La Peinture étrangère à l’Exposition universelle

La Peinture étrangère à l’Exposition universelle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 138-172).

LA
PEINTURE ÉTRANGÈRE
À L’EXPOSITION UNIVERSELLE

L’organisation des sections étrangères au Palais des Beaux-Arts n’est pas due, en général, comme celle de la section française, à l’action gouvernementale. La plupart, en l’absence de commissaires officiels, n’ont été installées qu’au dernier moment par l’initiative privée, soit d’un comité local, soit d’un comité parisien, soit même d’un groupe d’artistes isolés. Pour qui est au courant de l’activité des arts dans le monde, il est évident que les collections de peintures, réunies de la sorte, ne représentent que bien incomplètement, pour plusieurs pays, le niveau de la production actuelle, soit parce que les chefs d’école n’y sont pas représentés, soit parce que la meilleure place s’y trouve prise par des ouvrages d’importance secondaire. En plusieurs endroits, notamment aux États-Unis, en Autriche, en Suisse, on se croirait toujours en France, tant l’imitation française y semble dominer, et ce sont, en effet, les artistes domiciliés et travaillant chez nous qui y sont venus en majorité. Néanmoins, en beaucoup d’autres, les œuvres indigènes, soit par la provenance, soit par l’esprit, y figurent en assez grand nombre pour qu’il soit possible de se rendre compte si l’art y est mort ou vivant, si l’on y reste humblement et irrémédiablement soumis à l’influence parisienne ou si au contraire, soit par un retour réfléchi à des traditions autochtones, soit par une observation indépendante et nouvelle de la nature, on se prépare à tirer, de l’enseignement français ou de l’enseignement local, des développemens originaux.

Le grand intérêt pour nous, en des occasions pareilles, est-il seulement de constater que nos maîtres vivans, comme nos maîtres disparus, continuent d’exercer une action dominante sur les écoles étrangères ? Faut-il donc compter, par exemple, quels sont du nord au midi les élèves ou les imitateurs de Cabanel ou de Millet, de MM. Meissonier et Gérôme, Bonnat et Carolus Duran, Jules Breton et Vollon, Jean-Paul Laurens et Jules Lefebvre ? La liste en serait longue et pourrait flatter notre vanité. Mais au-dessus des intérêts de notre vanité, il y a les intérêts de notre activité, et, plus l’émulation avec les écoles étrangères deviendra sérieuse et réelle, plus nous avons chance de voir la nôtre prospérer et grandir sans tomber dans cet engourdissement présomptueux auquel n’échappent guère les écoles trop longtemps prépondérantes. Ce qui nous importe donc, avant tout, c’est d’examiner dans les pays qui nous entourent et qui nous imitent, si ce voisinage et cette imitation y déterminent, au double point de vue imaginatif et technique, un simple courant de dilettantisme stérile et d’habileté superficielle, ou si le mouvement qui en procède prend le caractère d’un mouvement de rénovation indépendant, original et fécond pour l’avenir.

C’est toujours par le contact d’un art extérieur, florissant ou dégénéré, qu’on voit naître ou renaître les arts dans une contrée barbare ou civilisée. L’histoire d, e la peinture, plus encore que celle de l’architecture et de la sculpture, parce que la matière transmissible y est plus mobile, n’est guère que l’histoire de ces échanges intermittens et réciproques d’exemples et d’excitations entre les différentes nations. Durant plusieurs siècles, l’Italie et les Pays-Bas ont été, successivement ou conjointement, depuis Giotto et Van Eyck jusqu’à Rembrandt et Tiepolo, les deux centres actifs d’où rayonnaient l’inspiration et l’enseignement, et, pour ainsi dire, les deux pôles du courant qui, tantôt partant du nord et tantôt du sud, n’a cessé d’échauffer et d’agiter l’imagination des peintres. Placée au centre, la France, pendant longtemps, ne fit guère que recueillir, dans un foyer tranquille et clair, les étincelles brillantes de ce double courant. Malgré la concentration puissante ou charmante qu’elle en sut déjà faire au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce n’est pourtant qu’en notre temps qu’elle est devenue à son tour la tête et la source du mouvement, et qu’elle a dirigé l’activité générale dans le sens de son génie national, jetant et répandant de tous côtés cet esprit de vérité, de liberté, d’humanité qui depuis la Révolution se manifeste dans ses productions artistiques autant que dans ses agitations politiques et sociales.

Pour qui a pu voir l’exposition des artistes étrangers au palais Montaigne en 1855, pour qui se souvient de l’état d’abaissement dans lequel était alors tombé l’art de la peinture chez la plupart des peuples européens, même les plus glorieux par leur passé, tels que l’Italie, l’Espagne, la Hollande, et de l’état de barbarie dans lequel il se trouvait chez les peuples nouveaux, soit de l’Europe septentrionale, soit de l’Amérique, l’exposition actuelle, si incomplète qu’elle puisse être, montre, de toutes parts, en l’espace de trente ans, une série d’étonnans progrès accomplis. Sous l’influence des exemples français, presque partout, les études techniques et historiques ont été renouvelées ou entreprises. Presque partout, même dans la Grande-Bretagne, le centre d’art le plus intact en 1855, grâce à la répétition des expositions internationales, sous cette même influence, les écoles se sont multipliées, rajeunies, échauffées. Presque partout, nous pouvons assister, après une lutte plus ou moins violente entre la tradition académique et l’individualisme naturaliste, à la fusion rapide et à l’entente féconde des deux principes, à une évolution plus ou moins marquée dans le sens même qu’ont indiqué depuis longtemps les artistes français, celui d’une observation directe, libre, personnelle, de la réalité comme fondement nécessaire de tout art vivant.


I

C’est toujours dans les salles de la Grande-Bretagne qu’on se sent le plus agréablement dépaysé. L’art anglais, mieux connu aujourd’hui, ne nous surprend plus sans doute par une de ces sensations aiguës et piquantes, comme celles que ressentirent nos grands-pères au Salon de 1824 et nos pères à l’Exposition de 1855. De la première rencontre avec les peintres britanniques est sortie notre école de paysage, de la seconde une rénovation de notre dilettantisme poétique. Depuis, les rapports entre les deux écoles sont devenus assez réguliers, et chacune y trouve son compte. Nous devons beaucoup à l’Angleterre : MM. Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Cazin, Besnard, entre autres, en savent bien quelque chose. L’Angleterre nous doit beaucoup aussi ; elle n’est nullement restée insensible à notre évolution : l’influence de MM. Meissonier et Gérôme, de Millet et de M. Jules Breton, s’y est fortement marquée en plus d’un endroit. Mais ce qu’il y a d’admirable dans ce tempérament anglais, si robuste et si personnel, ce qui nous en étonne et nous en réjouit, c’est la faculté prodigieuse qu’il possède de s’assimiler tous les élémens qu’il absorbe et d’imprimer la marque de sa personnalité à tout ce qu’il produit. Nulle part peut-être on ne sent des esprits plus ouverts à tout ce qui vient du dehors ; les artistes anglais sont essentiellement cosmopolites ; aucun d’eux qui n’ait tour à tour étudié en Italie, en France, en Espagne, en Orient, en Hollande, qui ne s’y promène et qui n’y retourne sans cesse ; mais partout il reste Anglais, et tout ce qu’il acquiert ne contribue qu’à développer son moi. Dans aucun pays, l’art, à première vue, ne semble plus artificiel et le résultat de plus continuelles importations et excitations étrangères ; s’imagine-t-on Reynolds sans Titien, Gainsborough sans Van Dyck, Constable sans Hobbema, Turner sans Claude Lorrain, M. Millais et presque tous les modernes sans les Quattrocentisti italiens et flamands ? Cependant, qu’y a-t-il de plus personnel que Reynolds et Gainsborough, Constable et Turner, M. Millais et ces poètes charmans trop tôt disparus, que nous admirions en 1878, Walker et Mason ? La puissance de fascination du sol anglais est si forte que les artistes étrangers qui s’y fixent n’y sauraient échapper ; au bout de peu de temps, ils deviennent Anglais. À l’heure actuelle, comme en 1878, deux des artistes qui font le plus d’honneur à la section anglaise, qui expriment le mieux la pensée anglaise, sont deux continentaux naturalisés : un Hollandais, formé à l’école belge et à l’école française, M. Alma-Tadema, un Bavarois, formé à Munich, M. Herkomer.

À quoi tient ce phénomène ? En partie à la conscience opiniâtre que les Anglais mettent à bien faire tout ce qu’ils entreprennent, en partie à l’amour profond qu’ils portent, comme toutes les races germaniques, à la nature extérieure, en partie aussi à ce sens moral et pratique qui ne leur permet de considérer aucune œuvre de l’homme, moins encore l’œuvre d’art, comme indifférente et inutile. Lorsqu’un Anglais peint ou lorsqu’il écrit, c’est qu’il a quelque chose à dire ; il le dit comme il peut, le plus fortement qu’il peut, insistant sur tous les détails, torturant la palette comme le vocabulaire, sans souci des formes convenues, mais créant, à chaque instant, des formes inattendues. De là, dans leurs peintures, ces inégalités d’exécution qui surprennent, ces maladresses de touche qui font sourire, ces aigreurs de colorations qui blessent la vue ; de là aussi cette précision soutenue et touchante, presque religieuse, dans l’observation analytique, ces accens incorrects et hardis d’une sensibilité délicate ou fière, ces éclats d’harmonie audacieux et profonds qu’on chercherait vainement ailleurs. Moins sûrs de leur main et moins ambitieux, comme ouvriers du pinceau, que les ouvriers de Paris, ils se risquent peu dans les grandes toiles, mais ils remplissent jusqu’aux bords les cadres bien proportionnés oui ils se renferment et se concentrent. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils entretiennent et fortifient leur individualité ; l’abandon de la peinture de chevalet, de la peinture méditée et soignée, conduit vite à la décadence ; une école ne saurait vivre longtemps par la seule pratique décorative. Une des autres raisons qui expliquent certaines de leurs tendances est le climat même de l’Angleterre et les habitudes sociales qui en découlent ; les peintures y sont faites pour orner des appartemens confortables, pour être vues, à travers une glace, tour à tour sous un jour brumeux ou sous la lumière artificielle ; l’aspect d’aquarelles, mat et clair, qu’elles gardent presque toutes, même lorsqu’elles sont exécutées par d’autres procédés, est fait pour répondre à ces exigences spéciales.

Il y a bien, en Angleterre, une école classique ; mais la liberté avec laquelle on y traite les sujets traditionnels et qui rappelle, par plus d’un trait, la liberté de ses poètes en semblable matière, ne ressemble plus en rien au pédantisme éphémère qu’y avaient importé au commencement du siècle les émules de notre David. Le mouvement préraphaélite, en reportant les imaginations aux œuvres primitives, d’une saveur vive et bizarre des Italiens du XVe siècle, les a fait remonter du même coup vers les origines de l’art antique. C’est à travers la Renaissance italienne, à travers Botticelli et Mantegna, que la plupart aperçoivent la Grèce comme Shakspeare devinait Rome à travers Boccace et Bandello. Bien que sir F. Leighton, le président de l’Académie, s’efforce, avec une remarquable volonté, de retourner à une antiquité plus pure, il est facile de surprendre, dans ses peintures comme dans ses sculptures, les traces de ses premières admirations ; nous ne saurions nous en plaindre. C’est par les bons côtés, par la vivacité nerveuse du mouvement, par le rythme fort et souple de l’attitude, que ses deux statues, le Paresseux et Fausses alarmes, rappellent Donatello et Benvenuto. Il est encore passé beaucoup, de ces élégances florentines, avec leur grâce un peu contournée, dans les silhouettes des belles filles qui accompagnent Andromaque captive à la fontaine. Même, à dire vrai, les qualités de cette noble composition, longue : et disposée : en bas-relief, sont plutôt sculpturales que pittoresques. Les couleurs y parlent bas, sans toujours bien s’accorder ; le travail de la brosse y est délicat, savant, fin, mais d’une égalité consciencieuse trop prudente et trop égale. En revanche, l’ordonnance est savante et originale ; presque tous les groupes présentent des combinaisons de mouvemens et d’expressions d’une cadence admirable. L’Andromaque, enveloppée de noir, est une figure d’un beau caractère ; on ne trouve pas moins de noblesse dans la grâce chez les choéphores, indifférentes ou curieuses, de tout âge, qui l’entourent.

L’antiquité de M. Alma-Tadema est plus familière que l’antiquité de M. Leighton ; la grâce y est plus vivante, et, pour transfigurer les misses et les ladies en fiancées grecques ou en matrones romaines, M. Alma-Tadema possède, sur sa palette claire et lumineuse, d’admirables recettes d’incantation. Quelle carrière a parcourue M. Alma-Tadema depuis que nous l’avons vu, laborieux élève de Leys, tenter, dans une gamme noire et lourde, ses premières restitutions archéologiques ! Comme il s’est allégé, éclairé, vivifié depuis, acquérant chaque jour une science plus intime de la femme antique et de la femme moderne ! Une anecdote de Plutarque, citée par George Eliot, lui a inspiré sa jolie composition des Femmes d’Amphissa. Voici comme notre Amyot la raconte : « Il advint que les femmes dédiées à Bacchus, que l’on appelle les Thyades, qui vaut autant à dire comme les forcenées, furent esprises de leur fureur, et courans vagabondes, çà et là, de nuit, ne se donnèrent de garde qu’elles se trouvèrent en la ville d’Amphisse ; là où estans lassées, et non encore retournées en leur bon sens, elles se couchèrent de leur long au milieu de la place et s’endormirent. De quoy estans adverties les femmes des Amphisséiens, et craignans qu’elles ne fussent violées par les soudards des tyrans, dont il y avoit garnison en la ville, elles accoururent toutes en la place, et se mettans alentour d’elles sans mot dire, les laissèrent endormir sans les esveiller. Puis, quand elles se furent d’elles-mêmes esveillées, elles se mirent à les traiter chascune la sienne et à leur donner à manger ; puis, finablement, ayans demandé congé de ce faire à leurs maris, les convoyèrent à sauveté, jusques aux montagnes. » Le peintre a saisi le moment où les folles du dieu, allongées sur les dalles, sortant de leur sommeil halluciné, se soulèvent, s’étirent, se frottent les yeux pour se reconnaître. Les Amphissiennes hospitalières, rangées en ligne au fond de la place, les regardent avec compassion et tendresse ; quelques-unes, les plus vieilles d’abord, les plus jeunes ensuite, se détachent pour leur apporter quelque nourriture. Tout ce groupe, vêtu de tuniques et de péplos clairs, s’enlève en blanc sur le fond blanc des colonnades de marbre ; les Thyades aussi sont vêtues de blanc, et c’est au milieu d’exquises blancheurs que rougissent leurs visages plus allumés que ceux des honnêtes ménagères, les gardiennes de leur vertu. Et cette délicatesse de la couleur n’est point une délicatesse superficielle, car M. Alma-Tadema est aussi fin dessinateur que fin coloriste. Toutes ces Grecques ont l’allure cadencée, l’expression nette, la draperie souple et serrée des figurines de Tanagra et mêlent, dans une fusion charmante, la pudeur intelligente des filles d’Albion à l’élégance attique. Il n’y a pas de pédantisme ou de réalisme qui tienne, c’est là une délicieuse fantaisie archéologique, un art particulier et délicat qui ne s’adresse point sans doute au gros public, mais qui n’en a, pour cela, ni moins de charme, ni moins d’intérêt. Un peu plus loin, M. Alma-Tadema nous montre une jeune Gréco-Anglaise assise sur un banc en marbre (le marbre est une matière dont le peintre tire des effets surprenans), devant la mer bleue, se faisant de la main un abat-jour pour apercevoir la barque qui amène le bien-aimé, et cette petite scène est encore ravissante par le naturel de la pose, la grâce de l’ajustement, l’éclat du marbre, des fleurs, de l’eau, du ciel, la transparence sereine de l’air. Les Ménades, plus classiques, bien anglaises pourtant, de M. John Collier, semblent banales à côté de ces évocations fraîches et gracieuses ; et, si l’on songe au parti que M. Alma-Tadema a su tirer de ses premiers modèles en ce genre, Ingres et M. Gérôme on se prend à regretter que M. Calderon, l’auteur agréable d’une Aphrodite couchée sur les flots, n’ait pas pris conseil à la même école ; il eût certainement doté sa nageuse blonde de formes moins abondantes, mais plus juvéniles.

MM. Burne Jones, Watts, Strudwick, Walter Crane, représentent le dilettantisme anglais s’inspirant de la renaissance comme chez MM. Leighton et Alma-Tadema il s’inspire de l’antiquité. On ne saurait tous les appeler des préraphaélites, car si M. Strudwick, dans sa Circé, s’en tient à la stricte imitation de Mantegna, et M. Walter Crane, dans sa Belle dame sans merci, à celle d’autres primitifs M. Watts, dans ses allégories poétiques, souvent peu intelligibles se livre à des combinaisons savantes de formes contournées et de colorations vaporeuses qui procèdent des maniéristes du XVIe siècle bien plus que de leurs prédécesseurs. Le plus intéressant de ce groupe distingué, mais un peu trop porté à confondre la littérature avec la peinture, est M. Burne Jones. Il a traduit, dans son Roi Cophetua, la ballade de Tennyson, The Beggar Maid, avec une exactitude scrupuleuse, et avec une puissance extraordinaire : « Elle se tenait les bras croisés sur sa poitrine ; — elle était plus belle qu’on ne peut dire ; elle vint, pieds nus, la mendiante, — devant le roi Cophetua. — En robe et en couronne, le roi descendit — pour la rencontrer et la saluer sur sa route. — « Ce n’est point étonnant, disaient les lords, — elle est plus belle que le jour. » — Comme brillé la lune en un ciel nuageux ; — elle, dans sa pauvre parure, apparaissait : — l’un louait ses chevilles, l’autre ses yeux, — l’autre sa noire chevelure et sa mine aimable. — Un si doux visage, une grâce si angélique ! — il n’en fut jamais dans toute cette terre ! » — Cophetua jura un royal serment : — « Cette mendiante sera ma reine. » — Dans le tableau de M. Burne Jones, la fille, en robe grise, les pieds nus, est assise, doucement rêveuse, sur des degrés de marbre. À ses pieds le jeune roi, couvert d’une riche armure, se tient, sa couronne à la main, également assis, dans une attitude méditative. Deux seigneurs, accoudés en haut, sur un balcon, regardent la scène. La vigueur du dessin, la force des colorations, la profondeur des expressions, la perfection des détails, l’harmonie de l’ensemble donnent à cette toile, tout imprégnée d’un vigoureux amour pour Carpaccio et pour Mantegna, un attrait fort et durable. L’imitation des maîtres, poussée à ce degré d’intelligence, n’est plus seulement une satisfaction donnée à la curiosité des amateurs et des lettrés, c’est encore un exemple salutaire pour toute une école et un rappel fécond aux vrais principes de la peinture. Un morceau senti, dessiné, peint comme le Roi Cophetua rend les yeux plus difficiles pour tout ce qui l’entoure.

Le talent supérieur de MM. Alma-Tadcma et Burne Jones justifie et anime leur dilettantisme. Il n’en est pas moins vrai qu’une école ne vit pas d’évocations rétrospectives ; c’est dans sa lutte avec la nature et avec la réalité qu’elle acquiert ses forces et qu’elle les éprouve. Les peintres anglais, sous ce rapport, ne sont pas en retard sur ceux du continent ; dans le portrait, dans l’étude de mœurs, dans le paysage, ils conservent leur originalité avec une ténacité surprenante. Quatre portraits d’hommes, celui du Très honorable W.-E. Gladstone, par M. Millais, celui du Cardinal Manning, par M. Ouless, celui de Sir Henri Rawlinson, par Holl, celui de M. Henry Vigne, maître des lévriers de la forêt d’Epping, par M. Shannon, sont surtout caractéristiques. L’homme d’état anglais, l’ecclésiastique anglais, le savant anglais, le gentleman anglais, tous robustes, sérieux, calmes et dignes, tout à la fois hommes d’action et hommes de réflexion, s’y trouvent représentés par des procédés assez différens, mais où l’on retrouve toujours l’exactitude et la conscience britanniques. Tandis que les portraitistes français établissent la dignité de leurs figures et ennoblissent l’aspect de leurs physionomies, soit par la fermeté des contours et du modelé, soit par l’ampleur et la puissance de la touche colorée, les portraitistes anglais arrivent à l’expression de la grandeur par l’extraordinaire justesse des détails multipliés. Cette façon de comprendre et d’exprimer, tout à fait semblable à la façon de leurs romanciers et de leurs historiens, ne saute pas aux yeux chez MM. Holl et Shannon, plus pénétrés des méthodes continentales ; mais elle est flagrante chez MM. Millais et Ouless, dont les œuvres sont d’ailleurs typiques et de premier ordre. Qu’on compare le martelage pointillé, minutieux, acharné, de taches innombrables, au moyen duquel sont construits les corps, si solides pourtant, et les visages, si nobles et si parlans, de M. Gladstone et du cardinal Manning, avec la simplification rapide de touches fermes et hardies par lesquelles MM. Bonnat ou Carolus Duran représentent un personnage intéressant, on comprendra, du coup, la différence entre les deux écoles. Il y a plus de saveur pittoresque chez nos peintres, il y a peut-être plus de saveur intellectuelle chez les peintres anglais, au moins chez ceux-là, car lorsque le système n’est pas appliqué par des artistes de cette force, il n’aboutit qu’à des enluminures froides et mesquines, d’un aspect sec et jaunâtre, assez pénibles à regarder. M. Millais lui-même ne se gare pas toujours des dangers où peut conduire cette excessive analyse. Son portrait de M. Hook, le peintre de marines, est certainement très individuel et très ressenti ; mais le faire en est si pénible et si compliqué qu’on souffre, en le voyant, du labeur auquel s’est condamné l’artiste. C’est un artiste bien particulier, d’ailleurs, que M. Millais, tout plein de surprises et assez inégal. À côté de ces beaux portraits, il expose quelques fantaisies sentimentales, comme on les aime en Angleterre, une jolie Cendrillon au coin du feu, une fillette jouant avec des Cerises, un bambin rose soufflant des bulles de savon, qui ressemblent à des frontispices de romances. Ce dernier tableau, reproduit par la lithochromie, est devenu sans peine le prospectus d’urne maison de parfumerie.

Sa Dernière rose d’été, une étude de jeune femme, est d’une exécution plus franche et plus chaude. C’est même un des bons portraits féminins de la section, où les images du beau sexe abondent, mais sont, en général, traitées avec une mièvrerie proprette qui nous met bien loin de Reynolds, de Gainsborough et de Lawrence. M. Herkomer a eu sous les yeux deux bien belles personnes, Miss Katherine Grant, et la dame en noir, regardant fixement devant elle, qui, dans le livret, devient l’Extasiée. Toutes les deux ont ce type ferme et régulier, qui serait le type antique, n’étaient de plus la délicatesse aristocratique des carnations et la finesse intelligente du regard. Les images que nous en donne M. Herkomer sont fidèles et nettes, d’une allure distinguée et fière, mais d’une sécheresse mal dissimulée et d’une tonalité froide qui va tourner au jaunâtre. Il y a moins de style et de beauté, mais plus de souplesse, de douceur et de sentiment anglais dans les portraits de M. Gregory, de M. Luke Fildes, de M. Carter. Quant à M. Whistler, c’est toujours le peintre habile, volontairement étrange, tant soit peu paradoxal, que nous connaissons. Son Portrait de lady Archibald Campbell n’est pas seulement le portrait d’une grande dame, c’est, paraît-il, dans l’œuvre du peintre, l’arrangement en noir no 7, comme son autre tableau, le Balcon, est une harmonie couleur chair et couleur verte. Nous ne sommes pas assez au courant de la classification whistlérienne pour savoir si l’arrangement en noir no 7 est plus ou moins foncé que l’arrangement no 8 ou l’arrangement no 6. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est fort noir et qu’on a toutes les peines du monde à distinguer de lady Archibald Campbell dans ces ténèbres autre chose qu’un profil qui se perd et un pied qui s’enfuit. La chose est menée avec science et sûreté par un homme fort au courant des ruses les plus subtiles du pinceau ; ce n’est point une raison pour voir une rénovation de l’art dans ce qui n’est qu’un raffinement de métier et ressemblerait fort, si l’on s’en tenait aux termes du livret, à une mystification régulière à l’adresse des Philistins.

Il n’est point probable d’ailleurs que ces excentricités maladives aient grande influence sur le génie anglais, qui ne redoute pas, il est vrai, l’étrange et le bizarre, qui saute, avec une brusquerie surprenante, de la sentimentalité pleurnicheuse à la brutalité tragique, mais qui aime par-dessus tout le naturel et la santé et qui revient toujours, en fin de compte, à l’observation consciencieuse. Les paysagistes, à cet égard, nous peuvent rassurer, et, en particulier les peintres de marines. Il en est trois au moins, MM. Moore, Hunter et Hook, qui sont des artistes de premier ordre, sans pédantisme et sans prétentions, aimant la mer d’une passion énergique et attentive, la connaissant si bien qu’il leur suffit pour nous émouvoir profondément de gonfler, dans leurs toiles modestes, les vagues irritées ou calmes de l’océan, sans avoir besoin de les peupler d’incidens dramatiques. Dans la plus belle toile de M. Moore, Après la pluie le beau temps, pas une voile à l’horizon, pas une roche au premier plan ; la mer seule, la pleine mer, d’un bleu intense, profonde, transparente, avec de grandes vagues qui s’apaisent et se régularisent ; au-dessus, à l’horizon, une longue percée dans le ciel, une percée lumineuse, fraîche, rassurante, dans un air rasséréné qui s’allège, avec des essaims de petites vapeurs, affolées, en déroute, qui remontent vite, regagnent le dernier débris de l’orage, un gros nuage que le vent balaie. Le scrupule, l’amour, la sincérité, la science que l’on sent dans la forme comme dans la couleur du moindre flot et du moindre nuage, sont vraiment admirables, et l’exécution est d’une liberté et d’un entrain superbes. Les marines de M. Hook et de M. Hunter ne sont pas si désertes ; dans la plus intéressante du premier, À quelque chose malheur est bon, on voit, au premier plan, un pêcheur et sa femme, tirant de toutes leurs forces une corde à harpon pour ramener sur la grève une épave ; dans celle du second, Leur part du travail, ce sont trois femmes qui trient le poisson sur le sable. Le faire de MM. Hook et Hunter est plus heurté, plus laborieux, moins magistral et moins sûr que celui de M. Moore, mais ils possèdent comme lui une connaissance profonde de la vie des eaux et des mouvemens de la lumière.

Les marins que MM. Hunter et Hook mettent en scène ne sont pas moins vrais que leurs paysages. On en trouve de bien caractérisés encore chez M. Reid, l’un de ceux qui représentent avec le plus d’originalité les types populaires. Dans sa Rivalité entre grands-pères, un vieux loup de mer, assis contre le parapet d’un quai, ajuste devant les yeux de sa petite-fille une longue-vue, tandis que son rival, l’autre grand-père, la main sur l’épaule de l’enfant, médite ce qu’il fera de mieux encore pour l’amuser. Le titre est un peu subtil, visant à l’esprit littéraire, comme beaucoup de titres anglais ; mais l’ouvrage, en lui-même, est très simple et très librement peint. Les deux bonshommes ont des têtes tannées et recuites, avec des expressions de grosse tendresse, fort amusantes, la petite fille est à croquer. C’est tout à fait dans la direction de notre école moderne, mais en restant très anglais. On en peut dire autant du Retour de la foire de M. Bartlett et de la Société philarmonique au village par M. Forbes. Dans cette dernière toile qui représente de bons bourgeois et ouvriers exécutant le soir un concert dans un grenier, toile pleine d’observations justes et fort bien peinte, M. Forbes se montre beaucoup plus sensible que ses confrères aux procédés larges et gras des vieux Hollandais et des Français modernes. Il y a encore bien des cadres intéressans à signaler dans la section anglaise, d’abord quelques agréables tableaux de genre, soit historiques, comme la Garnison défilant avec les honneurs de la guerre, de M. Gow, le Marlborough après la bataille de Ramillies de M. Crofts, le Monmouth et Jacques II de M. Pettie, soit romanesques, comme le Tout seul de M. Orchardson, le Retour de la pénitente de M. Fildes, la Femme du Joueur de M. Stone, les œuvres de MM. Morris, Smythe, Lengley, soit purement descriptifs, comme les Gardes du corps de la reine de M. Beadle, En temps de paix de M. Millet. Presque partout l’observation des types est juste et fine, la composition dramatique ou spirituelle ; mais, sauf chez M. Gow, qui est un peintre plus ferme, l’exécution, pour nos yeux français, reste un peu mince, ou extrêmement sèche et pointillée, ou trop amollie et fuyante, et tournant presque toujours plus ou moins à ces tonalités sourdes et jaunâtres qui donnent aux toiles une apparence vieillotte et fanée.

Pour quitter les salles anglaises sur la bonne bouche, il est bon de s’arrêter devant les paysages de terre, qui parfois valent autant que les paysages de mer. Comme nous l’avons dit, c’est dans de petites toiles, à l’exemple de Ruysdaël et d’Hobbema, de Jules Dupré et de Théodore Rousseau, que les Anglais concentrent leurs émotions et leurs réflexions devant les accidens des forêts et des plaines. S’ils les agrandissent un peu, par exception, comme M. Leader, ce n’est point simplement pour occuper plus de place sur une muraille d’exposition ainsi que font nos jeunes paysagistes, c’est parce qu’ils ont de quoi la remplir. Et vraiment la toile de M. Leader, qui serait d’ailleurs une petite toile dans nos Salons annuels, est toute débordante d’impressions et d’expressions. Ce soir, il y aura de la lumière ! Titre bien anglais, pointure b²en anglaise aussi, saisissante, pénétrante, touchante, admirable ! Une plaine inondée, d’où émergent au loin, entre les bouquets d’arbres secs, des toitures basses de villages ; à la gauche, une sorte d’îlot sur lequel se dresse, au milieu du cimetière, près de la petite église, un cèdre énorme, étendant ses larges branchages noirs au-dessus des tombes abandonnées. Pas une âme dans ce grand espace vide, attristé, silencieux. Tandis que l’eau se retire, ne brillant plus que dans les fossés et les sillons, la lumière du crépuscule, dorée, tendre, puissante et rassurante, emplit lentement de sa splendeur pacifique le ciel rasséréné et la campagne consolée. Ici, l’exécutant est tout à fait à la hauteur de l’observateur et du poète ; la force et la délicatesse éclatent aussi bien dans la vigueur des arbres et dans la transparence des nuées que dans la majesté simple de l’ensemble. C’est vraiment une œuvre hors ligne, et ce n’est pas la seule ; nous nous y sommes arrêté parce qu’elle est la plus typique, mais il faut voir aussi les œuvres de MM. Wyllie, Corbett, Fisher, Aumônier, Knight, Brewtnal, Johnson, Bates et bien d’autres. Il y a là un art vivant, consciencieux, observateur, chercheur, indépendant et audacieux, qui vit par lui-même et qui nous réserve sans doute dans l’avenir bien des surprises encore et bien des enchantemens !


II

Les salles de l’Autriche-Hongrie nous offrent plusieurs compositions vastes et dramatiques, le Christ devant Pilate et le Christ au Calvaire de M. Munkacsy, le Kosciuszko après la bataille de Raclavice, par M. Jan Matejko, la Défenestration de Prague, par M. Brözik, les épisodes de la Perte de l’expédition de John Franklin au cap Nord, par M. J. de Payer, et, en même temps, un grand nombre de peintures habiles, soignées, spirituelles, amusantes, celles de MM. Charlemont, Ribarz, Hynaïs, etc. Néanmoins, c’est un des endroits de l’Exposition internationale où l’on éprouve le moins le sentiment de la surprise ou celui d’une transplantation dans une atmosphère lointaine et nouvelle. Que cela tienne à des traditions d’enseignement conservées dans les écoles locales, aux habitudes de dilettantisme invétérées dans les classes aristocratiques qui, à Vienne et à Pesth, restent encore les protectrices les plus éclairées et les plus sûres des artistes, la peinture austro-hongroise est une de celles qui se rajeunissent le plus lentement et le plus péniblement. Les artistes de ce pays se laissent difficilement pénétrer par ces aspirations vers la vérité, la simplicité, la lumière qui agitent en ce moment l’Europe autour d’eux, ou lorsqu’ils en sont touchés par l’intermédiaire des maîtres français, ils demeurent si étroitement attachés à l’imitation de ces maîtres, qu’on ne saurait actuellement prévoir, par contre-coup, dans ce milieu, le développement d’une originalité spéciale. La résidence, à Paris, de la plupart des artistes autrichiens explique d’ailleurs, en même temps que leur habileté, leur absence de caractère particulier et le peu d’influence qu’ils exercent dans leur propre pays.

Le plus habile artiste, dans l’ordre décoratif et monumental, dont l’Autriche s’enorgueillissait en ces dernières années, Hans Makart, récemment décédé, représentait à merveille ce dilettantisme mondain, sans profondeur et sans avenir, dont les meilleures productions gardent l’allure théâtrale d’un romantisme attardé. Son Entrée de Charles-Quint à Anvers, qui eut tant de succès en 1878, restera comme l’exemple le plus brillant de cette manière élégante et factice, de cette facture superficielle et surannée. La Walkyrie et le héros mourant, la seule toile qui rappelle sa mémoire, ne donne qu’une idée fort incomplète de son talent. Il y a sans doute de la tendresse, une tendresse affectée et langoureuse, dans le baiser que la déesse guerrière, demi-pâmée elle-même, applique sur le front du blessé ; mais combien tout cela est loin du style héroïque et du grand décor, tant par la mesquinerie du dessin et de l’expression que par la banalité sourde et terne des colorations roussies et fanées ! Ces harmonies jaunâtres, dues à l’imitation des vieilles peintures altérées et ternies par la superposition des vernis et des poussières, ne restent plus guère à la mode que dans quelques ateliers d’Allemagne où l’on étudie plus les musées que la nature. Chez nous, au temps du romantisme, il y eut une heure aussi où l’on vit jaune, à force de regarder les Rembrandt dorés et salis par les années, et quelques-uns ne crurent, pas à la couleur en dehors du brûlé et du recuit ; mais il y a longtemps que ce voile ; factice, interposé, par une admiration ignorante, entre les yeux de l’artiste et la réalité des choses, a été déchiré et dispersé, grâce à une étude plus attentive des maîtres anciens, grâce aux protestations des paysagistes épris de vives et douces lumières, d’air pur et de fraîcheur.

MM. Matejko et Munkacsy, les deux seuls maîtres originaux de la section, ne sont pas d’Autriche. L’un est Polonais, l’autre Hongrois. Ils ne sont pas exempts de quelque faiblesse pour ces tous neutres, soi-disant chauds, qui n’ont, en général, d’autre effet que de donner aux jeunes peintures une apparence fâcheuse de maturité hâtive et de vieillesse prématurée. L’échantillonnage, bariolé et papillotant, de taches vives et heurtées, qui donne aux toiles du doyen de Cracovie l’aspect pointillé et fourmillant de tapisseries primitives, les crudités du découpage en saillie des figures claires sur des fonds opaques auxquels se complaît le maître hongrois, tiennent à cette façon de comprendre l’harmonie pittoresque par le choc et l’opposition des couleurs et non par leurs rapprochemens et leur fusion. Il n’y a rien de plus contraire au sentiment qui dirige en ce moment presque toute l’école française et qui a trouvé sa formule dans Corot, Millet, M. Puvis de Chavannes.

À première vue, il est assez malaisé de se retrouver dans la longue toile de M. Matejko ; c’est comme un frétillement indéchiffrable de parcelles éclatantes s’agitant avec vivacité dans un vaste kaléidoscope : toutes les couleurs, pêle-mêle, s’y poussent ensemble au premier plan avec la même intensité. Il n’est guère possible de pousser plus loin l’ignorance des sacrifices nécessaires et le mépris des simplifications indispensables. Peu à peu, cependant, l’œil se fait à ce grouillement bizarre, et, dans cette cohue de figures bariolées, on découvre des personnages bien inventés et bien campés, d’une expression ingénieuse et vive, des groupes vivans et mouvementés, et l’on regrette qu’un artiste, d’une imagination si abondante et d’une habileté si singulière, ne cherche pas à mettre plus de clarté dans ses inventions en même temps que plus de simplicité et de vérité dans son exécution.

M. Munkacsy se présente comme l’antithèse criante de M. Matejko. Autant les figures de l’un, bariolées et détaillées, s’entremêlent et s’enchevêtrent en des fouillis compliqués de couleurs, autant celles de l’autre, presque monochromes et simplifiées, se détachent et s’isolent violemment dans un milieu d’une neutralité monotone. L’absence systématique de liaison harmonique entre les personnages est presque aussi notable dans le Christ devant Pilate que dans le Christ au Calvaire. Ce parti-pris ne contribuait pas peu à donner à ces scènes, lorsqu’elles étaient exposées sous un éclairage bien approprié, une apparence de réalité durent brutale qui faisait pousser des cris d’enthousiasme aux gens pour qui le trompe-l’œil est le dernier mot de l’art. Le musée Grévin, à ce compte, serait la plus grande œuvre du siècle. M. Munkacsy, heureusement, possède d’autres qualités que cette habileté de rendu assez commune aujourd’hui chez les brosseurs de panoramas. Il a essayé de renouveler les deux grandes scènes évangéliques par l’introduction raisonnée d’un élément réel et vivant, populaire et moderne, tout en conservant à ces divines tragédies plus de solennité et de dignité que n’avaient fait, au XVIIe siècle, les réalistes italiens et espagnols appliquant des procédés similaires dans les mêmes circonstances. Pas plus qu’eux, il n’a pu ni voulu éviter sans doute, en groupant autour du Christ des plébéiens incontestables et des pharisiens authentiques, un aspect général de vulgarité passionnée qui surprend plus qu’il n’émeut ; c’est avec une intention évidente, le plus souvent très bien rendue, qu’il a imprimé à ces figures juives des expressions décidées de fureur fanatique, de sottise raisonnante, de jalousie hypocrite, d’égoïsme vindicatif, de basse cupidité, et la légende évangélique l’autorisait à le faire. La plupart de ces personnages sont présentés, surtout pour les physionomies, avec une énergie de vérité brutale, mais expressive, qui n’est pas le fait d’un artiste ordinaire ; combien cette trivialité des comparses eût pris plus de valeur dramatique si, comme chez Rembrandt, la beauté ou la noblesse rayonnante de la figure principale, du dieu méconnu et conspué par cette tourbe de sots et d’envieux, en avait à la fois accentué et poétisé le contraste ! M. Munkacsy s’y est bien efforcé ; y a-t-il réussi ? Dans la scène du Calvaire, on peut dire que non, car le Christ ne s’y distingue guère de ses deux voisins de supplice ni par l’intelligence ni par la noblesse de la physionomie. Le Christ traduit devant le prétoire est moins laid ; il se présente avec une certaine fierté, assez digne, mais provocante et dédaigneuse, qui n’a rien de la douceur, de la tendresse, de la résignation évangéliques. C’est encore un prophète, raisonneur et discuteur, prêt à répondre à ses adversaires, non pas le Messie définitif et convaincu, le berger prêt à mourir pour ses brebis, le fils divin soumis aux ordres de son père. Il y a, en somme, plus de force que de tendresse, plus de fermeté que de souplesse, plus de volonté que de chaleur, plus de métier que d’inspiration dans le remarquable talent de M. Munkacsy, et, quelle que soit la valeur des morceaux de peinture, hardis et résolus, juxtaposés dans ses grandes compositions, il est difficile d’y voir des transformations vraiment inattendues, personnelles et suggestives de la légende évangélique.

Les tableaux de M. Munkacsy dépassent de beaucoup, pour l’invention et pour l’exécution, toutes les autres productions du dilettantisme austro-hongrois. Tout le reste pourrait être classé dans la section française, et l’on ne se douterait pas de l’origine. Les plus habiles parmi ces imitateurs éclectiques sont de purs Parisiens, habitant autour de la Trinité ou de l’avenue de Villiers. La Défenestration de Prague, par M. Brözik, marque un progrès marqué sur les œuvres précédentes du même peintre. Sa palette s’est éclaircie, sa brosse s’est allégée. Les qualités de composition qu’il possède depuis longtemps se sont complétées et fortifiées. L’étude attentive et patiente qu’il a faite de Hals et de Van der Helst, contemporains de ses personnages, lui a servi autant pour l’assouplissement de son exécution que pour l’exactitude de sa mise en scène. Parmi les conjurés, il en est plus d’un qui arrive tout droit du Musée de Harlem ou du Musée d’Amsterdam ; la plupart de ces seigneurs bohémiens sont des gardes civiques et des bourgeois hollandais. Ces transplantations sont de bonne guerre quand elles sont faites avec aisance, et l’on ne saurait nier que M. Brözik a apporté beaucoup de savoir et d’habileté dans l’arrangement de sa vaste toile. Le travail de M. de Payer, qui a traité trois épisodes de la Perte de l’expédition Franklin avec une émotion sérieuse, est plus inégal et plus incertain. La Baie de la mort, déjà récompensée au Salon, reste le meilleur morceau de la série.

Presque tous les autres Austro-Hongrois sont aussi des Parisiens de Paris, d’un dilettantisme avisé, d’une virtuosité extrême, mais chez lesquels on chercherait vainement un accent exotique : Parisien, M. Hynais, dans ses jolis portraits comme dans ses décorations faciles et élégantes du théâtre de Vienne, aussi Parisien que le Hollandais M. Kaemmerer, dont il partage l’amour pour les minois et les falbalas XVIIIe siècle. Parisien, M. Charlemont, un praticien d’une dextérité surprenante, qui imite tour à tour, presque à s’y méprendre, Pieter de Hooghe et M. Gérôme, Van der Meer et M. Meissonier. Parisiens, MM. Bukovac, Axentowicz, Russ, Melnik ; Parisiens, les paysagistes eux-mêmes, M. Ribarz, le plus libre et le plus dégagé, qui se souvient partout, en Hollande ou en France, de Decamps, de Van der Meer et de bien d’autres, et M. Jettel, et ce pauvre Van Thoren, mort pendant l’Exposition, animalier distingué, mois qui se range dans la suite de Troyon. On peut saisir plus de conviction et quelque lueur d’individualité chez MM. Lerch, Sochor, Pettenkoler, Ebner, Brück-Lajos, mais, cependant, on ne voit nulle part un groupement de tendances permettant d’espérer que les artistes austro-hongrois, par une observation plus directe de la nature et par un développement plus spontané de leur imagination particulière, apporteront prochainement des élémens nouveaux dans l’activité européenne.

La petite salle allemande, où l’on ne trouve pourtant que soixante-quatre peintures et vingt-quatre dessins ou aquarelles, presque tous de petite dimension, en dit bien plus long et sans grand fracas. À Munich et à Berlin, on travaille dur, cela est clair, on y travaille avec méthode et patience, on s’efforce d’y créer un art allemand, un art moderne, dans le sens du courant naturaliste déterminé par la France. Le premier directeur de ce mouvement aura été M. Menzel, ce compositeur ingénieux et fantasque, cet observateur ironique et pénétrant, ce dessinateur à l’emporte-pièce, âpre, incisif, expressif, qui procède à la fois de M. Meissonier et d’Albert Dürer, et qui joint parfois, à la finesse vive de l’esprit français, la vigueur compliquée de l’imagination germanique. Il n’y a de lui, au Champ de Mars, que quelques petites gouaches ; mais qu’on observe seulement, sur ces feuilles si vivement peintes, la puissance extraordinaire de l’expression physionomique, notamment dans le Diplôme d’honneur offert à M. Schwabe par la ville de Hambourg et dans le Moine quêteur, on concevra l’influence qu’un analyste si énergique et si sensible, doué d’une si libre intelligence pittoresque, peut exercer sur son pays. La simplicité seule lui manquait et la poésie profonde qui en découle ; c’est la simplicité que cherchent, en plus, ses successeurs.

Les quatre maîtres dont les œuvres ont frappé tous les visiteurs par leur accent résolu, M. Liebermann, de Berlin, MM. Leibl, Uhde, Kuehl, de Munich, marchent avec ensemble, sans se confondre, dans cette direction nouvelle qui correspond si bien aux tendances scientifiques et positives de l’esprit allemand. Le groupe qu’ils représentent fort incomplètement est déjà très nombreux ; on s’y exerce au dessin par les illustrations de journaux et par la caricature ; c’est là que les Fliegende Blätter trouvent leurs plus amusans collaborateurs. M. Liebermann est celui de tous qui développe le système avec le plus d’opiniâtreté et d’âpreté. Comme beaucoup de ses compatriotes, il a choisi la Hollande pour champ de ses expériences, sans doute parce que le voisinage des beaux maîtres du lieu, si chaleureux et si colorés, lui paraît utile pour se garer de la dureté et de la sécheresse où tombaient volontiers ses prédécesseurs. Précaution intelligente et utile, car si M. Liebermann penche d’un côté, c’est, en effet, de ce côté-là. Dans toute sa série d’études curieuses, la Cour de la maison des Invalides et la Cour de la maison des Orphelines à Amsterdam, les Femmes raccommodant des filets à Katwick, l’Échoppe de savetier hollandais, c’est avec une âpreté brutale, insistante implacable, que M. Liebermann se mesure en artiste qui simplifie avec l’appareil photographique qui détaille, qu’il modèle et qu’il fait saillir, sous l’éparpillement agité des reflets solaires ou le faisceau massif d’un éclairage concentré, la vérité anguleuse des mouvemens, l’individualité osseuse des visages, le plissement saccadé des vêtemens, la netteté expressive des physionomies. Les qualités foncièrement hollandaises, l’unité pittoresque, la fusion harmonieuse, la tendresse et la souplesse dans les transitions, lui échappent absolument ; il les remplace par des qualités allemandes, plus volontaires et plus réfléchies, et dont il ne faut pas médire, car elles ont leur prix.

Dans l’école bavaroise, avec des restes de virtuosité plus marqués, on sent moins de rigueur et de système, plus de laisser-aller aussi et plus d’émotion, au moins chez M. Uhde. Nous avons déjà eu l’occasion d’apprécier ici le mérite de sa Cène. Le sentiment qui l’a inspirée nous semble toujours élevé et délicat, mais la peinture, d’une pâte laborieuse et terne, a déjà vieilli depuis deux ans. M. Ruehl est aussi un habitué de nos Salons annuels ; son Maître de chapelle, ses Joueurs de cartes, ses Orphelines surtout, ont gardé fort bon air. C’est du Menzel attendri, du Liebermann modéré avec une finesse ingénieuse assez particulière et une prestesse de touche qui a fait vite école. Le plus personnel de tous, le moins francisé, est pourtant M. Leibl. Celui-là est bien de son pays, il y reste, il l’aime, il l’étudie, il le connaît. Son imagination ne le tourmente pas ; des études de paysans et de paysannes, quelques portraits d’amis, voilà toute son œuvre, mais c’est une œuvre consciencieuse, poussée avec un soin extrême, avec la patience méticuleuse d’un primitif et d’un solitaire ; la forte volonté qu’on y sent empreinte ne laisse pas d’agir sur l’esprit de ceux qui la regardent. Son Portrait de chasseur, au bord d’un lac, bien qu’étonnamment caractérisé, blesse trop peut-être nos yeux "français par l’excès de sécheresse et de minutie auquel la passion de l’exactitude à outrance entraine ce dessinateur acharné. Dans la Paysanne du Vorarlberg et dans le Paysan et paysanne de Dachau, au contraire, la rigueur de l’analyse se tempère par l’éclat simple et fort des colorations. Le talent de l’artiste atteint son maximum de liberté et de science dans le beau morceau des deux Femmes de Dachau, en robes noires agrémentées de rubans rouges, avec de hautes coules empesées et des bas à jour, assises, l’une près de l’autre, dans leur intérieur. Ce sont-là, avec les toiles de M. Liebermann, les ouvrages les plus intéressans de cette petite galerie où l’on remarque encore quelques peintres de scènes modernes assez personnels, MM. Olde, Hoecker, Firlé, Herrmann, Petersen, M. Claus Meyer, un imitateur tout à fait habile des vieux Hollandais, M. Mueller, un paysagiste précis et vigoureux, et même plusieurs parisianisans, MM. Van Stetten, A. Keller, Scarbina, Mlle Dora Hitz. Ces derniers suivent trop fidèlement encore les traces de leurs maîtres ou guides français, académiciens ou boulevardiers.


III

La Belgique occupe six salles au Champ de Mars et les occupe bien. Depuis que Brackelaer et Leys ont dessillé les yeux de leurs compatriotes longtemps oublieux du passé par leurs puissantes études rétrospectives, les écoles de Bruxelles, d’Anvers et de Gand n’ont cessé de prendre une part active au mouvement européen. Si les exemples venus de France n’ont pas été inutiles aux Flamands, les efforts des Flamands n’ont pas été non plus indifférens aux Parisiens. Dès 1855, on fut ici frappé de la décision avec laquelle plusieurs Belges ressaisissaient la tradition interrompue de leurs anciens maîtres les plus vigoureux et les plus chaleureux, Flamands ou Hollandais, Frans Hals, Jordaens, Nicolas Maes, Van der Meer, Pieter de Hoogh. Depuis, c’est toujours dans le même esprit d’observation sincère et d’exécution robuste, un esprit de réalisme toujours franc et sain, sinon toujours délicat, énergique plutôt que raffiné, éclatant plutôt que spirituel, que tous les maîtres de ce pays ont lutté avec les nôtres en maintes occasions. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait chez eux des groupes variés et diversement influencés, les uns s’enfermant plus résolument dans ce naturalisme vigoureux et brillant qui procède surtout de l’école anversoise du XVIIe siècle, les autres se conformant à une tendance aussi ancienne et persistante du tempérament national, le goût de l’ordre, de la propreté, de la minutie, et regardant au loin les maîtres consciencieux de Bruges, quelques autres enfin s’efforçant de combiner, dans une fusion savante, des qualités qui ne sont contradictoires qu’en apparence, la force de la couleur et la souplesse du dessin, la justesse de l’observation et la finesse de l’expression, la tradition indigène et le sentiment moderne. Néanmoins, il n’est presque aucun d’eux qui ne conserve, malgré tout, la saveur du terroir, c’est-à-dire un sens juste et ferme des colorations chaudes et harmonisées, un maniement hardi et libre du pinceau, un sain amour pour la bonne et solide matière, pour les généreuses et abondantes coulées de pâtes brillantes.

C’est dans tous les genres où le peintre consulte directement la nature, dans le portrait, dans l’étude de mœurs, dans le paysage, que les Belges sont à l’aise et qu’ils excellent. Lorsqu’ils font de l’histoire, ils se compassent, veulent être trop savans et trop corrects, et n’aboutissent, en général, qu’à des travaux de bons professeurs, exacts et sages, mais sans originalité et le plus souvent insignifîans. Bien qu’ils possèdent beaucoup d’académies, ils n’ont point le sang académique ; le classique et la plastique n’ont jamais été leur affaire. Certes, il faut de la science, de l’intelligence, de la volonté pour mener à bien une grande scène comme la Translation à Louvain du corps du bourgmestre Van der Leyen assassiné par des nobles bruxellois en 1379, de M. Hennebicq. L’artiste a même donné à son cortège une dignité dans le désespoir, une simplicité dans l’indignation, qui montrent chez lui une saine horreur des exagérations mélodramatiques. Les figures sont bien comprises, les visages bien étudiés, le parti-pris d’éclairage net, puissant et calme ; néanmoins l’ensemble, laborieusement peint dans une note égale et terne, ne produit pas l’effet qu’on pouvait attendre de tant de qualités réunies. M. Delpérée déploie plus de facilité, de mouvement, d’entrain dans son Luther à la diète de Worms, mais c’est une facilité superficielle, d’illustrateur plus que de peintre, la facilité courante, que nous connaissons trop dans nos monumens publics. Il n’y a plus rien là de l’intensité pénétrante et virile avec laquelle Leys s’efforçait d’évoquer les personnages du XVIe siècle. La Polyxène de M. Stallaert, la Psyché de M. Herbo, l’Homme piqué par la fourmi de M. Van Bisbroeck, les études vénitiennes de M. Smits, sont des travaux estimables et distingués, mais sans accent inattendu.

Il n’en est pas de même, des œuvres de MM. Wauters et Alfred Stevens, qui, comme peintres de figures, tiennent toujours la tête. Tout Français qu’ils soient ou par leur éducation ou par leurs habitudes d’esprit (M. Stevens réside même à Paris), ils ont gardé intact leur fonds belge de beaux coloristes et de bons ouvriers, manipulant la pâte avec cette dextérité résolue et brillante qui est comme la marque de fabrique indigène. Les sept portraits de M. Wauters présentent son talent, souple et pénétrant, sous les aspects les plus variés ; on y retrouve toujours la note flamande, le coup de brosse ferme et vibrant, visible surtout dans les accessoires. La robe en satin bleu clair de Madame Somzée, debout, appuyée à son piano, les meubles et les tapis qui garnissent son salon, le cheval isabelle sur lequel est monté le jeune M. Daye, la veste en velours de ce petit cavalier, le pelage du terrier qui lui apporte sa cravache entre les dents, le paysage maritime qui l’entoure, la robe grenat de Mme la baronne de Coffinet, tous ces détails sont traités avec cette exactitude vivo et brillante qui est traditionnelle dans les Flandres. Il arrive même chez M. Wauters, comme chez plusieurs de ses compatriotes, que l’accessoire nuit quelquefois au principal, que la solidité des meubles, la somptuosité des tentures, le miroitement des étoffes prennent trop de place, surtout dans ses portraits d’apparat ; les carnations y semblent alors minces et sèches, et c’est grand dommage, car les visages y sont traités avec un sentiment physionomique très libre et très franc. On apprécie mieux la valeur de ce sentiment loyal dans des images plus simples comme celle de Feu M. Jamar, gouverneur de la Banque nationale, assis dans son fauteuil, un livre rouge à la main. Entre temps, M. Wauters fait des excursions en Afrique ; il en rapporte des études en plein air, ensoleillées et joyeuses, d’une sincérité évidente, comme le Pont de Kasr-el-Nil et le Pont de Boulaq au Caire.

L’exposition de M. Alfred Stevens, le plus Parisien des Belges et le plus Belge des Parisiens, est aussi extrêmement brillante. Nul plus que M. Stevens n’a contribué à mettre en honneur, dans la peinture contemporaine, la jolie femme et la femme élégante, mondaine ou demi-mondaine, avec tout le raffinement luxueux de ses toilettes compliquées, sa sensibilité nerveuse d’enfant gâtée, ses accès de coquetteries rêveuses et de dépits mélancoliques. Nos modernistes les plus hardis, les plus raffinés et les plus délicats, MM. Duez, Gervex, Doucet, procèdent de lui par leurs meilleures qualités, leur sentiment fin des attitudes élégantes, leur goût pour le confortable et pour la richesse, pour les mobiliers de choix, les étoffes de prix, leur amour surtout, un amour communicatif et, heureux pour la belle peinture, claire et joyeuse, souple et solide, aimable et vibrante. Les excursions de M. Stevens dans la fantaisie historique ne sont pas, il est vrai, des plus heureuses ; sa Madeleine n’est guère plus accablée par son repentir que sa Lady Macbeth par ses remords ; le peintre n’a point la foi de l’apôtre ni du justicier ; il ne pourrait voir, sans pitié, se flétrir dans la pénitence ou dans l’insomnie, ces douces chairs de femme. Nous le retrouvons, au contraire, tout entier, avec ses expressions de visages inquiétantes et mystérieuses, ses pêle-mêle chatoyans de soieries et de fleurs, de dorures et de chevelures, son orchestration subtile et vive de tous savans, tour à tour éclatans et tendres, pénétrans et assourdis, dans ces études originales qui portent les titres de la Bête à bon Dieu et de Fédora. Quelques jolis portraits, quelques hardies études de mer portent aussi la marque d’un peintre de race.

Non loin de MM. Wauters et Stevens, quoique d’un tempérament moins ferme, se place M. Verhas, dont la facture bien qu’un peu mince, est pourtant libre, claire et gaie. Sa Promenade sur la plage, des adolescens montés sur des ânes et sa Revue des écoles de petites filles au parc de Bruxelles, sont aussi intéressantes par l’étude attentive des physionomies enfantines que par l’aimable aisance de l’exécution. M. Van M. Van Beers, qui continue à savonner des figurines sèches et froides, lustrées et lissées, aux attitudes provocantes, aux toilettes excitantes, nous tombons dans l’enluminure photographique, patiente, indifférente, inexpressive. Sauf dans le Portrait de Pieter Benoit, c’est beaucoup d’habileté, une habileté impersonnelle, presque mécanique, dépensée en pure perte. Exemple utile, d’ailleurs, pour montrer une fois de plus que l’exacte et minutieuse imitation de la réalité n’est point du tout de l’art.

Ce qui fait l’œuvre d’art, on ne saurait trop le répéter, c’est la force du sentiment qu’un individu y fixe et y éternise ; la nature n’est que l’arsenal toujours ouvert où il va chercher ses moyens d’expression. Si l’on veut voir des œuvres d’art formant le plus frappant contraste avec les productions de M. Van Beers, on n’a qu’à regarder les deux toiles, tristes et sombres, de M. Struys, le Gagne-Pain et le Mort. Dans la première, auprès d’une fenêtre, un jeune homme, un phtisique, affaissé dans un fauteuil, pâle, ses deux grandes mains, des mains d’ouvrier, blanches et décharnées, allongées sur ses genoux, attend, d’un air accablé, la potion que sa vieille mère, debout devant lui, verse avec précaution dans une cuillère. Dans la seconde, la scène est plus déchirante encore : le mort, c’est l’enfant, l’enfant de l’ouvrière, veuve ou abandonnée ; il vient de s’endormir de l’éternel sommeil dans le berceau qu’enveloppe un grand drap. La pauvre mère, assise sur une chaise, près de ce berceau, s’affaisse en sanglotant. On ne voit pas plus son visage qu’on ne voit l’enfant. Toute l’angoisse s’exprime par le ramassement douloureux de cette masse noire qu’on sent vivante et suppliciée au pied de cette masse blanchâtre sous laquelle on devine la mort irréparable et incompréhensible. Nulle contorsion, nulle déclamation. Toute cette scène poignante et silencieuse se passe dans l’ombre ; au-dessus, éclairés par la misérable lueur d’une chandelle fixée dans un goulot de bouteille, se détachent sur la muraille blanche tous les objets familiers soigneusement rangés par la bonne ménagère flamande sur la commode ou fixés à la paroi : les verreries dépareillées, les tableaux de sainteté, le Crucifix consolateur entre les angelots de faïence peinte. La douleur maternelle a rarement été exprimée avec plus de simplicité par des moyens plus franchement pittoresques. M. Struys est un dessinateur ferme et consciencieux, un coloriste grave et solide ; il pourrait être un virtuose, s’il le voulait ; c’est un rare mérite, avec ces qualités, de s’enfermer si naturellement dans son sujet. M. Struys n’est pas le seul qui, dans son pays, apporte cette grande sincérité dans la représentation des types populaires. MM. Halkett, Meunier, Frédéric, Impens, sont des observateurs moins touchans, mais précis et convaincus. Leur manière âpre et brutale d’analyser les figures plébéiennes est curieuse à comparer avec la manière raffinée jusqu’à la langueur, qui donne aux études mondaines de M. Khnopff, Mlle Marguerite K.., et Un Soir à Fosset, le charme délicat et maladif d’un art distingué, mais tout prêt à s’évanouir.

Il va sans dire que, dans les paysages, surtout s’ils sont peuplés d’animaux, les Belges continuent à employer cette pâte, grasse et lourde, qui souvent prend l’éclat et parfois la dureté de l’émail. Des bestiaux pacifiques et sommeillans de MM. Vervée, Stobbaerts et de Mlle Collart, c’est à qui montrera la musculature la plus ferme, l’allure la plus solide, le poil le plus luisant. L’Embouchure de l’Escaut par M. Vervée caractérise bien cet amour de la force tranquille. Dans un pâturage plantureux, à quelques pas d’une vaste nappe d’eau jaunâtre, troublée, opaque, qui se traîne avec lenteur, plusieurs vaches sont couchées. Allongées pesamment, les yeux troubles, il semble qu’elles soient écrasées par l’orage qui s’approche et qui fait tournoyer, au-dessus d’elles, un cercle noir de nuages massifs, entraînant, dans leur mouvement en spirale, un essaim d’oiseaux effarés. L’air, les eaux, le ciel, les bêtes, tout est lourd, accablé, dans cette étrange toile. Quant à M. Stobbaerts, un coloriste inégal, mais parfois d’une intensité audacieuse et rare, il pousse l’enthousiasme de la solidité jusqu’à changer ses vaches en de véritables statues de jaspe et d’agate. Ses Intérieurs d’étable ont plutôt l’aspect de mosaïques en pierres dures que de toiles colorées. C’est l’excès de la consistance ; chez nos impressionnistes, au contraire, nous avons l’excès de l’inconsistance. M. Stobbaerts est plus près qu’eux, de Rubens et de Cuyp. Sa Sortie de l’étable mérite bien, en effet, d’appartenir au musée d’Anvers.

Parmi les paysagistes, il y a scission ; les uns tiennent pour la clarté lumineuse, la précision des objets, la minutie des détails, conformément aux antiques traditions ; les autres penchent vers la facture sommaire ou compliquée, pâteuse et brouillée, pourvu qu’elle soit large et expressive et qu’elle corresponde à une émotion vive, d’ordinaire grave et triste. Ces derniers se rattachent moins à la France qu’à l’école moderne de Hollande. Ils comprennent, avec un charme élevé, la mélancolie de leur climat changeant et pluvieux. Tels sont M. Denduyts, l’auteur du Dégel et d’un Hiver particulièrement saisissans, M. Verstraete avec son Soir d’été et son Soir de novembre, M. Vanderecht avec sa Neige et son Moulin de Wesembeek. Parfois aussi ils appliquent cette liberté de brosse au rendu d’effets plus lumineux. M. Courtens exprime, avec une ardeur puissante, la pesanteur des ciels d’été sur les toitures en briques des maisons peintes et les feuillages affaissés des arbres trapus. Ses paysages trop grands font oublier qu’ils sont un peu vides par un rayonnement intense de chaleur concentrée. Dans le camp opposé, M. Lamorinière, travaillant au microscope sur les écorces des sapins et comptant une à une les graminées dans les clairières, prouve qu’on peut produire des résultats presque identiques par des moyens exactement contraires. La Sapinière peut ne sembler qu’un prodige d’exécution patiente, mais l’Hiver est un paysage très ressenti. Entre MM. Courtens et Lamorinière, il y a encore bien de la place pour de moins dégagés ou de moins pointilleux ; c’est celle qu’occupent MM. Asselbergs, Artan et Clams. Ce dernier, trop influencé, à notre gré, par l’exactitude tranchante des images photographiques, est à la fois bon peintre de figures et bon peintre de paysages. Il exprime à merveille la transparence des eaux fraîches sous la limpidité de l’atmosphère. Sa Vieille Lys, une après-midi, en octobre, portant une barque avec un vieux passeur qui allume sa pipe, donne, plus encore que son Pique-Nique, une excellente idée de son talent.


IV

La Hollande, malgré son voisinage, a moins de parenté avec la Belgique qu’avec les états Scandinaves, Danemark, Suède, Norvège, dont les organisateurs de l’exposition l’ont avec raison rapprochée. Il court, à l’heure actuelle, parmi les artistes de ces divers pays, un souffle commun, parti des Pays-Bas, qui les agite et qui les pousse tous dans le même sens. C’est là que brûle depuis quelques années le loyer silencieux et actif de la révolution qui s’opère dans la vision des artistes et dont nous avons suivi les progrès au Salon annuel. L’influence de climats brumeux et sombres, où les hivers sont longs, où le soleil est rare et précieux, entre pour beaucoup dans cette tendance marquée à chercher l’émotion poétique et pittoresque dans une analyse de plus en plus subtile des nuances de la lumière, soit naturelle, soit artificielle. D’un autre côté, la simplicité des mœurs, les habitudes de vie intérieure, y préparent certainement les esprits à un travail d’observation plus naïf et plus spontané. Le fait est que, lorsqu’on entre dans ces sections, on est surpris par la familiarité douce et tendre de la plupart des sujets traités, par l’étrangeté consciencieuse et expressive de leur éclairage, tantôt rare et mystérieux, tantôt aigre et papillotant, et en général, par une discrétion d’effet qui n’a pas toujours pour cause l’insuffisance technique, mais qui révèle souvent un sentiment délicat et profond dans la conception, une honnêteté ferme et modeste dans l’exécution.

Les peintres familiers de Hollande, MM. Artz, Neuhuys, Sadée, Kever, marchent presque tous sur les traces de M. Israëls. C’est, en général, la même disposition d’un groupe unique, presque toujours une femme et un enfant, ou quelque réunion de famille, dans un intérieur obscur, le même procédé d’éclairage sourd et mystérieux frôlant d’un demi-jour le visage et les parties expressives des figures, les mêmes frottis et hachures de pâte martelée et grisâtre à travers lesquels transperce un sentiment confus et doux de tendresse et d’intimité. Le système n’est pas sans danger ; cette incertitude des formes, cette tristesse du coloris, qui ne sont nullement indigènes dans le pays de Hals, de Metzu, de Rembrandt, ne conduiront pas bien loin les Hollandais s’ils s’y entêtent et s’y enferment. Il est plus facile, il est vrai, d’obtenir ainsi, par un ensemble d’atténuations, cette fusion douce et mélancolique des tonalités qui semble être leur principal souci et dont ils tirent, en vérité, des effets assez heureux. Les Travailleurs de la mer, les Paysans à table, l’Enfant qui dort, par M. Israëls, malgré l’insuffisance et la monotonie de cette technique pâteuse, se sauvent par la grandeur et la sincérité du sentiment. Dans les Momens de peine, de M. Neuhuys, dans la Consolation, de M. Artz, dans l’Enfant malade, de M. Kever, le sentiment est presque aussi fort, mais l’évidence de l’imitation atténue la valeur de l’expression. Il y a plus d’effort chez MM. Luyten et Valkenburg pour donner du corps à leurs figures et de l’éclat à, leurs colorations. MM. Henkes et Hubert vos, que nous connaissions déjà, nous paraissent aussi dans la vérité en demandant des conseils aux maîtres plus sains du XVIIe siècle.

Sans apporter dans leurs marines et dans leurs paysages l’intensité d’observation des Anglais, les Hollandais s’y montrent toujours respectueux de la vérité. S’il n’est pas aussi énergiquement saisissant que MM. Moore et Hood, M. Mesdag est plus intelligible pour le grand nombre ; il sait exprimer les mouvemens, calmes ou violens, de la mer du Nord, sous les effusions lumineuses des crépuscules apaisés ou l’amoncellement des nuées menaçantes, avec une force de poésie remarquable. Sa Marée montante et sa Nuit au bord de la mer ne marquent, dans l’impression ou dans l’exécution, aucune trace d’affaiblissement chez ce maître vaillant. À côté de lui M. Jacob Maris, fidèle, lui aussi, à la tradition nationale des formes précises, des tonalités chaudes, de la facture solide, montre une connaissance approfondie des ciels brouillés et inquiets de son pays dans le Moulin, le Canal à Rotterdam et Au bord de la mer. La même entente de l’unité lumineuse, avec moins de force dans le rendu, mais des accens Ans et variés d’une délicatesse attendrie, donne encore du charme et du prix aux paysages de MM. Ten Cat, Roelofs, Gabriel, Du Chanel, Tholen, Willem Maris, Mauve, Meulen. Les toiles des trois derniers sont habitées par des animaux d’apparence douce et d’humeur pacifique.

À mesure qu’on avance vers le nord, on se trouve en face d’artistes de moins en moins soumis aux habitudes de l’enseignement classique, regardant les gens et les choses d’un œil plus candide et plus hardi, et s’acharnant, avec plus de témérité, dans leurs solitudes, loin du public et de la critique, à l’étude de ces complications du clair-obscur. Le Danemark possède en M. Kröyer un artiste qui, presque du premier coup, a atteint, dans cet ordre d’idées, des résultats qu’on ne pourra guère dépasser. Le Départ des pêcheurs et les Pêcheurs sur la plage avaient déjà paru au Salon ; mais ces peintures, aérées et lumineuses, d’une transparence incomparable, gagnent singulièrement à se trouver dans un milieu plus homogène, au moins pour la naïveté de la recherche et la simplicité de l’expression, car si M. Kröyer rencontre actuellement des rivaux pour l’entente du plein air et de la sérénité atmosphérique, c’est en Suède et en Norvège bien plus que dans son propre pays. Les peintres danois vivent surtout dans leurs intérieurs ; ils ont beaucoup d’enfans, ils les aiment bien, ils les connaissent bien ; leur section abonde en repas, conversations et discussions de famille, surtout en scènes amusantes ou touchantes de la comédie enfantine. Le Grand nettoyage et Après dîner par M. Johansen, le Concert d’enfans par M. Haslund, la Parade par M. Hennigsen, Chez le curé par M. Seligmann, sont de bons spécimens de cet art honnête et bourgeois, dont le fonds est peu de chose, mais qui est relevé assez souvent par une ingénieuse analyse des reflets et des ombres sur les figures, jouant au milieu d’un mobilier compliqué, et par l’agrément d’une touche habile et expressive. Quelques beaux portraits d’une exécution ressentie et libre par MM. Hammershöj, Jerndoff et Mlle Vegmann, les études populaires de MM. Tuxen, l’auteur de la Rentrée des pêcheurs au crépuscule, Michel Ancher, Irminger, les Chevaux de labour de M. Otto Bache, l’Attelage des bœufs, de M. Mols, les marines de MM. Niss et Locher, les paysages de M. Pedersen, prouvent que l’école danoise est aussi à la recherche d’un art national dans des genres plus graves et dans des genres très différens.

En Suède, en Norvège, en Finlande, le mouvement est plus décidé qu’en Danemark. C’est du côté des études en plein air, de la poésie saine et simple des travaux rustiques et des mœurs maritimes, que s’y tourne l’activité de trois écoles déjà nombreuses, unies par des aspirations communes. Ici le Danois, M. Kröyer, peut trouver en MM. Zorn, Heyerdahl, Skredsvig, Petersen, Otto Sinding, Gallen, des émules, sinon des vainqueurs. La plupart des artistes Scandinaves viennent faire leur éducation technique à Paris ; ils y conservent d’ordinaire, dans les premières années, une verdeur native qui se manifeste, lors de leurs débuts au Salon, par des éclats d’une originalité saisissante. C’est ainsi que nous avons tous été charmés et surpris par les premières œuvres, si individuelles et si délicates, de MM. Salmson et Hagborg, Smith-Hald et Edelfelt ; mais, si un premier contact avec les ateliers parisiens est utile aux septentrionaux pour leur apprendre le métier et leur donner le tour de main, on ne saurait dire qu’un séjour prolongé aux Batignolles, encore moins qu’une résidence définitive leur soit en général aussi favorable. Il se passe pour eux ce qui s’est passé, pendant plusieurs siècles, pour les Flamands et les Français allant travailler à Rome ; il était bon d’y faire ses études, il était dangereux de s’y éterniser. Après nous avoir communiqué ce qu’ils apportaient de chez eux, ces Scandinaves s’absorbent en nous et perdent peu à peu, dans cette absorption, leurs qualités premières, sans s’assimiler suffisamment les nôtres. Certes, le talent des quatre artistes dont nous parlons est encore en pleine floraison ; les Communiantes dans un verger, les Fleurs du Printemps, par M. Salmson, forment un concert exquis de vaporeuses fraîcheurs blanches, roses et vertes ; M. Hagborg possède toujours ce sens des limpidités atmosphériques qui donne tant de charme à sa Grande Marée, M. Smith-Hald comprend toujours en poète la solitude et la mer, M. Edelfclt exécute ses portraits vivans et souples avec une désinvolture de plus en plus facile ; mais il faut bien reconnaître qu’à force de peindre des paysans français, des sites français, des modèles français, ils cessent assez rapidement d’être Suédois, Norvégien, Finlandais ; et que leur première originalité, un peu âpre et pleine de saveur, se tourne peu à peu en une virtuosité courante qui ravit les amateurs superficiels et les marchands de peintures, mais qui désole tous ceux qui comprennent l’art comme une révélation incessante de sensations neuves et de sentimens personnels.

L’Exposition universelle nous apporte les œuvres d’un petit groupe nouveau d’artistes suédois qui ont dû faire aussi leur apprentissage à Paris ; quelques-uns en portent déjà les marques trop apparentes, quelques autres paraissent décidés à conserver leur façon particulière de voir et de comprendre, ce dont nous ne saurions trop les féliciter. Les artistes, comme les poètes, ne sont-ils pas faits pour protester contre ces absurdes théories, heureusement irréalisables, qui rêvent le nivellement intellectuel et l’uniformité physique et morale pour toutes les nations civilisées ? C’est à eux à nous conserver, à nous révéler, à nous poétiser les particularités fatalement persistantes de leurs pays, de leurs races, de leurs mœurs. Que deviendront MM. Bergh, Larsson, Zorn, les plus habiles, au premier abord, et les plus séduisans des Suédois ? Tous trois habitent Paris ; Dieu veuille qu’ils ne s’en repentent pas ! Le talent de M. Bergh, un portraitiste franc, simple, d’une naïveté intelligente vraiment rare, nous paraît seul assez robuste pour résister à ce milieu énervant. On peut constater déjà, dans la virtuosité singulièrement fine et avisée de MM. Larsson et Zorn, une surexcitation maladive des sensations subtiles, un besoin excessif de chiffonnages, de papillotages, de tripotages, une affectation boulevardière d’indifférence ou de mépris pour la solidité et pour l’exactitude des formes, qui semblent bien être les symptômes de la contagion décadente. Ce seraient deux pertes fâcheuses, car M. Larsson est un harmoniste très délicat et un figuriste spirituel, et M. Zorn joint à un sentiment tout à fait particulier des éclairages nuancés et tendres une intelligence vive et rapide des physionomies modernes, par exemple dans ses portraits de M. Antonin Proust et de M. Coquelin cadet. Ils sont encore assez Suédois pour être sauvés. Chez MM. Norström, Osterlind, Liljefors, Pauli, Mme Pauli-Hirsch, Mlle Éva Bonnier, MM. Josephson, Biorck, Ékström, Schultzberg et quelques autres, on constate aussi la présence d’un élément indigène qui cherche à se reconnaître et à se manifester en prenant conseil soit en France, soit en Allemagne ; leurs maladresses et leurs témérités même sont des preuves de leur tempérament. Peut-être vaut-il mieux être ainsi trop imprudens que trop sages, comme le sont tels et tels de leurs compatriotes, plus expérimentés et plus Parisiens, qui feront longtemps sans doute bonne figure à nos Salons, MM. Forsberg, Wahlberg, Burger, Westman, Kreuger, Arsénius, mais qui ne s’y distinguent plus guère de leurs voisins.

La Norvège paraît plus rebelle à l’assimilation. Il y a là tout un groupe d’artistes vraiment personnels, convaincus, intéressans, qui nous apportent sur leur pays des révélations curieuses et saisissantes. M. Werenskiold, parmi eux, est un modéré. Son Enterrement à la campagne est cependant une œuvre très personnelle, d’une émotion sincère, d’une exécution un peu atténuée, mais grave et délicate. On remarque moins de retenue, plus d’indépendance et de liberté pittoresque dans ses paysages et dans ses portraits. Chez MM. Peterssen, Heyerdahl, Thaulow, l’âpreté honnête de l’observation s’accentue avec une résolution extraordinaire. Ceux-là sont vraiment des artistes nouveaux, et, s’il y en a beaucoup de cette valeur à Christiania, l’école norvégienne comptera bientôt en Europe. L’Attente du saumon, par M. Peterssen, où l’on voit, sur un îlot, quelques pêcheurs assis, dans une perspective tranquille et profonde d’eau, de rochers et de ciel d’une clarté admirable, est l’œuvre d’un poète naïf et d’un paysagiste supérieur. Les études de M. Heyerdahl, le Soir d’été, les Deux sœurs, la Fille aux fraises, bien supérieures à son tableau de l’Ouvrier mourant, trop imprégné de dilettantisme, montrent, en lui, devant la nature, un praticien inégal et heurté, mais étonnamment sincère et pénétrant. Les quatre paysages d’hiver de M. Thaulow sont d’une exactitude vive et délicate avec de l’esprit et de la dextérité dans l’arrangement des figurines. Tandis qu’un grand nombre de septentrionaux se fixent à Paris, quelques autres se fixent à Berlin : M. Normann, le paysagiste minutieux et implacable des fiords norvégiens, gagnera-t-il, au contact de l’école allemande, le charme harmonieux qui manque à ses panoramas si extraordinairement clairs et véridiques ? M. Otto Sinding y conservera-t-il cet enthousiasme presque enfantin pour les vives clartés d’un ciel bleu à travers les pommiers en fleur, ses scintillemens et ses reflets dans une nappe d’eau transparente qui, nous attirent délicieusement dans son Printemps et son Été ? De Berlin comme de Paris, peut-être feraient-ils bien de n’en pas tant user, et de rentrer, avec leurs bons outils, dans leur pays qui les inspire beaucoup mieux. Nous avons sans doute à Paris quelques Norvégiens, timides ou téméraires, d’une individualité presque intacte, Mil. Skredsvig, Wentzel, Soot : pourvu qu’ils ne se fassent pas trop à nos belles manières !


V

Les petits états du Nord : Belgique, Hollande, Danemark, Suède, Norvège, apportent, nous le voyons, un élément sérieux de fermentation dans la peinture moderne. En est-il de même de pays plus considérables, soit par leur histoire, soit par leur étendue, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, la Suisse, la Russie, les États-Unis ? Les artistes de toutes ces contrées se sont présentés en assez grand nombre, et nous pouvons juger leurs tendances. Dans la Grèce, où tout était à refaire, on ne perçoit encore que des tâtonnemens et des lueurs ; le plus distingué des Hellènes, M. Balli, est un élève fidèle de M. Gérôme, qui pourra exercer une action utile s’il applique plus constamment son talent à l’étude des mœurs locales. En Suisse, il y a trop de contacts avec Paris ou Munich pour qu’il s’y forme aisément une école locale ; M. Giron, le plus brillant des portraitistes genevois, a toute la désinvolture et le brio d’un Parisien pur-sang ou d’un Américain parisianisé ; MM. Jules Girardet et Eugène Girardet, qui, tous deux, comme peintres d’anecdotes, d’histoire ou de portraits, déploient beaucoup d’esprit et de savoir-faire, marchent à côté de nos bons peintres de genre. Il y a plus de couleur locale, avec une certaine familiarité un peu grosse, chez MM. Ravel et Simon Durand, et, sous l’influence allemande combinée avec l’influence française, Zurich a produit deux portraitistes de mérite : Mlle Breslau et Mlle Bœderslein. Toutefois, c’est dans le paysage et ses annexes qu’on retrouve plus naturellement la tradition, un peu sèche et méticuleuse, mais profondément honnête, des anciens peintres du pays. M. Eugène Burnand, M. Baud-Bovy, M. Gaud, renouvellent et rajeunissent cette tradition par une habileté pittoresque plus chaleureuse et plus largo.

En Italie et en Espagne, on constate, pour le moment, beaucoup d’activité et d’agitation, une ardeur inquiète de recherches dans tous les sens, une mêlée de réactions séniles et d’insurrections enfantines, des explosions d’ambitions énormes suivies de déceptions profondes, en somme, un état de malaise et d’anxiété qui présage peut-être des résurrections, mais qui, en tout cas, est bien préférable à l’ancien état de prostration et d’inertie. À la suite des révélations accablantes de 1855 et de 1867, l’Italie et l’Espagne n’ont pas été les dernières à faire leur examen de conscience et à se remettre en marche. C’est même avec un certain éclat que ces glorieuses endormies parurent se vouloir réveiller, et les noms de M. Morelli en Italie, de Fortuny en Espagne, s’attachent au souvenir de cette récente tentative de renaissance. Ce mouvement n’a pas abouti. Pourquoi ? Par une raison bien simple. Au lieu de remonter aux véritables sources de leur grandeur passée, au lieu de reconstituer, par une étude sérieuse, un enseignement fondé sur une observation grave de la réalité et sur l’étude technique des maîtres complets et forts, on s’est arrêté, de part et d’autre, aux brillans artistes de décadence, aux manieurs habiles et superficiels de la pâte et de la couleur, à Baroccio, à Tiepolo, à Goya ! Dans ces derniers temps, on s’est avisé de l’erreur ; on paraît avoir compris que tout ce système amusant d’effilochages polychromes et de frétillemens aveuglans, fût-il soutenu par un noble sentiment dramatique, comme chez M. Morelli ou par une science ingénieuse d’observation, comme chez Fortuny, ne pouvait conduire à grand’chose. Le fonds sérieux manquait trop, c’est-à-dire la fermeté du dessin, la consistance des formes, la puissance et la simplicité de l’analyse physiologique et psychologique.

À l’heure actuelle, on s’est remis à travailler sur nouveaux frais, en regardant du côté de Paris, quelquefois y regardant trop. On peut à peine prendre pour des Italiens un Boldini, le plus pétillant et le plus spirituel de leurs portraitistes, MM. Pittara, Ancillotti, Rossano, Cortazzo, Marchetti, Spiridon, Detti, paysagistes, anecdotiers ou costumiers, ayant tous de la main, quelques-uns de la finesse, mais tous archifrancisés. M. Boldini, qui n’a plus rien de l’âpreté chaude des vieux Ferrarais, ses compatriotes, est, il est vrai, un de nos modernistes les plus subtils et, au besoin, les plus excentriques, si l’on en juge par l’excessive gracilité et les contorsions javanaises des baguettes gantées qu’il donne à ses jeunes dames en guise de bras et de mains. Nonobstant ces bizarreries, M. Boldini est un physionomiste des plus incisifs et un harmoniste des plus délicats, avec des prestesses d’exécution tout à fait imprévues et raffinées. Son Portrait de Verdi au pastel, représentant l’illustre compositeur, un chapeau noir, de haute forme, sur la tête, un cache-nez autour du cou, n’a rien sans doute de lyrique, ni d’héroïque ; mais c’est une pochade joyeuse, vivante, familière ; on y peut lire la bienveillance et la bonhomie, sinon la force passionnée de l’auteur du Trovatore et de la Traviata. C’est un art amusant, ce n’est point un art créateur. Heureusement, à Rome, à Florence, à Milan, on semble se préoccuper d’aller plus loin dans la voie de la vérité.

Les Romains manqueraient à toutes leurs traditions, s’ils n’avaient de hautes ambitions. Ils ont envoyé d’immenses toiles, l’Ave Maria pendant la moisson, au moment d’un orage, dans la campagne romaine, par M. Corelli, les Enfans de Caïn par M. Sartorio, l’Alexandre à Persépolis par M. Simoni. La force et l’effort sont visibles dans ces compositions. On ne saurait refuser à M. Corelli de la franchise et de la fermeté dans les attitudes de ses figures, à M. Sartorio un sentiment grandiose dans les contorsions héroïques de ses nudités musculeuses, à M. Simoni, moins personnel que les premiers, de l’habileté dans la mise en scène ; mais ces trois œuvres sont gâtées par une lourdeur pénible de facture, une certaine opacité triste et sale, et parfois une trivialité prétentieuse, qui montrent combien ces habiles praticiens ont besoin de se mettre au vert et de se nettoyer les yeux par des promenades en plein air et devant les fresquistes du XIVe et du XVe siècle ! M. Milanolono, imitateur de M. Cormon dans son Sacrifice préhistorique, a plus de clarté et moins de caractère. L’œuvre la plus remarquable de la section romaine est une série de dessins par M. Maccari, représentant trois épisodes de la vie parlementaire dans la Rome antique. Nous ne connaissons pas les peintures que M. Maccari a exécutées, d’après ces dessins, dans les salles du sénat à Rome ; si nous en jugeons par la fermeté et l’habileté de ces crayons, ce doivent être des œuvres supérieures. On y voit le principe scientifique et naturaliste appliqué à l’histoire romaine par un Romain, comme M. Jean-Paul Laurens l’applique à l’histoire de France. Chaque composition, disposée avec aisance dans un milieu architectural, restitué sans pédantisme, mais selon la vraisemblance archéologique, réunit, dans une action intéressante, une multitude de personnages en toges étudiés avec le plus grand soin dans leurs types, dans leurs gestes, dans leurs attitudes. C’est par des recherches patientes de ce genre qu’on renouvelle un art affaibli, non par des pétarades de couleur et des fantasmagories du pinceau.

À Florence, à Milan, à Venise, on se tient plus terre à terre, mais on y observe, avec une attention plus sérieuse et plus libre qu’autrefois, soit le pays, soit les habitans. Les Maremmes toscanes et le Retour du pâturage par M. Gioli, le Chœur de Sainte-Marie-Nouvelle par M. Pesenti, la procession de jeunes filles entourant la bannière de la Madone de l’Impruneta par M. Faldi, les notes plus modestes de MM. Lega, Signorini, Fattori, marquent un mouvement, trop timide encore, mais délicat et sincère, vers l’analyse de la réalité environnante. Dans la Haute-Italie, à Milan surtout, l’activité dans ce sens est encore plus marquée ; c’est de là que semble devoir se répandre la lumière. Le remarquable tableau de M. Morbolli, les Derniers Jours, représentant une salle d’hospice où sont assis, sur des banquettes, plusieurs rangées de vieillards, n’est point différent sans doute, par son aspect, des bons ouvrages français ou belges représentant des scènes de ce genre : mais l’unité grave de la coloration, la distribution discrète, juste, nuancée, de la lumière, l’expression précise, variée, délicate des physionomies, y apparaissent comme des qualités longtemps négligées par la virtuosité méridionale et qu’on voit rentrer avec satisfaction dans l’ordre de ses préoccupations nouvelles. Les tentatives de MM. Bazzaro, Segantini, Carcano, dans le paysage animé ou vide, sont plus hardies, plus originales, plus italiennes. La vue d’un pont de Chioggia par M. Bazzaro, sur lequel passent, au coucher du soleil, plusieurs femmes enveloppées dans leurs voiles blancs, a frappé avec raison le public, non-seulement par l’allure recueillie des figures, mais aussi par l’exacte et poétique entente de la lumière évanouie. Les études, violentes et dures, parfois maladroites encore, de bestiaux et de paysans que M. Segantini poursuit hardiment dans les hautes régions des Alpes, ont un accent de sincérité résolue et un ferme éclat dans l’air et dans la lumière tout à fait remarquables. Le dessin de M. Segantini est net et tranchant jusqu’à la brutalité, mais n’est-ce pas une réaction nécessaire après tant de fadeurs et d’amollissemens ? On remarque aussi quelque dureté, par les mêmes raisons, dans les études panoramiques de M. Carcano, le Lac d’Iseo et la Plaine lombarde, mais l’exactitude rigoureuse de ces paysages leur donne une grandeur âpre et réelle. Si, à côté de ces trois peintres, on regarde encore MM. Ciardi, Dell’Oca Bianca, Dell’Orto, Calderini, Gignons, Sartori, tous Vénitiens, Milanais ou Piémontais, on se prend à croire que c’est par les paysagistes, et par les paysagistes de la Haute-Italie, que l’art de la péninsule va entrer à son tour dans les voies modernes.

En Espagne, l’habileté courante est plus grande encore qu’en Italie. M. Domingo Marquez, dans la figure et dans la fantaisie, M. Rico, dans le paysage, sont des exemples frappans de cette virtuosité extraordinaire qui séduit toujours des yeux peu exercés, mais qui ne suffit pas à régénérer une école. Les Espagnols ont conservé un goût singulier, un peu théâtral, pour les grandes scènes tragiques, douloureuses et sanglantes. On a appelé leur galerie la salle des suppliciés, et de fait, les massacres et cadavres y abondent. Presque toutes ces énormes toiles sont traitées en décors, avec cet éclat un peu factice de colorations voyantes et fondantes, ces encombremens de tentures, de mobilier, de draperies, d’accessoires qui sont comme une dernière traînée du bric-à-brac romantique. Il s’y mêle de la vivacité d’ailleurs, et de la verve, et parfois une certaine grandeur forte et terrible dans les figures ! Telles sont la Cloche de Huesca par M. Casado, la Chaise de Philippe II par M. Alvarez, la Conversion du duc de Gandia par M. Morero Carbonero. L’Exécution des Torrijos en 1531 par M. Gisbert est dessinée avec plus de recherche et de tenue, mais aussi avec plus de froideur. La Prise de Grenade par M. Pradilla est une mise en scène brillante, une noble parade historique en riches costumes, qui ne fait point oublier pourtant le grand succès de 1878, cette douce et touchante Jeanne la Folle pleurant devant le cercueil de son mari. Tout cela est chatoyant, scintillant, vivement brossé, dans le véritable goût du terroir ; il suffirait de donner plus de fond à ces bariolages, à ces corps plus de consistance, aux expressions plus de précision pour qu’il sortît de là un art sérieux et original. Ni l’imagination, ni la verve, ni la finesse d’observation ne manquent aux Espagnols lorsqu’ils veulent s’en donner la peine ; nous en avons la preuve dans les dessins chaleureux et vifs de MM. Aranda et Vierge ; mais il faudrait qu’ils pussent transporter avec une science plus sûre ces qualités précieuses de l’illustration lilliputienne dans la peinture héroïque et monumentale dont ils ont la passion !

C’est donc en Espagne, selon nous, sur des modèles espagnols, dans le paysage espagnol, que ce travail de régénération studieuse devrait s’accomplir. Les Espagnols, comme les Italiens, sont si bien doués par la nature, si facilement habiles, ils se mettent si vite au courant de toutes les adresses techniques, que, lorsqu’ils s’installent à Paris, ils y deviennent très vite les égaux, mais aussi les ménechmes de nos peintres. Parmi nos portraitistes en vogue, il n’en est guère de plus aimable, de plus séduisant, de plus spirituel que M. Raimundo de Madrazo ; mais que lui reste-t-il d’essentiellement madrilène ? M. Melida, dans ses charmantes et sérieuses études, se rapproche, presque à s’y méprendre, de M. Bonnat ; on peut dire, il est vrai, que M. Bonnat a beaucoup du tempérament espagnol. Et la peinture la plus nouvelle, la plus hardie, l’une des plus importantes de la section, celle à laquelle le jury a décerné la médaille d’honneur, la Salle d’hôpital, par M. Jimenes, n’est-elle pas toute parisienne ? Que M. Jimenes, dont l’œuvre est vraiment sincère, bien exécutée, simplement et fortement émue, se soit mis au courant de tous les procédés septentrionaux, qu’il ait voulu apporter à son pays un certain nombre de révélations utiles sur le charme des harmonies apaisées, la poésie des perspectives bien aérées, la puissance de l’observation juste et de l’expression vraie, rien de mieux assurément, et c’est ainsi qu’il faut commencer ; mais quel service il rendrait à son pays en appliquant son talent à l’étude des choses indigènes, quel service il rendrait au nôtre en développant à côté de l’art français un art espagnol !

Chez les peuples jeunes, comme les Russes et les Américains, qui naguère avaient tout à apprendre, on comprend mieux cette soumission excessive devant leurs maîtres, que chez les Italiens et les Espagnols, dont le tempérament pittoresque est héréditaire et qui trouvent chez eux tant d’exemples d’indépendance. Cependant chez les Russes, dont l’exposition est fort intéressante, au milieu des imitations françaises, bavaroises, autrichiennes qui sont dues à MM. Makowski, Szymanowski, Swiedomski, tous trois peintres vigoureux, mais d’un caractère indéterminé, on voit déjà poindre un sentiment original d’observation sagace et hardie chez un certain nombre de peintres familiers. Les scènes de mœurs de M. Chelmonski, le Marché aux chevaux et le Dimanche en Pologne, d’une exécution triste et lourde, mais d’une force extraordinaire dans la définition des figures, avec un mélange piquant d’ironie bienveillante et de grossièreté tendre, sont, à cet égard, remplies de promesses. Il n’est pas douteux que Mlle Marie Bashkirtsoff, la jeune fille si avisée et si indépendante, que son journal posthume a rendue célèbre, ne fût entrée dans cette voie ; quelques-uns de ses portraits nettement accentués l’attestent hautement. Les études de MM. Pranishnikoff, Sokoloff, Endogouroff, Pankiewicz, Kouznetzoff sont également intéressantes, parce qu’on y constate la recherche sincère d’un art national.

Les États-Unis auront-ils bientôt un art à eux ? C’est à quoi leur exposition, très importante, la plus considérable même des expositions étrangères, ne permet pas encore de répondre. C’est dans la galerie américaine surtout qu’on peut se croire en pleine galerie française. Presque toutes les œuvres qui y sont exposées ont déjà paru au Salon de Paris, et nous avons eu l’occasion d’en parler. Presque toutes aussi, d’une habileté extraordinaire, d’une technique savante et raffinée, représentant des sujets modernes dans de grandes dimensions, se rattachent soit à l’école française, soit à l’école hollandaise, soit aux deux écoles combinées. On y retrouve avec un grand plaisir les toiles, si brillamment brossées, qui ont fait la réputation de leurs auteurs, les brillans portraits de M. Sargent où il se montre le rival de son maître, M. Carolus Duran, le Quatuor espagnol de M. Dannat, d’une exécution si ardente et si vigoureuse, les Pilotes de M. Melchers, le Crépuscule et la vague de M. Harrison, un paysagiste vraiment hardi et original, le Benedicite de M. Gay, un certain nombre d’ouvrages de MM. Knight, Chase, Vail, Davis, Bridgman, Boggs, Mac-Ewen, Mosler qui se rattachent, presque tous, à quelqu’un de nos maîtres en renom ; mais toutes ces toiles, médaillées à nos expositions, sont trop connues pour que nous ayons à y revenir. En général, d’ailleurs, tous ces artistes varient peu leurs sujets et leur manière. Il serait contraire aux lois ordinaires de l’évolution artistique qu’il ne sortit pas de cette virtuosité si brillante, un mouvement d’art particulier, lorsque cette habileté se sera transportée sur le territoire natal. La section des aquarelles et des dessins donne, à cet égard, plus que des espérances. Chez bon nombre d’illustrateurs habiles, tels que MM. Abbey, Reinhart, Low, on voit déjà s’opérer la combinaison du naturalisme franco-hollandais et de l’imagination anglo-germanique d’où sortira sans doute l’art du nouveau monde. Jusqu’à présent toutefois les peintres proprement dits de la jeune Amérique ont subi chez nous la transformation que subissaient autrefois les septentrionaux en Italie ; ils sont devenus si Français que nous avons peine à les distinguer de nous-mêmes, et leur talent nous fait trop d’honneur pour que nous songions à nous en plaindre.


GEORGES LAFENESTRE.