de façon à contenter leur famille et leurs amis, ils dédaignent tout travail qu’ils ne signeraient pas. Trop souvent ils demeurent dans l’obscurité pour avoir rêvé une gloire trop facile et trop prochaine; ils s’aperçoivent trop tard que la route dont la longueur les effrayait était la route la plus directe et la plus sûre. La décoration de nos églises et la peinture murale sont une école excellente. Que ceux qui possèdent à la fois la jeunesse et le bon sens se hâtent de mettre l’occasion à profit; qu’ils suivent d’un pas docile les hommes éprouvés par des travaux nombreux, qu’ils acceptent leur autorité sans répugnance; qu’ils consentent à exprimer des pensées qu’ils n’auront pas conçues avec autant de zèle que leurs pensées personnelles ; la peinture française prendra bientôt un aspect tout nouveau, la discipline multipliera ses forces.


GUSTAVE PLANCHE.