La Peinture à l’exposition universelle/01

La Peinture à l’exposition universelle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 616-634).
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LA PEINTURE
À L′EXPOSITION UNIVERSELLE


I

Nous ne ferons point de réflexions moroses, nous nous abstiendrons de toute comparaison chagrine et fâcheuse. Il serait vraiment trop facile d’avancer et de prouver qu’en ce qui concerne les beaux-arts l’exposition universelle de 1878 est inférieure à ses devancières, surtout à celle de 1855, qui a jeté un si vif éclat et laissé un ineffaçable souvenir. Hélas ! les morts vont vite ; on leur succède, mais on ne les remplace pas toujours. Il faut en prendre son parti, jouir de sa destinée et ne pas tout demander. Nous vivons dans le siècle de l’industrie, des inventions et des machines ; notre sort est assez beau. Comme le disait, il y a trois mois, lord Beaconsfield au banquet annuel de la Royal Academy de Londres, « le temps présent est un âge de civilisation avancée, et la civilisation est essentiellement confortable ; sa tendance fatale est de supprimer le sentiment et de s’occuper du réel beaucoup plus que de l’idéal. » Lord Beaconsfield a raison, le confortable et l’idéal sont deux choses absolument différentes, et qui veut l’une doit apprendre à se passer de l’autre. Les mères ont coutume de dire à leurs filles qu’une femme doit savoir souffrir pour être belle. Cet adage est profondément juste, et les peuples qui se piquent d’exceller dans les beaux-arts feraient bien de s’en pénétrer autant que les jeunes filles qui aspirent à briller dans un bal. Quand une société se soucie avant tout de se procurer toutes ses aises, elle ne doit pas s’étonner que son architecture ait peu de style, que ses statues manquent de caractère, que sa peinture d’histoire soit trop souvent insignifiante. Les Grecs du temps de Périclès se résignaient à une foule de privations qui nous seraient insupportables et qu’ils ne sentaient pas. Il est vrai que, presque partout, les gouvernemens s’appliquent avec un zèle et une sollicitude dont ils font gloire à réagir contre les tendances d’une civilisation qui sacrifie tout au confortable. Ils prennent sous leur haut patronage le sentiment et l’idéal ; mais, si excellentes que soient leurs intentions, ils font mal un métier qui n’est pas le leur, ils n’ont pas toujours la main heureuse, et l’idéal comme le sentiment ont rarement à se louer des services qu’ils cherchent à leur rendre. C’est en général une froide et triste peinture que la peinture officielle ou gouvernementale, et à notre connaissance aucun homme d’état n’a découvert jusqu’aujourd’hui un moyen assuré de créer de grands artistes et de les contraindre à fabriquer des chefs-d’œuvre. Dans le discours que nous avons cité, lord Beaconsfield, après avoir déclaré qu’à son avis les ministres de sa majesté la reine de Grande-Bretagne et d’Irlande ne faisaient pas assez pour les beaux-arts, s’est empressé de reconnaître que c’est un point délicat, controversé, de savoir comment doit s’y prendre un gouvernement pour faire fleurir l’architecture, la sculpture et la peinturé. « Il y a des gens, disait-il, qui prétendent qu’en pareille matière l’influence du gouvernement est nulle ; d’autres affirment qu’elle n’est pas nulle, mais qu’elle est funeste et désastreuse. Ce qui est positif, c’est qu’il nous est fort difficile, à nous autres ministres qui désirons favoriser le progrès de l’art, de prendre une mesure quelconque dont le succès soit certain ou probable, that is likely to be successful. S’il nous arrive d’ériger une statue à un homme de mérite qui n’est plus, nous pouvons compter que dès le lendemain on en fera la caricature. Si nous acquérons quelque œuvre des grands maîtres du passé dans l’espérance qu’elle deviendra une source d’inspiration pour les peintres contemporains, on ne manque pas de nous démontrer que ce prétendu chef-d’œuvre n’est qu’une copie, et si nous avons le malheur de ne pas l’acheter, on nous accusera avec véhémence d’avoir laissé échapper une occasion d’or. Cependant, ajoutait-il, quelque décourageante que soit cette situation, nous nous ferons un devoir de protéger les arts et les artistes. »

Peut-être ce grand oseur, doué d’un esprit si charmant et si subtil, d’une imagination si vive et si remuante, a-t-il un secret, qu’il nous révélera plus tard ; peut-être réussira-t-il à donner à son pays des Véronèse et des Titien, des Velasquez et des Delacroix, ce qui assurément est une entreprise plus chanceuse que de lui donner l’île de Chypre. En attendant qu’il accomplisse ce miracle, l’Angleterre, comme toutes les autres nations de l’Europe, fera bien de se contenter de ce qu’elle a et de ne pas mépriser le lot qui lui a été assigné et qui n’est point méprisable. Le confortable n’a pas encore tué le sentiment, l’industrie et les machines n’ont pas entièrement supplanté les beaux-arts. Si l’exposition universelle de peinture de 1878 est inférieure à celle de 1855, elle ne laisse pas d’avoir son mérite ; parmi les 3,500 tableaux qui, venus de tous les coins de la terre, se trouvent réunis au Champ de Mars, on compte un nombre considérable d’œuvres fortes, distinguées ou intéressantes. Grâce à Dieu, il y a encore des peintres ; quand il n’y en aura plus, le monde deviendra bien triste. Nous admirons comme il convient les machines, et nous souhaitons toute sorte de bonheur aux mécaniciens ; mais la plus belle locomotive, la plus belle moissonneuse à deux roues, le plus merveilleux phonographe, la plus perfectionnée de toutes les machines à coudre ne tiendra jamais lieu d’une petite toile, grande comme la main, peinte avec amour, avec conscience, avec sincérité, par un artiste qui avait quelque chose à dire et qui l’a dit.

Nous serons très court sur la section française de l’exposition, bien qu’elle soit sans contredit la plus considérable de toutes, la mieux fournie, la plus riche en œuvres importantes. Les tableaux qu’on y voit ont figuré presque tous dans les expositions annuelles ; il n’y a pas lieu de les recommander de nouveau à l’attention et à l’admiration du public ou d’instruire une fois encore leur procès. La France ne peut que se féliciter du rôle qu’elle joue dans le concours international du Champ de Mars. Elle est entrée bien armée dans la lice ; pour y remporter la victoire, elle a mis en ligne quelques-uns des chefs-d’œuvre de M. Meissonier, les plus admirables portraits de M. Bonnat, les tableaux d’histoire de M. Jean-Paul Laurens, les scènes orientales de M. Gérôme et les scènes bibliques de M. Gustave Moreau, plusieurs grands paysages de M. Harpignies, dont le dessin est aussi pur et aussi sévère que la composition en est savante, des toiles signées Hébert ou Henner, Carolus Duran ou Jules Lefebvre, pour ne rien dire de bien d’autres artistes, qui se distinguent ou par le sentiment de la couleur, ou par l’étude sérieuse de la nature, ou par l’habileté de l’exécution. La France est fière de ses peintres, elle l’est peut-être encore plus de ses sculpteurs ; ils n’ont pas d’égaux, à peine ont-ils des émules. On est heureux de retrouver au Champ de Mars la phalange serrée de cette école moderne de sculpture qui joint le goût des nouveautés au respect des traditions et à laquelle l’étranger a peu de chose à opposer. Les statues anglaises sont trop habillées, elles s’appliquent par-dessus tout à ne point blesser là pudeur, à être scrupuleusement décentes, elles n’apprendront jamais la noble effronterie du grand art. Les statues allemandes, depuis que Rauch n’est plus, sont trop grasses, trop potelées, il y a de la lymphe dans leur marbre ou dans leur bronze. Les statues italiennes sont trop précieuses et trop léchées, elles pèchent par l’afféterie. La statuaire française n’est pas trop habillée, et elle n’est pas non plus déshabillée, elle recherche la chasteté du nu ; elle n’est pas trop grasse, et personne ne peut lui reprocher d’être trop maigre ; elle n’est pas précieuse, et cependant elle ne néglige point le détail ; elle sait jouer quand il le faut, mais elle se défie du joli, du mignard, des bagatelles tourmentées et laborieuses ; elle sait que « le ciseau, déposant la pensée de l’artiste dans une matière rebelle et d’une éternelle durée, doit avoir fait un choix original et peu commun. »

Le succès de la peinture française au Champ de Mars serait bien plus grand encore, si le jury avait été plus sévère ou plus impartial dans ses choix, plus attentif à séparer l’ivraie du bon grain, s’il n’avait eu en vue que l’honneur national, s’il l’avait moins sacrifié aux petites considérations et aux petites passions des petits amours-propres. Le catéchisme nous enseigne que nous avons trois sortes de devoirs à remplir, des devoirs envers nous-mêmes, envers le prochain et envers Dieu. Personne ne reprochera à messieurs les jurés de n’avoir pas rempli scrupuleusement leurs devoirs envers eux-mêmes ; on ne les accusera pas non plus d’avoir négligé leur prochain, si l’on entend par là cette portion de leur prochain qui se compose de leurs amis et des amis de leurs amis. Peut-être aussi ont-ils pensé s’acquitter envers Dieu en ouvrant à deux battans les portes des salles françaises à certains tableaux de sainteté. Malheureusement la peinture religieuse laisse aujourd’hui beaucoup à désirer ; le sérieux, l’inspiration, l’originalité, lui font défaut. En rendant compte du salon de 1843, Henri Heine se plaignait que les tableaux d’histoire sainte qu’on y rencontrait à chaque pas rappelaient trop « la boutique marchande et la mesquinerie épicière. » Il en voulait surtout à un grand tableau auquel on avait assigné une place d’honneur et qui représentait la fustigation. « La figure principale, disait-il, ressemble avec sa mine douloureuse au directeur d’une entreprise financière en déconfiture, qui se présente devant ses actionnaires afin de leur rendre ses comptes. Ces derniers sont aussi reproduits sur la toile sous la forme de bourreaux et de pharisiens, qui sont terriblement courroucés contre l’Ecce homo, parce que, selon toute apparence, ils ont perdu énormément d’argent sur leurs actions. » Nous n’avons découvert au Champ de Mars aucun Ecce homo qui réponde à ce signalement ; mais nous y avons aperçu des saintes Vierges fort bien faites, qui n’ont de divin que l’énorme auréole dont elles sont affublées ; leurs traits souffrans, leur, physionomie maladive n’expriment, à le bien prendre, que l’immense ennui qu’on a éprouvé à les peindre. Un dieu difforme peut avoir sa majesté, rien n’est moins supportable qu’une divinité bellâtre et insipide. Sans doute ces Vierges ont d’estimables qualités, elles sont l’ouvrage d’un habile homme, qui sait son métier ; mais il y en a trop, il suffisait d’en admettre une à titre d’échantillon. On pourrait citer bien d’autres tableaux qui n’ajoutent rien à l’éclat de la section française. Il est regrettable qu’on n’ait pas écarté cette bourre, qu’on ait introduit dans le tabernacle une centaine de toiles honnêtement médiocres et quelques autres médiocrement honnêtes. Il est regrettable aussi qu’on ait permis à de froides peintures, dont les dimensions sont exorbitantes, de s’étaler à leur aise, de couvrir des murailles entières. Bien qu’il fît brûler par un fer rouge la langue des blasphémateurs, saint Louis fut un saint homme de roi, qui mérite de tenir une grande place dans l’histoire ; mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il en tient trop au Champ de Mars.

Si l’on trouve dans la section française beaucoup de tableaux qu’on n’avait garde d’y chercher, on a le regret d’y chercher en vain d’autres tableaux qu’on serait heureux d’y trouver. Le jury a-t-il eu peur que la mariée ne fût trop belle ? Un certain nombre de morts, dont la France fait gloire, avaient leur droit d’entrée, on les a tenus rigoureusement à l’écart. A vrai dire, on a laissé entrer Corot, cet artiste au cœur tendre, qui aimait la nature en amoureux et qui savait mieux que personne mettre de l’air dans un tableau, donner de la profondeur à une toile. Henri Regnault a trouvé, comme Corot, grâce devant le jury ; mais on a eu soin jusqu’à ces derniers jours de disperser ses peintures ; craignait-on en les groupant de faire de la peine à quelqu’un, qui s’en serait trouvé diminué ? Vaine précaution ; le portrait équestre du général Prim fait événement dans la salle où on l’a placé ; mais où est la Salomé, l’incomparable Salomé ? Il est vrai qu’on l’a demandée et qu’on s’est heurté contre un obstiné refus. Moins heureux que Corot et Regnault, Rousseau, le plus savant des paysagistes, l’inventeur du paysage moderne, l’un des grands maîtres de ce siècle, a été laissé à la porte. On a exclu Millet, ce génie si naïf, si vrai, si robuste, si puissant, qui avait le secret de donner aux scènes les plus ordinaires de la vie des champs de la grandeur et du mystère. On a exclu Fromentin, cet artiste fin, délicat et nerveux, ce peintre doublé d’un écrivain, dont les talens divers s’entr’aidaient et qui nous a laissé quelques-uns des livres les plus colorés, quelques-uns des tableaux les mieux écrits de ce temps.

A quel motif faut-il attribuer ces fâcheuses proscriptions ? Les jurés ont-ils pensé qu’ils suffisaient à la gloire de leur pays ? Se sont-ils dit : Nous seuls, et c’est assez ? Ou bien croirons-nous qu’ils ont redouté des comparaisons dangereuses, que certains voisinages sont incommodes pour les talens ambitieux, pour les vanités inquiètes ? Il ne faut pas ajouter foi trop facilement aux vilaines explications. Tout le monde voulait figurer au Champ de Mars ; il y avait plus de demandes que de places, et pour satisfaire les vivans on a immolé les morts. Si on avait pu ajouter une rallonge à la table, ils auraient été de la fête ; mais on n’a pas voulu se serrer pour les faire asseoir, et on les a mis poliment à la porte ; les vivans crient, les morts essuient en silence l’affront qu’on leur fait. Au surplus cet affront ne les atteint point, leur mémoire n’est pas à la merci d’une intrigue ; personne n’a parcouru les salles françaises sans y chercher des yeux ces illustres absens, et l’étonnement mêlé de chagrin qu’on éprouvait en ne les voyant point était un hommage rendu à leur souvenir. Ah ! que les Anglais ont été plus avisés et mieux inspirés ! Ils n’ont oublié ni éconduit personne, ils ont amené avec eux tous leurs morts, grands ou petits, Mason et Lewis, Phillip, Walker et Landseer. Nous n’en conclurons pas qu’un jury anglais est fait d’une autre pâte, pétri d’un autre limon qu’un jury français. Au nord comme au midi, sous toutes les latitudes, tous les jurys se ressemblent et tous les amours-propres aussi ; mais l’Angleterre est un pays où l’on se persuade moins facilement qu’ailleurs que les hommes parvenus à certaines situations officielles peuvent tout se permettre, ne consulter en toutes choses que leurs goûts et leurs intérêts, et se dispenser de compter avec l’opinion publique. Les pachas sont une espèce plus rare sur les rives de la Tamise que sur les bords de la Seine. Hâtons-nous d’ajouter que parmi les péchés qu’on impute au jury français il en est de purement imaginaires. Au palais, quand on veut expliquer un crime inexplicable, on cherche la femme ; au Champ de Mars, on cherche le juré. Mais le juré est inabordable, insaisissable, inaccessible ; il méprise les reproches véhémens qu’on lui adresse et qu’il traite de vaines clabauderies. Il n’a pas même le loisir de les entendre, son esprit est ailleurs, il a eu tête un gros souci, il médite sur une affaire importante qui absorbe toutes ses pensées, il s’occupe jour et nuit à découvrir un moyen sûr de s’adjuger à lui-même une médaille d’honneur et d’infliger à ceux de ses confrères qui lui font ombrage l’humiliation d’une médaille de troisième classe.


II

Il y a dans les couvens des religieux profès, des novices et des frères convers. Les pays qui ont envoyé de la peinture au Champ de Mars sont les uns de vieux routiers de l’art, qui ont une antique renommée à soutenir, les autres sont encore nouveaux dans le métier où ils aspirent à passer maîtres. Les uns ont hérité de leurs ancêtres, une science traditionnelle, des règles, des préceptes, des exemples, qu’ils mettent à profit ; les autres en sont réduits à emprunter la science de leurs voisins ou à ne suivre que leur instinct, qui cherche le succès à tâtons. « Si un homme, disait Voltaire, à qui on sert un plat d’écrevisses qui étaient toutes grises avant la cuisson et qui sont devenues toutes rouges dans la chaudière croyait n’en devoir manger que lorsqu’il saurait bien précisément comment elles sont devenues toutes rouges, il ne mangerait d’écrevisses de sa vie. » Il est certain qu’on peut se passer quelquefois de savoir le pourquoi des choses. L’ignorance, quand le bon sens lui vient en aide, fait souvent d’heureuses trouvailles ; mais les longues expériences sont un guide plus sûr. Aussi les pays qui n’ont point de passé font-ils bien d’étudier le passé des autres ; encore faut-il l’étudier avec discernement, sans abdiquer son indépendance et sans oublier que les méthodes, d’autrui ne sont pas toujours à notre usage. Il est des peuples privilégiés, chez qui les beaux-arts sont un produit naturel du sol, du climat et du génie national ; pour d’autres, c’est comme une plante exotique d’importation plus ou moins récente, qu’ils s’appliquent à acclimater. Commençons notre revue par ces derniers.

La confédération argentine, Guatemala, Haïti, le Mexique, le Pérou, l’Uruguay, Venezuela, ont exposé ou des dessins calligraphiques, ou des scènes de genre, ou des vues panoramiques, ou des portraits ; chacun fait ce qu’il peut. On nous assure que parmi ces portraits il en est qui représentent des présidens, et cela nous explique pourquoi ce ne sont que des ébauches. Dans ces pays, où les révolutions sont si fréquentes, les retouches sont impossibles. Avant que le portrait soit achevé, le président a disparu.

Ce ne sont pas les révolutions qui empêchent le Portugal d’avoir de grands peintres. Cet intéressant petit peuple a des destinées plus paisibles, plus prospères que les états de l’Amérique centrale et méridionale, l’esprit plus posé que ses versatiles et orageux voisins de l’est. Les Portugais se piquent d’avoir du bon sens, d’être les Anglais de la péninsule, ils parlent avec dédain des muchachoa listos de Madrid, des têtes chaudes de l’Andalousie et de cette race ingouvernable qu’ils ont surnommée les Africains de Malaga. En revanche, si l’Espagne a trop de généraux disposés à courir la lucrative carrière des pronunciamientos, elle a des artistes, elle a des peintres ; on le voit bien au Champ de Mars, où l’exposition espagnole a obtenu le plus vif et le plus légitime succès. Le sage Portugal n’a exposé que dix-sept tableaux, et par malheur il ne s’est pas rattrapé sur la qualité. Ce sont pour la plupart des œuvres lourdes, pataudes, d’une exécution molle et paresseuse. On a dit que la langue portugaise était de l’espagnol désossé ; le Portugal a envoyé au Champ de Mars de la peinture désossée.

Le royaume hellénique a été logé dans la même salle que le Portugal ; nous ne les séparerons point, quoiqu’il soit étrange de compter la Grèce parmi les pays dont la peinture n’a point de passé. Un savant et ingénieux Allemand, M. Fallmerayer, s’est efforcé de démontrer que les Hellènes modernes ne descendent pas des héros de Marathon, qu’un autre sang coule dans leurs veines, que ce sont des Slaves qui parlent grec. Peu s’en est fallu qu’il ne payât de sa vie cet audacieux paradoxe, qu’on a réfuté plus d’une fois ; mais les Grecs sont intéressés eux-mêmes à ne pas se considérer comme solidaires d’un passé dont la gloire est écrasante. Entre l’Athènes du roi George et l’Athènes de Périclès il n’y a rien de commun que des ruines immortelles, qu’il faut admirer à genoux, en se gardant de les copier. Quand cessera-t-on de jeter à la tête des nouveaux Athéniens les grands noms de Phidias, de Zeuxis, de Sophocle et de Platon ? Ils ont eu le bon esprit d’imiter ce petit bourgeois qui se trouvait être le fils naturel d’un doge de Gênes et à qui son père légua un superbe palais de marbre, qu’il n’osa pas habiter ; il construisit en face une jolie maisonnette en moellons, où il s’installa, et il montrait le palais de marbre aux étrangers. La Grèce contemporaine n’a point de Thucydide, elle ne laisse pas d’avoir des historiens de mérite ; elle n’a pas de Sophocle, mais elle a des chants populaires pleins de grâce, de fraîcheur et d’esprit. Plût au ciel que sa peinture valût ses chansons ! Il y a commencement à tout.

La Grèce est représentée au Champ de Mars par un imitateur de M. Gérôme, par un impressionniste, que M. Manet empêche de dormir, et par un peintre de genre d’un vrai mérite. L’imitateur de M. Gérôme, M. Rallis, n’est pas sans talent ; il a beaucoup appris de son maître, mais il ne l’a pas dégorgé ; il le copie trop visiblement. L’impressionniste, M. Périclès Pantazis, est plutôt, pour parler la langue des spirituels auteurs de la Cigale, un simple intentionniste, et ses intentions sont tantôt bonnes et tantôt mauvaises. Son défaut le plus grave est que sa peinture manque de gaîté, elle est lugubre. Il a exposé un nombre assez considérable de tableaux, des figures, des natures mortes, des paysages, des scènes de printemps et d’automne, les brouillards des mers du nord. Ce qu’il a peint le mieux, c’est le brouillard ; il n’a pas eu besoin, comme le peintre intentionniste de la Cigale, de fourrer un couteau dans son cadre ; on comprend tout de suite qu’il s’agit d’un brouillard à couper par tranches. Le peintre de genre est M. Nikiforos Lytcras, qui n’a pas demandé ses inspirations à M. Manet ou à M. Gérôme, il n’a consulté que ses yeux. Il a peint des intérieurs grecs, où tout est grec, les figures, les costumes, la simplicité antique du mobilier, la nudité des murailles blanches, dont une sainte image et une glane d’oignons sont le seul ornement. Dans un de ces intérieurs, une jeune fille se dresse sur la pointe des pieds pour échanger à travers une lucarne entr’ouverte un baiser avec un jeune homme, dont on ne voit que le visage ; ce baiser est aussi chaste que le beau lis qui épanouit près d’elle sa corolle argentée. Le grand mérite de M. Lytras est qu’il n’aime pas le bitume ; sa peinture est très claire et n’a rien de frelaté. C’est un petit vin du cru, qui à de la franchise et du montant.

Passons brusquement du nord au midi, de la Grèce aux pays Scandinaves. Bien que les artistes suédois, norvégiens et danois aient presque tous fréquenté les écoles de Dusseldorf, de Munich ou de Paris, ils ont cependant quelque chose qui leur appartient en propre, certains traits de caractère qui les font reconnaître. Se promener dans la section danoise, c’est faire un voyage en Danemark, et ce voyage est aussi agréable qu’intéressant. Une bonhomie patriarcale dans le choix des sujets, des mœurs locales étudiées sur le vif, des visages honnêtes, qui inspirent la confiance, de bonnes gens qui ont l’air de se trouver bien où ils sont, une lumière, tantôt voilée, tantôt crue, un dessin consciencieux, appliqué, dont le seul défaut est un excès de rondeur, voilà ce qu’on trouve dans la plupart des tableaux que nous a envoyés Copenhague. Ce qui distingue surtout les peintres du Danemark, c’est que leur pinceau est toujours propre, il l’est même trop, il est propret, et la nature n’est jamais proprette ; la débarrasser de sa poussière, de ses cicatrices, de ses verrues, de ses saintes macules, c’est attenter à sa beauté. M. de Thiard disait : « J’aime beaucoup les bergeries de M. de Florian, mais j’y voudrais un loup. » Quand on regarde un tableau danois, on se prend à soupirer après une tache. M. Exner nous introduit dans l’intérieur de ménages rustiques, et sa peinture a du charme. Il nous fait voir des salles communes où il y a des hommes, des femmes, des enfans, des chiens et une porte ou une fenêtre ouverte, par laquelle on aperçoit un peu d’herbe et quelques arbres. Pourquoi faut-il qu’avant de nous être montrés, les plafonds, les planchers, les chaises, les tables, les assiettes, l’herbe et les arbres aient été lavés, récurés avec un soin trop minutieux ? Comme les meubles, comme les vêtemens, il semble que les visages n’ont jamais servi jusqu’à ce jour, et les sourires sont tout neufs. M. Exner devrait se dire que les maîtres hollandais de la grande époque avaient le goût du net et du limpide, et que pourtant, bêtes ou gens, les personnages qu’ils mettent en scène n’ont jamais l’air d’avoir été créés pour la circonstance ; nous devinons qu’ils ont une histoire, qu’ils ont subi l’action du temps, cette lime sourde qui use les choses, les hommes, les cœurs et les sourires. Ce qui nous intéresse le plus en peinture, ce sont les meubles qui ont un passé et les âmes qui ont vécu.

On peut adresser aux paysages danois la même critique qu’aux aimables tableaux de genre de M. Exner ; ils sont trop soignés, trop ratissés. On attendait du monde, on a balayé les allées, peigné les arbres, les voilà dignes de figurer dans la cérémonie. Il faut faire exception pour le Jour d’été de M. Kyhn, belle composition fort remarquable. Une vaste clairière qui s’abaisse par une pente douce et qu’entourent d’épais massifs, sur le devant une mare bordée d’un gazon fleuri, un terrain inégal, raboteux, de la profondeur dans la perspective, un grand ciel un peu blanchâtre, un soleil qui n’est pas celui de l’Espagne et qui ressemble, comme le dirait Gautier, à une pâle veilleuse sur la table de nuit d’un malade, voilà bien les beautés tranquilles, les grâces abandonnées et la sérénité mélancolique d’un jour d’été à 54 ou 55 degrés de latitude nord. Le râteau n’a pas passé par là, ce n’est pas du paysage endimanché.

La section danoise contient encore un grand tableau qui appelle l’attention et dont le sujet est emprunté à l’histoire du Danemark. Le roi Christian II, lequel régna de 1512 à 1523, avait envahi la Suède et s’était fait couronner à Stockholm, où il abattit plus d’une tête. Peu après, la Suède lui fut reprise par Gustave Wasa, et son oncle Frédéric Ier, duc de Holstein, le dépouilla de ses états héréditaires. Plus tard, avec l’aide de son puissant beau-frère, Charles-Quint, il essaya de remonter sur le trône. Il fut battu et enfermé pendant dix-sept ans dans un caveau du château de Sonderborg. On raconte qu’il y passait chaque jour des heures entières à tourner autour d’une table ronde, sur le rebord de laquelle il promenait son pouce. M. Bloch, membre de l’académie de Copenhague, a reproduit grand comme nature cet auguste et mélancolique prisonnier ; on sent que depuis bien des années déjà il tourne en rond autour de sa table et de son idée. Le frottement continuel de son doigt a creusé la pierre, ses pieds ont fini par user le carreau où ils se traînent languissamment. Son vieux serviteur, la tête nue, le front bas, lui avance un fauteuil et semble l’engager à interrompre son éternelle promenade en lui montrant des yeux son frugal repas qui l’attend. Ce roi détrôné, chaussé de pantoufles éculées, coiffé d’une barrette, vêtu d’une chemise en désordre et d’un méchant habit à crevés, représente bien une majesté déchue qui en appelle. Sa démarche est pesante, son corps s’est épaissi et engourdi dans sa longue captivité ; mais l’âme est restée fière, il refusera longtemps encore de signer son abdication. Sa figure exprime le travail d’une idée fixe, un royal embêtement, qui proteste contre la destinée. Peut-être se reproche-t-il de n’avoir pas fait tomber assez de têtes, de n’avoir été brutal qu’à moitié ; verser un peu de sang, c’est quelquefois dangereux ; en verser beaucoup, c’est souvent utile. Il y a dans ce tableau de la simplicité et une certaine grandeur. La salle voûtée et briquetée où se passe la scène est bien rendue, éclairée comme il convient ; les accessoires ont été exécutés par une main patiente et consciencieuse, qui n’escamote rien. Dans les œuvres de génie, il y a toujours un peu de scélératesse, ce sont des crimes heureux ; mais n’est pas scélérat qui veut, et rien n’est plus pitoyable que l’escamoteur maladroit qui se laisse surprendre la main dans le sac. Les peintes du Danemark sont parfaitement honnêtes ; ils sont bien les fils de ce vaillant petit pays, si malhonnêtement dépouillé par un voisin sans scrupules.

Quittons le Danemark pour nous transporter dans l’exposition des autres pays scandinaves ; nous y trouverons moins de bonhomie, plus d’habileté, plus de procédés appris, une recherche plus sensible de d’effet. Nous craignons qu’un peintre norvégien établi à Munich, M. Heyerdahl, n’ait manqué le sien en représentant Adam et Eve chassés du paradis. M. Heyerdahl a du talent, il a étudié son métier ; mais pourquoi son tableau est-il si sombre ? Il y a répandu comme un nuage de suie. Son Adam et son Eve n’ont pas l’air de sortir d’un jardin délicieux ; ils sortent plutôt de quelque hutte de charbonnier, où ils se sont noirci le visage et les mains. Eve, qui est coquette, a grand soin de mous cacher sa figure ; Adam en veut au garde champêtre qui lui a dressé procès-verbal, et il lui montre le poing. Nous doutons aussi que l’Asgaardreid de M. Arbo, de Christinia, produise tout d’effet qu’il en attendait. S’il en faut croire une légende norvégienne, ceux d’entre nous qui n’ont pas fait assez de bien pour mériter le ciel, ni assez de mal pour aller en enfer, seront condamnés après leur mort à chevaucher dans les airs jusqu’à la fin du monde. Nous ne trouvons rien à redire à la moralité de cette légende, nous aimons à voir punir les neutres, les indifférens, ceux qui ne furent ni chair ni poisson, ni serviteurs zélés de Dieu, ni partisans résolus du diable. Dante, lui aussi, a traité sévèrement les anges qui, sans tremper dans la révolte de Satan, m’ont laissé faire ; ils n’aimaient qu’eux-mêmes, per se foro. « Le ciel les expulsa, parce, qu’ils l’auraient enlaidi, et le profond enfer refusa de les recevoir. La miséricorde, comme la justice, les dédaigne ; ne parlons pas d’eux, regards et passe. »

Misericordia e giustizia gli sdegna ;
Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.


M. Arbo nous montre ses tristes cavaliers montés sur des coursiers noirs et galopant entre ciel et terre au clair de la lune. Il y a de la fougue dans cette composition ; mais hommes et chevaux, cette cavalcade fantastique forme une masse confuse, où nous distinguons à grand’peine quelques figures dans le tas, et nous en voulons au peintre de ne pas nous faire voir ce qu’il nous montre. Si M. Arbo a négligé d’allumer sa lanterne, on trouve en revanche dans la section norvégienne des couchers de soleil si éblouissans qu’on ne peut les contempler sans cligner les yeux. C’est peut-être vrai, mais nous en doutons ; la nature n’aime pas les pétards. À ce grand tapage de couleurs criardes, heurtées et violentes nous préférons le Paysage d’hiver de M. Munthe, où nous voyons un hameau de pêcheurs au bord de la mer. La terre est blanche, le ciel est noir, la mer est grise ; mais les pêcheurs ne s’occupent que de déballer leurs poissons. Nous sommes persuadé qu’ils adorent leur pays et qu’ils seraient très malheureux si on les transportait sur les rivages de la baie de Naples. L’habitude est la puissance qui gouverne ce monde, et il faut louer les peintres qui peignent des habitudes.

On trouve en Suède aussi d’intéressans paysages. Il est inutile d’appeler l’attention sur les belles marines de M. Wahlberg. Tout le monde connaît, pour les avoir vus au salon, ses clairs de lune, ses golfes, ses ports, ses ciels brouillés, ses vagues clapoteuses ou dormantes. M. Wahlberg cherche l’effet et il l’obtient ; mais on s’aperçoit qu’il le cherche. Il n’y a rien de cherché dans le très beau paysage de M. Lindström ; c’est un canal bordé de bouleaux à I’é-corce argentée, au feuillage léger, jauni par l’automne. L’eau est transparente, les arbres sont du dessin le plus étudié et le plus fin, l’air circule entre leurs branches, le tableau s’enfonce bien, on s’y promène avec plaisir et on y respire à l’aise.

Nous avons hâte d’arriver au morceau capital de l’exposition suédoise. M. le baron Gederström nous montre le corps de Charles XII transporté par ses officiers à travers la frontière norvégienne. Le vainqueur de Narva, le vaincu de Pultava a été frappé d’une balle à la tempe devant les retranchemens de Frederikshall. On le ramène à Stockholm sur une civière, que portent péniblement huit officiers de sa garde, vêtus d’un uniforme bleu sombre, dont l’un, blessé à la tête, a le front enveloppé d’un bandeau. Leur fardeau est lourd ; le maître, qui de son vivant les harassait par ses perpétuelles entreprises, continue après sa mort à peser lourdement sur leurs épaules. Ils ont l’air moins triste que soucieux ; ils songent à leur épaule meurtrie et aux incertitudes de l’avenir ; ils semblent se dire : Et après ? qu’arrivera-t-il ? à qui sera le trône ? Ils ne laissent pas d’aller d’un bon pas, d’un pas militaire ; on les voit marcher, on entend la neige crier sous leurs pieds, car la scène se passe au fort de l’hiver. Le funèbre cortège chemine dans un couloir de montagnes, sur une route qui descend rapidement. Un vieux général porte la main à son chapeau qui menaçait de s’envoler, le vent s’engouffre dans son manteau. Un autre officier supérieur, coiffé d’une perruque, le bras en bandoulière, pourrait bien être l’ingénieur français Maigret, « cet homme singulier et indifférent, » comme dit Voltaire, lequel, en voyant tomber le roi, s’écria : — Voilà la pièce finie, allons souper. — Derrière cette avant-garde flotte le drapeau suédois et se déroule à perte de vue toute l’armée en retraite. A droite se dresse un rocher peint avec une étonnante vigueur ; à gauche dévale un précipice où pendent des stalactites de glace. Un vieux chasseur, portant sur son dos un aigle mort dont la blessure ensanglante la neige, s’est mis de côté pour faire place au corps, devant lequel il s’incline ; comme lui, un enfant qui l’accompagne s’est découvert ; leur chien salue d’un hurlement plaintif cette grande et courte destinée qui passe. Un pâle rayon de soleil éclaire l’extrémité de la vallée, le reste est enveloppé dans la brume. Ce remarquable tableau est d’une peinture sévère, presque austère, mais franche et solide. Plus on le revoit, plus on en est frappé ; il ne vous séduit pas, il s’impose à vous. Il s’en dégage une forte et saisissante impression ; l’artiste a soigné le détail en le faisant concourir à l’effet général, et dans son œuvre tout est d’accord, tout est d’ensemble, la brume, la neige, le froid, le vent, l’expression soucieuse des figures et les yeux à jamais fermés d’un héros qui fut un aventurier de génie et mourut dans la force de l’âge, pour avoir lassé la fortune par ses impérieuses sommations. On ne saurait trop recommander cet ouvrage à l’étude attentive des peintres qui cherchent la grandeur dans le guindé, l’expression dans la grimage, l’éloquence dans la déclamation et le dramatique dans le théâtral. M. Cederström a sûrement appris la rhétorique ; mais après l’avoir apprise, il a eu soin de l’oublier, et son exemple est bon à suivre.


III

Les critiques ne se lassent pas d’exhorter les artistes à se vouer au grand art, à l’art sérieux, et ils ont raison ; mais beaucoup d’artistes s’imaginent que le grand art consiste à peindre des rois, des empereurs ou des saints sur une grande toile qui a quatre mètres de hauteur et six mètres de largeur, en quoi ils se trompent. Peignez des hommes, des anges ou des bêtes, des césars ou des paysans, la sainte Trinité ou des pâtis et des moutons, quelle que soit la dimension de votre toile, vous ferez grand si vous possédez les trois vertus théologales, la foi, l’amour et l’espérance. Il faut croire à son sujet ; il faut l’aimer passionnément, il faut ressentir en travaillant cette joie particulière qui accompagne les longs espoirs et les vastes pensées. L’essentiel est d’être assez convaincu pour convaincre les autres. Quand M. Cederström a peint son Charles XII, il était convaincu. Nous doutons que M. Siemiradski ait peint avec conviction les Torches vivantes de Néron, le plus grand tableau de la section russe, l’un des plus grands de toute l’exposition. Les Torches vivantes eurent beaucoup de succès à Rome, où elles furent exposées, croyons-nous, pour la première fois ; le jury des beaux-arts a confirmé la sentence des premiers juges en décernant une médaille d’honneur à M. Siemiradski. Le peintre polonais a pris son sujet dans Tacite : — « Après l’incendie de Rome, raconte l’historien latin, on commença par se saisir de ceux qui s’avouaient chrétiens et ensuite, sur leur déposition, d’une multitude immense, qui fut reconnue coupable moins d’avoir incendié Rome que de haïr le genre humain. A leur supplice on ajoutait la dérision ; on les attachait en croix, ou l’on enduisait leur corps de résine, et on s’en servait la nuit comme de flambeaux pour s’éclairer, in usum nocturni luminis. Néron avait cédé ses propres jardins pour ce spectacle ; aussi, quoique criminels et dignes des derniers supplices, on se sentit ému de compassion pour ces victimes, qui semblaient immolées moins au salut de l’état qu’au féroce caprice d’un homme. » Dans le tableau de M. Siemiradski, l’architecture est excellente, habilement traitée ; mais la perspective laisse beaucoup à désirer. Cette immense toile est plate comme la main ; la foule qui grouille sur le premier plan doit étouffer, la place lui manque et l’air aussi. Ce qui nous chagrine encore plus, c’est que cette foule paraît s’intéresser fort peu au spectacle étrange qu’on lui sert. Hommes, femmes, enfans, sénateurs et gens de rien, les uns habillés, les autres nus ou demi-nus, regardent voler les mouches ; ils ont un air de distraction, de désœuvrement et de profonde indifférence ; il n’y a pas dans cette nombreuse assistance une seule tête qui ait de la physionomie. Néron, qui tient un léopard en laisse et dont la litière est précédée de quatre esclaves noirs, paraît ennuyé de lui-même et des autres autant que le saint Louis de M. Cabanel fondant les Quinze-vingts et la Sorbonne. Quant aux malheureux chrétiens, ridiculement emmaillottés et perchés sur de hauts poteaux, ils semblent beaucoup moins préoccupés de l’affreux supplice qui les attend que du rôle piteux qu’on leur fait jouer. On cherche des héros et des martyrs, on n’aperçoit que des figurans, condamnés à paraître dans une pièce qui n’est pas de leur goût. — Tu as une belle voix, mais tu ne me persuades pas, disait un illustre chanteur à un débutant. — M. Siemiradskî a une belle voix, qui lui a valu une médaille d’honneur ; mais il ne réussit pas à nous persuader.

Il y a dans la section russe nombre de tableaux moins importans et beaucoup moins considérables, qui en revanche sont beaucoup plus persuasifs. Tels sont plusieurs tableaux de genre où les mœurs russes sont rendues au naturel. On voit avec plaisir une scène d’intérieur de M. Maximof, intitulée : Partage des biens dans une famille de paysans, et surtout sa Noce villageoise, qu’interrompt l’arrivée d’un devin, dont le bonnet fourré et la pelisse sont mouchetés de flocons de neige. Les mariés et leurs invités ont des figures expressives, la composition est bien entendue ; malheureusement cette scène est éclairée par des lampes qu’on ne voit pas, et on se demande d’où vient le jour, ce qui fait tort à la noce. Nous n’avons pas été persuadé par le Clair de lune verdâtre et un peu brutal de M. Kouïndji ; la lune n’est jamais brutale, même en Ukraine ; mais nous croyons sur parole M. Mechtcherski, quand il nous montre sa Forêt en hiver. Le milieu de la toile est occupé par un étang gelé, dont on a commencé de tailler la glace. Sur un de ces blocs de glace s’est perchée une corneille ; ses sœurs voltigent alentour. Au fond s’étend la forêt poudrée à blanc, chargée de givre et de frimas, enveloppée d’un brouillard qui donne le frisson.

Les ouvrages que renferme la section russe, si différens qu’ils soient par le sujet, ont tous un air de famille. L’invention en est souvent heureuse et spirituellement conçue ; l’exécution est insuffisante ou dure, la couleur est faible. C’est de la peinture de novice, qui pourtant n’est pas jeune. Le travail a été entrepris avec vigueur et vivement attaqué, mais il n’a pas été poussé, l’artiste est resté à mi-chemin, soit qu’il se défiât de ses forces, ou qu’il fût incapable d’un long effort, ou que sa main ait été prise d’une subite lassitude. Des trois vertus théologales c’est l’espérance qui manque le plus aux peintres russes ; aussi s’arrêtent-ils avant d’être arrivés, et leurs œuvres sont intéressantes, mais elles sont tristes, comme tout ce qui est incomplet. Il y a pourtant des exceptions. C’est une œuvre achevée que le portrait du paysagiste Schichkine par M. Kramskoï. Il est en pleine campagne, il cherche des yeux le site qu’il veut peindre et l’endroit où il ira planter son piquet. C’est une figure admirablement venue, qui est bien dans l’air et qui a de l’enveloppe. La Route dans la forêt de M. Lindholm, d’Helsingfors, est aussi un morceau irréprochable. Cette route traverse une sapinière tachetée de soleil. Le sapin du premier plan est un chef-d’œuvre. La grande règle est de faire ce qu’on voit et ce qu’on aime ; M. Lindholm a vu son sapin et il l’a aimé ? aussi a-t-il étudié en conscience l’histoire de chacune de ses branches depuis le commencement jusqu’à la fin, et cependant le détail se fond dans l’ensemble, la branche n’empêche pas de voir l’arbre, l’arbre n’empêche pas de voir la forêt. Ce sapin finlandais est tout à fait persuasif, et nous sommes convaincu qu’il y a dans M. Lindholm l’étoffe d’un excellent paysagiste.

Il semble qu’il m’y ait pas dans le monde deux nations plus différentes que la despotique Russie et que la libre république des États-Unis. Néanmoins ces deux pays se ressemblent par plus d’un endroit, et tout d’abord par la haine jalouse qu’ils ressentent à l’égal l’un de l’autre pour John Bull ; voilà pourquoi l’aigle à deux têtes et le drapeau étoile ont depuis longtemps fait amitié et contracté alliance ; le meilleur ciment qu’on ait inventé pour lier les nations comme les individus est une bonne haine commune. L’empire moscovite et les États-Unis ont aussi ce rapport que ce sont des peuples pionniers, perlant dans la politique l’esprit d’aventure, l’un avec plus d’astuce, l’autre avec plus de désinvolture, ce qui a fait dire à quelqu’un qui n’aime pas la Russie que le Russe est un Byzantin doublé d’un Yankee. Russes et Américains s’entendent encore pour mépriser profondément le vieux inonde, qui se meurt de consomption ou de décrépitude ; ils se croient appelés à rajeunir la civilisation, à lui infuser un sang nouveau. Peut-être se piquent-ils aussi de rajeunir les beaux-arts, dans lesquels ils commeracent à s’exercer. Il est possible que ces apprentis deviennent maîtres et qu’ils nous donnent un jour des leçons, c’est le secret de l’avenir.

Le premier point est d’avoir du caractère. Malgré ses défauts, la peinture russe en a, la peinture américaine en a peu, si nous en jugeons du moins par les échantillons rassemblés au Champ de Mars. Quand on vient de visiter la section russe, on emporte dans ses yeux des visions de steppes et des figures de moujiks. La section américaine nous apprend peu de chose sur les États-Unis et ne renferme qu’un petit nombre d’œuvres qui aient une physionomie originale. Il en est quelques-unes à la vérité qu’on peut qualifier d’excentriques ; mais original et excentrique, ce n’est pas la même chose. De quel côté de l’Océan M. Hamilton a-t-il rencontré cette grosse fille délurée qui, se renversant dans son fauteuil jaune, les mains croisées autour de ses genoux, une cigarette entre ses doigts, rit à gorge déployée et montre sa jambe à son perroquet ? Il y a beaucoup de talent dans cet ouvrage de mauvais goût ; mais à qui ce talent pourrait-il plaire ? Il est trop léger pour New-York, il est trop brutal pour Paris. Elle est bien singulière aussi cette grande toile d’un bleu sombre que M. Dana a intitulée Solitude, et qu’il aurait mieux fait d’appeler un tableau sans sujet. C’est un morceau de la pleine mer vue pendant la nuit, à la faveur de « cette obscure clarté qui tombe des étoiles. » On y voit tout juste assez pour constater qu’on ne voit rien. On distingue très nettement au contraire ce qui se passe dans la Vallée du paradis à Newport de M. La Farge. Ce paradis est coupé de petits murs en pierres sèches et brouté par des moutons qui ne paient pas de mine. Tel qu’il est, il a un caractère propre que M. La Farge a senti et rendu ; aussi préférons-nous son paysage un peu grisâtre aux intérieurs bretons, aux scènes bavaroises, aux vues de France ou d’Italie qui abondent dans la section des États-Unis.

Cependant on y découvre, en cherchant bien, quelques tableautins qui ont un goût prononcé de terroir. Nous avons un faible pour le Dimanche matin en Virginie de M. Winslow Homer. Quatre nègres et négresses, qui ressemblent beaucoup à des singes, sont occupés à lire la Bible. La vérité dans le sentiment et la parfaite sincérité du pinceau rendent la laideur aimable. Signalons aussi un petit chef-d’œuvre de M. Brown, intitulé le Cirque qui passe. Cinq méchans gamins, alignés sur le trottoir et fort dépenaillés, regardent passer des clowns à cheval. Ces cinq figures sont excellentes, pleines de vie et d’expression, et sur leurs lèvres fleurit ce rire yankee qui semble dire : Tu m’amuses, mais ne va pas t’imaginer que tu m’étonnes. Notons encore un beau Chat de M. Butler junior, lequel n’a rien de commun avec les chats civilisés, raffinés, élégans, aristocrates, coquets et douillets de M. Lambert, vrais gentilshommes de chats, nés pour mordiller des dentelles, pour égratigner des robes de satin, pour se faire les ongles sur des fauteuils en tapisserie, pour se rouler dans la martre et dans l’hermine, dans le vair et dans le gris. M. Butler nous montre un véritable rominagrobis de gouttières, râblé, épais, à l’œil dur. Il s’est accroupi sur le rebord d’une planche, et il guette sa proie, en faisant semblant de dormir. En veut-il à Cuba, perle des Antilles, ou aux mines d’or et d’argent du Mexique ? Espagnols et Mexicains feront bien de se défier, c’est un de ces matous qui ne jouent pas longtemps avec la souris, ils ont bientôt fait de l’étrangler et de l’avaler.

Nous terminerons par la Hongrie ce dénombrement des pays qui n’ont pas encore beaucoup marqué dans l’histoire de l’art. La Hongrie a l’insigne bonheur d’être représentée au Champ de Mars par un peintre dont les premiers essais ont été des coups de maître et qui est toujours allé en progressant ; sa dernière œuvre est la meilleure. Le jury a décerné une médaille d’honneur à M. Munkacsy, et de toutes ses décisions c’est la seule peut-être qui ait obtenu l’approbation universelle. Le Milton aveugle dictant le Paradis perdu à ses filles est un des grands succès de l’exposition. Milton est assis dans un fauteuil, près d’une fenêtre ; les dures expériences de sa vie, le rongement incessant d’une âme tourmentée et violente ont creusé, ravagé son visage ; il est en proie au démon, il cherche sa pensée dans la nuit. A la gauche du poète sont groupées autour d’une table ses trois filles, qui le regardent ; l’une brode, la seconde est debout, la troisième tient la plume : elle est comme suspendue aux lèvres de son père et à ses yeux éteints. Il a trouvé en elle le plus docile, le plus intelligent, le plus gracieux des secrétaires, car sa figure est d’une grâce exquise et pénétrante. Cette grande toile est pleine d’émotion, de recueillement et de silence ; on sent qu’il s’y passe quelque chose, on assiste à l’enfantement du Paradis perdu. Les accessoires, les meubles, les tentures, les fonds sont traités avec largeur ; la touche est ferme et grasse, elle en dit assez, elle ne dit rien de trop. On oublie en contemplant cet émouvant tableau que l’artiste a fait trop d’honneur aux filles de Milton ; l’histoire leur reproche d’avoir été d’assez mauvaises filles, d’avoir eu de vilains procédés pour leur père. On oublie aussi que le noir est le grand ennemi de M. Munkacsy, un ennemi dont il ne se défie pas assez. Il y en a moins dans son Milton que dans ses précédens tableaux, et pourtant il y en a trop. On nous assure que le noir est inconnu en Angleterre ; c’est même une question de savoir s’il existe dans la nature.

La section hongroise renferme plusieurs autres toiles importantes, dont les sujets sont empruntés pour la plupart à l’histoire nationale, et parmi lesquelles il faut signaler la Marie de Széchy, de M. Sékely, la Fuite de Tökoly après la prise de Likave, les Derniers momens de la forteresse de Szigethvar, par M. Weber, et surtout le Baptême de saint Etienne, premier roi de Hongrie par M. Jules Benczur, grand tableau fort estimable. Les artistes qui ont beaucoup d’ambition et qui s’attaquent à des sujets trop forts pour eux nous rappellent ce conscrit placé en sentinelle qui avait fait un prisonnier. — Amène-le-moi, lui criait son capitaine. — Je ne peux pas, répondait le conscrit ; il ne veut pas me lâcher. — Les artistes dont nous parlons sont les prisonniers de leur sujet, qui les tient et ne veut pas les lâcher, et, si recommandables que soient leurs ouvrages, ils nous laissent l’impression d’un labeur pénible, de l’effort désespéré d’un homme pris dans un piège dont il cherche à se dépêtrer. M. Bela Pallik ne s’est pas attaqué à saint Etienne, il a peint une Étable de brebis en Hongrie, et on sent qu’il est maître de son sujet. Dans le royaume de l’art, un mouton bien venu occupe une meilleure place qu’un héros manqué ou insignifiant. On remarquera aussi en parcourant la section hongroise que les peintres magyars ont un goût prononcé pour les sauces, et qu’ils placent volontiers la scène de leurs tableaux dans une cave, qu’ils éclairent par des feux de Bengale. Les étrangers qu’avait attirés à Paris la fête nationale, et qui ont vu pour la première fois la place de la Concorde illuminée a giorno par le gaz, l’électricité, des flammes rouges ou vertes, en ont été charmés ; quand ils l’ont revue le lendemain éclairée par la lumière du jour, ils ont été plus charmés encore, et ils ont reconnu que le plus admirable artificier est celui qui a inventé le soleil. L’auteur d’une petite brochure récemment publiée, qui est une apologie de l’impressionnisme, attribue fort justement aux peintres naturalistes de notre temps l’honneur d’avoir créé « la peinture claire, définitivement débarrassée de la litharge, du bitume, du chocolat, du jus de chique, du graillon et du gratin. » Nous leur devons aussi, ajoute-t-il, « l’étude du plein air, la sensation vraie non-seulement des couleurs, mais des moindres nuances des couleurs, les tons, et encore la recherche des rapports entre l’état de l’atmosphère qui éclaire le tableau et la tonalité générale des objets qui s’y trouvent peints. » Il loue également les artistes japonais de nous avoir appris qu’on peut produire les plus heureux, effets en juxtaposant des teintes fortes et les tons les plus tranchés[1]. Il est certain qu’après avoir regardé quelque temps un tableau bitumineux ou couleur chocolat, on éprouve quelque plaisir à contempler un éventail japonais, une pièce d’eau peinte par M. Monet ou une amazone de M. Renoir ; mais ce qu’il y a de mieux encore, c’est d’aller passer une heure dans la section espagnole du Champ de Mars. Un amateur de notre connaissance finit toujours par là sa visite à l’exposition, et à ceux qui s’en étonnent il répond : — Je sors d’un pays de sauces, et je viens ici pour me nettoyer les yeux.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Les Peintres impressionnistes, par Théodore Duret, Paris, 1878.