La Peinture en Angleterre à propos des expositions de 1854

La Peinture en Angleterre à propos des expositions de 1854
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 647-667).
LA PEINTURE


EN ANGLETERRE


A PROPOS DES EXPOSITIONS DE 1854.





I.

Cette année, au mois de juillet, Londres ne renfermait pas moins de neuf expositions de peinture et de sculpture, en laissant de côté le National Gallery et la collection de sculptures antiques du British Museum. Cela prouve que les choses de l’esprit tiennent leur place, aussi bien que le fer et l’or, dans les pensées du peuple anglais. Sans vouloir rechercher minutieusement dans quelle proportion les intentions de lucre ou la rivalité d’imitation ont pu contribuer à ces résultats, et dans quelle mesure ils représentent réellement les instincts de l’art britannique, il nous semble que quelques remarques, suggérées à un habitué de la palette par les diverses galeries, peuvent valoir la peine d’être lues. Nous sommes d’autant plus porté à dire notre mot, que la plupart des jugemens et des théories sur l’art qui arrivent au public sont écrits par des hommes voués à la profession de la plume et non à celle du pinceau. Le côté littéraire de la question, en tout cas le côté le plus propre à frapper ceux qui ne sont que spectateurs, a donc été amplement développé; le point de vue de ceux qui pratiquent n’a pas, à beaucoup près, trouvé autant d’organes, et il peut ainsi avoir un certain intérêt de nouveauté. D’ailleurs n’est-il pas juste que cette autre face de la cause soit également soumise au grand juge ? Elle est sans contredit aussi essentielle pour l’art que pour les artistes : elle embrasse tout ce qui tient le plus à la peinture dans un tableau, tout ce qui en fait autre chose et plus qu’un drame ou un poème, ou même une image, en un mot tout ce qui donne à une œuvre le caractère et la valeur d’un objet plastique. Ce sont là, nous le craignons, des paroles peu précises, et elles peuvent paraître étranges, tant il est d’usage de représenter la peinture et la sculpture comme de purs arts d’imitation. Qu’une statue et qu’un tableau soient vrais, c’est à peu près tout ce que le public a été accoutumé à demander; quand de tels ouvrages lui ont causé la même sensation que la réalité eût pu produire sur ses yeux, il se tient pour satisfait. Et cependant c’est en dehors de l’imitation et au-delà du vrai que s’étend la partie plastique de l’art, celle à laquelle nous faisions allusion, et qui n’est guère reconnue en dehors des ateliers. Quoiqu’elle soit la source de toutes les qualités qui font vivre les œuvres destinées à l’immortalité, le monde en général ne lui attribue pas une telle importance, et tout plaidoyer en sa faveur court risque d’être taxé de solennel enfantillage ou d’oiseuse gravité.

Le fait est que ces matières sont en elles-mêmes difficiles à manier. Les émotions causées par les arts plastiques aussi bien que par la musique, les formes et les couleurs qui charment l’œil, ou les sons qui séduisent l’oreille, toutes ces mystérieuses influences, avec leurs rhythmes et leurs combinaisons, souffrent mal qu’on les définisse par des mots. Il faut prendre beaucoup de peine pour n’y réussir qu’imparfaitement, et en se fatiguant soi-même on fatigue les lecteurs. La gravité en effet a lieu de sembler déplacée, quand il s’agit de choses où la majorité des hommes ne cherche que ses distractions du dimanche. De là vient que l’écrivain est tenté de laisser là ces matières rétives pour jeter sur le papier ce qui se présente au courant de la plume et ce qui a chance de plaire. Peut-être cela explique-t-il comment tant de critiques d’art, évidemment intéressantes pour le public, sont loin de satisfaire autant les artistes.

Aux yeux de quelques-uns, l’art toutefois est plus qu’un passe-temps. S’il représente seulement un objet d’étonnement pour l’ignorance, un jouet pour l’homme instruit, il est une science pour ceux qui l’étudient. Nous qui sommes de ce nombre, et qui ne pouvons nous empêcher de le prendre au sérieux, ce sont les impressions d’un artiste que nous essaierons de rendre. En examinant quelques œuvres d’une école moderne, nous voudrions appuyer sur certaines données plastiques qui n’ont pas été assez remarquées, sur certains aperçus sans lesquels il nous semble impossible de porter des jugemens tant soit peu justes en matière d’art. Ajouter un grain au trésor de la vérité, c’est tout ce que nous désirons.

La forte impulsion donnée à l’art anglais par la commission royale des beaux-arts, qui fut créée, il y a environ dix ans, pour la décoration des nouvelles salles du parlement, continue toujours à se faire sentir, bien que les résultats attendus n’aient pas été complétement atteints, et bien que le mouvement se soit produit en dehors de la direction indiquée. La commission demandait des peintures de haut style, des œuvres où la composition et l’exécution seraient marquées, au coin de la grandeur et de l’élévation. Dans le concours qu’elle avait ouvert, il y avait à gagner des prix et de la renommée : aussi y eut-il beaucoup de prétendans; mais en définitive très peu des tentatives faites approchèrent des conditions posées par le programme. Néanmoins les juges décernèrent des prix en abondance, dans l’idée qu’il était convenable de récompenser l’effort même en l’absence de la force, et probablement aussi dans la crainte d’effrayer le public en avouant trop ouvertement que bon nombre des couronnes préparées n’avaient pas trouvé de vainqueurs à couronner.

A nos yeux, cet échec ne prouve point contre la capacité des artistes du pays; il accuse plutôt la commission elle-même d’avoir trop agi à l’étourdie. Avec la perspective d’un nom à se faire et d’un salaire à gagner, des hommes qui avaient passé leur vie à peindre en petit des scènes du Vicaire de Wakegeld et des enfans perdus dans la forêt, ou à perpétuer les poses et les sourires stéréotypés du portrait à la mode, commandèrent soudain des cartons de vingt pieds pour se mettre sur l’heure à les remplir, dans un beau feu pour l’art épique que leur ignorance absolue rendait sublime. Comment penser que les artistes pussent hésiter à accourir, quand ce brusque appel aux armes était appuyé par le puissant attrait du gain et de la popularité, et quand les juges du camp, tout les premiers, oubliaient le long et laborieux apprentissage que réclament de pareilles productions ?

Évidemment néanmoins il existait alors quelque heureux rapport de temps et d’occasion entre le pays et cette sommation, car, malgré la méprise des membres de la commission, l’école a continué sa marche en avant; leur aveugle bonne volonté s’est trouvée coïncider avec le possible du moment. Ainsi, durant la période qui a suivi le concours des cartons, l’attention s’est tournée vers la grande peinture, et quoique nul nom nouveau ne soit venu s’ajouter aux noms de MM. Dyce, Herbert, Cope et Maclise, — qui ont donné suite à leurs heureux débuts en peignant des fresques de grand mérite dans le palais du parlement, — on peut constater une amélioration générale dans tous les genres de sujets, un seul peut-être excepté. Chose étrange à dire, c’est précisément l’art historique qui n’a pas progressé du même pas, comme nous le verrons en venant au détail des œuvres.

Parmi les expositions ouvertes au public, cinq se composent des produits du sol; les autres consistent en une petite collection de tableaux français, un salon allemand et deux galeries de vieux maîtres. Remarquons cependant que sur les cinq expositions anglaises, il n’en est que trois qui embrassent des peintures à l’huile ; les deux autres sont réservées à l’aquarelle et au dessin.

De fait comme de nom, c’est l’Académie royale qui se place au premier rang, et par le nombre des objets exposés, et en général aussi par leur intérêt comme par la réputation des exposans. — La sculpture n’y est représentée que par 166 morceaux ; mais les envois des peintres s’y élèvent à 1,365. La foule, aussi compacte qu’à l’ordinaire, des portraits de tout genre, toiles et marbres, miniatures et dessins, offre peu matière aux commentaires de la critique, le but de ces sortes d’œuvres n’étant guère que d’achalander l’artiste qui les signe. Il y a lieu pourtant d’en signaler plusieurs où le peintre ne s’est point tenu aux simples nécessités du sujet, mais où il s’est laissé tenter par son modèle ou séduire par les agaceries de la Muse jusqu’à s’oublier dans l’amour de l’art. Le portrait d’une Dame avec ses enfans, par M. Buckner, est riche et brillant de couleur, d’une grande vérité d’expression et bien composé. M. F. Grant nous a donné une figure en pied, pleine de hardiesse et de caractère : le vétéran lord Gough, sous le costume qu’il portait pendant ses campagnes dans l’Inde ; plus un portrait de lord John Russell, où la tête est d’un beau travail, mais où les proportions du corps ont trop d’ampleur pour la petite et maigre personne de l’original. On a également de M. Knight, le secrétaire de l’académie, deux excellentes œuvres, traitées dans un style large, et qui gardent pourtant beaucoup d’individualité. En parlant des portraitistes, nous ne devons pas omettre sir J. Watson Gordon, qui jouit d’une réputation haute et bien acquise. Le meilleur de ses envois, à notre avis, est la figure en pied de M. J. C. Harter ; mais l’artiste, cette année, n’a fait tout au plus que maintenir son rang. M. Boxal enfin, avec ses quatre toiles, mérite que l’on compte avec lui pour s’être proposé quelque chose de plus que la pure ressemblance. Ses têtes respirent le sentiment de l’art, et les chairs y ont des finesses de ton et d’effet qui parlent à l’imagination. Il est à regretter que ces peintures soient gâtées par une indécision et une incertitude qui, en somme, les rendent trop incomplètes pour qu’on puisse les ranger parmi les productions du premier ordre.

Dans la classe des portraits en miniature, qui sont très nombreux, comme d’habitude, on rencontre, comme d’habitude aussi, une forte somme de talent, et entre plusieurs artistes éminens c’est toujours à sir W. Ross et à M. Thorburn que reste la primauté. Cette branche de l’art est beaucoup plus cultivée en Angleterre qu’en France : le nombre des peintres qui s’y adonnent est plus considérable, et leur supériorité ne saurait faire doute. Nous sommes loin sans doute d’avoir épuisé la liste des artistes qui ont fait preuve d’habileté dans le portrait; mais les œuvres de ce genre ont tant de ressemblance entre elles, comme exécution elles procèdent tellement d’une même routine inévitable, et d’ailleurs elles affluent à tel point, que, pour les nommer seulement, il faudrait plus de temps et d’espace que nous ne pouvons leur en accorder.

Avant de passer outre, il faut cependant nous arrêter encore à une œuvre française qui figure dans la salle d’honneur de l’académie, et qui peut suggérer d’intéressantes comparaisons. C’est un portrait en pied de lord Dufferin par M. Ary Scheffer, et certainement une consciencieuse étude. Depuis longtemps nous étions accoutumé à admirer le sentiment tendre et recueilli que le célèbre maître sait répandre dans les sujets mystiques ou qui touchent à la poésie; mais nous avions eu moins souvent l’occasion d’apprécier ses moyens dans cette spécialité. Le portrait signé de son nom nous a frappé comme rappelant beaucoup ceux de M. Henry Scheffer, avec plus de lourdeur cependant, mais en même temps avec plus de largeur de caractère. Sans vouloir décider à quel point la couleur pâle et sans corps de ses compositions religieuses ou d’imagination peut tenir à la nature même de l’inspiration qui les dicte ou à la bonne foi du travail, nous avons peine à concevoir qu’une pareille manière soit applicable au portrait, qui, à notre sens, se passe mal d’une touche vigoureuse et d’un certain luxe de relief. Aussi la page de M. Scheffer ne peut-elle, malgré ses belles qualités, nous faire oublier ses défauts : comme tableau, elle est froide d’effet et de ton; comme image d’un personnage réel, elle pêche encore plus par son aspect morne et blême et par son manque de vie.

En rencontrant ainsi un envoi français dans le rendez-vous de la peinture anglaise, on eût pu s’attendre à un contraste plus tranché entre ce spécimen d’un art étranger et la masse des tableaux environnans; mais durant ces vingt-cinq dernières années, les deux écoles, en poursuivant leur développement dans des directions contraires à maint égard, ont sensiblement diminué la distance qui les séparait. Les sévérités de la forme et du dessin préoccupent davantage les peintres anglais, et les aménités de la couleur et de l’effet ont trouvé grâce devant la France. Ce n’est pas que toutes les dissemblances se soient effacées : il en reste, et de fort essentielles; mais elles ne sont plus assez flagrantes pour sauter aux yeux à première vue, surtout dans ce qu’on nomme la peinture de chevalet. Pour retrouver entre les styles des deux pays un désaccord patent, une opposition absolue, il faut en venir aux compositions de grande dimension historiques ou mystiques, et plus particulièrement aux peintures murales. Là où il s’agit d’être maître du dessin et des vastes surfaces, la longue éducation académique de la France la porte bien plus haut que l’Angleterre, qui ne fait que débuter dans ce rigide et nécessaire apprentissage.

Si le nombre des portraits forme à l’Académie royale un trait saillant de l’aspect général, il n’en est pas de même dans les quatre autres expositions nationales. Sur les 355 peintures à l’huile que nous présente la Society of British artists, 14 seulement sont des portraits; on n’en compte que 11 parmi les 439 tableaux de la National Institution, et dans les deux expositions d’aquarelles il ne s’en trouve pas un au milieu des 723 morceaux qui décorent leurs salles. Il y a là, ce nous semble, un fait significatif et dont il faut tenir compte. Voilà donc 2,500 sujets de dimensions et de genres divers qui viennent s’offrir au public sans autre recommandation ni appui que leur propre valeur et l’intérêt que peut inspirer la peinture. Par cela seul qu’un produit continue chaque année à abonder sur le marché, on peut être certain qu’il est demandé, et pour l’art aussi, si mal que sa dignité s’en accommode, cette mercuriale du commerce est un sûr renseignement. Il se peut que le jeune artiste, en débutant dans sa profession, n’y soit poussé que par un goût naturel, par un amour irrésistible pour les seuls attraits de l’art; mais il n’importe, et bien que la constance dans une carrière sans profit ne soit pas une rareté, il n’est pas moins positif que la sympathie du dehors est nécessaire à qui travaille, qu’il en faut des preuves irrécusables et même substantielles pour soutenir l’ouvrier à ses heures de doute, pour le relever quand il faiblit dans le sillon, et pour attirer beaucoup de laboureurs dans le champ, comme pour y faire mûrir une riche moisson.

Mais outre l’affluence des produits, un indice encore plus direct et plus sensible est là pour attester que les œuvres de la brosse et du ciseau n’en sont pas réduites à un public exceptionnel d’amateurs. Il est de règle à Londres que les ouvrages qui ont trouvé un acquéreur reçoivent une étiquette où est écrit le mot vendu, et le nombre de ces inscriptions de bon augure dans les diverses expositions est fait pour frapper. L’or anglais a ses placemens honorables, et la faveur populaire, ajoutons-le, ne s’est montrée ni aveugle ni mesquine. En parcourant avec attention les marques de vente, nous les avons invariablement rencontrées sur les œuvres du plus grand mérite, — ce qui atteste un degré considérable de goût et de jugement chez les acheteurs. De plus, nous avons pu remarquer que beaucoup de ces peintures achetées avaient été découvertes dans les sentiers perdus, dans les petites expositions qui n’ont pas pour elles le prestige de l’Académie royale, et dans les rangs des productions qui n’avaient pas reçu d’un nom déjà accrédité ou de la mode leur bon pour circuler. Outre le discernement, tout cela révèle une indépendance de sentiment qui mérite d’être relevée, et les choix faits sous cette double inspiration prennent une valeur et un poids dont il est bon de leur faire honneur.

A cela toutefois nous avons certaines réserves à faire, ou du moins nous devons dire que ce goût se tient dans des limites assez arrêtées. Ainsi, tandis que le paysage est loin de figurer en première ligne dans les salons parisiens et dans les affections du public français, c’est le contraire qui a lieu à Londres; ce sont les paysages qui forment la grande majorité des tableaux achetés, et cette préférence des amateurs nous paraît donner assez juste la mesure du développement plastique du pays. Pour être sensible à la plupart des qualités d’un paysage, il suffit d’avoir le goût médiocrement formé, il suffit d’avoir en général le sentiment de la poésie; celui de la peinture n’est pas indispensable. Quant au paysagiste lui-même, le succès lui est comparativement facile. Avec la même somme de travail qui ne mènerait pas à bonne fin la moindre composition à figures, il peut, dans sa spécialité, atteindre à des résultats déjà fort savans. Il est donc à présumer que la préférence pour le paysage correspond à une phase inférieure du sens plastique, et que l’amour de la figure dénote à la fois et une pénétration artistique plus étendue et une culture de plus vieille date. En France, c’est la figure qui a toujours été le principal but des peintres et l’objet principal des études. La tradition classique et les influences académiques ont sans doute contribué pour beaucoup à cette direction de l’école, comme elles ont été pour beaucoup dans la raideur et l’apparat convenu de l’ancien paysage français; mais, quoi qu’il en soit, ces courans ont déposé leur limon, ils ont propagé l’instruction supérieure en fait d’art, ils ont répandu plus au large les préoccupations ou les habitudes qui permettent d’apprécier avec un certain raffinement les branches sévères de la peinture, et ce passé, qui n’a pas eu d’analogue en Angleterre, nous donne en grande partie la clé des contrastes que présentent les deux écoles. Le goût anglais semble plus restreint, quoique moins appris et plus naturel; le goût en France est plus général, plus cultivé et plus porté au grand.

Comme on peut s’y attendre, ces dispositions des deux peuples ne sont pas sans se traduire dans la physionomie de leurs expositions; toutefois c’est seulement en scrutant de près que l’on découvre toute la portée et la gravité de la dissemblance. Il en est de ces choses comme des deux nations elles-mêmes : à première vue, on s’aperçoit qu’elles ne se ressemblent pas, et plus on les connaît à fond, plus on découvre entre elles d’oppositions radicales. Qui sait du reste si, en creusant assez avant, on ne reconnaîtrait pas que leurs destinées sociales, comme leurs procédés artistiques, proviennent dans une large mesure de cette différence d’organisation ?

Ce qui se fait remarquer le plus vite à Londres, c’est l’absence de ces vastes toiles dont Paris voit toujours un ample déploiement. — Les dimensions du canevas influent sur le caractère de la peinture. L’ambition de couvrir une immense surface est déjà pour l’œuvre un élément de grandiose, et la capacité de la remplir en est un autre. Si l’espace est dignement employé, si la beauté et l’élévation du sentiment s’allient à une puissante entente de la forme, et si cette double inspiration est dirigée par une connaissance approfondie de l’art, le résultat est une peinture de la plus sublime espèce : un morceau épique. En France, l’écolier met à peine le pied dans un atelier, qu’il parle de produire sa grande page; il tremble déjà de bonheur à l’idée d’entendre le grand canevas clapoter sous sa brosse, et aussi loin que peut conduire le savoir-faire qui s’apprend, les moyens d’arriver sont à sa portée. Il va sans dire que peu de ces titans gravissent jusqu’aux cimes et que beaucoup restent au-dessous de leurs prétentions; toujours est-il que dans la masse des grandes compositions on compte quantité d’œuvres qui ont une valeur au-dessus du commun, qui montrent en tout cas la science et l’expérience où l’on n’arrive que par un cours complet d’études poursuivies avec persévérance et avec des aptitudes naturelles.

En Angleterre au contraire, on dirait que la peinture résiste et se ferme à des aspirations qui ont pourtant largement attesté leur existence par sa littérature. Bien que, dans les œuvres de la plume, le sentiment du grandiose ou du sublime ait atteint aux plus imposantes hauteurs, bien qu’il ait jailli avec l’énergie soutenue qui révèle un instinct parfaitement spontané, il lui faut des stimulans pour le décider aux grands efforts du pinceau, et peu de courages s’enflamment à l’appel, peu des coups aussi que portent les braves sont réellement des exploits héroïques. Comment se fait-il que l’audace et la ténacité proverbiale de la race paraissent ici en défaut ? Pourquoi les peintres hésitent-ils ou n’avancent-ils qu’avec timidité ? Ne serait-ce point parce qu’ils se défient de leur propre force et de la sympathie d’autrui ? En eux-mêmes ou dans le public, ils ne rencontrent aucun point d’appui suffisant; nul fonds de grande science n’existe ni d’un côté ni de l’autre, et sans cette érudition qui ne peut venir que d’une initiation spéciale, le grand art ne saurait se produire. Peu importe que l’âme ait été coulée dans le moule royal de la beauté et que les nobles extases lui soient accordées : si l’œil n’a pas été préparé à distinguer et à mesurer les modulations des lignes et des couleurs, et si la main n’a pas acquis, par un labeur obstiné, le talent de les saisir, jamais le pinceau et le ciseau ne rendront visibles pour d’autres yeux ces apparitions secrètes. L’artiste sera comme le muet qui peut imaginer des choses magnifiques, mais qui n’a pas de langue pour les dire, et qui ne les communiquera jamais à aucune oreille humaine.

A l’appui de nos remarques, un simple coup d’œil jeté sur les catalogues des diverses expositions attesterait assez à quelle petite place la peinture de style est réduite à côté des trois genres en faveur : le portrait, le paysage et l’art de chevalet; mais nous pouvons descendre à une statistique plus précise. Sur 3,442 morceaux envoyés par les ateliers, il n’y en a pas plus de 50 que l’on puisse strictement qualifier de sujets religieux. Laissant de côté pour le moment ces peintures dont nous dirons un mot plus tard à d’autres titres, et arrivant aux tableaux d’histoire, nous en découvrons un nombre encore plus restreint. Si nous nous en rapportions au titre des œuvres, nous aurions à grossir de beaucoup notre chiffre; mais juger les productions elles-mêmes, à voir combien les gentillesses de la peinture de salon y prédominent et avec quelle recherche amoureuse les étoffes et autres accessoires y sont traités, il est clair que les artistes ont pris leur sujet par ce côté, et qu’ils se sont mis au travail avec des alléchemens que la gravité historique n’eût pu que dérouter. Néanmoins tous les interprètes de l’histoire n’ont pas ainsi entendu leur tâche; il en est, quoiqu’en petit nombre, qui, par leur manière de concevoir et de rendre, ont mieux répondu aux exigences de leur thème.

Le comte de Pembroke épousant sur le champ de bataille la fille d’un roi irlandais vaincu, de M. Maclise, et le Dernier Sommeil d’Argyle avant son exécution, de M. E.-M. Ward, sont évidemment les deux œuvres principales de cette catégorie. De plus, ce sont les deux plus grandes toiles des cinq expositions, bien qu’à elles deux elles ne fassent pas même la moitié de l’espace si vigoureusement couvert par M. Couture dans son Orgie romaine. Les auteurs de ces tableaux ont fait preuve l’un et l’autre d’une grande habileté et d’amples ressources, mais chacun à sa manière. Le pinceau de M. Ward a plus de réalité, parce qu’il est plus soumis et qu’il s’en tient davantage à imiter. M. Maclise l’emporte par la verve et la fougue, parce qu’il se préoccupe plutôt de son propre rêve d’artiste que des probabilités de l’épisode réel. Cette manière d’entendre une composition pourrait être appelée poético-historique. Les faits et les personnages se sont mariés dans son imagination avec les rhythmes et les accords de lignes, de formes et de tons, et il a saisi un des aspects de cette vision sans cesse tournoyante pour le fixer sur sa toile. Hors de la toile, sa composition et ses agencemens seraient une impossibilité. Un pareil événement ne peut se produire sous aucune forme et nulle part, sauf en silhouette et sur une surface plane. Si on pensait que par là nous voulons déprécier ce genre de création et que nous rapetissons bien l’artiste en lui attribuant une toile pour tout royaume, nous n’avons qu’une chose à répondre : c’est que toutes les conquêtes des Michel-Ange et des Raphaël ont été accomplies dans ce domaine. De fait, c’est là la région où l’art donne ses grands coups d’aile, alors qu’il cesse de parler la langue vulgaire des sens et de raconter des histoires pour leur amusement, et qu’il prend son essor vers le foyer suprême de son essence, pour s’enivrer lui-même de ses divins attributs, libre de toutes les exigences des sentimens humains, et sans autres lois que celles de ses propres harmonies. Ceux qu’une haute aspiration pousse à le suivre doivent être prêts à vouer leur vie au labeur et à la pensée, car une telle excellence est sainte, et on ne la gagne que par les veilles et la prière. Le manteau du prophète ne-tombe pas sur tous ceux qui s’humilient pour adorer et qui ceignent leurs reins pour agir. Pourtant la tendance seule fortifie, et le travail qu’elle provoque ne peut manquer de produire, sinon des fruits du premier ordre, au moins des mérites très estimables. Et ainsi, sans quitter la page de M. Maclise, nous y trouvons beaucoup des qualités qui appartiennent à cette manifestation suprême du sentiment plastique : un grand empire sur le dessin et la composition, la richesse et la variété dans les combinaisons de formes et de groupement, et cette facilité magistrale qui est un accompagnement si nécessaire de la fécondité; mais il faut plus que tout cela pour qu’une œuvre ait droit aux premiers honneurs. Il faut surtout de la majesté et de l’élévation, et le tableau de M. Maclise en manque; sa couleur aussi est d’une dureté uniforme et vitreuse qui fatigue et ahurit comme le retentissement trop prolongé d’un instrument de cuivre avec ses notes mordantes et sans variété.

Après avoir payé notre tribut au talent de M. Maclise, et un peu aussi aux proportions de sa toile comme à celles de sa réputation, nous avons hâte de mentionner un ouvrage, bien petit de surface, et qui n’est guère autre chose qu’un paysage, mais sur lequel l’admiration peut dignement s’arrêter. Le Prophète désobéissant, par M. J. Linnel, réunit tous les élémens d’une création épique. Les formes et l’effet y respirent la grandeur; la couleur est pleine et profonde, et elle semasse en une harmonie sombre et mélancolique, parfaitement en accord avec un jugement de Dieu, avec le prophète coupable gisant à terre auprès du lion vengeur et avec le groupe des voyageurs que l’épouvante a soudain arrêtés au milieu de l’obscurité de la forêt. Quand un homme possède et déploie de telles puissances, son œuvre, de quelque nature qu’elle soit, se classe d’emblée parmi les productions capitales. Tenter de l’analyser serait vain, car si elle est éminente, c’est bien plutôt par ses qualités émouvantes que par les idées ou les images de réalité qu’elle est propre à transmettre. Que l’on s’arrête devant la Vénus de Milo et que l’on cherche à exprimer ses impressions, on pourra dire que l’antique déesse est pleine de beauté, de grandeur et de grâce; mais en vingt pages dirait-on rien de plus et pourrait-on donner, à qui ne l’a pas vue, une idée plus distincte de sa sublimité ?

Nous en avons fini avec les créations enfantées sur le trépied, avec les rares inspirés qui, en produisant, ont oublié le monde et jusqu’à eux-mêmes peut-être, pour converser avec les choses d’en haut sans trop s’inquiéter du sens commun. Bien que plus d’une autre œuvre ait cherché à jouer ce beau délire, nulle en réalité n’en porte la trace. Nous attacherons donc nos sandales pour descendre parmi les hommes. De tous ceux qui se sont entretenus avec leurs semblables dans l’idiome universel, le plus remarquable est M. E.-M. Ward, le peintre du Dernier Sommeil d’Argyle, que nous avons déjà cité. Ici l’artiste s’adresse directement aux sensibilités naturelles. Il ne s’agit plus d’une composition qui serait sur la terre une impossibilité et qui ne peut avoir d’existence qu’en peinture. Les figures et les accessoires sont si exactement disposés et étudiés d’après nature, et toutes les inflexions des physionomies sont tellement calculées en vue du sujet, que la scène entière fait singulièrement illusion. Le peintre a voulu que l’art fût le serviteur du drame, et il a mis dans son despotisme une habileté si consommée, que, tout en le réduisant à des fonctions serviles, il ne l’a pas trop dégradé. L’effet d’ensemble est pittoresque en même temps que vraisemblable, et la couleur a de la vivacité et de la profondeur, quoique sans variété. Il se peut que cette monotonie convienne pour une scène de prison ; mais nous croyons reconnaître que dans le choix et l’emploi de ses tons l’artiste se laisse plus guider par les différences de lumières que par les différences de couleurs. Le pinceau imitateur qui vise à rendre le relief et l’air de réalité des objets n’hésite pas à sacrifier les relations intrinsèques des teintes, il y est même condamné, car il est difficile d’arriver à l’effet vrai sans beaucoup de retouches et de changemens qui font perdre aux couleurs une grande partie de leur limpidité et de leur éclat naturel.

Pour peu que nous eussions cherché à être méthodique, nous aurions à nous excuser d’avoir rejeté jusqu’ici un tableau de M. Millais, qui, en raison de ses prétentions mystiques, eût dû venir en premier lieu; mais le genre religieux n’occupe qu’un rang secondaire dans les sympathies de l’Angleterre. En réalité, il est opposé au sentiment protestant, et si ce n’était le bruit qu’une secte de peintres[1] a récemment fait autour d’elle par sa manière singulière, plutôt que digne, de traiter les sujets de cet ordre; si ce n’était aussi que M. Millais passe pour le chef en quelque sorte de cette petite église, et joint à beaucoup d’affectation et de bizarrerie une forte dose de talent, nous garderions volontiers le silence sur sa page. En tout cas, nous n’y pouvons toucher qu’en passant, car un examen plus approfondi exigerait des discussions à la fois difficiles et trop longues pour l’occasion, peut-être aussi pour la valeur de l’œuvre. De nos jours, une grande cause d’embarras pour le critique, comme pour l’artiste sans doute, tient à la multitude des exemples, des traditions et des précédens accumulés par le passé. Si c’est là une mine de lumières qui donne au choix plus de latitude et suggère au pinceau plus de ressources, c’est là aussi une source de confusion pour l’esprit. Il faut tant de discernement pour opter et tant de persévérance pour appliquer, que bien peu sont capables d’éviter les écueils et de toucher au port. La composition de M. Millais doit être rangée au nombre des anomalies enfantées par cette mêlée d’influences. Sous le titre de La Lumière du monde, il nous présente une figure d’homme qui frappe à une porte, la tête couronnée d’épines, et tenant d’une main une lanterne d’antique modèle. Est-ce le Christ, est-ce Diogène, que nous avons devant nous ? La couronne d’épines indiquerait le premier, la lanterne est l’emblème du second; la robe blanche dont la figure est vêtue convient autant à l’un qu’à l’autre; le pallium richement brodé est également déplacé dans les deux cas : on n’y peut voir qu’une affectation d’archaïsme, comme dans l’exécution générale du tableau. De fait, c’est là une de ces productions où la religion, l’érudition, la métaphysique et le sentiment, les vieilles traditions et les innovations se combinent si étrangement avec d’excellentes qualités plastiques, qu’il en résulte un tout à la fois exubérant et incomplet qui échappe entièrement à la juridiction ordinaire de la critique. Cette peinture reflète éloquemment l’état moral de notre époque; elle est évidemment l’œuvre d’un jeune homme qui, avec des milliers d’êtres comme lui à ses côtés, et la tête plongée dans l’épaisse fumée de notions informes qui pèse sur les grands centres de population, absorbe à chaque haleine le mélange hétérogène sans pouvoir le digérer. Il y a pour nous quelque chose de pénible à voir un vrai savoir-faire et un sentiment délicat se perdre et se déformer sous un amas de connaissances mal classées, pour n’aboutir qu’à de pareilles puérilités.

En jetant un regard en arrière, en comptant toutes les autres peintures qui se sont données comme des compositions historiques ou sacrées, et auxquelles cependant il nous est impossible d’accorder cette qualité, nous sentons le besoin de mieux expliquer notre pensée sur ce point. A nos yeux, pour être un peintre d’histoire, ce n’est pas assez de choisir un de ces épisodes où les passions et les sentimens humains font encore du passé une vivante actualité, et de le traduire ensuite en couleurs avec patience et habileté. La grandeur et l’élévation, ces qualités sur lesquelles nous revenons à dessein, sont les seules magies dont la peinture dispose pour élever de telles scènes au-dessus des aventures de grand chemin, et pour leur garder l’importance que l’historien leur a donnée en les recueillant dans ses annales. Quand un tableau veut refléter dignement les côtés graves de la vie, et le bien ou le mal qu’ils renferment, il faut qu’il soit grave lui-même, il faut que par la sensation qu’il cause il soit propre à enseigner, à élever et à ennoblir. Sans cela, il ne sera guère qu’un jouet ingénieux ou un simple objet d’ornement.

Et cependant ce style mitoyen qui n’est pas le genre (car il est trop sérieux et trop ambitieux), et qui n’est pas davantage l’histoire (car il se sent trop de la mesquinerie et du tracas de la vie journalière), a trop de chauds partisans pour que nous refusions de compter avec lui, ou du moins de l’admettre pour ce qu’il est; d’ailleurs il a fourni a tant de peintres l’occasion de déployer de remarquables aptitudes, que force nous est d’accorder en tout cas un mérite à ses créations hybrides, celui d’avoir ouvert un rôle à nombre d’individus qui sans elles n’auraient jamais pu avoir ni rôle ni place comme artistes. Toutefois un doute nous arrête à ce moment. Si, la mémoire respectueusement occupée des chefs-d’œuvre du passé, nous nous bornions à mesurer ces capacités modernes sur des mesures taillées d’après les vieux géans, et si, dans notre désappointement de les trouver trop petites, nous allions jusqu’à méconnaître leur importance, nous serions injuste, car elles ont certainement une importance, ne fût-ce que celle qui leur vient de leur nombre et du crédit dont leurs produits jouissent auprès des masses. Le mieux peut-être serait d’avoir un terme à part pour désigner cette espèce nouvelle et vivace de compositions ; quant à nous, on nous permettra de lui donner le nom de peinture dramatique. Évidemment tous les sujets où la figure humaine est le principal centre de l’intérêt sont susceptibles d’être conçus au point de vue du drame, et, présentés de la sorte, ils peuvent, avec peu de qualités artistiques, devenir intéressans pour la généralité des hommes. Les académies et les systèmes actuels d’enseignement, s’ils n’ont point semé le germe de ce genre de style, ont au moins servi de pépinière à la jeune pousse, qui, bien que toute nouvelle dans le monde, a déjà atteint de robustes proportions. Dans l’espace de ces vingt-cinq dernières années, la peinture dramatique a perfectionné son instrument avec une étrange rapidité. Chez ceux qui s’y livrent, la vérité de la mise en scène et la convenance de la mimique sont entendues avec une expérience et une précision qui n’ont pu être conquises qu’à force de persévérance et d’actes d’intelligence. Une science enfin a été créée, et si peu de valeur que les chefs de cette école aient, suivant nous, comme artistes, on ne peut nier qu’ils se soient montrés très distingués comme hommes.

En comparant les anciens aux modernes, il n’y a pas d’illusion à se faire. Dans l’art de raconter une histoire ou de reproduire une image, les vieux maîtres ont été considérablement dépassés, et si la perfection du drame était réellement la perfection de la peinture, il faudrait ne voir en eux que des novices. Eux, ils représentaient les objets par des types et sans jamais tenter de tromper l’œil par des effets de relief et de perspective vraie; leurs peintures veulent être des peintures; elles ne se proposent point de rendre la figure sensible d’une scène réelle pas plus que de se montrer érudites dans la métaphysique et la psychologie des actions humaines. L’auteur des Noces de Cana s’est peu soucié de faire croire aux spectateurs qu’ils avaient sous les yeux un vestibule, avec des colonnes de marbre et une assemblée d’hommes et de femmes attablés à un festin. Un habile peintre de décors, aidé d’un élève quelque peu expert de l’Académie des Beaux-Arts, produirait sans peine un tableau beaucoup plus rapproché du fait, beaucoup plus parfait comme imitation. En se plaçant devant la toile qu’il voulait remplir, ce que Paul Véronèse vit en esprit, ce furent des couleurs et des splendeurs flottant par masses sur toute cette étendue. Au sommet il plaça la lumière vague et pâle, puis il la fit descendre sous des tons francs, mais délicats, et augmentant peu à peu l’intensité des teintes dont il la revêtait, il en vint à l’étendre toute resplendissante dans la région inférieure de son tableau. Les draperies et les riches étoffes qui tiennent la moitié de son espace ne furent pour lui qu’une occasion et une raison de déployer des couleurs, et il mit dessous des personnages pour leur donner une forme et une place. De prime-saut, le peintre s’était élevé jusqu’à l’art; il n’avait pris que ses ordres pour les transcrire dans leur propre langage et avec leur jet spontané, auprès desquels la phraséologie méticuleuse et didactique du conteur d’histoires semble si boiteuse et si terre-à-terre. Si Titien, ou Corrége, ou en vérité tout autre des anciens maîtres pouvait revenir ici-bas, rien dans toute la sphère de l’art moderne ne l’étonnerait autant que nos peintures dramatiques. Avec les matériaux qui ont été les leurs et qui sont les nôtres, il serait difficile de composer aucune autre combinaison qui ressemblât aussi peu aux résultats qu’eux-mêmes en ont tirés. Les combinaisons des modernes vont-elles de pair avec les leurs ? sont-elles meilleures ou pires ? Nous ne trancherons pas la question; nous dirons seulement que, pour nous personnellement, ces drames peints sont froids, calculés et sans intérêt, quand ils ne nous choquent pas par la dissonance d’un groupe de physionomies et d’attitudes où tout remue et d’une surface colorée où ne règnent que le silence et la laideur de la mort. Devant ces drames, nous ne pouvons nous défendre d’une sensation assez analogue au demi-frisson et à l’indicible répulsion que causent des figures de cire, si voisines de la vie, et pourtant sans vie.

Mais, à vrai dire, cette recherche même du drame se rattache à quelque chose de plus général, à un parti pris d’imitation, dans la seule pensée d’imiter, ou, pour employer le mot consacré, à un réalisme qui tend à la fois à devenir le caractère dominant de l’art moderne et à en faire une chose radicalement différente de l’art ancien. On pourra opposer certains exemples fournis par les vieilles écoles, et plus particulièrement par les Hollandais et les Flamands; mais entre cette vérité et celle du pinceau contemporain nous ne saurions admettre qu’il y ait rien de similaire. L’intérieur le plus fini d’un Gérard Dow fait toujours l’effet d’une image, d’une combinaison fantasmagorique, tandis qu’un sujet analogue exécuté par un peintre du jour nous cause le même genre de sensation qu’une réalité. Pourvu qu’on isole son regard, le tableau prend des apparences de solidité matérielle, et cette espèce de succès tient surtout à ce que l’artiste s’est appliqué du premier coup à mettre en place ses lumières et ses ombres, à poser les colorations locales des objets où il les voyait, sans tenir compte des propriétés intrinsèques des tons, et sans se demander seulement quels procédés il pouvait ou devait employer. Le degré de souplesse naturelle que l’on a dans la main décide du point où l’on peut s’élever dans l’échelle de ces tentatives d’imitation, à partir des sujets les plus faciles, comme les natures mortes, jusqu’à la figure humaine. Les chairs seules dépassent la portée de ce mode de peinture, et c’est ainsi que nous voyons chaque jour des tableaux où les étoffes luisent et frissonnent, où les fauteuils semblent s’avancer vers notre main, tandis que les carnations, sauf des cas très rares, sont aussi mortes et aussi dures que le plus lourd des accessoires.

Et il est bon d’appeler l’attention sur une des conséquences naturelles de ces tendances au calque littéral. En devenant de plus en plus générales, elles effacent tout ce qui donnait un cachet aux styles des diverses nations. Quand l’artiste, devant son chevalet, fait abnégation de lui-même et de ce qu’il peut sentir pour se changer en un simple instrument de précision; quand l’idée fixe de transcrire la chose qu’il a sous les yeux ne lui permet pas de garder une seule pensée pour les relations harmoniques des couleurs, pour ce qu’elles permettent sur une surface plane et pour ce qu’elles défendent, il se ferme lui-même le vaste domaine que l’art ouvrait à son imagination et à ses facultés créatrices; il renie son individualité, et s’il avait en lui une divine étincelle, il l’étouffé. De la sorte, l’originalité disparaît, la nationalité aussi; toutes les œuvres prennent un air de ressemblance, un aspect banal. Les tableaux historiques de M. Ward ne se distinguent plus des tableaux de M. Delaroche. Leurs différences se réduisent à des minuties sans intérêt; elles ne consistent plus en de grandes qualités fortement accentuées, et nous ne nous soucions point de les rechercher ou de les relever. Cependant nous ne devons pas oublier que le drame et la vérité ont pour eux le suffrage universel; c’est là un fait établi; la majorité fait la loi, et devant la voix du peuple beaucoup s’inclinent comme devant la voix de Dieu. Quoique la divine clameur ne vaille guère mieux que l’aboiement ordinaire des dogues, ainsi que la nommait Shakspeare, il peut se faire que la meute soit sur la véritable piste, et qu’il sorte de là quelque chose de bon. Pour le moment, nous attendons, car jusqu’ici nous n’avons pas vu de raisons suffisantes pour nous convertir à la foi de l’art nouveau, ni pour admettre la souveraineté du jugement populaire. Nous ne pouvons considérer l’opinion générale que comme un faisceau d’opinions individuelles qui isolément nous inspirent peu de respect, et tout en reconnaissant volontiers que les peintres dramatiques et réalistes ont montré des facultés supérieures, nous pensons que, si le sens artistique eût été plus dominant chez eux, ils auraient vite rompu avec les calculs et les entraves du drame pour rendre l’art à ses propres inspirations.

Après ce que nous avons dit sur l’abandon des études sérieuses en Angleterre, on peut s’attendre à trouver la sculpture fort en arrière de la peinture et assez négligée. Elle ne figure que dans deux des cinq expositions de Londres, et elle y tient une petite place. Le ciseau n’est pas aussi docile à la main que la brosse; il ne faut rien moins qu’un courage obstiné pour le réduire à l’obéissance, et lors même qu’il est dompté, ce sont les graves commissions qu’il exécute le plus volontiers; pour les légers services, il reste toujours gauche, sinon impuissant. Pour le peintre, il est comparativement facile de déguiser beaucoup d’ignorance et de vain travail sous quelques touches ingénieuses et quelques jeux de couleurs; mais les adroits expédiens et les pures coquetteries sont déplacées et absurdes dans les travaux du sculpteur. Le marbre veut qu’on l’attaque franchement, avec pleine conscience de ses propriétés particulières, qui sont la solidité, l’ampleur et la simplicité, et nul ciseau ne saurait rester sincère et fidèle à ces exigences à moins d’être guidé par la science, la grandeur et la vérité. Marbre, cire et plâtre, tous les envois de la sculpture ne dépassent pas, au total, le chiffre de 184, et si l’on retranche les portraits, qui s’élèvent à 137 et qui sont pour la plupart des bustes, il ne reste que 47 morceaux parmi lesquels on puisse chercher des œuvres où l’imagination et les capacités plastiques de l’artiste aient pris libre carrière. Quelques figures de nymphes et de déesses, d’une conception poétique, mais qui s’adressent autant, notons-le, à nos instincts d’homme qu’à nos sentimens esthétiques, composent toute la fête qui nous est offerte. Si parmi les sculpteurs anglais il en est qui savent rendre les idées héroïques et sublimes, qui assurément s’allument encore dans une race pleine de sève et accoutumée de longue date aux pensées élevées et aux nobles audaces, c’est ailleurs qu’il faut les chercher. Ici ils ne se montrent pas.

Pour clore ces remarques sur l’art anglais, il nous reste à jeter un regard sur les deux expositions d’aquarelles. Quoique nous sentions de l’éloignement à les admettre aux mêmes honneurs que la peinture à l’huile, nous aurions assez de peine à dire pourquoi, car le plaisir qu’elles causent est grand, et il est encore relevé par l’idée que des résultats aussi admirables ont été obtenus avec d’aussi faibles moyens. Les Anglais, comme on le sait, s’adonnent avec grand succès à ce genre de peinture, on peut même aller jusqu’à dire qu’ils l’ont créé en l’amenant à sa perfection, car, à moins d’être poussé fort loin, il est trop insignifiant et trop futile pour se faire recevoir au nombre des types de l’art. On n’a donc pas lieu de s’étonner que les deux galeries soient remplies de chefs-d’œuvre. Néanmoins il y a des différences de poids entre les morceaux d’élite, et la balance n’est pas en faveur des sujets à figures. On peut leur reprocher une dureté et une sécheresse qui marquent sans doute l’étroite portée des ressources de l’aquarelle; en revanche, ses charmes particuliers, où l’heureuse indécision des formes et les effets vaporeux de couleur ont tant à faire, se trouvent pleinement à l’aise dans les paysages, qui sont d’un singulier mérite, et qui constituent le gros des deux expositions.

A peu de distance de l’Académie royale et dans un local modeste, mais au centre d’un quartier fashionable, une exposition française, composée d’environ deux cents tableaux, s’est ouverte en même temps que les exhibitions nationales. Le catalogue renferme un avis au public, rédigé dans de fort bons sentimens, qui annonce le salon actuel comme une première tentative, ce qui semble promettre une continuation annuelle. Deux des plus célèbres artistes de Londres, tous deux membres de l’académie, sont à la tête de l’entreprise, à laquelle nous devons souhaiter bon succès, car, suivant les paroles mêmes de l’avis joint au catalogue, il elle ne peut manquer d’accroître l’estime du public anglais pour l’école française et d’étendre les sentimens d’amitié entre les deux nations. » Bon nombre des ouvrages exposés ont déjà fait leurs preuves en France et sont d’une date plus ou moins ancienne; mais quoique la liste des noms embrasse ceux de MM. Delaroche, Scheffer, Decamps, H. Vernet, Delacroix et bien d’autres artistes célèbres, nous ne pouvons pas dire que l’art français soit réellement représenté. La plus grande partie des envois sont des paysages ou des toiles de genre, et l’on sait que dans cet ordre de tableaux le talent est chose commune en tout pays. D’ailleurs les qualités distinctives des peintres français ne sont pas là sur leur terrain. C’est dans les grandes compositions et les sujets graves que le génie propre de l’école trouve occasion de se mettre en saillie; il faut qu’il trouve place pour la science, la robuste vigueur, la vérité et une certaine grandeur, peut-être un peu plébéienne. L’énumération des principales pages de la collection permettra de juger à quel point le petit salon de Londres peut renseigner l’Angleterre sur le véritable état de l’art français. Parmi les peintres que nous avons déjà nommés, deux seulement ont suffisamment donné leur mesure. Ce sont MM. Delaroche et Ary Scheffer. Le premier a envoyé son chef-d’œuvre, la Mort du duc de Guise, qui, soit dit en passant, fait, comme couleur, une figure assez noire et lourde; il y a joint une réduction de l’Hémicycle, dont la touche semble dénoter une autre main que la sienne. M. Scheffer a fourni six tableaux, et dans le nombre, deux excellentes reproductions de la Françoise de Rimini et du Larmoyeur, bien connus l’un et l’autre pour l’émouvante tristesse que le peintre exprime avec tant de sentiment. M. Decamps n’a qu’une petite toile, et nous regrettons qu’elle soit un très faible échantillon de l’un des plus remarquables génies de l’école. Les deux tableaux de M. H. Vernet sont sa Chasse au Moufflon et une composition fantastique, l’Ame purifiée par la Mort. Nul n’ignore la singulière puissance que possède M. Vernet pour faire revivre sous sa brosse toute la création animale, depuis les espèces les plus infimes jusqu’à l’homme; mais sa souveraineté ne s’étend qu’aux manifestations matérielles de la vie et au monde extérieur, et sa tentative mystique est une méprise. Quand nous aurons dit que deux petites peintures sont tout ce qui parle de M. Delacroix, quiconque a pu voir ses magnifiques travaux du Louvre et des deux palais législatifs comprendra sans peine que son envoi donne une idée bien exclusive et bien pauvre du feu et de la splendeur de son pinceau. M. Meissonnier a également exposé deux sujets : l’un d’eux, le Bibliomane, sans être un de ses beaux succès, reflète au moins son admirable talent; mais son autre tableau, qui est un portrait à mi-corps de grandeur naturelle et qu’il intitule Charlemagne, s’éloigne de tout point de ses bons ouvrages, sous le rapport des qualités comme sous celui de la taille, et n’est qu’une production très banale.

A tout prendre et malgré le plaisir que nous avons eu à renouer connaissance avec d’anciens amis, l’ensemble de cette exposition est un miroir trop infidèle de l’école française pour qu’elle ait pu nous satisfaire. En admettant même que dans vingt pieds carrés il eût été possible d’entasser une représentation suffisante de tout l’art d’une époque, quel temps et quelle supériorité de jugement n’eût-il pas fallu pour choisir ces spécimens ! Tel que le choix a été fait, il ne peut suggérer qu’un jugement vague et partiel, par conséquent trompeur. Là où l’art a pris comme en France un large développement, nul ne saurait l’apprécier sans avoir vu ses œuvres dans les églises et les palais, sur les monumens et dans les places publiques du pays.

Si l’exposition française est de nature à égarer la curiosité du public et à désappointer le connaisseur mieux instruit, on reçoit une impression encore moins favorable en visitant les quelques tableaux allemands modernes qui sont réunis dans une maison voisine. Pas un seul nom de marque ne parait au catalogue, et dans la collection même il n’est pas une page qui rappelle, de si loin que ce soit, le style des écoles germaniques tel que tous les rapports nous le représentent. Cette collection se réduit à une centaine de peintures de dimensions médiocres, consistant en paysages et en sujets de genre. Quelques-uns des premiers sont bons; on n’en peut dire autant des seconds, qui, à peu d’exceptions près, sont faibles et en plus d’un cas positivement mauvais. Quant aux grandes tentatives du pinceau allemand, dont la renommée s’associe depuis longtemps aux noms de Cornélius et d’Overbeck, un seul tableau historique s’y rattache quelque peu : c’est une œuvre due à M. Bewer, et qui représente la mort de Louis IX de France. Composée correctement, bien dessinée, proprement peinte, on pourrait la croire sortie d’un de ces inépuisables ateliers où le roi Louis-Philippe entretenait sa fabrique de tableaux pour Versailles. Elle est ce que sont les neuf dixièmes de ce musée célèbre : une toile couverte de lieux communs spirituels exécutés avec habileté.

A l’égard des deux collections de tableaux anciens que nous avons mentionnées au commencement, c’est assez de dire qu’on y trouve b( nombre de morceaux d’élite fournis par la plupart des vieilles écoles des flamands et des hollandais surtout au British Institution et des quattroventisti italiens dans la galerie de lord Ward. Notre but n’a pas été de faire une revue générale, mais de jeter un coup d’œil sur l’aspect de l’art anglais dans ses expositions nationales, d’interroger celles-ci comme une manifestation de ses phases les plus récentes, et de recueillir quelques-unes des impressions qu’il peut provoquer à ce point de vue.

En terminant, nous n’avons pas besoin de faire remarquer que nos observations ont été forcément restreintes; nous avons pu tout au plus saisir quelques traits saillans de la physionomie que nous désirions esquisser, et faire brièvement sentir ce qu’ils indiquent. Bien des œuvres dont nous n’avons rien dit ont probablement un prix réel qui, dans l’échelle des valeurs artistiques, les place au-dessus des œuvres dont nous avons parlé; mais elles n’avaient aucune réponse à faire aux questions que nous voulions nous poser. Les tendances les plus générales et les directions les plus patentes du développement esthétique de l’Angleterre étaient l’objet de notre préoccupation, et la conclusion où nous sommes arrivé, c’est que la reproduction exacte de l’apparence des choses telles qu’elles sont est de plus en plus le pôle qui attire tout à lui. Les expositions anglaises ont perdu ce qui en avait fait longtemps le caractère individuel : les tableaux fantastiques ont disparu avec leurs couleurs éclatantes et leur dessin défectueux. Le pinceau est devenu plus humble et plus vrai. L’avenir peut-être réserve au monde le spectacle des hautes conquêtes que cette sincérité et ces efforts méritent sans doute comme récompense. En attendant, le chef-d’œuvre de la peinture réaliste est toujours à venir : les bonnes choses de l’art anglais ne se trouvent encore que parmi les produits indépendans et irréguliers de l’ancienne école.

D’un autre côté pourtant et quels qu’en soient l’avantage ou l’inconvénient, il est certain que les dogmes nouveaux jettent dans le monde une masse beaucoup plus considérable d’habiles exécutans; sous leur influence, l’esprit court les rues, — et cela se conçoit, car pour une composition historique de l’école du drame, le livre où est puisé le sujet fait, avec le modèle et le mannequin, les trois quarts des frais du travail; pour achever sa chronique imagée, l’ouvrier n’a plus guère besoin que de temps et d’attention. On compte tellement sur toutes ces ressources d’érudition et de couleur locale, que partout les peintres contemporains n’aiment plus à mettre en scène que les époques récentes, celles dont on connaît les costumes, les ameublemens, les armes, etc. Ils renient l’antiquité, tandis qu’au contraire l’instinct des vrais et rares artistes qui sont dominés surtout par des conceptions poétiques et plastiques est de fuir les chaînes et les laborieuses nécessités de ces peintures narratives, et d’aller droit aux siècles reculés où le temps a mis plus de brume et de grandeur, et où ils trouvent eux-mêmes plus de liberté pour leur imagination et pour leurs inspirations artistiques.

En résumé, — et c’est pour le montrer que nous avons écrit ces pages, — le principal caractère de la peinture nous semble être en Angleterre ce qu’il est universellement à cette heure. L’imitation directe est devenue le principe fondamental de ceux qui manient la brosse comme de ceux qui usent du ciseau, et à nos yeux un tel principe, tout susceptible qu’il est d’autres applications précieuses, ne peut être poussé aussi loin sans rendre impossible le développement des beautés et des harmonies. Or ces qualités-là sont précisément les conditions essentielles de l’art plastique, et toute œuvre où elles font défaut n’a pas accompli ses fins légitimes. En lui-même sans doute, le sens du beau et de l’harmonie n’a pas cessé d’être une partie immuable de l’être humain, comme leurs élémens n’ont pas cessé d’exister invariablement dans les corps qui nous entourent. Les progrès que nous avons faits dans le savoir et le pouvoir ont pu tromper cet instinct et le jeter pour le moment hors de la grande voie, mais ils ne sauraient l’avoir anéanti. Pour nous expliquer comment les œuvres que nous avons examinées portent si peu la trace des qualités qu’il aime, nous ne voyons donc qu’une supposition à faire : il faut croire, ou que le style imitatif de notre époque est une mode, et comme telle doit passer, ou qu’un jour nous verrons s’accomplir la fusion, jusqu’ici encore attendue, de la peinture mimique et réaliste avec la beauté et l’harmonie.


W. H. DARLEY.

  1. A propos d’une exposition antérieure, nous avons eu occasion de mentionner quelques jeunes peintres qui, sous le nom de pré-raphaêlites, avaient réussi à attirer l’attention du public. Leur manière au moins est très particulière, quoique leur but soit loin d’être aussi original. Ce qui les distingue surtout, c’est l’ardeur systématique avec laquelle ils s’appliquent à calquer les plus minutieuses apparences de la réalité.