La Peinture en Belgique/Gérard David

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 143-154).

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Gé^rard Dav>id.

Van Mander ne sait déjà plus rien de ce maître, si ce n'est que Fourbus le tenait pour un grand artiste. James Weale l'a remis au jour (t) et peut-être l'œuvre de résurrection accomplie pour Gérard David est-elle plus importante que celle qui nous aide à préciser la figure jadis légendaire du peintre de l'Hôpital de Bruges. Le grand successeur de Memlinc a surgi tout entier de la nuit de l'oubli. Il fallut toutefois attendre 1902 pour que son nom franchît le cercle des spécialistes. Le groupement de quelques-unes de ses œuvres principales à l'Exposition de Bruges fit apparaître à tous que l'auteur du retable de Rouen et de la Légende de Sisamnès était un prince de la peinture flamande, digne de l'illustre lignée des van Eyck, des van der Weyden, des van dcr Gocs et des Memlinc.

Par ses débuts, Gérard David se rattache à l'école de Harlem, tout comme Thierry Bouts. Son art, à certains moments, est une combinaison des tendances harlemoises et brugeoises. Il recèle en outre quelque influence méridionale (2) et c'est bien pourquoi l'artiste doit être tenu pour le dernier grand peintre du beau siècle d'art septentrional dont Bruges est le centre. Quand Gérard David meurt, la ruine

(i) Cf. notre Bibliographie'

(1) Dans Sun remarquable ouvrage Gérard Djpid und ttine Scbule, Munich, Bruckman, 111-4°. M' wn Bodcnkaaam wi» cette inpucnce méridionale ou du moins dit qu'elle ne t'exerce sur Girard David qu't travers ka noavcaalte d* U jcMM icota

anversoise. 144 ^^S PRIMITIFS FLAMANDS

sociale, maritime et artistique de Bruges est presque complètement consommée. Anvers recueille la richesse de notre métropole quattrocentiste et devient la capitale de notre art. Gérard David s'y rendit en i5i5. Il put contempler l'aube radieuse de la cite mondiale et de l'école nouvelle... Mais il revint à Bruges ne voulant point quitter une ville où son art s'était définitivement épanoui et qui conservait dans son déclin le prestige d'une beauté incomparable.

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Gérard David naquit à Oudewater dans la Hollande méridionale aux environs de l'année 1460 et ses premières œuvres se rattachent aux maîtres de l'école de Harlem, Albrecht van Ouwaler et Gérard de Saint-Jean. Tout de suite il manifeste comme eux une intelligence pénétrante du paysage et de la lumière ; tout de suite il a le sen- timent des aspects individuels de la nature et se préoccupe d'envelopper ses figures d'atmosphère. En outre il s'annonce de bonne heure comme un poète sollicité par la vie de l'âme et si la vue des chefs-d'œuvre de Memlinc accentua chez lui cette aspiration, on la discerne déjà dans quelques parties de ses premières œuvres. On groupe comme relevant de sa manière harlemoise une J^aissance du Christ à Buda- pest, une JSativité de la collection von Kaufmann, une Adoration des Bergers des Offices à Florence, un poétique saint Jérôme de la collection Salting et enfin un triptyque dispersé représentant au centre la Mise en Croix (collection lady Layard, Venise) et sur les volets les Juges juifs et soldats romains, Saint Jean et les Saintes Femmes (Musée d'Anvers, Fig. CX et CXI).

Il ne serait pas impossible que de toutes les œuvres retrouvées de Gérard David, ce triptyque fût la plus ancienne. Divers érudits l'attribuaient à Gérard de Saint-Jean à cause du ton incarnat des figures et surtout à cause de la disposition « isocéphale » imposée au groupe des Juges et soldats, (t) Mais la personnalité de Gérard David apparaît d'une manière frappante dans le choix de ces types d'hommes, surtout dans les visages barbus et encadrés de longues chevelures ondulées. Le groupe des Juges et soldats est comme une première version de l'admirable tableau du Musée communal de Bruges : le Jugement de Cambyse. Le juge juif qui semble ordonner ou compter les coups de marteau reparaîtra dans le tableau de Bruges, affiné, idéalisé sous le manteau doublé d'hermine du roi Cambyse.

(i) Ces deux panneaux d'Anvers étaient considérés anciennement comme étant des oeuvres de Mabuse, probablement à cause des armoiries d'Adolphe de Bourgogne, premier protecteur de Gossaert. •< Tableaux très caractérisés, disait Burger en les don- nant à Mabuse. Ils doivent compter parmi les chefs-d'œuvre du MuUe. > Cf- P- de Mont, Cat. du Musée d'Anvers. LES PRIMITIFS FLAMANDS I45

L'arrivée de Gérard David à Bruges en 1483 marque une seconde période dans la carrière du maîlrc, une , période de transition, de recueillement, d'assimilation. Les chefs-d'œuvre de van Eyck, de Rogicr van der Weyden, de van der Goes, de Memlinc conservés à Bruges firent la plus profonde impression sur l'artiste ; il les étudia, les copia sans doute, les reproduisit en partie dans quelques-unes de ses œuvres, y chercha une discipline et une direction. Jean van Eyck lui apprit à préciser les formes individuelles des corps; mais Memlinc par ses visages surhumains et gra- cieux, ses compositions claires et rythmiques le toucha plus que tout autre, au point que l'histoire peut tenir Gérard David pour le grand disciple du peintre de la Châsse de sainte Ursule. Trois Madones dans la manière de Memlinc ouvrent précisément celle période intermédiaire (coll. Traumann à Madrid, coll. du baron de Béthune (i) à Bruges et musée de Berlin.) Citons encore de cette époque un Arbre de Jessé au musée de Lyon, une Piéta de la coll. Johnson de Philadelphie, une Adoration des "Rois de la Pinacothèque de Munich (2) et une Vierge du musée de Darmstadt qui s'entoure d'anges en lesquels on reconnaît les divins petits musiciens du Retable de l'Agneau (3).

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Rapidement l'artiste s'était initié aux grandeurs brugeoises et son art s'épanouit bientôt avec une définitive beauté. C'est une troisième époque, — époque de maturité, de synthèse. Bruges considéra sans doute très vite maître " Gheeraert ■> comme un artiste de premier plan et tout permet de croire que sa réputation y fut promptement établie. Le 14 janvier 14S4 il était admis dans la Gilde de Saint-Luc et il en devenait le quatrième juré quatre ans plus tard. C'est dans le courant de l'année 1488 que le maître exécuta à Bruges le premier travail dont on ait conservé mention ; il est d'une nature spéciale et montre l'heureuse vitalité des traditions qui maintenaient les travaux décoratifs au niveau de l'art. Les Brugeois s'étaient révoltés le 3i jan- vier 1488 contre Maximilien d'Autriche, l'avaient enfermé pendant un mois au Crae- nenburg de la Grand'Place et transporté ensuite dans une maison que Jean de Gros venait de faire construire. L'empereur fut gardé dix semaines dans cette nouvelle prison. On tâcha de la lui rendre agréable. Gérard David entreprit de peindre les grilles de fer qui fermaient les fenêtres de cette demeure de façon à ce qu'elles

(1) Plutôt de l'icole de David.

(2) Pour M. HuHn, oeuvre exécutée en collaboration par Gérard David et Jean Prévost. 0) La Vitrge de Darmitadt est plutôt une copie ancienne d'un original perdu. 146 LES PRIMITIFS FLAMANDS

parussent moins rébarbatives au prisonnier! (») Nous ne savons point malheureuse- ment de quelle manière le maître accomplit cette délicate besogne, ni quel genre de peinture il exécuta. Gérard David ayant dirigé un atelier de miniaturistes, il se peut que cette singulière décoration s'agrémentait de petites enluminures.

Premier juré de la Gilde de Saint-Luc en 1495-96 et en 1498-99, Gérard David fut doyen de la corporation en i5oi. Il avait épousé en 1496 une miniaturiste de talent, Cornelia Cnoop, fille du doyen des orfèvres. Son beau-père était riche et ce mariage, semble-t-il, assura à maître Gérard les meilleures relations dans la société patricienne et la haute bourgeoisie de Bruges. En t5o8 l'artiste fut admis dans la confrérie de Notre-Dame de l'Arbre Sec, laquelle entretenait entre Damme et l'Écluse une chapelle franciscaine qui devait probablement son nom à quelque arbre des envi- rons... Cette confrérie pieuse ne comprenait que des membres laïcs appartenant à la partie la plus riche de la population brugeoise. Le couvent des Carmélites de Sion auquel Gérard David offrit en 1609 le magnifique retable du musée de Rouen était considéré également comme l'une des fondations religieuses les plus aristocratiques de la ville.

Maître Gheeraert fut le peintre de ce milieu pieux et riche, et, certes, son art de douceur et d'élégance se rapproche beaucoup de celui de Memlinc, mais les mêmes modèles, les mêmes exemples s'offraient aux yeux du disciple, chez qui dès lors il ne faut point s'étonner de rencontrer des images parentes. Toutefois, parvenu à la maturité de son art, Gérard David peint des compositions admirablement personnelles par le sentiment et la beauté d'aspect. Au troisième stade de sa carrière il réalise la parfaite synthèse de ses connaissances et domine tous les facteurs de son inspira- tion. Il agrandit ses compositions, y place des figures plus nombreuses, aborde des sujets dramatiques; mais de plus en plus il s'avère comme un peintre fidèle de l'âme. C'est le reflet des vies intérieures qui rend ses figures éloquentes et l'harmonieux équilibre de ses œuvres — Memlinc lui a livré le secret des rythmes architectoniques et il en use comme d'un trésor personnel, — contribue à nous élever dans les sphères de la plus parfaite sérénité. Une influence méridionale, pensons-nous, a fixé définitivement ce sens de l'équilibre en même temps qu'elle éveillait chez l'artiste le désir des simplifications et la notion nouvelle d'un clair-obscur expressif. Gérard David serait-il le premier de nos italianisants? Pourquoi non? Rien ne contrarie l'hypothèse d'un voyage du maître en Italie avant l'époque de son doyenné et l'on relève dans ses œuvres postérieures assez de particularités propres à le justifier.

(1) Cf. WuRZBACH. Kunslhr Lexikon. LES PRIMITIFS FLAMANDS 147

• « 

Par ordre chronologique, les deux magnifiques tableaux de justice conservés au Musée Communal de Bruges s'inscrivent en tète des œuvres de la période de maturité. « Ces tableaux ont fourni le point de départ pour la réhabilitation de Gheeraert David et l'identification de son œuvre (t). »

Peu après la révolte de la célèbre cité flamande contre Maximilien, récoutête de Bruges, Peter Lanchals, et d'autres magistrats ayant été, à tort ou à raison, accusés de prévarication furent jugés, condamnés et décapités. Les nouveaux magistrats, nommés par le roi de France, commandèrent à David deux tableaux de justice pour les rappeler à la nécessaire incorruptibilité de leur charge, comme les tableaux de Roger van der Weyden et de Thierry Bouts le faisaient pour leurs collègues de Bruxelles et de Louvain. Au lieu de raconter la triste histoire de Peter Lanchals, Gérard David exposa, en deux compositions, l'histoire du juge Sisamnès rapportée par Hérodote et que les érudits de Bruges connaissaient sans doute par une version de Valerius Maximus (2).

Dans la première composition (Fig. CXIl), Cambyse prononce son jugement sur le magistrat prévaricateur et c'est une noble et élégante figure que celle de ce roi vêtu de brocart et d'hermine qui, de ses doigts ornés de bagues, énumère les chefs d'accusation. Le juge sur son trône semble interdit, et regarde droit devant lui, tandis qu'on l'arrête. Une vingtaine de personnages assistent à la scène. Dans le fond s'ouvrent deux baies cintrées qui laissent apercevoir un carrefour de Bruges offrant une assez grande ressemblance avec la place Saint-^Jean fermée par l'ancienne Poorters looge. Sur cette place, une grande maison bourgeoise avance son perron recouvert d'un toit en voûte et l'on voit, dans cette sorte de niche, un homme remettant un sac d'or au juge. Examinons bien le décor de la scène principale. Une ornementation italienne le rehausse. A droite et à gauche du trône sont incrustés des médaillons en camaïeu avec des allégories. L'un représente l'Abondance à laquelle un homme armé d'une massue tend une pomme; l'autre montre Vénus, Cupidon et un troisième personnage qui pourrait être Marsyas. On retrouve des ornements pareils dans les miniatures florentines. Au-dessus du trône des amoretti tiennent des guirlandes de fleurs, de feuil- lages et de fruits semblables à celles que l'on remarque dans les madones attribuées

(1) HuuM- Catalogue Critique.

(1) Cf. Wealb. Srufu «( att Environ*. 148 LES PRIMITIFS FLAMANDS

aux dernières années de Memlinc. Et Mantegna plus que Crivelli se reconnaîtrait dans ces éléments décoratifs. Les écussons peints au-dessus des guirlandes sont ceux de Philippe le Beau et de Jeanne d'Aragon.

L'autre tableau (Fig. CXIII) représente le supplice de Sisamnès et c'est une terrible scène d'écorchement. « Sisamnès, un des juges royaux, ayant rendu un juge- ment inique pour une affaire d'argent, raconte Hérodote, le roi Cambyse le fit égorger et écorcher; puis il ordonna de couper des lanières de sa peau et il en fit tendre le siège sur lequel s'asseyait Sisamnès lorsqu'il rendait ses jugements. Cambyse nomma juge le fils de Sisamnès, à la place de son père et lui recommanda de se rappeler celui sur le siège duquel il jugeait » (t). Non loin de la galerie ouverte où il a été saisi et où reparaissent les amoretti et les guirlandes mantegnesques, le juge est étendu nu sur la table du supplice, le pied et le bras droits attachés par des cordes, la poitrine calée par des pitons de fer plantés aux aisselles. Quatre hommes procèdent à 1 écorchement ; les muscles de la jambe gauche sont à vif et le bourreau, couteau dans les dents, retourne la peau du pied comme on ferait d'un gant. Tout cela est peint avec un réalisme précis et cruel par un artiste que son instinct destinait à l'interprétation des plus saintes béatitudes. Mais telle était la conscience d'alors et la simplicité des peintres de ce temps qu ils mettaient autant de justesse à peindre les scènes horribles qu'à traduire les émotions et les douceurs du mysti- cisme. Avec plus de virtuosité, mais avec une même égalité d'âme, Gérard David renouvelle le paradoxe du religieux Thierry Bouts peignant le supplice de saint Erasme. Dans la galerie du fond, la peau de Sisamnès remplace sur le trône du juge le drap d'or que l'on voit dans le premier tableau et le fils de l'écorché est assis à la place de son père. Une dizaine de personnages entourent le nouveau juge qu'un plaideur placé devant une colonne de porphyre rouge se prépare, dirait-on, à corrompre car il porte la main à son escarcelle.

Les aspirations et les connaissances de Gérard David se manifestent plus claire- ment dans le Jugement. On songe encore à Thierry Bouts devant certains per- sonnages, mais l'unité de l'action est ici plus accentuée. Gérard David vise au grand style et il serait bien surprenant qu'il ne dût point à quelque influence méridionale l'ampleur nouvelle qu'il déploie dans l'art de la composition. Mais ses personnages, encore trop serrés, ont toujours les têtes au même niveau et à cet égard le peintre de la Légende de Sisamnès ne s'écarte point de la convention établie par Gérard de Saint-Jean dans ses beaux tableaux corporatifs du Musée de Vienne. Il est amusant de

(1) WsALE. Bruges el ses Environs, p. SjLES PRIMITIFS FLAMANDS 149

constater que tout en apportant à l'art du Nord des éléments rénovateurs dans un sens à la fois plus largement décoratif et plus nettement psychologique, (serai-je le premier, devant ces peintures brunes, à songer à Léonard de Vinci?) Gérard David a prouvé de la plus spirituelle manière qu'aucune prouesse technique ne lui était inter- dite. A droite du roi Cambyse, dans le tableau du Jugement, est un soldat dont le casque miroitant reflète une image très minutieuse de l'église Saint-Jean à Bruges. Jean van Eyck eût applaudi à ce trait par lequel, en passant, Gérard David nous fournil l'attestation de ses mérites de miniaturiste.

En 1498 le maître termina pour l'Hôtel de ville de Bruges un Jugement der- nier qui est perdu, puis il faut attendre jusqu'à l'année 1507 pour rencontrer une œuvre datée : le retable de Jean des Trompes conservé au Musée communal de Bruges. Mais on peut considérer comme appartenant à cette époque de parfaite maturité quelques-unes des plus belles œuvres de l'artiste : les J^oces de Cana du Louvre, VEvêque avec trois saints et le retable de Sainte Catherine de la National Gallery, le Saint Jérôme de l'Institut Staedel, le Dieu le Père avec deux anges de la collection Schickler à Paris, de forme cintrée, qui pourrait bien être la partie supérieure d'un polyptyque et dont les anges n'ont leurs pareils que dans les minia- tures flamandes du temps, — Gérard David peintre ayant trouvé bon une fois de plus de recourir à la collaboration de David enlumineur.

La précieuse et très somptueuse adoration des Mages du Musée de Bruxelles (Fig. CXIV) doit avoir été peinte peu de temps après la Légende de Sisamnès. C'est un joyau des plus caractéristiques et le seul fait qu'on l'ait tenu longtemps pour un Jean van Eyck atteste la beauté technique de l'œuvre. Quelques types sont empruntés à Memlinc et même à van der Goes ; mais l'œuvre est personnelle par la force du modelé, la manière un peu rougeâtre de traiter les visages masculins, la douceur toute spéciale de la Vierge, enfin par la composition qui est tout à fait propre à Gérard David. Cette Adoration des Mages, par l'ordonnance générale, marque l'aboutissement des diverses J^ativités peintes par le maître. C'est une œuvre définitive, sans être l'œuvre définitive. Les personnages sont encore très rapprochés les uns des autres. Mais quelle liberté dans leur disposition scénique et dans leurs attitudes si on les compare aux figures des !Nativités de Roger van der Weyden et de Memlinc ! Et encore une fois, même devant cette œuvre où l'âme traditionnelle parle sur tous les visages, je ne puis m'empêcher de croire à l'action émancipatrice d'un idéal lointain encore, mais de moins en moins ignoré. l5b LES PRIMITIFS FLAMANDS


Le retable de Jean des Trompes, autre chef-d'œuvre de la maturité (Fig. CXV, CXVI et CXVII), était tenu autrefois pour un Memlinc. Partageant cette croyance, Vitet préférait ce triptyque à toute la production du peintre de l'Hôpital. La description qu'il en donne est d'ailleurs parfaite : « Le sujet du panneau central est le divin baptême dans les eaux du Jourdain. Pas l'ombre de couleur locale, je n'ai pas besoin de le dire... La tête du Sauveur, son corps surtout, laissent à désirer. Le nu est toujours l'écueil de la peinture de ce temps, surtout dans les pays du Nord. Mais le saint Jean, quelle sublime figure! quelle sainte humilité! quelle austère com- ponction dans ces traits amaigris! quel regard soumis et prophétique! Puis vers le premier plan, voyez cet ange qui vous tourne le dos, à genoux sur le bord du fleuve, préparant le précieux tissu qui tout à l'heure, au sortir des eaux, va couvrir le corps du Sauveur... Et maintenant regardez les volets, votre admiration va peut- être s'accroître... » Et Vitet remarquant dans le paysage des mérites qu'il n'avait pu constater dans les tableaux de Memlinc, ajoute avec la plus entière raison : « Il n'y a pas 'jusqu'aux arbres, aux rochers, aux gazons qui ont aussi ce double caractère de vérité et de noblesse. Il faut recommander aux peintres de paysage l'étude de ces volets ; (que n'ajoute-t-il de la partie centrale?) ils ont tous des leçons à y prendre, aussi bien ceux qui veulent reproduire tous les accidents du feuillage et tombent dans la découpure, que ceux qui, barbouillant leurs arbres, font de la mousse au lieu de feuilles. Ils apprendront de ce vieux maître que pour tout rendre, il faut savoir choisir. Que manque-t-il à ces grands hêtres s'élevanl en bouquet dans cette gorge de rochers? Quel détail, quel brin d'herbe le peintre a-t-il oublié? Et cependant quelle harmonie! Le grand Ruysdael et Hobbema lui-même, ce merveilleux faiseur de feuilles, ont-ils mieux compris la nature? Qu'ont-ils fait de plus vrai, de plus mystérieux, de plus rêveur que cet intérieur de forêt?... » Nous ajouterons que ce paysage fait penser aux fonds des œuvres lombardes de la même époque, avec ses lointains bleuâtres et accidentés; nous verrons désormais se multiplier dans l'art flamand ce décor de roches lointaines et azurées dont la formule est empruntée à l'art italien. Certains croient reconnaître la main de Joachim Patenier dans ce paysage du retable de Jean des Trompes ; mais l'unité technique de l'œuvre contredit cette opinion. Pourtant le site est d'un maître qui individualise les arbres, les terrains, les plantes, tandis que les figures, par leur disposition tout au moins, laissent entrevoir un souci nouveau de style. Gérard David suivait le courant qui exigeait plus de ressemblance dans l'image LES PRIMITIFS FLAMANDS l5|

de la nature inanimée et tendait à la synthèse de la figure vivante. Le bel ange du premier pian avec sa chape traditionnelle et cassurée à la façon des van Eyck n'est plus un portrait, c'est une figure idéale. Et si le manteau de saint Jean-Baptiste, comme celui de l'Ange, se plisse à l'ancienne manière, tes petits personnages du second plan, saint Jean-Baptiste prêchant et le Précurseur montrant le Christ à trois de ses disciples, sont vêtus de manteaux aux draperies classiques. Là du moins les traces de conlem- poranéité s'effacent entièrement. C'est signe que le peintre est gagne à une esthétique nouvelle.

L'intérieur du volet gauche (Fig. XCVl) montre d'un côté Jean des Trompes avec son fils Philippe, tous deux patronnés par saint Jean l'Évangéliste, exquise figure où se mélangent d'une façon presque ingénue la religiosité médiévale et les tendances vers la beauté absolue. On remarquera dans ce panneau deux petits personnages dont l'un est costumé comme le Scapin des comédies de Molière; c'est, à mon avis, une addition du xvii' siècle. Sur l'intérieur du volet de droite sont groupées la première femme de Jean des Trompes, Elisabeth van der Mersch, morte en i5o2, ses quatre filles et sainte Elisabeth. Et l'on peut, celte fois encore, citer Vitet : « Regardez les volets, votre admiration va peut-être s'accroître; vous n'y trouvez pourtant que de simples portraits; mais ces figures agenouillées sont disposées avec tant d'art dans un fond de paysage qui va se rattachant aux rives du Jourdain, elles encadrent si bien la scène principale en même temps que par leur ferveur elles y sont comme asso- ciées, ces jeunes filles ont des regards si limpides et si modestes, leur mère les recommande à Dieu de si bon cœur, le père est si loyal et le fils si honnête, ils sont tous à la fois si pleins de vie et si bien vus sous leur plus noble aspect, que cette simple scène de famille s'élève à la hauteur d'un poétique tableau.. » Vitet n'a point connu l'extérieur des volets (Fig. CXVIl). Ils représentent d'un côté la seconde femme de Jean des Trompes, Madeleine Cordier, qui mourut en iSoç. Elle est accom- pagnée de sa fille et de sa patronne, et le groupe est présenté dans un décor où de hautes baies cintrées disent la connaissance que le peintre avait de la nouvelle architecture italienne. Sur l'autre revers la Madone et l'Enfant Jésus. Nous savons par les textes d'archives que Gérard David était un homme fort pieux; mais pour être fixé à cet égard il suffit de voir les physionomies de ses donateurs, de leurs patrons et patronnes, de ses vierges au regard généralement baissé et qui n'ont plus le sourire un peu mondain des vierges de Memlinc. Elles restent toutefois infiniment gracieuses, les madones de maître Gheeraert, mais leur élégance est plus simple, moins soumise aux modes du jour que celle des vierges de maître Hans, et enfin il est fort rare que leur divin Enfant apparaisse complètement dévêtu. tSi LES PRIMITIFS FLAMANDS

Les autres œuvres du plein épanouissement de Gérard David sont : trois volets de retable au Musée Brignole à Gênes, un Saint Michel au Musée Impérial de Vienne, une très belle Annonciation de la collection du prince de Hohenzollern à Sigmaringen (très attirante par la simplicité de son décor, le sentiment d'une Vierge digne de Roger van der Weyden et l'incomparable distribution de la lumière), enfin le fameux retable du Musée de Rouen. Cette dernière œuvre est considérée généralement comme le chef- d'œuvre de l'artiste qui l'offrit aux Carmélites du couvent de Sion à Bruges en iSoç (i)- Au centre du tableau la Vierge porte sur ses genoux l'Enfant Jésus tenant entre les mains une grappe de raisins, symbole de l'Eucharistie. Diverses saintes entourent la madone et sur le côté à gauche du spectateur, le peintre s'est représenté lui-même. Il se pourrait que quelques-unes des virginales créatures représentées fussent des portraits. Mais par la présence de deux anges d'allure classique, par l'absence de décor brillant, la simplicité des visages, le rythme de l'ordonnance et la distribution décorative des figures, l'œuvre accuse une orientation nette vers un art de synthèse de plus en plus prononcée. Gérard David toutefois n'est point gagné à la renaissance païenne et à voir la constance avec laquelle il habille l'Enfant Jésus (voyez aussi l'enfant divin du retable de Jean des Trompes) on imagine volontiers que ce pieux Flamand, épris de belles formes, a entendu la voix de Savonarole prêchant aux artistes le respect de Platon et l'amour de la vertu chrétienne.

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La visite faite par Gérard David à Anvers détermina une quatrième et dernière période de sa production. Le maître fut reçu en i5i5 par la gilde anversoise et y rencontra Quentin Metsys qui incarnait brillamment l'école nouvelle de plus en plus attirée par la réalité, le mouvement et les mises en page décoratives. Gérard David s'inquiéta de ces recherches et la trace en est sensible dans un Golgotha du Musée Brignole à Gênes, une Adoration des Hois et une Piéta de la National Gallery, un "Repos en Egypte, de la collection R. Kann à Paris, une Sainte Famille de la collec-

(i) La Madone de Rouen fut vendue à Bruxelles en juillet 178S lors de la suppresilon des couvents. Elle se retrouva au Louvre où les inventaires l'attribuèrent à Memlinc, et la font provenir de l'c.nigré Miliotti (?). En i8o3, le Musée de Paris la donna à la ville de Rouen- Les volets ont disparu. Ils n'avaient probablement pas grande valeur; Gérard David les avait laissés en bois, sans peinture; celle-ci y fut exécutée plus tard, on ne sait par qui, ainsi que le constate l'inventaire du couvent (trad. du flamand paf Weale) : « . . les volets du susdit tableau n'étaient peints ni à l'extérieur ni à l'intérieur, et actuellement, en i536, on les a ôtés pour les peindre et vernir... ». Cf. Journal des Beaux-Aria, 1869, p. 5z. LES PRIMITIFS FLAMANDS lS3

lion Martin et enfin dans une Transfiguration de l'église de Notre-Dame à Bruges. (Fig. CXVIII). Cette dernière œuvre n'est agréable ni comme coloris, ni comme ordonnance. Gérard David ne réalise plus la synthèse des éléments nouveaux qui affluent dans l'art. Les temps harmonieux de la maturité sont passés. Les trois apôtres du premier plan ont des attitudes mouvementées, diverses, mais gauches. Le Christ est une noble figure, mais qui semble rigide à côté des disciples agités. On retrouve dans le fond les petits personnages aux draperies classiques du Baptême de Jean des Trompes et le paysage un peu maigre peut-être, — ce qui surprend chez David, — est plein d'expression et d'une douceur comme péruginesque.

A côté de ces pages où le sentiment pathétique nouveau cherche en vain sa forme équilibrée, le maître a peint dans les dernières années de sa vie une série de petites madones adorables où toute la grâce de Bruges se concentre et se survit de la manière la plus poétique, la plus humaine. L'une de ces Vierges est au Musée de Bruxelles. (Fig. CXIX) C'est une délicieuse " petite maman >• qui donne le potage à l'enfant. Le petit Jésus est si enchanté qu'il ne veut perdre une goutte et s'apprête à lécher la cuillère... Par une baie quadrangulaire, un petit paysage où des cygnes glissent sur un étang semble la divination du Minnewater actuel. Bruges portait une dernière fois bonheur à son enfant adoptif et Gérard David peignit plusieurs versions de cette œuvrette exquise (musées de Gênes, de Strasbourg, collection Traumann à Madrid) toujours avec un égal bonheur.


Tout en perpétuant les traditions religieuses de l'art flamand, tout en s'a[[irmant dès ses premières œuvres comme le peintre de la vie contemplative, tout en s'identifian en quelque sorte avec Bruges, capitale de nos peintres gothiques, Gérard David a écouté les enseignements qui venaient d'Italie. Qu'il ait connu les voies nouvelles de l'art par un voyage au delà des Alpes ou de quelque autre manière, peu importe après tout. Il est certain que sa vision, très traditionnaliste, est comme animée de pressenti- ments et annonce les destins nouveaux de la beauté. Ce qui émerveille toujours c'*st l'extrême précision technique que le maître allie à sa large intelligence des aspira- tions de son temps ; peut-être à cet égard ce Hollandais, naturalisé brugeois. est-il en certaines pages plus près de van Eyck qu'aucun autre maître flamand. Il est hors de doute que Gérard David fut un grand miniaturiste. Il a, semble-t-il, dirigé avec sa femme un atelier d'enluminure. Les JSotizie de l'Anonyme de MorelH indiquent t54 LES PRIMITIFS FLAMANDS

Girardo de Guanl parmi les auteurs du célèbre bréviaire Grimani conservé à la biblio- thèque Marciana de Venise (i). Ce Girardo est sûrement maître Ghceraert David. On retrouve sa manière, ses types, ses paysages, ses groupements dans les deux tiers des compositions, et il y a telle page, — l'adorable assemblée entre autres des saintes Cunégonde, Gudule, Catherine, Agnès et Gertrude, groupées autour de la Vierge, — où les physionomies sont identiques à celles du merveilleux retable de Rouen. Au début des temps modernes, ce Bréviaire Grimani est le chant du cygne d'un art où nos ancêtres ont brillé au premier rang ; c'est de plus une flamme suprême de Bruges, ce foyer de beauté où des maîtres de génie, dès le début du xv' siècle, avaient assuré l'immortalité à l'âme flamande, de cette Bruges qui allait mourir bientôt après avoir impressionné par son art le monde chrétien tout entier.

Il est significatif que le nom de Gérard David soit attaché à cette œuvre exécutée sans doute à Bruges et jalousement conservée à Venise. C'est avec le peintre de la Légende de Sisamnes que la peinture et la miniature brugeoises jettent leur dernier éclat original. Déjà l'italianisme peut se reconnaître dans les œuvres de David et en particulier dans le Bréviaire Grimani. Anvers assure le triomphe des tendances nouvelles et les plus remarquables successeurs de maître Gheeraert, — Joachim Patenier, Jean Gossaert, le Maître des demi-figures, — prennent rang dans l'école anversoise. Pourtant l'exemple de Gérard David fut écouté à Bruges même par Albert Cornélis, Ambrosius Benson, Adrien Ysenbrant. Ils furent fidèles à l'antique et douce cité comme leur maître, lequel désira dormir son sommeil suprême au cœur même de la ville. Gérard était mort à la date du i5 août t523. Et quel emplacement convenait mieux à son tombeau et à celui de sa femme que l'endroit qu'il avait choisi? Maître Gérard et Cornélius Cnoop furent inhumés, côte à côte, sous la gigantesque tour de Notre-Dame. Quand nous contemplons les vieux clochers de Flandre, que de sou- venirs glorieux nous les voyons ériger à la lumière du ciel !

(i) Cf. noire Bibliographie.