La Peinture anglaise contemporaine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 326-357).
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LA PEINTURE ANGLAISE CONTEMPORAINE

II.[1]
SES MAITRES ACTUELS


II. LA PEINTURE D’HISTOIRE. — LE GENRE. — LE PORTRAIT. — LA LÉGENDE


IV. LA PEINTURE D’HISTOIRE. — M. ALMA TADEMA

M. Alma Tadema, le plus connu des peintres anglais parmi nous, n’est pas un Anglais, mais un Hollandais et un Frison. Il a vu, dans son enfance, les femmes de Leeuwarden aller au marché avec les robes brillantes, les splendides fers d’argent et les voiles qui ne sont plus guère portés aujourd’hui que par des figures de cire, dans des musées. Il a passé sa jeunesse à Anvers, puis à Bruxelles. C’est à Anvers qu’il a appris la peinture sous le baron Wappers ; c’est à Bruxelles qu’il a peint toute sa série de scènes mérovingiennes et un bon nombre de ses scènes romaines. M. Alma Tadema n’habite Londres que depuis 1870, mais son art est anglais, bien anglais par toutes les intentions de sa donnée, par tous les artifices de sa composition.

Sa donnée, on la connaît : c’est la reconstitution la plus exacte possible de la vie antique. Ce Hollandais, dont le nom sonne un peu comme une fin de vers latin, ne peint pas n’importe qui, ni n’importe quoi. Il ne peint que les maîtres du monde, et, en deçà de deux siècles après Jésus-Christ, il se désintéresse de la façon dont le monde peut aller. Il suit dans son jardin Tarquin le Superbe fauchant de son sceptre les pavots ; il attend une audience d’Agrippa, mêlé à la foule des solliciteurs ; il hue Claude se cachant derrière un rideau et rit de plaisir au défilé des Bacchantes. Rien ne vient le tirer de cette contemplation rétrospective où il vit depuis trente ans. Non seulement toutes ses lectures, non seulement toutes ses recherches, toutes ses pensées le ramènent à la cité antique ; mais, pour qu’il lui fût impossible d’en sortir, il s’est bâti, aux environs de Londres, une maison romaine où son rêve est devenu réalité. Dès le jardin qui l’entoure et le portique qui y conduit, avant d’avoir mis le pied sur le seuil ou un SALVE de mosaïque vous invite, on se sent dépaysé et trop vieux de dix-huit cents ans. Comment faire ouvrir cette lourde porte de bois ? Aucune sonnette, aucun marteau n’apparaît ; seul un masque de cuivre, une face hideuse de comédie, grimace sur la porte. Mieux avisé, vous saisissez cette figure et vous en meurtrissez le panneau qui s’ouvre enfin avec un long écho. Voici les murs épais, les revêtemens de marbre, les escaliers brillans d’une maison antique. Voici l’atrium avec ses colonnes, la serre avec ses palmiers et, dans un coin, l’autel avec les offrandes aux dieux lares. Voici l’atelier avec son grand dôme, ses colonnes doriques, et l’on peut se croire chez Antistius Labéon, un jour où le proconsul a laissé là les affaires pour peindre. On écoute l’eau des vasques chuchoter des airs qu’elle chuchotait déjà au temps d’Ovide ; on regarde briller les mêmes fleurs qui brillaient à Caprée. On oublie Covent Garden, le Derby, la crise agricole, Madagascar, et la dernière inauguration du Prince de Galles. L’artiste alors apparaît pleinement ce qu’il est : un peintre de genre, un reporter habile et sensitif, qui décrit ce qu’il a vu, raconte ce qu’il a entendu, hier, aujourd’hui, dans la foule des affranchis ou à la table des sénateurs. L’autre matin, il a aperçu quelques gracieuses jeunes filles, avec des fleurs, se ranger autour de l’escalier d’or qui descend de son atelier pour une cérémonie, une bénédiction : il les a peintes, et a envoyé cela à la New Gallery. Vous l’étonneriez beaucoup en lui disant qu’il ne peint pas son temps et son pays : il n’en connaît pas d’autres. Cela de l’archéologie, fi donc ! Mais c’est de la vie courante. Ce n’est plus la Rome de David ou du Poussin, les cérémonies publiques, les actions d’éclat, les grands événemens qui bouleversent le monde autour des rostres retentis-sans. Nous avons ici la Rome de l’intimité, la Rome telle qu’on la voit dans les lettres de Cicéron à Atticus, dans Térence et dans Plaute. Pour notre époque, lasse des grands traits de l’histoire et affamée d’anecdotes, voilà le côté le plus intéressant, parce que c’est le plus semblable à nous. La politique a changé, la guerre a changé, les institutions se sont cent fois modifiées, mais l’homme est resté le même. Que nous fait aujourd’hui un document de plus sur la bataille de Cannes ou sur le meurtre de Jules César ? Mais de savoir comment l’on aimait « lorsque le monde était jeune », comment l’on jouait, comment l’on causait sous les oliviers en suivant des yeux la « vague blanchissante d’écume », cela nous attire, nous amuse et, sans nous forcer à tirer une morale, nous instruit. Dans ces figures de l’ancienne Rome, où les classiques ne nous avaient jamais montré que des patriotes surhumains, que des combattans héroïques, portant, pour toute défense, sur leur nudité majestueuse, un casque et un baudrier, M. Alma Tadema nous montre des êtres semblables à nous, faibles comme nous, pires plutôt que meilleurs, se préservant eux aussi des intempéries des saisons ; et l’on est tout charmé de rencontrer des hommes là où l’on avait accoutumé de ne voir que des statues. En même temps, l’on a bien, devant ces toiles, l’impression de l’antiquité comme jamais on ne l’avait eue. Non seulement, ces anciens paraissent plus vivans, mais ils paraissent aussi plus anciens ; et cet Empire dont David fut le Corneille, M. Alma Tadema nous fait l’effet de l’avoir mieux ressuscité en se bornant à en être le Sardou.

Ce n’est pas qu’à de certains momens l’anecdote ne touche l’histoire et qu’à force de fouiller, de creuser, de pratiquer des jours dans ces substructions du monde moderne, l’artiste ne soit parvenu jusqu’aux larges galeries où un flot de lumière éclaire tout un siècle de débris et un peuple de cendres. Par exemple, son Ave Cæsar ! Io Saturnalia ! est une des plus prodigieuses exhumations dont l’art nous donne l’exemple. On connaît le sujet. Caligula vient d’être assassiné. Les conjurés victorieux se sont répandus jusqu’au fond du palais qu’ils ont semé de cadavres. Cette foule aux pieds nus renverse les meubles, souille les tapisseries aux fines fleurs, s’amuse à faire la souveraine, c’est-à-dire à tuer et à piller. Les femmes emportent des objets précieux, roulés dans leurs manteaux. Arrivé dans un réduit, un des soldats, qui marche en avant, déploie le rideau dans lequel se cachait Claude, l’oncle de l’empereur mort. Il s’incline profondément, un peu comme un homme saoul, mal assis sur ses jambes, et le salue du cri : Ave Cæsar ! Le vieil empereur, cependant, blême de peur, honteux d’être découvert, stupéfait d’être acclamé, se rejette en arrière, tâchant de se faire un voile du morceau de rideau qu’il roule en sa main crispée. Dans cette minute décisive, « grosse d’un siècle », où se joue le sort du monde, il atermoie, se demandant si ces vivats ne sont pas une dérision sanglante, s’il est temps de se montrer, et, terrifié par l’ironique acclamation de ses partisans autant que par la pensée de ses adversaires, devant l’Empire qui se dresse, inerte il demeure, se cache, et s’effondre toujours dans sa tapisserie. Pendant ce temps, la foule répète ce cri que nous avons tous entendu à de certaines heures de vertige : Ave Cæsar ! Io Saturnalia ! ravie de faire un empereur après avoir déchaîné l’anarchie, se ruant à la servitude comme elle s’est ruée au massacre, et, après avoir foulé aux pieds le chef qu’elle devait craindre, pressée de mettre sur les autels un dieu qu’elle pourra mépriser. Enfin, au milieu de la scène, dominant toutes les têtes vivantes, sur un cippe, le buste impassible, en marbre, d’un vrai César, tourné vers un tableau qui représente un combat en mer et, sous ce tableau, ce seul mot, cette antithèse : Actium.

Commentai. Alma Tadema produit-il cette impression si forte, si savoureuse, si particulière de vie antique, qui n’est qu’à lui ? On a l’habitude de dire que c’est grâce à son archéologie. Celle-ci est en effet merveilleuse. Non seulement ce peintre a la culture la plus raffinée des lettres anciennes, des médailles et des bronzes, des fresques et des statuettes, mais il a le flair du chasseur. Quand il ne sait pas, il devine. Ainsi dans sa peinture égyptienne de la Mort du nouveau-né, il a placé aux pieds du mort une parure de fleurs qu’il a supposée pharaonique, et, dix ans plus tard, on a trouvé exactement cette même parure dans des tombes royales déterrées à Derel-Bachri. Mais ce n’est là qu’un petit côté du problème. On dit l’archéologie de M. Lecomte du Nouy aussi très sûre, et cependant ses tableaux sont loin de nous donner une impression analogue à celle des restitutions de son confrère anglais. Ce qui fait le charme tout particulier de l’œuvre de M. Alma Tadema, ce n’est point son archéologie, mais son caractère réaliste et pour ainsi dire photographique appliqué à des sujets qui ne sont plus de la réalité depuis trente générations, et qui ne furent jamais du domaine de la photographie. Il est très difficile de dire ce qu’un contemporain d’Hadrien, s’il revenait à la vie, penserait des échappées d’antiquité qu’on aperçoit à Grove end road. Mais si le bonheur voulait qu’il n’y eût pas là des inexactitudes trop flagrantes, il aurait une sensation de réalité que certainement aucun tableau de Timomaque ou de Dorothée ne lui avait jamais donnée. L’impression neuve et piquante qu’on a devant les toiles de M. Alma Tadema ne tient donc pas seulement à ce qu’il a meublé de bibelots authentiques les chambres vides où David faisait mouvoir ses Romains. Elle tient surtout à sa façon de composer, et cela est si vrai qu’il suffirait d’ordonner un de ses tableaux à la façon de David ou de Couture, pour que la saveur en disparût totalement, alors qu’on conserverait les mêmes données archéologiques. L’ordonnance de M. Alma Tadema consiste à éviter toute ordonnance apparente. C’est, dirait-on, l’objectif braqué sur un coin de la vie antique et saisissant au hasard tout ce qui tient dans les limites du cliché. Peu importe qu’au bas de la toile, une tête apparaisse dont on ne voit pas le corps, qu’une poitrine soit coupée longitudinalement par le milieu, qu’une main se tende sans qu’on sache si son possesseur est un homme ou une femme. L’impression de vie prise sur le fait n’en est que mieux rendue. Voyez son Hadrien en Angleterre, une visite aux poteries anglo-romaines. On dirait un dessin du Graphie ou de l’Illustration pour accompagner le compte rendu d’une visite princière. Si l’on habillait l’empereur d’une redingote, les dames qui l’accompagnent à la mode de 1894, — il n’y aurait pas grand’chose à changer, — les ouvriers de blouses, et si l’on donnait le tout pour une visite du chef de l’Etat aux poteries de Vallauris, personne n’aurait l’idée d’une composition historique. Faites la même chose avec un tableau de David et, en dépit des costumes modernes, l’idée d’une composition, d’une solennité antique subsistera toujours.

Cette impression de procès-verbal, d’instantané, ne va pas sans des défauts de composition. M. Alma Tadema ne l’obtient qu’en brisant toute l’ordonnance classique, en désarticulant tout le groupement synthétique sur lequel a reposé la composition des maîtres. Au lieu de ramasser l’effet, il le divise ; au lieu de conjoindre les lignes, il les disperse ; et l’attention, avec elles, s’en va dans tous les coins. On ne sait pas où est le tableau… Dans son Ave Cæsar ! il y en a trois, dont deux au moins vivent de leur vie propre, sans avoir besoin de leurs voisins pour les expliquer. On peut couper la toile d’abord à la ligne du chambranle où s’appuie le buste de l’empereur, ensuite, selon une ligne perpendiculaire tombant de la main du soldat qui lève son bouclier. On obtient ainsi trois groupes homogènes : — à l’extrémité droite, le groupe du soldat et de Claude, l’un saluant l’autre. Appelez ce morceau : Ave Cæsar ! envoyez-le au Salon, et personne n’en demandera davantage : nul n’aura l’idée que ce n’est qu’un tronçon d’une tragédie en trois actes. — Au milieu, on a le groupe des personnages tués au pied du buste de César. Cela fait un second tableau. — Enfin, à gauche, le groupe des soldats et des femmes criant, n’empiétant pas d’un pouce sur le second tableau, ne se reliant à lui et au premier que par la pensée du spectateur qui en saisit les rapports. Cette disposition est caractéristique du talent de M. Alma Tadema. Dans sa Fête du Vin, dans sa Route du Temple, dans son Hadrien, dans sa Bénédiction, on la retrouve. Ici un groupe, là un autre, plus loin un personnage isolé ; tout cela indépendant, vivant de sa vie propre, ne se rejoignant par aucun trait, ni ne s’exigeant par aucun besoin d’équilibre. On peut morceler l’œuvre un peu au hasard sans lui faire de mal ; et on la morcelle en effet, si besoin est, pour les commodités de la vente. Il y a quelque temps, M. Alma Tadema, voyant qu’il ne pouvait trouver acquéreur pour son Hadrien, à cause d’une figure à demi nue qui se trouve sur le premier plan, — le nu étant à peu près proscrit dans l’art anglais : — « Qu’à cela ne tienne ! » s’écria-t-il, et il se mit à découper son tableau en trois, vendant fort bien deux morceaux et gardant le troisième, la figure nue, pour son atelier. Personne ne se douterait que ces morceaux faisaient partie d’un ensemble. Ce détail montre au vif le défaut de composition. Allez donc couper la Mise au Tombeau du Titien, qui est au Louvre ; et dites où passerait la ligne de démarcation qui n’entamerait pas quelque chose d’important, qui ne tuerait pas l’œuvre ?

Cependant on se tromperait, si l’on croyait que M. Alma Tadema se rapproche de nos modernistes français chez qui l’on ne prend pas garde à la composition, où les figures se répartissent un peu au hasard, d’elles-mêmes, comme la nature ou comme une rencontre d’atelier les a données. Loin de là, ce joyeux Hollandais qui étonne et divertit tout Londres par ses bons mots, ses conundrums, par sa bonne physionomie d’habitué des tableaux de Téniers, par sa rondeur j’oviale de félibre débauchant des quakers, est au fond un grand artificieux. Il l’est, à sa façon, presque autant que M. Burne-Jones, et nul ne saurait dire quelles peines il prend pour échapper à l’ordonnance classique et au point de vue latin. Il a en ce moment sur son chevalet un tableau intitulé Spring : une théorie de jeunes filles descendant une rue au milieu de monumens antiques et acclamant le printemps. Sa première esquisse était classique ; il l’a jetée pour tout refaire, en détruisant l’aspect solennel et synthétique du premier jet. Il ne compose pas, il est vrai, mais il dispose très laborieusement ses figures, et cela toujours de façon à donner à son tableau son maximum de force expressive, à le rendre le plus suggestif possible. Ce qui entre dans une toile de M. Alma Tadema, en apparence au hasard, selon le caprice d’un coup de Kodak, ce ne sont pas, comme chez nos modernistes, des morceaux sans expression : un arbre au premier plan, une barrière, un dos, une blouse, des choses qui tiennent de la place sans rien ajouter à la pensée, — mais toujours des parties expressives. Dans son Hadrien, ce sont des têtes et des ‘mains qui entrent dans le cadre, sans qu’on voie les corps : des têtes parlantes et des mains loquaces. Dans Cache-cache, on ne voit qu’uncorps, mais deux têtes. Dans l’Ave Cæsar entrent au moins cinq têtes, qui chacune donnent leur note différente, sans qu’on aperçoive les corps qui les supportent. En descendant à la rivière, il y a cinq physionomies très expressives, cinq mains également éloquentes, et pas un corps. Remarquez que, pour l’impression que produit une scène, pour les idées qu’elle éveille, les membres, les draperies, les dos sont le plus souvent des impedimenta, du poids mort : ils ne disent rien. Les têtes et les mains, au contraire, sont les transmetteurs les plus directs de l’idée du peintre. Or chez M. Alma Tadema, le carré des têtes par rapport au carré total de la toile est plus élevé que chez n’importe quel artiste. Personne n’a moins de poids mort.

L’agencement des personnages est aussi inspiré par le même souci de suggérer des idées, fût-ce au prix de la perfection esthétique de l’ensemble. Que de peines l’artiste ne s’est-il pas données, dans une réplique de son tableau de Claude, pour mettre sur la même ligne, à la même hauteur, la série des bustes des empereurs : César, Auguste, Tibère, Caligula, puis la tête effarée de Claude, blotti dans son rideau, afin que le regard, passant de ceux-là à celui-ci, des figures pâles de marbre à la figure pâle de terreur, sentit l’antithèse ! Dans son Ave Cæsar, il lui eût suffi, pour unifier la composition, de placer au premier plan un soldat, vu de dos, marchant vers Claude et le montrant du doigt à la foule. Cette unique figure conjoindrait toutes les lignes du centre de la scène. On aurait alors un tableau qu’on ne pourrait morceler sans déséquilibrer tout l’ensemble. Peut-être M. Alma Tadema ne s’en est-il pas avisé ; mais s’en fût-il avisé, que probablement il n’aurait pas donné suite à cette idée. Car une pareille figure attaquerait celle de Claude et gâterait l’effet dû à ces trois régions du tableau : la foule, — le vide, — l’Empereur ! Enfin, de cette dispersion qu’affectionne M. Alma Tadema, suit naturellement la forme allongée, basse, en manière de bas-relief, qu’il donne à ses toiles, et cette forme, qui est celle des frises et des peintures de vases antiques, ne contribue pas peu à évoquer en nous la sensation authentique de la vie romaine. Or cette disposition du bas-relief, ces gestes et ces mouvemens empruntés aux peintures de lécythes, vous ne les trouverez presque jamais dans notre Ecole française, pas plus que vous ne trouverez l’abandon des lois de la composition au bénéfice d’une idée. Nos classiques expriment des idées, mais ils composent. Nos réalistes ne composent pas, mais ils n’expriment pas d’idées. M. Alma Tadema, dans sa recherche obstinée — et victorieuse — d’un art personnel et suggestif, se sépare donc bien nettement de nous. Et cela nous fait souvenir que, lorsqu’il vint étudier la peinture à Anvers, âgé de seize ans, c’est sous le baron Wappers qu’il travailla, c’est-à-dire sous le chef d’école le plus opposé à l’influence française. Sous le même maître, longtemps auparavant, avait débuté Madox Brown. — Ainsi, aux deux extrémités de la chaîne, nous retrouvons un point de départ semblable, anti-français. M. Alma Tadema peut être né en Hollande, il peut habiter une maison romaine ; il n’en est pas moins un Anglais ; il porte la marque britannique, et c’est à cela qu’il doit son originalité.


V. — LE GENRE. — SIR JOHN EVERETT M1LLAIS

Il y a quelques années, M. Millais se promenait avec un ami dans les jardins de Kensington, lorsque, se trouvant au-delà du petit étang rond, il s’arrêta tout à coup et dit : « Comme c’est extraordinaire, de penser que jadis j’ai péché des épinoches dans cet étang, et que maintenant je me retrouve à ce même endroit un grand homme, et un baronnet, avec un bel hôtel, beaucoup d’argent et tout ce que mon cœur désire. » Et là-dessus il reprit allègrement sa marche.

Ce mot peint M. Millais, et son histoire, et son caractère, et son art même. Car toutes ces choses sont d’un homme heureux. Enfant prodige, à cinq ans, il dessine des officiers de la garnison de Dinan avec une telle maestria que ceux-ci refusent d’y croire. Un pari s’engage, et les incrédules en sont pour un dîner au Champagne. A neuf ans, il est présenté au président de la Royal Academy, le vénérable Archer Shee, qui lui prophétise la conquête d’un royaume de l’Art, et tout de suite il commence à dessiner des bosses… A onze ans, — fait jusqu’alors inouï et dont on n’a pas vu depuis un second exemple, — il entre à l’Académie et, à dix-sept, il expose son premier tableau d’histoire. On est tenté de répéter le mot de Glocester dans Richard III : « Les printemps si précoces n’ont pas de longs étés : » mais John fait mentir le proverbe. Ses parens, enthousiasmés, écartent toutes les difficultés de sa route ; les sommités officielles le considèrent avec bienveillance. Les camarades font la haie et battent des mains. Beau, svelte, le mieux fait du monde, plein de santé, d’entrain, de feu, ressemblant, disait Rossetti, à un ange, la main toujours tendue pour aider les amis, Hunt par exemple, dès leurs premiers pas dans la carrière, — ces premiers pas qui coûtent si cher, — il devient rapidement populaire. A vingt ans, il est déjà une manière de chef d’école dans le pré-raphaélisme, et son Festin d’Isabelle lui donne sinon la gloire, du moins la réputation et l’auréole du persécuté. A vingt-trois ans, avec le Huguenot, il retourne de fond en comble l’opinion publique. C’est bien la gloire, cette fois-ci, qui étend sur lui sa main protectrice et qui la tiendra au-dessus de sa tête, pendant quarante-cinq ans, infatigablement, comme la muse de Cherubini dans l’extraordinaire tableau de M. Ingres. La gloire avec lui est amoureuse. Les Anglais l’aiment pour son talent, mais aussi pour sa belle figure anglaise, pour son aspect viril, entreprenant, libre, pour son adresse à tous les sports, parce qu’il est bon tireur, bon cavalier et admirable pécheur de saumons. Avec de telles qualités, il peut tout se permettre. Encore pré-raphaélite, il est acclamé par la foule. Il quitte le pré-raphaélisme pour la peinture d’expression sentimentale : il est suivi par une foule encore plus grande. Il abandonne les sujets expressifs pour le portrait : la foule s’accroît toujours et le porte aux nues. Il peut adopter les théories d’art qu’il voudra, faire banqueroute à toutes ses anciennes opinions, son succès ne diminuera pas. Comme le tyran de Samos, il jetterait son anneau dans la mer qu’il le retrouverait dans le ventre d’un poisson. Portraitiste, il se révèle avec son tableau des filles de M. Armstrong, et Frank Holl et Herkomer ne sont rien auprès de lui. Les plus beaux équipages de Londres stationnent à la porte de Palace gate. Les faveurs officielles pleuvent. On le fait baronnet ; s’il y avait un peintre lauréat, c’est lui qui le serait. Et ce n’est pas tout : il connaît aussi les grosses joies de la popularité. Les reproductions de ses peintures sentimentales font de lui l’hôte et l’ami des plus humbles familles, et ce même homme qui a recueilli les applaudissemens de Swinburne, et de Ruskin, de tous les délicats du temps, avec son interprétation d’un conte de Boccace, termine sa carrière en voyant ses Bulles de savon se répandre, par les soins d’un savonnier fameux, sur toutes les murailles du Royaume-Uni. Et tout cela, il le sait, il en jouit tout haut ; il le dit sans fausse modestie, avec cette brave et joyeuse franchise qui le faisait s’écrier dans l’atelier du sculpteur Munro, comme on remarquait une marque rouge qu’il avait au-dessus de l’œil : « Bah ! ce sont les taches du soleil ! »

Voyons les taches du soleil. L’homme qui a soulevé en Angleterre un tel enthousiasme est esthétiquement le moins Anglais des artistes de son pays. Le plus populaire des peintres d’outre-Manche est celui qui se rapproche le plus des idées françaises sur l’art. Toute sa carrière qui, historiquement et esthétiquement, pourrait se définir ainsi : De Ruskin au Pears’ Soap ou les étapes d’une perversion, l’éloigné de l’idéal anglais tel qu’on le trouve exposé dans les livres. « Le premier devoir du peintre est de peindre », dit-il, et ce mot est tout à fait extraordinaire dans la bouche d’un Anglais. Il dit encore : « Un imbécile peut être un grand artiste. » Il ne choisit pas de sujets spécialement moraux, ne s’astreint pas à la vérité consciencieuse du détail, et professe ouvertement que les coins, les accessoires, les régions extrêmes du tableau, doivent être sacrifiés au centre. De plus, il peint le fait plutôt que l’idée, cherche à plaire aux yeux plutôt qu’à toucher l’âme et s’efforce franchement d’amuser la gentry. Il y réussit, bien que, moins que tout autre, il exprime ce qui est particulier au caractère anglais. Que les partisans de la théorie qui fait de l’art une émanation de la vie, expliquent son succès comme ils le pourront : pour nous, ce sera facile. L’art de M. Millais répond à un goût qui n’est pas plus anglo-saxon que latin ; il répond à un goût qui est commun à certains esprits chez tous les peuples. Il satisfait la masse mondaine, les amateurs de vignettes qui, en entrant au Salon, vont droit à l’histoire sentimentale ou comique et délaissent la pensée esthétique ou l’intention morale. Il charme tout ce qui est superficiel dans l’esprit anglais, connue M. Burne-Jones charmera tout ce que la France contient d’esprits raffinés, lorsqu’on le connaîtra davantage. Et ainsi, il faudra se résoudre à trouver aux préférences esthétiques une autre délimitation que celle des douanes et une autre source que celles de l’atmosphère ou du sol.

Quelles sont donc les traits caractéristiques d’un art si universellement admiré ? D’abord les sujets. M. Millais se dévoue à ces scènes attendrissantes qui firent chez nous la gloire de Paul Delaroche et de M. d’Ennery. Il raconte l’histoire d’un pompier remettant des enfans qu’il a sauvés dans les bras de leur mère, d’une femme de prisonnier venant délivrer son mari en tendant au geôlier l’ordre de levée d’écrou, et il n’oublie pas le chien qui grimpe aux jambes de son maître pour témoigner sa joie. Il montre le Retour de Crimée : un officier blessé est assis sur une pelouse avec sa femme et ses enfans ; les enfans s’amusent avec des jouets parmi lesquels on reconnaît un ours, un coq et un lion : vous saisissez le schéma de toute la question d’Orient. Puis on voit défiler tous les couples célèbres qu’attend une tragique aventure : le Huguenot, Effie Deans, Lucie de Lammermoor, le hussard noir de Brunswick. Voici le Royaliste proscrit, niché dans un tronc d’arbre et baisant la main de l’amante puritaine qui lui apporte du pain. Voilà un Espagnol déguisé en moine faisant échapper d’une prison sa maîtresse qu’attend un auto da fé. Puis M. Millais s’égaie à un souvenir de famille : Mon premier sermon ; à une anecdote historique : l’Enfance de Raleigh. Pour se faire pardonner la banalité de tels sujets, il faudrait les traiter avec génie. M. Millais ne les traite pas avec génie. Son imagination n’est ni très vigoureuse ni très étendue. On sent bien qu’il n’a pas beaucoup cherché, mais on souhaiterait qu’il eût cherché davantage, ou que, du moins, il eût trouvé. Toutes les fois qu’il a peint un duo d’amour, il a mis ses deux héros exactement de même, debout, face à face : Le Huguenot, le Hussard de Brunswick, le Maître de Ravenswood, le Chevalier errant, Oui ou non ? Effie Deans, ont la même attitude. Et il ne sauve pas cette uniformité par une grande vigueur de mouvement. Les poses sont justes, les masses bien balancées, les lignes parallèles coupées aux bons endroits, et il n’y a rien à reprendre. Mais il n’y a pas de trouvaille. Pour l’originalité, devant Effie Deans ou Lammermoor, on en est à regretter Paul Delaroche. Ses fonds de pierres ou de verdure égalent, pour le fini, M. Robinet et, pour la vérité de tons, M. Bouguereau. Peints avec le même relief que la figure principale, ils s’avancent au même plan qu’elle et détruisent ainsi toute perspective aérienne. Des compositions comme celle de l’Enfant aux bulles de savon ne soulèvent aucune critique positive ; elles manquent de tout ce qui fait la grandeur d’une œuvre d’art et, pour la conception comme pour le sujet, on aimerait autant les poupons que M. Millier nous montrait jadis remplissant de crème la montre de leur papa. C’est le « Genre » dans toute sa vanité sotte et triomphante, le genre, c’est-à-dire le singe de la grande peinture et le parvenu du morceau, qui se croit plus vivant que l’Académie et plus noble que l’étude, qui jalouse l’une, dédaigne l’autre, et reste au-dessous de toutes les deux. Le « Genre », cette bourgeoisie de l’art, telle est le premier trait caractéristique de M. Millais.

Le second, c’est la précision. Une fois qu’il a composé son portrait ou sa scène de genre, il dessine le geste du modèle avec précision et sobriété. Ses personnages historiques et légendaires ont toujours l’air si simple, si défini, si ressemblant, qu’on dirait des gens qui entrent chez vous. Ce sont des portraits en effet. La plupart de ces tragiques amoureux ont été peints d’après des gens du monde, des parens, ou des amis complaisans. Ainsi son fameux Huguenot représente le général Lemprière ; la jeune femme du hussard noir de Brunswick est le portrait de la seconde fille de Charles Dickens, plus tard Mme Perugini ; Millais a peint ses propres fils dans l’Enfance de Raleigh ; dans le célèbre Passage du Nord-Ouest, la tête du vieux marin est celle de Trelawney, l’intrépide explorateur. Ces morceaux sont généralement bien peints, d’une couleur éclatante qui ne va pas jusqu’à être vibrante, et d’une harmonie relative qui n’atteint pourtant pas la finesse. — D’ailleurs, à mesure que dans l’œuvre de M. Millais on se rapproche du portrait, on découvre le meilleur de son tempérament et de sa palette. Sa composition, si banale lorsqu’elle s’étend à des sujets d’histoire ou de genre, devient intéressante, et presque originale lorsqu’elle se restreint à un portrait. Les Œufs frais, qui ne sont que le portrait de sa charmante fille, en costume Pompadour, venant chercher des œufs dans le poulailler, nous offrent une ordonnance excellente. Mieux encore, dans le portrait des filles de M. Armstrong, réunies à une table de whist sous un immense bouquet d’azalées, il y a une science d’arrangement qu’il faut admirer sans réserves. Tout dans ce tableau, jusqu’au titre un peu précieux : Les cœurs sont l’atout ! ajoute au charme de ces trois figures, vues l’une de face, les autres de profil et de trois quarts. Son portrait du garde de la Tour de Londres est presque un chef-d’œuvre. Son modelé est pénible, mais il est. Ses harmonies sont criardes, mais elles s’arrêtent au point où elles ne seraient plus. M. Millais a une théorie à lui, pour excuser ses couleurs trop éclatantes : il dit que tels étaient les tons des tableaux de maîtres que nous admirons aujourd’hui, on les voyant atténués par ces deux autres grands maîtres qu’on nomme le Temps et le Vernis. Sans examiner pour l’instant cette hypothèse, on peut pardonner au peintre du Garde de la Tour ses violences lorsqu’elles se fondent en harmonie.

Des trois manières de M. Millais, — la manière pré-raphaélite appliquée à des scènes d’histoire, la manière romantique appliquée au genre, enfin le portrait, — c’est donc ce dernier qui l’a le plus heureusement inspiré. Mais ce ne sont pas ses portraits, ce sont ses scènes de genre qui ont fait sa vogue. Et c’est pourquoi, quand on évoque l’ensemble de son œuvre et qu’on veut le définir, sir John Everett Millais apparaît un librettiste de la peinture. Comme les librettistes d’opéra, il ne crée par ses sujets : il les choisit déjà très connus et un peu ressassés. Comme eux, il les exprime dans une langue intelligible et retentissante ; comme eux aussi, il ne déploie pas de telles facultés d’invention qu’on puisse dire qu’il les renouvelle, ni une telle maîtrise de formes qu’on puisse dire qu’il les enrichit ; comme eux enfin, il recueille les applaudissemens des loges et des parterres, sans qu’on sache bien au juste à qui ils s’adressent, au sujet ou à l’auteur, à l’histoire ou à l’historien, au livret ou à la musique.


VI. — LE PORTRAIT. — M. HERKOMER

M. Herkomer est le grand portraitiste du Royaume-Uni. Il a peint aussi des scènes de mœurs, des paysages de la Bavière, mais c’est le portrait qui le met hors de pair et lui donne une place parmi les maîtres anglais. Frank Holl y a obtenu de grands succès ; Millais y a été aussi heureux que dans tout ce qu’il a entrepris. Mais peut-être que pour approfondir une physionomie britannique, pour y démêler tout ce que le Créateur y a mis d’amour-propre et de ténacité, de passion froide et d’emportement sanguin, de mâle noblesse et de puérile respectabilité, il fallait de nos jours encore un étranger, un Allemand, comme aux jours de Henri VIII. Comme Holbein, M. Herkomer vient d’Allemagne ; mais son entrée a été moins pompeuse : ce n’est pas dans la force de l’âge, dans la plénitude du talent, avec des lettres de recommandation pour le chancelier, que le membre actuel de la Royal Academy, le maître des cent cinquante peintres de l’école de Bushey, le châtelain de Lululund, est entré à Londres. Lorsqu’en mai 1857 un ménage d’ouvriers bavarois débarquait sur la côte anglaise, menant par la main un délicat enfant de huit ans, personne n’eût pu croire à une telle fortune. Cette famille avait fui le pays natal, — Waal près de Landsberg-sur-Lech, — ruinée par la révolution de 1848, et avait émigré en Amérique. Là, malgré toute l’industrie du père, un menuisier, un de ces ouvriers artistes, énergiques, intelligens, rangés ; malgré les efforts de la mère, musicienne d’instinct et d’éducation, l’on n’avait pu que vivre, et il fallait non seulement vivre, mais assurer la carrière de l’enfant. Bien d’autres se seraient découragés, accusant le destin plus fort qu’eux. Mais ce vieil Allemand, à la tête carrée, au cœur chaud, ne connaissait pas ces sophismes qui dispensent de l’effort, en exagérant l’obstacle, et vous invitent à pleurer sur des ruines, tandis que passent devant vous, sur la route, des matériaux d’avenir. Il reprit le paquebot et vint tenter la chance en Angleterre, disant obstinément : « Mon fils sera un peintre ! » Le mauvais destin se lassa, les événemens cédèrent. Son fils devint un peintre, un grand peintre, comme il l’avait voulu. Sa vie devait être encore bien traversée d’épreuves, mais du moins les vaillans parens qui lui avaient fait plus douce la route devaient jouir de ses premiers pas. Et aujourd’hui qu’ils ne sont plus, on voit sur les bords du Lech, près de Landsberg, en Bavière, une haute tour gothique s’élever au milieu des arbres : c’est la tour construite par le fils en mémoire de la mère ; et dans le château de Lululund, près de Londres, la grande tour du milieu porte aussi le nom de « Mother’s tower ». C’est ainsi que l’artiste, par un symbolisme bien germanique, a réuni ses deux patries, — celle de la naissance et celle de la gloire, — en leur faisant porter à toutes les deux le même souvenir filial.

Le portrait, comme l’entend M. Herkomer, ne procède nullement du vieux portrait anglais, tel que Reynolds et Gainsborough l’ont compris, tel qu’on a pu le voir cet été à la galerie Sedlmeyer, tel enfin que M. Jacques Blanche essaie chez nous de le ressusciter. Il ne s’étale point parmi un déploiement de riches accessoires ; il ne s’enlève pas sur des rameaux qui verdoient, ou une bataille qui rougeoie. C’est sur un fond nu que M. Herkomer place son personnage ; fond idéal, comme on n’en a jamais vu nulle part, pas plus qu’on n’a vu ceux de MM. Bonnat ou Carolus Duran. Quelquefois ce fond est un mur, mur blanchâtre, où la tête projette une ombre. Aucune fantaisie coûteuse, aucun bibelot inutile, aucune couleur chatoyante qui attaque celle de la figure. Aussi la figure se détache-t-elle, saute-t-elle aux yeux du premier coup et s’impose-t-elle à l’attention. Toutefois, elle n’apparaît pas seule. M. Herkomer ne se désintéresse pas du reste de son personnage jusqu’à confier à un tailleur le soin d’en dessiner le vêtement, ou à un valet d’atelier la mission de nettoyer ses pinceaux au bas de la toile, avec l’espoir que cela fera une robe pour les yeux complaisans qui le regarderont de loin. Dans un portrait de M. Herkomer, tout joue son rôle : les bras, bien développés, pèsent sur le dossier ou se tendent vers le genou ; les mains se lient l’une à l’autre comme dans Miss Grant, ou retombent avec lassitude comme dans Entrée en mélancolie. Le buste ordinairement un peu renversé, la poitrine bien cambrée, la taille flexible, les épaules fortement attachées, le cou à sa place, les draperies descendant dans le cadre, sont cherchés avec le même soin que la tête. Dans les deux portraits que nous venons de citer, qu’on a pu voir à l’Exposition de 1889 et qu’on a l’habitude d’intituler la Dame en noir, la Dame en blanc, la pose est à la fois naturelle et savante. Il y a en elle la force et le laisser aller de la vie, la solidité d’une charpente déterminée et la mollesse d’une détente des muscles au repos, la dignité de ce qui demeure et le charme de ce qui passe : ce sont des mouvemens qui font honneur au corps humain.

La couleur de M. Herkomer vaut son ordonnance : elle est d’une modération relative. Ce n’est plus là ce sombre éclat que le peintre a d’abord imité de son maître Frederick Walker ; c’est encore moins l’intransigeance et le pointillisme de Watts, et ce n’est pas du tout le lustrage pénible de Millais : c’est une couleur quasi française, presque fine et harmonieuse, par touches assez larges et simples, également répandue surtout l’ensemble, sans heurt, sans cri, sans accès. Aucun effet n’est cherché dans une opposition facile. Dans la Dame en blanc, d’un blanc un peu sale, la robe s’enlève en blanc sur blanc, par la seule différence d’un ton rigoureusement observé. Les figures n’ont pas un extrême relief. Les effets qu’on obtient par des dessous travaillés et séchés, puis repeints plus largement, manquent, d’ordinaire, chez M. Herkomer, de même que la transparence passagère due à la fluidité des couleurs. La raison en est que M. Herkomer a longtemps considéré qu’un tableau à l’huile devait ressembler le plus possible à une fresque ; qu’aucune substruction de couleurs ne devait précéder le ton définitif, et qu’en fait de couleurs, les plus sèches étaient les meilleures. Ceci l’a conduit à peindre son fameux tableau la Dernière Revue sur une toile blanche et avec des substances tellement sèches qu’il a fallu ensuite y revenir, couvrir le tableau d’enduits parasites, par devant et par derrière, afin d’empêcher un décollage complet. Il est bien curieux d’observer que ce Bavarois, venu longtemps après la révolution pré-raphaélite et formé sous un maître qui n’y avait pris aucune part, se retrouve imbu de la théorie anglaise sur la couleur, à ce point qu’on croirait entendre parler Hunt, Watts ou Rossetti.

Mais ce n’est point par là seulement que M. Herkomer se sépare de l’école continentale et se rattache à l’Angleterre : c’est surtout par l’expression intense, l’intimité profonde et la particularité individualiste qu’il donne à ses figures. Dans les deux ou trois tableaux de genre qui ont fait sa vogue, il a poussé ces qualités à un point qu’elles atteignent rarement chez nous. On exposait cette année, au Guildhall, sa Dernière Revue, qui est de 1874. D’autre part, on peut voir dans une salle de Kensington son tableau de la Chapelle de la Charterhouse. — Dans le premier, on voit les invalides de Chelsea, assis en ligne sur les bancs de leur chapelle, dans leurs habits rouges, assistant à l’office : c’est leur dernière revue. — Dans l’autre, ce sont les pensionnaires d’une maison de retraite, occupée par de vieux gentlemen ruinés, réunis aussi pour un office religieux. — Au point de vue psychologique, c’est au fond le même sujet : là, comme ici, ce sont des vieillards, les survivans d’une lutte pénible, qui ont trouvé enfin l’abri, le repos, le pain assuré, et qui songent au passé, si brillant parfois, sachant bien qu’il n’y a plus rien pour eux à regarder dans l’avenir qu’une route sûre et monotone qui conduit au terme où nous arrivons tous. C’est toujours la pensée du Harbour of Refuge peint par le maître de M. Herkomer, Frederick Walker, et qu’on peut voir à la Galerie nationale, dans la salle des Turner, où elle a été offerte par M. Th. Agnew. Le Port de Refuge, c’est un asile de vieillards : un jardin empourpré par les dernières splendeurs du couchant, un perron vermoulu où chemine une vieille qui retient sa vie encore quelque temps, soutenue par une jeune fille ; là-bas, d’autres pauvres hospitalisés, puis les bâtimens couverts de lierre, bien vieux eux aussi, et qui se sont ouverts devant cette existence branlante,


Comme un port en ruine à la barque en détresse ;


et ici, dans cette prairie, un jeune faucheur, un gaillard robuste, qui se hâte d’abattre le plus de foin qu’il pourra avant la nuit, image saisissante de la grande faucheuse d’hommes qui, elle non plus, dans cette maison de vieillards, ne se repose jamais…

Au point de vue esthétique, les deux sujets de M. Herkomer diffèrent complètement l’un de l’autre. Dans la Dernière Revue, le problème était de donner aux figures du relief sur ces uniformes éclatans ; dans la Chapelle de la Charterhouse, d’empêcher qu’elles ne ressortent trop sur ces manteaux noirs. M. Horkomer y est parvenu. Et il y est parvenu, en partie à cause de cet intérêt individuel, profond, passionné, qu’il a su donner à chaque physionomie, en sorte qu’on dirait autant de portraits, autant de vies différentes, autant de drames intérieurs, inconnus, qui cherchent par toutes les lueurs des yeux, par tous les sourires contraints des bouches, par la gravité des rides, par les contractions broussailleuses des sourcils, à se raconter. Dans la Dernière Revue, un incident, introduit sans bruit, sans éclat, rompt la monotonie de ces longues files de têtes attentives à l’office. Au premier coup d’œil, on n’y prend pas garde ; au second, on s’aperçoit qu’un des invalides assis au second rang baisse la tête et laisse sa main inerte, à demi ouverte sur ses genoux, comme s’il était sans souffle, et que son voisin, un vieillard comme lui, lui tâte le bras, comme pour s’assurer si ce bras est vivant, si son camarade n’a pas trépassé… Le reste de la foule ne prend aucune part à l’incident. Mais il y a dans cette figure une acuité d’observation, une recherche de pensée, qui se trouvent bien rarement chez nous.

On oublierait un des traits, et le plus distinctif, de M. Herkomer, si l’on ne voyait en lui que le peintre. Il est aussi professeur, directeur d’Ecole, fondateur de colonie esthétique et architecte ; il est imprésario, décorateur, acteur, musicien, machiniste. En 1883, un gentleman de Bushey, petit village situé à 15 milles de Londres, voulait faire donner des leçons de peinture à un pupille qu’il avait. Il appela M. Herkomer. Celui-ci vint s’établir à Bushey et, le bruit de ses leçons s’étant répandu, on vit accourir une foule de jeunes artistes qui en voulaient profiter. Aujourd’hui, ils sont cent cinquante, hommes et femmes, et comme l’école elle-même ne pourrait leur suffire, car c’est une simple nursery of art, une ville nouvelle est sortie de terre. Plus de cinquante ateliers se sont groupés autour de l’atelier de M. Herkomer. Tous acceptent sa direction ou sollicitent ses conseils. Le dimanche, il donne audience à ce peuple libre d’artistes dans le palais de Lululund qu’il s’est construit. Ce château représente le travail de toute une famille ; son père a fait les boiseries, son oncle, qui est en Amérique, les tentures, et lui-même le plan et la décoration peinte. Lululund est bâti solidement en style roman, avec des murs énormes, qui seront encore là dans dix siècles si l’on n’y touche pas. Professeur à Oxford, M. Herkomer a exposé en chaire les principes qu’il a ainsi appliqués de ses mains, sur la pierre, la toile ou le bois. Pour amuser toute sa colonie d’artistes, il a bâti un théâtre où il a prodigué les ressources de son multiple génie. D’abord, l’illusion pittoresque est poussée aussi loin que possible : ainsi le sol, au lieu d’être fait de planches plates et nues comme à l’Opéra, est sculpté en forme de pavés. Il n’y a pas de lumière de rampe éclairant le dessous des figures. La lune de Bushey, surtout, a une réputation méritée : une boîte ronde garnie de trois lampes électriques, d’une lentille réfléchissante et d’un papier transparent sur lequel sont peintes les montagnes lunaires, monte lentement, grâce à un ingénieux mécanisme, dans un firmament de gaze. Sur ce théâtre, on joue des drames en musique où figurent M. et Mme Herkomer au milieu des élèves du grand artiste. Ces drames s’appellent : la Sorcière, la Revanche du Temps, Filippo, qui n’est autre chose que le Luthier de Crémone, de Coppée. Le goût de l’art dramatique est de famille chez les Herkomer : la mère de l’artiste était bonne musicienne ; son père, le menuisier, a joué le rôle de Ponce-Pilate dans la Passion représentée en 1849 à Waal, avec plus de naïveté encore qu’à Oberammergau, et lui-même, il compte bien remplir celui de Judas, si l’on donne encore ce spectacle dans sa ville natale. Ainsi c’est lui qui compose les pièces, écrit la musique, brosse les décors, endosse le travesti et monte sur la scène. Devant cet ensemble d’aptitudes et cette exubérance de gestes esthétiques, on croit voir revivre la figure étrange de Salvator Rosa. On croit voir aussi un de ces maîtres du moyen âge, tantôt maçon, tantôt sculpteur, ne dédaignant aucune besogne, ne repoussant aucun outil. Ce fils d’un ouvrier artiste tient à rester un artiste ouvrier. Et tout ce mouvement d’union des arts et des métiers, Arts and Crafts, qui, nous le verrons plus loin, est la gloire de l’Angleterre moderne, M. Herkomer en est la plus vivante et la plus originale expression.


VII. — LA LÉGENDE. — SIR EDWARD BURNE-JONES

Sir Edward Burne-Jones est dans son atelier. Il a traversé pour y venir un long jardin moitié prairie, moitié verger, vert comme la pelouse de Mériaugis et touffu comme la forêt de Brocéliande. Tout est bien clos. Aucun fâcheux ne pourra le surprendre. L’orgue qui occupe le fond du hall est muet. Les ébauches qui pendent aux murs n’offrent que des tons très gris et ne peuvent distraire les yeux. Au dehors, les gouttes d’une pluie fine, la pluie de Londres, tapotent les feuilles, les unes après les autres, comme des doigts invisibles qui se promèneraient sur un clavier silencieux. Sir Edward ne travaille pas, il lit. Il fit un livre aimé, toujours le même, depuis trente ans, et absorbé dans la méditation que lui procure sa lecture, il conspire vaguement, idéalement contre tout l’ordre de choses établi en Angleterre. Est-ce donc quelque discours de M. Gladstone ou une diatribe socialiste de son ami William Morris ? C’est bien autre chose : c’est l’histoire du roi Arthur.

Il y a environ quatorze cents ans que les Anglais et les Saxons, montés sur leurs longues barques, envahissaient la Grande-Bretagne et balayaient les restes de la domination romaine. Quelques victoires de plus et ils s’établissaient en maîtres dans l’île. Pour leur résister, un homme se leva, dont l’histoire ne dit rien, mais que la légende a fait si grand qu’il faut bénir le silence de l’histoire. Cet homme n’était pas né prince. Un jour que le trône des Bretons était vacant et qu’on cherchait vainement à s’accorder pour donner un successeur au roi défunt, on vit, au sortir de la cathédrale de Caerléon, un perron de marbre nouvellement construit et sur ce perron une enclume d’acier, et dans cette enclume, une épée enfoncée avec cette inscription : » Celui qui me retirera, de par Jésus-Christ roi sera. » Tous les chevaliers s’y essayèrent, aucun ne réussit. Un enfant, qu’un vieillard obscur avait amené de la forêt, retira aisément l’épée, et l’archevêque le couronna aux acclamations du menu peuple. Ce fut le roi Arthur, et l’épée merveilleuse eut nom Escalibor. En vain les barons voulurent discuter sa naissance : il la prouva haute par ses exploits. Il délivra Leodogran, roi de Caméliard, des païens qui l’assiégeaient et des bêtes féroces qui venaient, jusque dans sa capitale, ravir les petits enfans à leurs mères, et, en retour, il obtint la fille du roi, la belle Guinevere, en mariage. Il mena les Bretons au combat et repoussa l’envahisseur dans douze rencontres fameuses où « le ciel fut voilé par la poussière et la terre par le sang. » Il était accompagné par un vieux barde, fils d’un diable et d’une Bretonne, magicien par son père et chrétien par sa mère, qui apparaissait dans tous les momens difficiles où l’on avait besoin d’un conseil ou d’une prophétie. Ce barde s’appelait Merlin, il savait tout, pouvait prendre toutes sortes de formes ; il enflammait les courages par ses prédictions et, l’heure de la lutte arrivée, jetait des enchantemens terribles sur l’ennemi. À sa voix, les gens de l’Ecosse, de la Cornouailles, de la Cambrie, du pays de Galles, de la Bretagne française ou Armorique, tous les Bretons en un mot, tous les Celtes, accoururent se ranger sous la bannière en forme de dragon du roi Arthur en criant : « Notre nation se relèvera et chassera les Saxons ! » Non seulement Arthur chassa les Saxons, mais il conquit successivement le Danemark, la Norvège, la France, et fit reculer les Maures. Ce fut une espèce de Charlemagne breton. Il favorisa l’ordre fameux des chevaliers de la Table Ronde, tous égaux entre eux, tous ne formant qu’un seul cœur, tous preux éprouvés, consciences d’or, muscles d’acier, dont l’habit était fait de quatre étoffes : « le courage, la richesse, l’adresse et la courtoisie. » Ces chevaliers, Lancelot, Gauvain, Ivain, Keu, Tristan, neveu du roi Mark, Perceval chevalier du Graal, Ider, Bedivere, Galahad, Modred et bien d’autres, réunis à la cour du roi Arthur, à Camelot, étonnaient le monde par leurs exploits. Toutes les fois qu’ils entendaient parler d’une dame à protéger, d’un géant à humilier, d’une guivre ou d’un dragon à décapiter, d’une gageure extraordinaire à tenir, l’un d’eux partait et lorsqu’il revenait vainqueur, c’étaient des fêtes et des tournois sans fin.

Un jour, tandis qu’ils étaient réunis dans une salle, à Camelot, un grand bruit ébranla les voûtes, une vive lueur éblouit les yeux, et le Graal, cette coupe où but Jésus à la Sainte-Cène, et qui fut rapportée en Angleterre par Joseph d’Arimathie, passa comme un éclair. Tous les chevaliers jurèrent de le revoir. Vainement le roi les supplia-t-il de ne pas l’abandonner dans sa vieillesse. « O mes chevaliers, quand vos places seront vides à mes côtés, s’il s’élève quelques plaintes dans mon royaume, elles resteront sans écho, tandis que vous serez à courir après des feux errans ! » Ils partirent à la Queste du Graal, et, au bout d’un an, trois seulement revinrent exaucés, ayant pu joindre l’objet de leurs désirs. Les autres avaient suivi des « flammes errantes. » L’ordre fameux était décimé. Le déclin du règne commençait : cette expédition du Graal avait été son 1812. Alors la trahison se glissa parmi les preux de la Table Ronde. Lancelot, le plus vaillant et jusque-là le plus fidèle, fut pour le roi Arthur ce que Tristan était en même temps pour le roi Mark, en Cornouailles, et sans l’excuse du « boire amoureux. » — La reine Guinevere, surprise avec Lancelot, s’enfuit dans un couvent où on la recueille sans la connaître et où elle apprend, par une jeune novice, que tout le royaume est en feu à cause d’elle. Modred a levé l’étendard de la révolte. Lancelot n’est plus là pour défendre le vieux roi. Les Saxons tentent un retour offensif. Il va se livrer un combat suprême. À ce moment, les pas d’un chevalier retentissent sur les dalles du cloître : Guinevere comprend que c’est le roi qui a découvert sa retraite. Elle se jette à terre, le visage caché dans ses cheveux ; elle entend, sans le voir, Arthur lui pardonner et lui dire adieu. Puis les pas s’éloignent… C’en est fait… Sur le champ de bataille de Camblann, la victoire, à son tour infidèle, abandonne les Bretons. Les chevaliers de la Table Ronde tombent un à un, autour du roi qui s’affaisse lui-même, mortellement blessé.

Le peuple ne voulut pas croire à la mort d’Arthur. Le bruit courut qu’une barque mystérieuse l’avait emporté dans l’île d’Avalon, séjour des héros. « Il reviendra ! » disait-on dans les châteaux et dans les chaumières de la Grande et de la Petite Bretagne, courbés sous la domination anglaise ; les druides l’ont dit : « Les héros peuvent naître deux fois. » Les Bretons, repousses par les Anglo-Saxons, acculés dans cette pointe qui termine l’Angleterre au sud-ouest, ne perdirent jamais l’espoir de voir reparaître le « vieillard plus blanc que la neige, monté sur un coursier blanc. » Ils l’attendirent pendant dix siècles, confians aux prédictions de Merlin, en dépit des événemens qui les démentaient et des Pères du Concile de Trente qui les condamnaient. Tous les vainqueurs de la race celtique, toutes les dynasties étrangères entendirent, l’un après l’autre, résonner à leurs oreilles les terribles accens prophétiques de l’enchanteur. Devant eux tous, le spectre du roi Arthur se dressa, cherchant, comme celui de Banquo, à prendre une place vide au festin du pouvoir. Henri II Plantagenet, comme Jean sans Terre, Harold, comme Henri VI, luttèrent contre cette ombre, sans pouvoir la dissiper. Leurs scribes écrivirent, leurs guerriers combattirent, leurs ménestrels chantèrent en vain. Henri II alla même jusqu’à déterrer près du monastère de Glastonbury, dans l’île d’Avalon, un cadavre du soi-disant Arthur et lui fit faire de magnifiques funérailles, mais les Bretons persistèrent à le croire vivant. Longtemps après, ils poursuivaient à coups de pierres les étrangers qui en doutaient. A chaque soulèvement national, à chaque figure nouvelle d’adversaire des Anglo-Saxons, il leur semblait que c’était lui qui revenait. Ils crurent le reconnaître dans ce Guillaume le Conquérant qui arrivait de France, en chantant la gloire de Charlemagne ; dans ce Prince Rhys qui défit le Conquérant sur les montagnes de Carno ; dans ce Kadwalader qui abattit les forteresses normandes, dans ce Lywélin qui, appelant les Gallois parmi les marécages de la Cambrie, affama les Anglais. Mais tous ces chefs finirent par succomber, et la tête du dernier, plantée au haut d’une pique sur la Tour de Londres, épouvanta les regards bretons… Alors les fidèles regardèrent du côté de la France : ils saluèrent cet Arthur de Bretagne qui fut élevé dans les bois par les barons amis, comme le grand Arthur, et qui semblait bien « le jeune sanglier de guerre » annoncé par Merlin. L’enfant fut assassiné par Jean sans Terre… Ils attendirent longtemps, puis de nouveau ils acclamèrent le Revenant dans cet autre Arthur, duc de Bretagne, le connétable, qui, avec Jeanne d’Arc, écrasa les Anglais. — Ainsi les prophéties de Merlin passèrent de peuple en peuple, enflammant les Bretons d’Angleterre contre les Anglo-Saxons et les Bretons de France contre les Anglais ; en un mot, les Celtes de partout contre les races conquérantes. Cette légende, coupée cent fois et cent fois repoussée comme le rosier qui unit les tombes de Tristan et d’Iseult, n’est pas demeurée le privilège de la Grande-Bretagne. De ce côté-ci comme de l’autre côté de la Manche, on a raillé longtemps « l’espoir breton », c’est-à-dire cette fidélité à une dynastie disparue et à un idéal intangible qui a animé pendant dix siècles les guerriers armoricains, qui anime peut-être encore aujourd’hui les électeurs du Finistère, et qui fit, qu’en 1793, lorsque les chouans marchaient au combat, ce n’était pas le nom de Louis XVII qui retentissait dans leurs chants nationaux, c’était encore et toujours le nom de l’immortel blessé de Camblann, du roi Arthur…

Sir Edward referme son livre et songe à la singulière destinée des légendes… Même aujourd’hui, l’Espoir breton n’est pas mort. Il n’est pas plus resté enseveli dans l’ossuaire de Quiberon que dans la chasse de Glastonbury. On voit renaître dans le monde entier de la pensée un courant sympathique au cycle d’Arthur. Ce n’est plus une espérance politique, c’est une opinion esthétique. L’esprit celtique s’est réveillé et s’insurge contre l’esprit teuton. Il ne s’agit plus de chasser hors de l’île les fils des anciens Saxons et des Angles, mais toutes ces figures d’un académisme faux et lourd qui sont jadis venues d’Allemagne, et aussi cette conception aristocratique de l’art qui règne depuis si longtemps dans le Royaume-Uni. La mélancolie, le mystère, la subtile douceur de l’esprit celtique sont revenus à la mode avec le pré-raphaélisme. En même temps, le goût de l’art décoratif, de l’art appliqué aux choses utiles, aux meubles, aux maisons, aux outils de la vie, de l’art démocratique en un mot, remplace le goût exclusif du tableau de chevalet, « friandise réservée aux riches comme le Champagne ou les orchidées. » Le mystère opposé à l’historiette, la libre fantaisie substituée à l’agrément académique, la conception éducatrice et populaire de l’Art succédant à son rôle aristocratique, voilà des produits de l’esprit celtique. Les chefs de ce mouvement, chose bien curieuse à noter, sont des Gallois, des Irlandais, des Écossais des montagnes, précisément les descendans des vaincus de Camblann. « J’ai vécu moi-même, dit M. Grant Allen, à Oxford, lorsque l’esthétisme était encore un culte ésotérique. Et j’ai remarqué alors que presque chaque partisan du nouvel Évangile était un Celte déclaré, un Gallois ou un Highlander, un Irlandais, ou au moins avait une origine celtique. Soyez mes témoins, ô vous des collèges de Christ Church, de Magdalen, de Brasenore ! » — Voilà au milieu de quels combattans Arthur rentre en maître dans les ateliers. Après Rossetti qui a fait Lancelot dans la chambre de Guinevère, Lancelot et Guinevère à la tombe d’Arthur, le Saint-Graal, Lancelot et la Dame de Shalott, c’est Burne-Jones lui-même qui peint Merlin et Viviane, la Queste du Graal, Sir Galahad, le Sommeil d’Arthur ; c’est William Morris, Arthur Hughes, Val Prinsep, Spencer Stanhope, presque tous les néo-préraphaélites qui, d’accord avec les poètes Swinburne, Tennyson, ressuscitent la légende. On peut se faire une idée du renouveau de la légende arthurienne là-bas par celui de la légende napoléonienne ici. On a tout prouvé contre l’un et contre l’autre héros : ils renaissent tous les deux à la gloire, et de l’empereur des Français comme du roi des Bretons, on peut dire que, si le peuple ne le croit plus vivant, il regrette parfois, dans les sombres jours, que les druides se soient trompés en disant que « les héros peuvent naître deux fois. » Mais dans sa destinée esthétique, le roi Arthur est plus heureux que l’Empereur. Il est assez loin dans l’histoire pour qu’on ne puisse pas prétendre nous le faire plus vrai en le faisant moins beau. Lorsque Napoléon et ses dix-huit maréchaux se seront enfoncés dans l’ombre fabuleuse où est l’ami de Merlin, il se trouvera peut-être alors un Tennyson qui le montrera attendant tout armé dans l’île d’Avalon, ou dans l’île de Sainte-Hélène, et l’on aura beau faire des exhumations comme Henri II Plantagenet ou comme Louis-Philippe, la figure encore vivante apparaîtra sous les traits idéalisés d’un demi-dieu. Lorsque les temps seront assez reculés pour qu’on puisse grandir les types, changer les costumes et revêtir les preux qui luttèrent à la Moscowa comme ceux qui succombèrent à Camblann, il pourra venir un Burne-Jones et un William Morris, qui, l’un dessinant, l’autre tissant, enchanteront les regards au XXXe siècle par des tapisseries où l’on verra flotter les figures de Ney, de Murat, de Joséphine ou du prince Eugène. Alors l’histoire aura servi à quelque chose, parce qu’elle aura élevé les yeux et la pensée des hommes vers des êtres plus beaux qu’eux, au lieu de les tenir baissés sur des mesquineries ou des laideurs. Et la physionomie de l’Empereur, si longtemps « ballottée entre Marins et César », sera enfin fixée, non pas comme est fixée, par exemple, celle de M. Thiers, mais comme est fixée celle de la Joconde, parce qu’elle aura atteint non pas la vérité, cette beauté de l’histoire qui change toujours, mais la beauté, cette vérité de l’art, qui ne change jamais… L’art de Burne-Jones a fleuri de la semence fournie par Madox Brown et sur la tige cultivée par Rossetti. Comme Rossetti, dès sa prime jeunesse, avait couru à Madox Brown, Burne-Jones à vingt-deux ans courut à Rossetti. Il avait vu de lui quelques dessins illustrant les poésies d’Allingham. Bien que né d’une famille opposée à toute idée d’art, dépourvu, aussi loin qu’on remonte, d’aïeux artistes, élevé dans le milieu le moins esthète du monde : Birmingham, impérieusement destiné à l’Eglise par son éducation, la vue de ce dessin d’Elfinmere signé D. G. R. lui fît la même impression que, sept ans avant, la vue d’Harold avait faite sur Rossetti. Il ne pensait qu’à cette figure. Dans la cour d’Oxford, il en causait avec son ami William Morris, comme lui étudiant, et comme lui destiné à la cléricature, et ils s’exaltaient tous deux. Un jour, n’y tenant plus, il vint à Londres pour tâcher de voir le maître dont son âme rêvait. Il n’osait aspirer à parler à un tel génie, mais le suivre des yeux, entendre le son de sa voix, lui paraissaient les plus hautes félicités permises à un mortel. Cette félicité lui fut donnée un soir qu’il attendait dans la salle de dessin du collège pour les ouvriers, blotti sous un bec de gaz, et se demandant à chaque nouveau venu qui entrait : « Est-ce lui ?  » Le maître enfin parut. Burne-Jones lui fut présenté et admis à faire partie de son cénacle. Là, il eut l’horreur d’entendre des gens, qui n’étaient après tout que des hommes, questionner l’Enchanteur, discuter avec lui, et même, — ô sacrilège ! — le contredire en face. Pour lui, assis dans un coin, ravi dans une silencieuse extase, il contemplait son dieu environné des nuages de fumée que toutes les pipes pré-raphaélites répandaient autour de lui.

Ceci se passait en 1856. Dès lors, Burne-Jones, laissant la théologie se mit à la peinture, sous la direction de Rossetti, qui, tout d’abord, lui fit exclusivement copier des réalités, mais en lui contant ses rêves. Pendant ce temps, son ami William Morris bâtissait des maisons et écrivait des poèmes. Il lui semblait qu’on n’accordait pas dans le monde moderne assez d’attention aux arts de la décoration et du mobilier, à ces arts mineurs, comme il les appelle, qui sont pourtant les seuls dont nous jouissions constamment. On ne va pas tous les jours dans un musée, ni tous les soirs à l’Opéra, mais on dort toutes les nuits dans un lit, on lève à chaque instant les yeux sur la tapisserie, sur les meubles qui nous entourent. Ces humbles amis des yeux, ces compagnons incessans du goût, peuvent beaucoup pour l’affiner ou l’encanailler, le développer ou le perdre. Doter l’Angleterre d’une architecture, d’un mobilier esthétiques, tel fut dès le premier jour le but de William Morris, et tel il reste encore aujourd’hui, bien que compliqué par toutes sortes d’intentions socialistes. Papiers peints pour intérieurs modestes, tapisseries pour riches hôtels, vitraux pour églises, tapis, rideaux, garnitures de canapés, de fauteuils, tout le déballage d’un grand magasin d’ameublement est jeté sur le marché de Londres par l’exquis poète du Paradis terrestre et des Nouvelles de nulle part. Pour faire les dessins de ces tapisseries, il fallait à William Morris un grand artiste : depuis trente-quatre ans, cet artiste est Burne-Jones. Cette collaboration incessante commença dans l’atelier de Rossetti. Dès 1860, Morris faisait construire par l’architecte Philip Web une maison à Upton, près de Bexley, inspirée de ses principes et priait son ami de venir la décorer. L’artiste accepta et, se tournant vers l’Italie, choisit comme sujet les Noces de Buondelmonte. Deux ans après, il partit pour cette terre d’Italie dont il devinait si bien le ciel et là, en compagnie de Ruskin, il consulta les maîtres.

Revenu à Londres, il se dégage des imitations, des liens antérieurs, et son style est définitivement fixé. Tel nous le trouvons alors, tel il demeurera jusqu’au bout. Dès ce moment, ses inspirateurs évidens sont Botticelli et Mantegna. Loin d’en faire mystère, il remplit son salon de reproductions de ces deux maîtres, comme Turner aimait à montrer des Claude Lorrain à côté de ses propres toiles. A Botticelli, il emprunte son type de femme, celui que vous pouvez voir dans la fresque des Noces de Tornabuoni, dans l’escalier du Louvre : les yeux grands et ronds, les pommettes rendues saillantes par la dépression de tout le bas du visage, un nez légèrement retroussé, la bouche charnue et sensuelle remontée assez près des narines, le menton allongé. A Mantegna, il prend ses types élégans de chevaliers couverts de cuirasses, à tel point qu’en regardant son roi Cophetua en extase devant la mendiante dont il va faire sa reine, on croit revoir le François de Gonzague agenouillé devant la Vierge de la Victoire au milieu de la salle des Primitifs, au Louvre. Ainsi, il va hardiment demander aux Florentins le secret de leur grâce corporelle. Il leur prend leurs figures, et, dans ces figures déjà renaissantes, vigoureuses, presque classiques, il insuffle lui, l’homme du Nord, l’esprit fatal, mélancolique et pessimiste de Byron. Il envoûte ces Italiens faits pour le sourire et il les transforme en sombres compagnons de Merlin. Il fait réciter des vers de Swinburne à des statues de Donatello. Ses figures ont déjà des muscles de Renaissans et font encore des gestes de Primitifs. La beauté s’achève déjà, mais ne s’étale pas encore. On dirait qu’elle s’ignore et veut presque se dissimuler. Botticelli pleure, Mantegna a le spleen, Burne-Jones est né.

En effet, regardez sa Briar Rose, son Persée, sa Queste du Graal, son Saint Georges. Ses chevaliers s’avancent dans la toile avec des demi-mouvemens jolis, mais gauches comme s’ils marchaient sur des pointes d’épées et s’ils avaient peur d’être contaminés par tous les objets qui les entourent. Ils font ordinairement une retraite de corps pour se garer de la chose vers laquelle ils tendent la tête. Ils sont las de leur force, embarrassés de leur taille et quasi honteux de leur beauté. Ils sont bâtis comme des colonnes et ils penchent comme des roseaux. Leur tête trop lourde de songes retombe sur leurs épaules et tout le corps fléchit sous ce poids. On dirait de jeunes dieux timides qui vont pour la première fois dans le monde. Ils ne savent que faire de leurs bras d’athlètes, de leurs poitrines de vainqueurs aux courses olympiques, de leurs jarrets de chasseurs de sangliers. Aucun membre n’est raidi pour un effort ; aucun geste n’est rapide, ni violent. S’ils étreignent, c’est avec lassitude ; s’ils tuent un monstre, c’est à regret. Les muscles sont sains, les épaules droites, bien effacées, les cuirasses sont rigides, mais un mal mystérieux fait chanceler toute cette enveloppe de chair et de fer. On sent leur détachement et leur indifférence pour cette magnifique machine humaine que la Nature a mise à leur disposition. Ce sont des âmes étonnées d’être prises dans des corps.

Cette impression de lassitude exquise et d’élégante gaucherie. de psychologie compliquée un peu pessimiste, Burne-Jones la donne au moyen de plusieurs déviations systématiques de la nature auxquelles il plie ses figures. — D’abord, il les fait de huit têtes et demie, parfois davantage, et, à leur usage, il construit à ses palais des portes d’une hauteur extraordinaire pour leur largeur. — Ayant établi sa figure très longue, il exagère encore cette impression en remontant un peu les hanches, mais comme il veut laisser au buste toute sa souplesse, au lieu de donner la saillie la plus forte des hanches on haut, il l’arrondit et la descend très bas. — De même, il exagère la largeur des hanches chez la femme par rapport aux épaules et la diminue chez l’homme, en sorte qu’on dirait parfois, dans sa Roue de la Fortune notamment, qu’il a voulu illustrer la ridicule théorie d’après laquelle le tronc de l’académie masculine aurait la forme d’un œuf posé sur le petit bout, et le tronc de l’académie féminine, d’un œuf posé sur le gros bout. — Le personnage une fois bâti, il fait presque toujours porter le poids du corps sur une seule jambe, comme Ingres dans sa Source. Cette jambe rigide s’arque en dedans ; sur elle, tout un côté du corps se tasse ; la hanche ressort et remonte, l’épaule s’abaisse, mais l’autre côté du corps se développe souple, onduleux ; l’épaule se relève, la jambe détendue cède, et le genou jaillit légèrement en avant, repoussant le pied derrière le plan. Cette pose se représente à satiété dans les œuvres de Burne-Jones. Puis, pour plus de mollesse encore et plus de légèreté, la jambe dont le genou plie en avant repose sur la pointe du pied, ce qui relève le genou plié au-dessus du genou rigide. Cette affectation est très systématique, car lorsqu’un homme s’appuie naturellement sur une seule jambe, il pose cependant le pied de l’autre pleinement à terre, sans quoi l’attitude deviendrait très fatigante. — Prises ainsi, les figures de Burne-Jones ont toujours l’air de descendre un escalier. Ses anges, seuls, ne descendent pas. Allongés vers le sol, les pieds à quelques centimètres de terre, ils ressemblent à des pendus. Les bras de ses chevaliers ne sont jamais raidis, et l’ondulation, produite par une distension complète des muscles, se prolonge jusqu’au bout des doigts, la main retombant souvent inerte, comme une parure. On ne se les figure pas courant, travaillant, combattant. Son Persée, dans les replis du monstre, a l’air d’un jardinier indolent, qui grimpe à un arbre fruitier, armé d’un sécateur. Cependant le buste ne se courbe pas ; les épaules sont rarement voûtées. C’est la tête qui s’abat douloureusement sur la poitrine, et en même temps que le front se baisse vers la terre, les yeux brillans sous cette arcade regardent vers le ciel, ce qui donne à la figure la plus banale une attitude méditative et passionnée. Le cou est très flexible, comme tout le corps qui ondule perpétuellement. Les draperies suivent cette ondulation ou, plus souvent, s’y opposent. Les plis très nombreux, ordinairement horizontaux, entourent le corps, le lient, le ligottent comme les mille petites ficelles dont les Lilliputiens emprisonnèrent Gulliver. Çà et là des écharpes, agitées par des ouragans chimériques, se déroulent dans l’air. Malgré le charme des détails, on ne peut se dissimuler que Burne-Jones n’atteint l’élégance infinie de ses figures ainsi posées qu’en sacrifiant le grand trait des proportions et le naturel des poses. Et il faut bien que la foule même s’en rende vaguement compte, puisque les tableaux qu’elle considère comme ses chefs-d’œuvre : le Roi Cophetua, le Chant d’Amour, l’Amour dans les ruines, et la Cour du jardin dans la Briar Rose, sont justement ceux où il ne se trouve pas une seule figure apparente debout.

Ces personnages vivent dans un monde que Burne-Jones leur a créé, enclos de treillis de roses, où les rochers sont des rocailles, où les forêts sont des charmilles, comme lorsque le Paradis ressemblait à un jardin bien tenu dont le propriétaire se serait diverti à accumuler les essences les plus rares, les merveilles les plus coûteuses. Peu ou point de ciel ; le cadre descendant toujours très bas, ne permettant pas au regard de s’enfuir, ni à l’attention de s’égarer, les rabattant tous deux sur la physionomie du personnage, sur la fenêtre de l’âme, sur l’âme elle-même. Les grands ciels ne sont jamais le fait des peintres psychologues. Si Circé se relevait, elle se heurterait la tête au plafond, et cette idée augmente le malaise qu’on éprouve en la voyant courbée en deux, le bras allongé vers le cratère de vin qu’elle offrira aux Grecs, et où elle verse parcimonieusement les gouttes du philtre abhorré. Point ou peu de perspective. Dans l’Escalier d’or, les figures placées au bas de cette échelle extraordinaire sont à peine plus grandes que celles qui sont encore sur les marches les plus hautes. Dans l’Amour parmi les ruines, les lignes parallèles du portique divergent, en s’éloignant, au lieu de converger. Dans l’Annonciation, l’ange Gabriel est à ce point plus grand que la Vierge, qu’il semble que le tableau doive être regardé de haut en bas, mais la descente des lignes fuyantes du portique montre bien que la ligne d’horizon passe aux yeux de la Vierge, et qu’ainsi le premier plan se trouve en bas et non en haut. Dans la construction du temple de Jérusalem, la perspective est sacrifiée de parti pris. — La chronologie n’est pas plus en faveur auprès du peintre. S’il ne prend pas tous ses sujets dans le cycle d’Arthur, il les revêt tous des couleurs de la légende, même son Annonciation qui se passe sous des bas-reliefs Renaissance, même son Adoration des Mages où un condottiere offre des présens à la victime future de Ponce-Pilate. Ses Grecs parlent comme Chaucer et ses héros bretons se promènent dans un décor du Décameron. On les appellerait volontiers sir Troïlus et lady Cressida. Comme les doux rêves socialistes de son ami William Morris, on pourrait intituler les œuvres de Burne-Jones : Tableaux de nulle part.

Chimérique aussi sa couleur, en ce sens que la vérité du ton est ce qui le préoccupe le moins. C’est le brillant du verre poli, le louche éclat du bronze lumineux, la splendeur assourdie du miroir noir. Mais quoique très vive, cette couleur devient parfois harmonieuse. Rien de doux alors comme les reflets d’une rose sur une cuirasse, d’un pied nu sur un pavé de marbre, d’une draperie sur un fond de métal. Rien de plus reposant que cet aspect de vieux vitrail. Malheureusement la facture en est aussi pénible que l’effet harmonieux. On sent un effort continu et répété, un labeur opiniâtre qui sans cesse recommence. Aucun laisser aller, aucune liberté du pinceau. C’est, en apparence, l’alchimie de M. Hébert et parfois de Millet. On ne voudrait pour rien au monde être obligé de copier un tableau de Burne-Jones. Quand tout ce travail n’aboutit pas, on ne sent que la peine, et la facture fatigue l’œil du spectateur autant qu’elle a fatigué la main de l’exécutant. Les pierres ont l’air d’être tissées comme des tapisseries, et les draperies d’être maçonnées comme des murailles. Les étoffes semblent de plomb, les pieds de coton, les fleurs de fer. Beaucoup de tableaux de Burne-Jones sont de l’aquarelle, mais pour se figurer une aquarelle de Burne-Jones, il faut vider ce mot de tout son sens habituel, en chasser toute idée de fraîcheur, de fluidité, de gaieté, de fantaisie, de taches savantes et joyeuses, et d’heureuse réussite, tout souvenir de Turner ou simplement de miss Clara Montalba. L’empâtement le plus compliqué, par petites touches sèches sur d’autres touches séchées, la recherche exclusive du corps, body, aux dépens de la vibration, et de la couleur riche au lieu du ton fin, donnent à ces figures l’aspect de statues peintes et vernissées. Elles ne baignent pas dans l’air ; leurs contours ne se fondent pas dans la couleur ambiante ; elles gisent dans le vide d’une cloche pneumatique. Mais quand, malgré tout, les chairs sont parvenues à être solides et les mains à être modelées, on oublie le reste : le labeur de la facture, la convention de la donnée, l’âcreté de la touche, la lourdeur de cette pâte feuilletée. Le portrait de miss Amy Gaskell, exposé cette année à la New Gallery, arrachait aux plus obstinés un cri d’admiration. Faux de ton, faux d’effet, épais de facture, mais merveilleusement modelé sous sa blancheur mate, il donnait l’impression d’un beau portrait de M. Hébert : on maudit la manière, on s’incline devant le résultat.

Dessinées souvent par à peu près, toujours peintes avec lourdeur, les figures de Burne-Jones sont, en revanche, admirablement posées. La composition, si on la restreint à l’agencement des lignes, l’ordre et le mouvement qu’on met dans les contours, n’a peut-être pas aujourd’hui en Europe un maître égal à ce maître. Non qu’il sache ordonner de grands ensembles : le Festin de Pelée, le Miroir de Vénus, offrent un intérêt trop divisé pour être puissant. Même l’Escalier d’or contient plusieurs figures qui ne sont que des redites et dont l’absence ne nuirait nullement à l’ensemble. Mais ses figures isolées, comme cette Espérance qu’il montre debout dans une prison, une main tenant, une tige fleurie, l’autre perdue dans un nuage, mettant ainsi un peu d’elle-même hors des barreaux de fer de la vie, ou bien encore cette Foi sous un dôme, tenant la lampe symbolique, ou bien sa Sibylle de Delphes, ou bien ses Jours de la création, sont des merveilles d’agencement. — Chaque jour de la création est représenté par un ange, debout, dans un fouillis de plis de robes et de plumes d’ailes, tenant un globe de cristal. Dans ce globe vient se refléter le travail fait par Dieu, pendant la période de temps qu’il représente. Ainsi, le troisième jour, on voit s’y profiler de fins feuillages selon le mot : Et Dieu dit : « Que la terre porte du gazon et l’arbre produisant du fruit… » Le cinquième jour, on voit dans le globe un vol de grands oiseaux de mer, et les pieds de l’ange reposent sur une grève pleine de coquillages. A mesure que la semaine créatrice s’avance, les anges des jours précédens se rangent derrière celui qui tient le globe principal. Il est impossible d’imaginer un symbolisme plus gracieux et moins pédant.

Regardons maintenant un duo, Merlin et Viviane, par exemple, œuvre déjà ancienne et bien inférieure aux Jours de la Création, mais d’un sentiment très profond. On sait le sujet. Pour se délasser de la politique et de la guerre, Merlin se promenait quelquefois, sous la forme d’un jeune escholier, dans la forêt de Broceliande. Là, il rencontra une jeune fille appelée Viviane, née d’une fée qui lui avait fait ces trois dons au berceau : être aimée de l’homme le plus sage du monde ; faire faire à cet homme toutes ses volontés ; apprendre de lui toutes les choses qu’elle voudrait savoir. Le vieux Merlin ne pouvait échapper à la destinée. Puisque c’était lui, l’homme le plus sage du monde, il devait aimer Viviane, et comme celle-ci se désolait de ses continuels voyages à la cour du roi Arthur et qu’elle lui demandait chaque fois de lui enseigner sa magie, par exemple l’art d’endormir quelqu’un, puis de l’emprisonner « sans pierres, sans bois et sans fer, seulement par enchantement », il devait lui céder en cela comme en tout le reste. Il devinait pourtant où elle voulait en venir ; il avait dit : « La louve doit lier le lion sauvage si étroitement qu’il ne pourra plus remuer. » Mais prévoir le danger, en amour, cela sert-il jamais à quelque chose ? Un jour qu’ils étaient assis dans un buisson d’aubépines fleuries, Viviane, caressant les cheveux blonds de l’Enchanteur, l’endormit, puis se levant, tourna neuf fois son écharpe au-dessus du buisson, en faisant neuf enchantemens que Merlin lui avait appris. Quand le devin ouvrit les yeux, tout avait disparu. Il se trouvait dans un château enchanté, à jamais prisonnier, inutile désormais à Arthur, comme le dit Tennyson dans un de ses vers monosyllabiques :


And lost to life and use and name and fame.


Burne-Jones a choisi le moment où Viviane vient de ravir au devin le livre très savant où sont écrits, en des langues mortes et en caractères longs comme des « pattes de puces », les enchantemens subtils. Elle s’est dressée, fine, longue, onduleuse, et tenant le grimoire au bout de ses doigts fuselés, elle tourne la tête, une tête d’oiseau intelligent et perfide, vers le bon philosophe encore couché dans l’aubépine, à la fois souriant à sa beauté et inquiet de sa traîtrise.

Mais prenons une scène un peu plus compliquée, bien que de trois personnages seulement : le Chant d’amour, par exemple, qui est peut-être, au point de vue de la composition, le chef-d’œuvre de Burne-Jones. Nous voyons une jeune fille agenouillée presque de face, sur un coussin, au milieu d’un gazon fleuri. Elle joue de l’orgue sur un de ces petits instrumens que les anges touchent dans les tableaux des Primitifs, parmi les nuées, les trompettes, les ailes et les gloires. Plus près de nous, vu de dos, mais la tête tournée de profil vers le centre de la composition, un chevalier dans son armure, assis par terre, les jambes repliées, écoute. De l’autre côté, un jeune berger, qui est l’Amour, demi-nu, couronné de feuillages, les paupières baissées, un genou en terre, presse doucement le soufflet de l’orgue. Au premier plan, des fleurs. Au fond, un groupe de maisons ou la cour d’un château, puis le cadre qui plane très bas. Pas de ciel ; la pensée ne se perd pas dans l’azur du Paradis : le ciel, ici, ce sont les yeux de la jeune fille. Pas d’histoire ; il n’y a rien à deviner, mais tout à éprouver : l’histoire ici, c’est la vie de deux cœurs et un peu d’air qui ébranle les ondes sonores. On s’intéresse, selon le précepte de Ruskin, à la vie même des êtres et non à ce qui va leur arriver. Pas de mouvement, sinon le geste de l’Amour souffleur, mouvement doux, continu, sans effort, comme dans un rêve. On s’intéresse à la forme même du corps humain, non à sa déformation. Le dessin du chevalier et de sa dame est admirablement pur. Les attitudes des trois figures, assez différentes pour se compléter, assez semblables pour s’unir, tendent à cette synthèse classique et latine qu’on peut bien mépriser en théorie, mais à laquelle, en examinant toutes les belles œuvres, on trouve qu’elles sont revenues. La pyramide est replacée sur sa base. De quelque côté que le regard se dirige, les lignes le ramènent au centre, et l’élèvent au visage de la musicienne éternelle, à ces lèvres qui s’entrouvrent, à cette mélodie qu’on n’entend pas mais, qui remplit tout, comme la cloche invisible dans l’Angélus de Millet, à cette harmonie qu’on éprouve par tous les traits et tous les modelés de cette vision : au chant d’amour.

Quand on a épuisé les critiques de détail, on dit de Burne-Jones, — et c’est là, je crois, un de ses grands chagrins, — qu’il se désintéresse de notre temps, de nos mœurs, de nos figures et de nos pensées. Si l’on veut dire qu’il ne peint pas des costumes de chez Worth, ni le mobilier des stores, on a raison et il faut l’en féliciter. Mais que ses œuvres suggèrent moins d’images contemporaines, moins de préoccupations actuelles, qu’elles tiennent de moins près à la vie que nous vivons que les dessins du Graphie ou de l’Illustrated London News, c’est une erreur profonde de réalistes en quête d’une superficielle modernité. L’impression ineffaçable qu’elles laissent à quiconque les a regardées, le prouve. Pour moi, je n’ai jamais pu voir certaines de ses toiles, sans que les inquiétudes et les réalités de l’heure présente fussent réveillées. Il ne m’a jamais été possible d’emprisonner ces figures légendaires dans une époque, puisqu’elles ne sont d’aucune époque, dans une nationalité, puisqu’elles n’ont pas de nationalité, ni dans l’illustration d’une pensée étrangère qu’elles dépassent presque toujours en la transformant. Au printemps dernier, par exemple, quand on était devant l’Amour dans les ruines exposé à la New Gallery et qu’on regardait ces deux graves amans aux robes bleues, assis sur les colonnes brisées d’un vieux palais Renaissance, parmi les buissons d’églantines, là où autrefois tout un monde a vécu, où toute une civilisation a brillé, doucement songeurs tous les deux à ces choses disparues qu’ils remplacent en faisant régner l’amour là où ont trôné les lois, les vertus et les religions, on ne pensait guère à Browning, ni à sa banale évocation du passé. On pensait aux ruines du présent, aux ruines trop réelles où nous vivons et que nous ont faites ceux qui nous ont précédés. Les ressemblances entre le tableau du monde actuel et ce tableau de légende, n’étaient que trop visibles… Tout a croulé de ce qui soutenait nos pères. Eux-mêmes, ils ont démoli avec rage, avec méthode, avec obstination. Que nous reste-t-il à faire ? Croire ? — Ils n’ont laissé que des doutes… Espérer ? — Ils ont fermé le ciel… Vouloir ? — Ils nous ont expliqué que ce sont les circonstances qui veulent pour nous et que c’est l’hérédité qui nous détermine… Admirer, respecter ? — Quoi donc qui n’ait été scientifiquement mis à nu et doctoralement bafoué ?… En politique, il nous restait la bâtisse de la Révolution. Un grand historien est venu, suivi de beaucoup d’autres, qui, avec les plus hautes intentions et peut-être, hélas ! avec justice, ont jeté bas ses façades et renversé ses statues. Nous avions des figures légendaires de héros ; ils les ont détruites, les unes après les autres, sans prendre garde que chaque fois que l’acier froid de la critique, manié comme l’aiguille de l’envoûteur, perce une légende, tue une image, il tue aussi les héros bien vivans, en chair et en os, que cette belle légende, que cette splendide image eût suscités… On s’est attaqué à plus haut encore. On a renversé l’idée de Dieu de son socle. Il semblait qu’on mettrait à la place quelques idées morales qu’on dit avoir précédé les religions et devoir y survivre, mais il n’en est rien. Notions de la famille, notions de la propriété, notions même du patriotisme, on les insensibilise une à une, sous les piqûres subtiles du sophisme qui font à peine mal et, au contraire, amusent par leur inédite âcreté. Préjugés, vérités, conventions, respect, liens sociaux, sous l’ongle de la bande noire, tout ce ciment tombe, tout se désagrège. tout s’effrite. Il n’y a plus que quelques placages suspendus en l’air, quelques balcons qui strient inutilement le ciel. Les jeunes gens qui entrent aujourd’hui dans la vie, comme ceux que Burne-Jones fait entrer dans sa toile, trouvent le sol jonché de débris… Que faire alors ? — Ce que font ceux-ci : aimer. Dans ce désarroi des consciences, dans cette dispersion des efforts tentés pour le Bien, les uns croyant qu’il sortira d’un plus grand mal et se ruant à l’attaque de ce qui reste du monument social, sous prétexte qu’il n’en reste pas assez pour nous abriter ; les autres le démolissant parce qu’il en reste trop ; d’autres, vieux incendiaires, s’efforçant de garder quelque chose des planchers et des voûtes, mais sans oser consolider les fondemens qu’ils ont minés toute leur vie ; tous, pour des motifs différens, concourant à la ruine totale, par espérance ou par découragement, par indécision ou par indifférence, par audace ou par peur, seul un drapeau flotte respecté, un remède paraît efficace, un sentiment unit les bonnes volontés et paraît une sûre carrière aux dévouemens qui cherchent le devoir : c’est la pitié pour la misère humaine, c’est la charité, la donation de soi-même, c’est l’amour. Seul, aux yeux des contemporains il excuse les fautes ou les répare ; seul, il élève la passion, même la passion politique, et la purifie. La femme qui a failli, si elle a beaucoup aimé, il lui est beaucoup pardonné. L’homme d’Etat qui a commis de lourdes erreurs, qui a déchaîné les pires malheurs sur sa patrie, s’il a beaucoup aimé cette patrie, a le pardon de tout un parti, parfois de tout un peuple. Seul, avec les églantines, l’amour continue son œuvre parmi les choses disparues. Seul, il ressemble à une loi suprême, puisqu’on a été jusqu’à dire que « toute licence est permise sauf contre lui. » Et ce sentiment est universel. Au moment même où l’on admirait le tableau de Burne-Jones dans Regent Street, à Londres, on se pressait à Paris, au Champ-de-Mars, devant le tableau de M. James Tissot. Ce Christ en chape, serré contre deux misérables, parmi les débris d’un palais brûlé par la Commune, les réconfortant par la vue de l’immense sacrifice, de l’éternelle pitié, n’était-ce pas aussi un Amour dans les ruines ? Et l’admiration qu’il soulevait n’était-elle pas due au sentiment qui s’en dégageait, bien plutôt qu’à ses médiocres qualités esthétiques ? L’Amour dans les ruines, l’œuvre de Burne-Jones, ce n’est donc pas une vision des temps passés, quelque folie de Gauvain, quelque idylle de Lancelot, quelque gageure du roi Arthur : c’est, sur l’horizon assombri de nos luttes, de nos doutes et de nos désespérances, la figure même de la folie humanitaire et sociale, de la grande folie de demain…


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er novembre.