La Peinture en Belgique/Le Maître de Flémalle

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 61-71).

VIII

Le Maître de Flémalle

Découvert par MM.  Hymans et A.-J. Wauters, définitivement lancé par M.  von Tschudi en 1898, ce maître puissant a pris une place importante dans l’art flamand du XVe siècle, à côté de Roger van der Weyden, son grand contemporain. C’est un artiste de premier ordre, si pas un créateur génial ; son archaïsme est plus marqué que celui de Roger et dépourvu de passion dramatique ; exception faite pour sa Madone grandiose de l’Institut Staedel, on ne lui voit nulle part le lyrisme tout en béatitudes et en surhumaines passions du peintre insigne des Dépositions de Croix. Ses mérites sont dans une facture ferme, positive, d’une plasticité toute sculpturale qui justifierait à elle seule les recherches de l’érudition moderne sur cet impeccable technicien ; ils sont aussi dans une charmante intelligence du décor et des accessoires. Primitif par la composition et l’ordonnance, il est plus moderne que Roger van der Weyden par l’atmosphère de réalité et de vie pittoresque de ses intérieurs. C’est un conteur délicieux, amoureux des vieilles méthodes et qui s’abandonne parfois à des bavardages exquis, comme le feront les peintres du début du XVIe siècle. Sa célèbre Annonciation de la collection de Merode à Bruxelles (Fig. XLI) nous livre à cet égard tous les secrets de son tempérament ; c’est autour d’elle qu’on groupe ce que l’on croit avoir conservé de sa production ou de son école ; c’est elle que l’on évoque avant tout en abordant l’étude de son œuvre.

Le « Maître à la souricière » tel est le premier nom qui fut donné à l’artiste, — parce que dans l’un des volets du triptyque de Merode, saint Joseph s’applique à forer de trous réguliers la planche d’une souricière, — et ce nom caractérisait à merveille l’art du grand peintre anonyme. On proposa ensuite celui de « Maître du retable de Merode » qui paraissait devoir s’imposer, quand M.  von Tschudi publia sur l’artiste inconnu une étude critique très complète, avec reproductions des principales œuvres qui lui sont attribuées[1]. Et comme M.  von Tschudi croyait que les pages importantes qui sont à l’Institut Staedel provenaient de l’ancienne abbaye de Flémalle au pays de Liège, il désigna le peintre inconnu sous le nom de « Maître de Flémalle ». Cette désignation a prévalu. Il n’est pas du tout certain que les fragments de Francfort aient jamais appartenu à l’abbaye mosane ; le nom de « Maître de Merode » eût été plus sûr ; celui de « Maître à la souricière » plus joli. Mais ni la raison, ni le goût ne guident l’usage. On a dénoncé the absurd title of Master of Flémalle ; il est le seul pourtant qui connaisse la popularité et c’est avec lui que l’artiste a pris rang parmi nos plus célèbres primitifs.

On a fait honneur des œuvres du Maître de Flémalle à Jacques Daret, peintre tournaisien, compatriote par conséquent de Roger van der Weyden et vraisemblablement aussi condisciple de Roger chez Robert Campin[2]. Jacques Daret fut l’un des peintres les plus en vue du XVe siècle et nous pouvons assez bien suivre, à travers diverses mentions, les étapes de sa carrière, sans qu’aucune œuvre de sa main ait hélas ! conservé un vestige de dossier. En 1418 Jacques Daret figure déjà parmi les aides de Campin ; en 1427 il est inscrit comme apprenti à Saint-Luc ; le 18 octobre 1432 il est reçu maître et le même jour, fait exceptionnel, on le nomme prévôt de la Gilde. Jusqu’en 1444 sa carrière se déroule à Tournai et nous ne connaissons qu’un seul fait se rapportant à lui durant cette période : à la date du 18 mai 1436 il avait un disciple du nom d’Eleuthère du Prêt. En 1441, il est mandé à Arras pour fournir aux fabriques de tapisseries des cartons représentant des sujets historiques et religieux. Il s’installe dans cette ville, semble-t-il, de 1449 à 1453 ; il y exécute pour l’abbé de Saint-Vaast « ung patron de toille de couleur a destempre… ouquel est listoire de la Resurection Nostre Seigneur Jhesu Crist bien pointe et figurée », patron qui fut traduit en tapisserie de haute-lisse ; il fournit au célèbre fondeur Michel de Gand à Tournai le dessin d’une lampe destinée à l’église abbatiale de Saint-Vaast et celui d’une croix monumentale pour la place Saint-Vaast ; enfin il dore une colombe, des candélabres, un support appartenant à l’église de la même abbaye. En 1454 il est à Lille et collabore avec ses quatre « valets » aux fêtes fameuses du Vœu du Faisan. Seul entre tous les maîtres « estrangiers » il reçoit vingt sous par jour, tandis qu’un Simon Marmion ne reçoit que douze sols. En 1461 sa ville natale lui paye l’étoffage d’une statue du beffroi : « A maistre Jaques Daret pour son sallaire d’avoir point le personnage de pierre sur la tourelle ou fiolle du Belfroy, 9 livres  ». En 1468, parvenu sans doute au faite de sa réputation, nous le rencontrons à Bruges où les meilleurs peintres des Pays-Bas étaient rassemblés pour décorer luxueusement la ville à l’occasion des noces de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York. Daret a-t-il vraiment dirigé les travaux ? On l’a affirmé[3], puis contesté[4]. « A Jaques Daret — disent les comptes de Bourgogne — maistre pointre demourant à Tournay, conduiteur de plusieurs autres pointres soulz lui, payet pour XVI jours qu’il a ouvré de son mestier aux autremetz… au pris de XXIIII s. pour son salaire et III s. pour sa dépense de bouche. » Il touche donc 27 sols par jour ; un maître ouvrier de la ville de Bruxelles, Frans Stoc, jouit seul d’un traitement semblable tandis que Hugues van der Gous, maître il est vrai depuis un an seulement, ne recevait que 14 sols par jour.

Ces faits démontrent l’importance artistique de Jacques Daret ; ils ne prouvent point qu’il ait été capable de peindre les admirables tableaux qui composent le catalogue du Maître de Flémalle et les raisons esthétiques par lesquelles on a cru fortifier cette identification ne sont point des plus convaincantes. On a souligné les qualités narratives du Maître de Flémalle, son souci du récit pittoresque, sa manière de concevoir le retable, qu’il ne traitait plus comme une œuvre décorative en intime harmonie avec l’architecture, mais comme un objet meuble, un véritable tableau au sens moderne. Et l’on a dit que ces tendances, qui sont en effet, d’une façon presque constante, celles du « Maître à la souricière », il était naturel qu’on les rencontrât chez le dessinateur de cartons de tapisseries qu’était Jacques Daret, chez le décorateur qui inventa les subtiles merveilles des fêtes brugeoises de 1468… Ne sent-on pas que ces vraisemblances n’atténuent point la témérité initiale de l’hypothèse ? Le Maître de Flémalle était Tournaisien, ajoute-t-on, et son art est extrêmement voisin de celui de Roger van der Weyden. Qu’il fût Tournaisien, nous le voulons bien croire sans en être persuadé ; que son art soit proche de celui de van der Weyden, c’est tellement certain qu’on a commencé par attribuer au pourtraiteur de Bruxelles maintes œuvres du Maître de Flémalle[5]. Mais les différences entre les deux artistes sont notables aussi et de nature telle qu’on peut se demander si vraiment nous sommes en présence des deux peintres formés à la même école. Il arrive que la plasticité du Maître de Flémalle est d’un caractère rhénan très accentué. Sa Vierge, dite de Somzée, par son austérité sculpturale faisait contraste à l’Exposition des Primitifs de Bruges avec les œuvres brillantes en tons de nos maîtres ; il semblait presque que ce ne fût point une peinture de chez nous.

L’Annonciation de Merode (Fig. XLI) montre la Vierge au centre vêtue d’une robe et d’un manteau rouge ; elle tient un missel ouvert et ne semble pas s’apercevoir de la présence de l’ange dont elle est séparée par une petite table ronde où le lys virginal s’épanouit dans un vase d’aspect persan. Si fortement modelées que soient les figures, si soigneusement traitées que soient les draperies, ce qui nous captive c’est le décor, d’une précision, d’un esprit, d’une justesse incomparables, ce sont les entaillures délicates du banc et des volets, les objets en dinanderie, le cierge qui se consume… Sur le volet de droite (à gauche du spectateur) figurent les donateurs, les époux Ingelbrechts croit-on, de Malines ou de Bruges[6] agenouillés dans une cour qu’entoure un mur crénelé. Derrière eux un personnage ouvre une porte et l’on aperçoit un bout de rue avec une vieille femme assise prenant le frais et un cavalier monté sur un cheval blanc… À gauche, saint Joseph, dans son échoppe, termine comme nous l’avons dit une souricière. Quelle figure savoureuse que celle du Père nourricier ouvrant ses trappes à rongeurs ! L’habile artisan, en chaperon bleu et robe de bure, a placé sur l’appui de sa fenêtre un échantillon de son savoir-faire. À travers la baie on découvre une rue claire et gaie, — et l’on s’attend à ce qu’un des promeneurs qui animent l’admirable site urbain vienne acheter à saint Joseph son ingénieuse petite machine… Chaque partie du triptyque est traitée comme un tout ; on peut faire d’ailleurs la même remarque au sujet des œuvres de Roger van der Weyden ; mais celui-ci réalisait dans ses retables un organisme puissant que l’on ne retrouve point chez son soi-disant condisciple et compatriote. Est-ce à dire que le Maître de Flémalle n’ait fait accomplir aucun progrès à la peinture néerlandaise, qu’il ne soit qu’un admirable technicien et un spirituel metteur en scène ? Il a certainement apporté une solution nouvelle au problème de l’espace, et comme perspectiviste il surpasse Roger van der Weyden. Il suffit de regarder le volet, représentant saint Joseph ; il suffit aussi d’un coup d’œil sur sa Madone dite de Somzée (aujourd’hui dans la collection Salting) pour ne plus avoir de doute à cet égard.

On connaît cette Madone Somzée pour l’avoir vue et admirée à l’exposition de 1902. La Vierge, tenant l’enfant dans ses bras, est assise sur un escabeau, à côté d’une sorte de crédence richement sculptée — et tout de suite nous reconnaissons la Madone du retable de Merode. Par une fenêtre, à droite, on aperçoit une ville emmuraillée, d’un caractère nettement eyckien, — comme la rue qu’on aperçoit au fond de l’échoppe de saint Joseph. Un sentiment d’intimité profonde règne dans cet intérieur où Marie est assise d’une façon toute conventionnelle, devant son escabeau plutôt que dessus. Les moindres objets semblent vivre et la chambre est pleine de réalité et de profondeur. Mais, chose singulière, les sculpturales figures n’ont pas l’air d’appartenir à leur milieu ; elles n’ont point de relation avec l’atmosphère qui les entoure ; elles restent abstraites en leur dessin ferme, leur coloris sévère, monotone et si éloigné de l’idéal flamand…

Signalons tout de suite qu’un groupe important de Madones est attribué au Maître de Flémalle. La plus célèbre est la Vierge de l’Institut Staedel dont nous reparlerons ; puis vient la Madone Somzée, et ensuite la Vierge glorieuse d’Aix-en-Provence exécutée pour l’abbaye d’Eaucourt-en-Artois. Cette dernière est de petites dimensions ; assise d’une manière assez bizarre, en plein ciel, sur un banc sculpté, tenant l’enfant sur ses genoux, elle ressemble à la Vierge de Somzée, mais elle est plus avenante. À ses pieds, sur la perspective d’un paysage un peu flou, se détachent le donateur, saint Pierre et saint Augustin. La facture caressée et l’esprit trop gracieux de l’œuvre révèlent une main d’élève. Les autres Madones qui font songer au Maître de Flémalle sont à Saint-Pétersbourg, à Richmond (coll. Cook), à Turin. Une petite Vierge, du Musée de Bruxelles (Fig. XLIX), peinte vers 1440 sur fond rouge, n’est point sans quelque affinité avec l’art à la fois robuste et familier du peintre de l’Annonciation de Merode[7]. Il faut noter les qualités de vie exacte et intime que l’on rencontre dans quelques-unes de ces œuvres. Marie et l’Enfant de la pinacothèque de Turin (attribuée par erreur à P. Christus) est un charmant tableau de genre. Dans la Madone de la collection Cook nous assistons à la toilette de l’Enfant Jésus ; la Vierge présente sa main au foyer « avant de la porter sur les chairs délicates de son enfant »[8]. Le Maître de Flémalle s’est fait le peintre du bonheur intime de Marie, de ses fiançailles, de son mariage, de sa jeune maternité, de son ménage égayé par le labeur pittoresque de saint Joseph. On ne signale dans cette série qu’une seule œuvre d’allure dramatique : la Mort de Marie (National Gallery). — Nous rattacherons encore à ce cycle l’Adoration des bergers du Musée de Dijon[9], un tableau de joie et de clarté qui, selon toute vraisemblance, sort également de l’atelier du Maître de Flémalle, encore que l’abus des philactères, chargés de lettres étranges, transforme cette œuvre en une sorte de grande miniature et l’éloigné ainsi du style sobre et sculptural du peintre de l’Annonciation. Mais le saint Joseph de cette Adoration est frère de l’artisan que nous admirons dans le retable de Merode, et la Vierge blonde, ouvrant ses belles mains, agenouillée dans les plis neigeux de son manteau, les trois bergers qui accourent, ont cette vérité parlante, sans emphase, exquise enfin, qui est l’un des charmes du « Maître à la souricière ». — C’est ce mérite que nous distinguons aussi dans une Annonciation du Musée de Bruxelles (Fig. XLV) cataloguée comme une production de l’école hollandaise du Bas-Rhin[10]. Partagée en deux, comme le Mariage de la Vierge du Prado, la composition montre (d’une part la chambre du mystère, de l’autre une cour avec des épisodes de la vie de la Vierge et de sainte Anne). Les accessoires : la fontaine, le prie-Dieu, les bahuts, l’horloge, — et aussi un curieux sentiment de la perspective, — apparentent ce tableau aux éloquents intérieurs du maître qui détailla l’échoppe de saint Joseph dans le retable de Merode et peignit l’admirable chambre de la Vierge de Somzée. Bien entendu l’œuvre n’est point signalée ici comme un original du maître, mais comme un témoignage de la vive empreinte spirituelle du grand peintre anonyme sur l’art contemporain.

À rattacher encore au groupe des compositions qui racontent l’existence terrestre de Marie, un Mariage de la Vierge du Prado, attribué au Maître de Flémalle par M. von Tschudi. On y revoit les épisodes du curieux tableau que nous avons signalé à l’église Notre-Dame d’Anvers ; d’un côté, sous un portique, les fiançailles, de l’autre dans l’intérieur de l’église, le mariage. Toutefois certaines particularités physionomiques différencient assez notablement cette œuvre de l’Annonciation de Merode et de la Vierge de Somzée. Il est cependant hors de doute que le Maître de Flémalle est le créateur des scènes familières de la vie de Marie et de Joseph. Il existe à l’église d’Hoogstraeten une sorte de frise de 2 mètres de long sur 60 centimètres de haut qui représente la Légende de saint Joseph, peinture assez rude exécutée sur fond d’or, mais très expressive et d’un grand intérêt documentaire (Fig. XLII). Les scènes des fiançailles et du mariage sont inspirées par le tableau de Madrid ; les autres épisodes et même le paysage remontent au style du Maître de Flémalle. L’un des groupes montre saint Joseph agenouillé devant Marie et s’accusant de l’avoir soupçonnée ; l’époux de la Vierge porte à la ceinture des outils de charpentier ; d’autres, trop volumineux, sont déposés à terre. « Ces outils, nous les connaissons pour les avoir vus aux mains de Joseph dans le retable de Merode, où il façonne des souricières[11] ». Le tableau d’Hoogstraeten est vraisemblablement la copie plus ou moins fidèle d’un original qui fut en possession de la famille seigneuriale de l’endroit, les sires de Lalaing ; dans les détails de cette œuvre perdue, le génie du peintre-conteur avait sûrement rivalisé une fois de plus avec la vie.

Avant de parler de l’œuvre qui a valu au maître son surnom universellement célèbre et qui domine, le cycle de ses Madones, retournons au Musée du Prado pour y admirer deux panneaux d’extraordinaire beauté — les volets d’un triptyque dont la partie centrale est perdue — qui, avec les fragments de l’Institut Staedel, nous renseignent sur les plus hautes aspirations de l’artiste. Une inscription sous le volet gauche nous apprend que l’œuvre fut exécutée en 1438[12] et que le donateur est Heinrich de Werl, célèbre savant et orateur de l’ordre des Minorités, à Cologne, qui mourut à Osnabrück en 1461[13]. Ce docte religieux est représenté avec saint Jean-Baptiste dans un intérieur gothique coupé en deux par une paroi à laquelle est pendue une glace bombée qui fait penser à un accessoire semblable de l’Arnolfini de Londres. Remarquons avec M.  K. Voll que le geste de saint Jean reproduit le geste du Christ peint par van der Weyden dans son Retable de Saint-Jean (Musée de Berlin). Jean van Eyck et maître Roger sont donc tous deux rappelés dans ce panneau. L’autre volet — une pure merveille — représente sainte Barbe, en robe de brocart, couverte d’un grand manteau vert mousse ; ses cheveux d’or, son visage arrondi sont caractéristiques au plus haut point. La lumière, déjà savamment distribuée, fait songer à certains maîtres allemands de cette époque — Conrad Witz, par exemple[14]. Voici donc une nouvelle trace de germanisme dans l’art du Maître de Flémalle ; si nous nous souvenons de la nature de son coloris, de la qualité plastique de son modelé, de la présence d’un donateur allemand dans une de ses œuvres et d’un blason allemand dans l’Annonciation de Merode, nous devons en conclure que l’artiste a séjourné en pays germain, qu’il y a subi des influences ou bien que sa forte personnalité y a déterminé quelques-unes des particularités constituant le génie même de la peinture allemande.

C’est à l’ancienne maison des Chevaliers de Jérusalem, à Flémalle, au pays de Liège, que se trouvait originairement, croit-on, l’ensemble désigné sous le nom de Retable de la Vierge et dont les importants fragments, — la Vierge, sainte Véronique, une Trinité en grisaille — sont aujourd’hui à l’Institut Slaedel de Francfort. La Vierge et sainte Véronique, de grandeur naturelle, étaient tenues jadis pour des œuvres de Roger van der Weyden ; par la largeur de la conception, le style grandiose des draperies, la noblesse et la spiritualité des physionomies, ces figures solennelles s’inspirent en effet du lyrisme surhumain de maître Roger. La Vierge toutefois conserve encore des signes d’archaïsme et l’enfant nous ramène aux créations de Beauneveu et Jacquemard de Hesdin. Mais dans tout l’œuvre du Maître de Flémalle, rien n’égale cette figure « au point de vue de la piété, au point de vue de l’âme ». Ce n’est plus ici la jeune femme un peu placide du retable de Merode, ni la jeune mère opulente et tranquille du tableau de Somzée, ni la Madone très humaine que le Maître de Flémalle peignait dans ses scènes variées et pittoresques de la jeunesse de Marie. C’est une grave, sublime et surnaturelle figure. Pour Huysmans, un abîme sépare la Madone allaitant l’Enfant-Jésus du Musée de Francfort, de la Madone allaitant l’Enfant-Jésus de la galerie Somzée, et « l’abîme est tel qu’il a fallu un coup de la grâce pour le combler. À parler franc, il y a entre ces deux Vierges la différence qui s’avère entre une matrone pieuse et riche, très fière d’occuper un prie-Dieu de choix dans son église et une sainte vivant de la vie contemplative dans un cloître[15] ». Marie est ici plus qu’une femme, en effet ; mais elle est aussi plus qu’une sainte. Elle est reine, et ce sont les douleurs pressenties, dissimulées, et pourtant sensibles sur son pur visage qui lui confèrent la royauté du ciel.

De la Trinité en grisaille, peinte au revers du diptyque de Flémalle dérivent deux peintures conservées en Belgique : l’une au Musée communal de Louvain (Fig. XLIV), l’autre au Musée de Bruxelles. Dans les deux tableaux, Dieu le Père, revêtu d’habits ecclésiastiques, tient le Christ mort sur ses genoux. Le Saint-Esprit et quatre anges portant les instruments de la Passion entourent le trône du Très-Haut[16]. Le tableau de Louvain est celui dont la facture se rapproche le plus de celle du maître, telle qu’elle se manifeste notamment dans l’Annonciation de Merode et la Vierge de Somzée. L’œuvre, par malheur, n’est point restée intacte et il y a quelque témérité, pensons-nous, à y voir une production originale. Le tableau de Bruxelles, d’exécution assez médiocre, est une variante de proportions réduites qui provient également de Louvain. Les deux œuvres ont été attribuées en dernier lieu à Colin de Coter, un artiste de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe que l’on tient pour un élève du Maître de Flémalle. D’autres répliques de la Trinité existent au Louvre et à Saint-Pétersbourg.

L’Institut Staedel possède encore du Maître de Flémalle une figure du Mauvais Larron avec deux légionnaires sous sa croix. Le panneau est coupé de telle sorte qu’en ne voit plus que le larron et la partie supérieure des soldats. Ce fragment provient d’un triptyque dont le centre représentait la Crucifixion. L’original mesurait environ 4 mètres de large et 2 mètres de haut (volets déployés). D’aucuns estiment que ce devait être le chef-d’œuvre de l’artiste. En tout cas, cette Crucifixion fut souvent reproduite. L’ensemble nous est connu par une petite copie, de facture détestable malheureusement, que conserve la Royal Institution de Liverpool. Les armes de Bruges figurent au bas de cette réplique. Fait curieux : Bruges possède une œuvre fort intéressante qui répète, avec les larrons, divers groupes de la Crucifixion perdue ; c’est un ensemble des environs de 1500, représentant le Portement de Croix, le Crucifiement et la Déposition de Croix faussement attribué à Gérard van der Meire (Cathédrale Saint-Sauveur, Fig. XLIII). « La tête du mauvais larron a été changée. Par contre, le personnage debout au pied de la croix de ce dernier (celui qui porte la main sur la poitrine) est, lui aussi, emprunté au Maître de Flémalle[17] ». Ces armes de la vieille cité peintes sur la réplique de Liverpool, ces réminiscences d’une œuvre perdue dans un tableau de l’église Saint-Sauveur, donnent à croire que l’original de la Crucifixion se trouvait jadis à Bruges même. Signalons aussi que la même cathédrale de Saint-Sauveur conserve dans sa sacristie un petit tableau d’allure archaïque mais très précieusement peint vers 1440 ou 1450 : La sainte Vierge intercédant pour le donateur qui montre également d’une façon manifeste l’influence du Maître de Flémalle. Le Christ en croix rappelle nettement le Christ d’une Crucifixion du Musée de Berlin, attribuée au peintre de l’Annonciation de Merode.

Bruges, on le voit, garde en ses trésors artistiques maints reflets de l’art du Maître de Flémalle. Faut-il y voir une preuve de plus à l’appui de la thèse identifiant Jacques Daret avec le grand peintre anonyme ? Il est certain que venant diriger les travaux de décoration aux noces de Charles le Téméraire, Jacques Daret aura exercé le plus vif prestige sur le milieu brugeois, et bien des jeunes peintres auront cherché à l’imiter dans la ville qui était alors notre plus grand centre artistique.

Si l’inspiration du Maître de Flémalle ne se trouve point à toutes les pages de l’art du XVe siècle, comme celle de Roger van der Weyden, en plus d’une circonstance, on le voit, elle apparaît vivante et décisive. C’est ainsi qu’on peut encore rattacher à sa personnalité le groupe des tableaux représentant la Messe de saint Grégoire. Ici, encore une fois, l’original du maître a disparu. La réplique de la collection Weber de Hambourg est datée de l’année 1514 ; elle fait songer au diptyque du Mariage de la Vierge à Madrid[18], par la physionomie de l’église et l’attitude de l’officiant. M.  Hymans signale à propos de cette Messe de Hambourg un détail curieux[19] Le cierge, tenu par l’acolyte s’enroule sur une tige et ses spires déroulées lui donneraient une prodigieuse longueur, — ce qui viendrait corroborer l’hypothèse de l’origine tournaisienne du peintre : en 1346, en effet, les Tournaisiens vouèrent à la Vierge un cierge ayant la longueur du grand tour de la procession… Une Messe de saint Grégoire cataloguée au Musée de Bruxelles comme une œuvre du maître de la Parenté de la sainte Vierge ne devrait-elle pas être rattachée au même cycle ? Le tableau est du commencement du XVIe siècle ; l’architecture du fond, qui a donné lieu à d’amples gloses, pourrait bien être inspirée par le transept de Notre-Dame de Tournai. Nous nous trouvons ici, il est vrai, en présence d’une variante qui, tout au moins par l’aspect du décor, s’écarte sensiblement de la version précédente.

Le Maître de Flémalle aurait peint également des portraits ; on croit en reconnaître à Londres, à Berlin (deux portraits d’homme au Musée et un portrait de vieillard dans la coll. Gumprecht) et enfin à Bruxelles où M.  von Tschudi désigne, comme étant de sa main, le portrait de Barthélémy Alatruye (Fig. XLVI), conseiller à la Chambre des comptes à Lille, décédé à La Haye en 1446 et celui de sa femme Marie Pacy, morte en 1446 (Fig. XLVII). Les deux personnages sont portraiturés sur des panneaux portant les blasons d’une famille tournaisienne et datés de 1425. Barthélémy Alatruye et sa femme ne produisent point très bonne impression à première vue ; mais ils ont fort souffert du temps et des retoucheurs. Dans le portrait du conseiller on a repeint le chaperon, la pelisse, le fond d’or, la bordure avec la devise et le cadre ; et les repeints sont fort grossiers, de même ceux du portrait de Marie Pacy. Mais les parties originales subsistantes, — et fort heureusement ce sont en grande partie les visages mêmes, — ont dans la technique un caractère de fermeté, et dans l’expression un air de vie et de réalité qui rendent vraisemblable l’attribution à un grand maître[20].

Par notre essai de classification, où nous avons cherché à grouper, suivant la nature des sujets, les œuvres du maître avec celles qui les reproduisent ou s’en inspirent, et à rassembler les copies ou variantes de prototypes perdus, on a vu que le catalogue des créations du Maître de Flémalle n’est pas encore établi avec une très grande rigueur. Une révision sévère devra séparer les peintures ayant un caractère vraiment magistral de celles qui sont plutôt des œuvres d’élèves ou de contemporains. Puis, entre les œuvres de premier ordre une autre distinction s’imposera au point de vue de l’expression, et même de la technique. D’une part nous grouperions la Vierge de Somzée, l’Annonciation de Merode, la Sainte Barbe et l’Henrich von Werl du Prado, d’une facture puissamment plastique, mais d’un modelé par trop sculptural et d’un coloris parfois âpre ; d’autre part nous rapprocherions l’Adoration des Bergers de Dijon, de la Vierge glorieuse d’Aix-en-Provence et de quelques Madones, d’une technique plus souple, plus moelleuse, d’un art moins intransigeant. Dominant les deux groupes, resteraient les peintures de l’Institut Staedel avec l’énigme de leur majesté mystique, et de leur surhumaine grandeur, — car nous avons bien pu tenter une esquisse physionomique du grand maître anonyme, nous avons pu essayer de dire combien fut grand le charme de ses récits malgré les fréquentes duretés de sa technique, et combien ses compositions, ses types, sa manière impressionnèrent le XVe siècle, mais il nous faut bien avouer que sa personnalité, sa vie, sa carrière, l’ordre de sa production, l’évolution de son génie sont encore aujourd’hui d’impénétrables mystères. Heureux le critique qui sera l’Œdipe de ce Sphynx.

  1. Der Meister von Flemalle. « Jahrbuch der Kön. preus. Kunstsammlungen », fasc. I et II. Berlin 1898.
  2. Tout le mérite de cette identification revient à M.  Hulin de Loo. Cf. son Catalogue de l’Exposition de Bruges, p. XXXV : Jacques Daret et le Maître de Flémalle. Cf. aussi Maeterlinck, Chronique des Arts, n°30, 1901 ; Houtard Maurice, J. Daret, peintre du XVe siècle tournaisien. Tournai, 1907 ; A.-J. Wauters, L’École de Tournai. Revue de Belgique, nov. 1907 et Wurzbach, Niederländisches Künstler Lexikon, art. J. Daret.
  3. Hulin, Catalogue, p. XXXIX.
  4. A.-J. Wauters, L’École de Tournai, op. cit. p. 222.
  5. M.  Masse identifie le Maître de Flémalle avec le Roger de Bruges dont parle Van Mander et que la critique ne sépare plus de nos jours de Roger van der Weyden. Pour M.  Firmenich.-Richartz les œuvres attribuées par M.  von Tschudi au Maître de Flémalle sont des œuvres de jeunesse du grand pourtraiteur de Bruxelles. M.  James Weale voit dans la production du Maître de Flémalle trois artistes différents ; M.  Lafenestre, de son côté, en voit au moins deux.
  6. Les fenêtres dans la partie centrale montrent des blasons représentant, suivant M.  von Tschudi, à droite, les armes de la famille flamande Ingelbrechts, à gauche, celle de la famille rhénane Calcum. Les armes de droite, celles du donateur par conséquent, ont été portées à Malines dans la première moitié du XVe siècle par des membres de la famille Ingelbrechts. Ajoutons que l’œuvre provient de Bruges. — Une réplique assez fidèle de l’Annonciation provenant du château de Hanau, est conservée à la galerie de Cassel, Les critiques ont dû se contenter tout d’abord — M.  von Tschudi en tête — de la reproduction de cette copie ; M.  Karl Voll l’a publiée également dans le Tafelwerk de son ouvrage : Altniederländische Malerei von J. van Eycke bis Memling, L’Annonciation de Mérode est également reproduite dans un dessin à la plume de la Bibliothèque de l’Université d’Erlangen. Cf. la note consacrée au retable de Merode par M.  Pol de Mont dans Les Chefs-d’œuvre d’art ancien à l’Exposition de la Toison d’Or. Van Œst 1908. Bruxelles.
  7. Cf. catalogue Wauters no 533. — Il existe une Madone dans la collection Salting qui est donnée par M. Weale à Daniel Daret, frère de Jacques.
  8. Hymans. Les Primitifs flamands. Gazette des Beaux-Arts, 1901.
  9. Cf. Lafenestre. Exposition des Primitifs français. Paris, Gazette des Beaux, 1904.
  10. Cf. Catalogue Wauters no 548.
  11. H. Hymans. L’Exposition des Primitifs flamands, 1902, p. 200.
  12. Voici l’inscription : Anno milleno centum quater decem ter et octo bic fecit effigiem depingi minister Henricus Werlis magister colonensis — Le Maître de Flémalle ne saurait donc être, comme on l’a proposé, Hubert van Eyck mort, comme on sait, en 1426.
  13. Né en Westphalie, il fut pendant trente-deux ans provincial des frères mineurs de l’Université de Cologne, puis après 1432 professeur à l’Université. Il prit part au Concile de Bâle en 1441. Cf. Pol de Mont. Les Chefs-d’œuvre d’art ancien à l’Exposition de la Toison d’or, Van Œst, 1908, Bruxelles.
  14. Cf. K. Voll. Altniederländische Malarei.
  15. J.-K. Huymans. Trois primitifs. Paris, 1905, p. 93.
  16. Cf. la Trinité en marbre représentée sur la cheminée du panneau de Madrid montrant sainte Barbe.
  17. Cf. Hulin, Catalogue, no 120.
  18. Une autre répétition, d’une autre main, existe dans une collection privée du Portugal.
  19. L’Exposition des Primitifs, 1902.
  20. Dans son catalogue de 1906, M.  A.-J. Wauters attribue ces portraits à Robert Campin. Le savant critique abandonne cette opinion dans son étude sur la Peinture dans les Pays-Bas. Revue de Belgique, novembre 1907.