BISMARCK ET LA PAPAUTÉ
LA PAIX (1878-1889)

I
LES PREMIERS POURPARLERS. — LA RETRAITE DE FALK (1878-1819)

Pie IX vivant n’avait jamais cédé devant Bismarck ; et devant Pie IX mort, Bismarck recula. Le chancelier de l’Empire, entre 1872 et 1876, s’était fiévreusement préoccupé du futur conclave ; vaincu par la résistance passive du Pape d’aujourd’hui, il s’était demandé si les Etats de l’Europe ne pourraient pas aider l’Allemagne à faire le Pape de demain, ou convenir entre eux, tout au moins, de ne reconnaître le nouveau Pontife qu’après s’être assurés de ses intentions pacifiques et dociles. Mais il semble que, dès 1877, cet audacieux dessein d’intimider le Sacré-Collège, au nom de l’Europe et de concert avec l’Europe, pour le faire voter à son gré, avait cessé de tenter l’imagination bismarckienne. Bismarck, cette année-là, disait à Crispi : « Tous les Papes me sont égaux, réactionnaires ou libéraux. La papauté est une solide institution. C’est en elle que le mal réside ; aucun Pape, quoi qu’il veuille, ne peut agir à sa guise. » Quelques mois se passaient ; la mort de Pie IX mettait en émoi les gazettes berlinoises ; pour la première fois, dans la métropole du protestantisme, on se passionnait pour les prochains scrutins du Vatican ; le Culturkampf avait eu cet effet imprévu de familiariser avec les choses de Rome les gens de Berlin. Mais Bismarck lui-même, le signataire de cette fameuse dépêche de 1872 qui avait menacé la liberté du conclave, apparaissait indifférent, insouciant ; ses diplomates affectaient des mines détachées.

Lorsque le chargé d’affaires d’Italie vint notifier au secrétaire d’Etat Bülow que le Quirinal garantissait la sécurité du Sacré-Collège, Bülow prit acte, remercia, exprima l’espoir que le nouveau pape saurait rendre justice aux sentimens de l’Allemagne et se contenta d’observer « de quel péril eût été, en pareille occurrence, le gouvernement dont le 16 mai avait menacé la France et ses voisins. » Le Cabinet de Berlin, s’il fût demeuré fidèle à son programme de 1872, aurait prié le nouveau gouvernement français de collaborer avec lui pour prévenir ou pour réparer l’élection d’un pape intransigeant ; mais rien de pareil ne fut essayé. Bismarck naguère s’était figure que l’Europe pourrait mettre des conditions à la reconnaissance de l’évêque de Rome, tout comme la Prusse en voulait mettre pour la reconnaissance des simples curés ; mais, au jour venu, Bismarck laissait tranquilles, et l’Europe, et le conclave. Il ne poussait pas le Culturkampf jusqu’où il avait rêvé de le pousser ; il ne s’avançait pas jusqu’à vouloir régner sur Rome pour régner ensuite, par Rome, sur l’Eglise d’Allemagne ; il renonçait à ce suprême moyen de victoire au-delà duquel cependant il n’en pouvait entrevoir aucun autre ; et cet effacement de Bismarck devant le cercueil de Pie IX fut le premier mouvement de retraite esquissé par le chancelier de fer.


I

Vingt-quatre heures à peine s’étaient écoulées depuis qu’avait flotté sur la place Saint-Pierre le traditionnel panache de fumée qui prévient les Romains qu’ils ont un pape ; et déjà ce pape, — c’était le 20 février 1878, — écrivait à l’empereur Guillaume pour lui annoncer son avènement.


Affligé, lui disait-il, de ne plus trouver, entre le Saint-Siège et Votre Majesté, les relations qui existaient naguère si heureusement, Nous faisons un appel à la magnanimité de votre cœur pour obtenir que la paix et la tranquillité des consciences soient rendues aux catholiques qui sont une notable partie de vos sujets. Quant à eux, ils ne manqueront pas, comme la foi même qu’ils professent le leur prescrit, de se montrer, avec le plus consciencieux dévouement, déférens et fidèles à Votre Majesté.


La théologie catholique impose aux sujets certains devoirs. Au nom des catholiques allemands, devenus ses fils spirituels, Léon XIII donnait l’assurance que ces devoirs seraient remplis ; il parlait en chef religieux, ayant le droit de leur commander. Mais sans invoquer à l’égard de Guillaume Ier lui-même, comme l’avait un jour fait Pie IX, la juridiction naturelle du Pape sur toutes les âmes baptisées, il adressait, du haut de sa souveraineté nouvelle, un appel à la souveraineté de l’Empereur : puissance politique, il ouvrait un dialogue, d’égal à égal, avec une autre puissance politique.

L’autre puissance, — l’Allemagne, — répondit à la date du 24 mars. Guillaume félicitait Léon XIII. Il évoquait le passé, rendait justice au présent, espérait dans l’avenir. Il ‘expliquait que dans le passé les sentimens chrétiens qui animaient le peuple allemand avaient fait régner la paix intérieure et fait durer l’obéissance, il avait confiance que dans l’avenir ces sentimens auraient la même vertu ; et quant au présent, il disait : « Votre Sainteté relève avec raison le fait que mes sujets catholiques, de même que les autres, prêtent à l’autorité et aux lois l’obéissance qui répond aux enseignemens de la commune foi chrétienne. » Ainsi le Pape et l’Empereur s’accordaient pour témoigner que les bons catholiques d’Allemagne étaient de bons sujets. Mais, serrant le Pape de plus près, l’Empereur ajoutait :


J’emprunte volontiers aux paroles amicales que vous m’avez adressées l’espoir que vous serez disposé, avec l’influence puissante que la constitution de votre Eglise accorde à Votre Sainteté sur tous les serviteurs de cette Église, à agir en sorte que ceux de ces serviteurs qui l’ont négligé jusqu’ici, suivant dorénavant l’exemple de la population dont l’éducation spirituelle leur est confiée, obéissent aux lois du pays qu’ils habitent.


Tout dans ces dernières lignes était savamment concerté ; elles portaient la marque de la rédaction bismarckienne, inquiétante jusque dans ses avances, et toujours habile à glisser la menace derrière le sourire, à asséner, d’un même geste méphistophélétique, le coup d’encensoir et le coup de boutoir. Elles étaient terribles pour le clergé allemand : elles insinuaient que ce clergé, destiné à élever le peuple, devrait bien, en fait, suivre l’exemple du peuple, et, comme le peuple, savoir obéir : on eût dit que Guillaume n’avait tant mis en vedette la docilité des fidèles que pour accuser plus sévèrement, ensuite, l’indocilité des curés. Mais en même temps, et dans la même phrase, quel délicat hommage à la souveraineté pontificale ! L’Allemagne, par la plume de son César, parlait avec respect de « l’influence puissante que la constitution de l’Eglise accordait au Pape : » et faisant appel à cette influence, elle la conviait à s’exercer, en terre allemande, sur les prêtres allemands.

Cela déplairait peut-être aux « vieux-catholiques, » qui n’avaient d’autre mission que de tenir Rome en échec ; et cela sans doute eût choqué les protestans d’autrefois, si jaloux de fermer la Prusse aux immixtions de l’ « Antéchrist ; » cela démentait enfin d’innombrables commentaires qui, durant les six dernières années, avaient présenté le Culturkampf comme une riposte nécessaire au concile du Vatican, comme une entrave indispensable au progrès de la « théocratie ultramontaine, » comme la lutte inévitable du « germanisme » contre le « romanisme. » Bismarck en personne, à certaines heures, s’était, dans certains de ses discours, inspiré de ces commentaires-là. Mais il ne leur attachait pas plus de prix qu’à des ficelles oratoires, qui font mouvoir les majorités parlementaires. Et voici qu’au contraire, en ce lendemain de conclave, il se retrouvait, sans effort, dans le même état d’esprit qu’au lendemain du Concile : alors déjà il avait invoqué le « papisme » pour que le « papisme » exerçât une pesée sur le clergé français, sur le clergé bavarois, sur le Centre allemand… « L’idée d’un pape infaillible, absolutiste, notait finement le comte d’Arnim, n’est nullement antipathique à Bismarck ; un pape autocrate qui se tienne à son service, voilà l’idéal de Bismarck. »

Le message impérial méritait l’attention de Léon XIII ; il coïncidait, du reste, avec certaines démarches, qui semblaient en accentuer le sens. On voyait revenir à Rome, une fois de plus, l’homme de confiance de Guillaume et du grand-duc de Bade, Henri Gelzer. Moitié théologien, moitié diplomate, autrefois directeur d’une importante revue protestante, il aimait beaucoup, de temps à autre, aller flairer l’air de Rome ; il rêvait, dès 1873, de rencontrer au Vatican « un homme éclairé avec qui il pût causer intelligemment. » Au printemps de 1878, il estima qu’il avait trouvé cet homme : c’était le cardinal Franchi, secrétaire d’Etat du nouveau Pape. Franchi savait son Europe ; l’Allemagne, pour lui, n’était pas une terre inconnue. Il avait plus et mieux que l’esprit de conciliation ; il savait découvrir les formules, subtilement correctes, qui traduisaient en style curial, acceptable pour les canonistes, certaines exigences des pouvoirs civils ; avant de se hâter de signifier un non possumus, il essayait de rédiger, à sa guise, avec les termes de son Eglise et toutes les nuances que cette Église impose, un possumus souriant, généreux, mais souriant avec dignité, et généreux avec fierté. Sur la recommandation du cardinal de Hohenlohe, Gelzer reçut bon accueil à la secrétairerie d’Etat. Franchi, prenant les devans, lui exprima le vœu d’une pleine entente, d’une entente rapide, sur la base de la bulle De salute, qui avait, en 1821, marqué l’accord entre la Prusse et le Saint-Siège. « Faites vite, faites vite, » conjurait le cardinal. Gelzer, non sans quelques suspicions, étudiait cette atmosphère imprévue ; il croyait sentir que « les Jésuites, les ultramontains français, les évêques autrichiens, le cardinal Bilio » empêcheraient de faire vite ; il soupçonnait Franchi de n’être si pressé que pour se ménager un succès personnel. Il y avait, près de Franchi, un prélat polonais, Czacki : que ferait ce prélat ? C’était une énigme encore pour Gelzer ; apparemment la présence de ce Slave ne rassurait qu’à moitié cet Allemand. Léon XIII lui faisait l’effet d’un homme intelligent, mais manquant de l’énergie nécessaire pour s’affranchir toujours des influences contraires. Telles furent les impressions un peu mêlées, un peu vagues encore, dont Guillaume, assurément, ne tarda pas à être averti.

Bismarck, lui aussi, avait son émissaire. Celui-ci opérait à Munich ; il n’était autre que le comte Holnstein, grand écuyer du roi Louis II. Un soir de mars, dans le salon de l’archiduchesse Gisèle, Holnstein, qui généralement boudait vaux robes violettes, vint causer avec le nonce Aloisi Masella. « Monseigneur, lui dit-il, nous devrions nous réconcilier contre l’ennemi commun, le socialisme. » Masella retint le propos ; et bientôt, de son côté, s’entretenant avec le baron de Soden, ministre de Wurtemberg à Munich, il lui faisait ressortir quels avantages aurait pour la Prusse la paix religieuse. Soden discutait, ne voulait pas que le nonce s’illusionnât, lui faisait comprendre qu’on obtiendrait malaisément l’abrogation des lois de Mai. Ne pourrait-on les laisser tomber en désuétude ? insinuait Masella. Des propos en l’air n’engagent personne : ce sont ballons d’essai. Le nonce de Munich excellait à les lancer. De Munich à Berlin, les racontars vont bon train ; et Bismarck fut vite mis au courant. Holnstein, le 31 mars, revit le nonce ; et ce fut de la situation religieuse qu’ils parlèrent. Il était vraiment souhaitable qu’elle se réglât ; Holnstein insistait, suggérait que le Vatican devrait s’adresser directement à Bismarck. Il y a une question délicate, continuait-il, celle des évêques déposés par l’Etat ; comment s’en tirera-t-on ? La question est douloureuse, reprenait Masella, mais non pas insoluble ; et le nonce alléguait qu’à toutes les preuves de courage qu’ils avaient déjà données, ces évêques pourraient ajouter un acte suprême : se sacrifier, pour faciliter une entente. Holnstein ne prit pas congé du nonce sans lui dire qu’il allait passer quelque temps à Berlin ; Bismarck allait avoir un second écho des conversations de Masella.

Léon XIII, que le nonce informait régulièrement, répondit en personne, le 17 avril, à la lettre impériale. Le Pape remerciait Guillaume et constatait que l’intervention de l’autorité papale était demandée par Sa Majesté l’Empereur. Il redisait que, « d’après une maxime incontestée de la sainte religion catholique, l’accomplissement le plus exact des devoirs religieux s’unit, quand aucun obstacle ne s’y oppose, à l’obéissance et au respect dû aux autorités et aux lois de l’Etat. » Mais en Prusse un obstacle existait, c’était la nouvelle législation. Léon XIII se plaignait, très sobrement, qu’elle eût altéré la divine constitution de l’Eglise, qu’elle eût créé des conflits entre le droit civil et le droit canon : de là, l’inévitable agitation, dans laquelle avaient été jetés les catholiques, acculés à l’alternative de désobéir aux lois de la Prusse, ou de désobéir à la loi de Dieu. Bismarck avait affecté, sous la signature de Guillaume, d’opposer la docilité des sujets catholiques à l’indocilité du clergé. Implicitement, par le choix même des termes, Léon XIII laissait comprendre qu’il n’admettait pas ce fallacieux contraste. A ses yeux, c’étaient « les catholiques, » c’étaient « les ministres de Dieu et le peuple catholique, » qui, lésés par les lois, étaient contraints de les enfreindre ; et tandis qu’on eût pu croire, à lire la lettre de l’Empereur, que la Prusse souffrait, tout simplement, d’une fronde ecclésiastique, Léon XIII laissait comprendre qu’il connaissait l’exacte réalité, le mouvement populaire sur lequel s’appuyait la résistance aux lois. Il demandait à l’Empereur de jeter un regard propice sur cette douloureuse situation, et d’enlever l’obstacle qui empêchait les catholiques de concilier l’obéissance due à l’Eglise avec la soumission due au pouvoir civil. On y arriverait, disait-il, en rétablissant les articles de la constitution prussienne qui, de 1850 à 1873, avaient pleinement garanti la liberté de l’Église. Léon XIII en conjurait la justice de Guillaume ; il s’offrait à contribuer, pour sa part, à hâter l’apaisement, et promettait de veiller, ultérieurement, à ce que « l’accord entre les deux autorités suprêmes fût conservé et augmenté. » Ainsi Léon XIII réclamait, pour l’Eglise de Prusse, le même statut constitutionnel dont elle avait joui vingt-deux ans durant, et que la Chambre prussienne avait dû déchirer pour élaborer, à son aise, les aventureuses lois de Mai.

Ne voulant pas dire oui, Guillaume et Bismarck différèrent un peu de répondre non ; et le comte Holnstein, repartant de Berlin pour Munich à la fin d’avril, eut mission de continuer à causer. « En un-quart d’heure, monseigneur, disait-il à Masella, tout pourrait s’arranger ; que n’allez-vous à Berlin ? » Il laissait espérer qu’à l’égard même des évêques déposés, la Prusse, peut-être, se montrerait finalement plus complaisante qu’on ne le pensait à Rome. Masella fit remarquer qu’il était sans mission pour traiter les points très importans sur lesquels portait le litige, par exemple la question des lois de Mai. Holnstein, toujours caressant et toujours pressé, répliquait que de part et d’autre il suffirait de désirer s’entendre, que c’était là l’essentiel ; et puis, glissant à l’oreille du nonce un bon conseil, il lui insinuait que Windthorst et un certain nombre de membres du Centre exploitaient la question religieuse au profit de leurs passions politiques, que c’étaient des particularistes, hostiles à l’Empire, et qu’il importait beaucoup, aux yeux de Bismarck, que le négociateur du Saint-Siège s’abstînt de recourir aux bons offices de gens aussi suspects. Masella comprit, ce jour-là, de quoi rêvait Bismarck, d’une paix faite avec Rome par-dessus la tête de Windthorst.

Le Saint-Siège, prévenu, fut d’avis qu’il ne fallait pas laisser tomber la conversation : le nonce, alors, résolut de la poursuivre par écrit. Il observa, dans une note, que Bismarck, en ce moment même, désireux de régler les affaires des Balkans, avait résolu de prendre pour point de départ des négociations, non pas le traité de San-Stéphano, qui précisément faisait l’objet des discordes, mais le lointain traité de 1856 ; de même, concluait Masella, on pourrait adopter, comme point de départ des conversations entre la Prusse et Rome, la bulle De Salute, par laquelle le Pape, en 1821, d’accord avec le roi de Prusse, avait organisé l’Eglise prussienne. De part et d’autre, on étudierait ce texte ; le Saint-Siège examinerait quels changemens il y pourrait apporter pour agréer à Berlin ; et la Prusse, en retour, par le fait même qu’elle entrerait dans une telle combinaison, serait amenée à abroger, implicitement, certaines dispositions des lois de Mai, sans qu’il fût nécessaire, pour cela, de procéder à leur révision. Masella, qui avait bien écouté Holnstein et qui l’avait compris, donnait en même temps l’assurance formelle « qu’en aucun cas les personnages politiques engagés dans le conflit ne seraient autorisés à participer aux négociations ; » il protestait enfin du respect du Vatican pour les légitimes prérogatives de la suprême autorité civile. Ainsi faisait-il le geste d’arborer en face de Bismarck, sans appeler à la rescousse les membres du Centre, une bulle qui existait toujours, que la souveraineté prussienne avait jadis acceptée, et que la souveraineté papale était disposée à modifier, pour rendre la paix à l’Allemagne. La note, soigneusement étudiée, fut remise au comte Holnstein le 4 mai.

Mais à ce moment même, les rares prêtres prussiens qui, après les lois de 1875, avaient consenti à accepter encore un traitement du gouvernement, recevaient de Rome un avis fort troublant : la Congrégation du Concile, qui avait examiné leur cas, leur signifiait que, par une telle attitude, ils donnaient aux fidèles un sujet public de chagrin, et les invitait à déclarer publiquement, dans un délai de quarante jours, qu’ils ne se soumettaient pas aux lois de Mai et qu’ils ne comptaient plus émarger au budget. S’ils s’y refusaient, ils seraient ipso facto suspendus. A l’écart des diplomates, à l’écart de la secrétairerie d’Etat, le cardinal Caterini, préfet du Concile, avait lancé cette sommation. Il ne s’inquiétait pas de ce qui se mûrissait dans les chancelleries ; il voyait des prêtres rebelles ; il levait son bras pour les frapper. Il pouvait dire que, gardien de la discipline religieuse, cette discipline, seule, l’intéressait, et qu’il ne s’occupait point de politique. Mais nos actes font ricochet, et ces ricochets se prolongent, avec une logique qui nous déroute ; et par l’effet de ce fatal mécanisme, le zélé cardinal faisait de la politique sans le savoir, comme, sans le savoir, M. Jourdain faisait de la prose. Sans qu’assurément il en eût conscience, sa politique, tout involontaire, mettait en posture ennuyeuse le nonce Masella et le secrétaire d’Etat Franchi. Au nom du Saint-Siège, un fait de guerre se produisait, qui semblait démentir leurs premiers gestes de paix. Bismarck le fit remarquer, s’en plaignit à Masella par l’entremise d’Holnstein, se déclara très découragé ; mais l’heure n’était plus où Bismarck aspirait à saisir l’Église en flagrant délit d’illégalité, et à la stigmatiser comme une rebelle. D’ailleurs, pour réduire cet incident à sa vraie portée, il suffisait d’interroger l’horizon des Sept Collines. Léon XIII, le 23 mai, recevant des pèlerins allemands, leur disait : « Que Dieu, touché de votre constance et des œuvres de votre foi, fasse que l’Église connaisse finalement des temps tranquilles, et qu’il advienne aussi, chose très désirée, que ceux qui à présent sont hostiles à l’Eglise, ou bien sentent sa vertu, ou bien, malgré eux, en connaissent la divinité et en éprouvent les bienfaits. » On n’entendait plus retentir, comme au temps de Pie IX, de foudroyans coups de tonnerre ; l’atmosphère romaine était plus rassérénée, et l’éloquence de Léon XIII apparaissait nuancée, — nuancée comme certains arcs-en-ciel[1].


II

Les hommes d’Etat présument beaucoup lorsqu’ils croient mener l’histoire, tout au plus préparent-ils les matériaux ; puis, sur ces matériaux une force travailleront Dieu seul est le maître, et qui s’appelle l’imprévu. Le 12 mai 1878, l’imprévu fit son œuvre, à Berlin : un ferblantier, nommé Hoedel, visa l’Empereur sans l’atteindre. Ce coup de pistolet apparut à l’Allemagne politique comme la sanction des progrès socialistes ; elle en fut affolée. Pour Guillaume, pour Bismarck, l’idée socialiste avait armé ce ferblantier ; l’idée socialiste était la coupable. Bismarck télégraphia de Friedrichsruhe : « Il faut, contre les socialistes, une loi d’exception ; » et Guillaume, quelques heures après, sortant du service divin, déclara devant ses ministres : « Ce qui importe, surtout, c’est que la religion ne soit pas perdue pour le peuple. Prévenir un tel mal, voilà la principale tâche. » Le chancelier comptait, pour vaincre, sur la brutalité d’une loi spéciale ; et l’Empereur comptait, lui, sur l’efficacité de la pensée religieuse : aux heures de trouble, où les consciences se livrent, les premiers mots qu’improvisaient leurs deux consciences révélaient la diversité de leurs natures. Ils allaient faire, l’un et l’autre, ce qu’ils avaient résolu ; leurs deux programmes, d’ailleurs, ne s’excluaient nullement. Et l’application de ces deux programmes allait avoir une répercussion, indirecte mais réelle, sur les rapports entre la Prusse et l’Eglise romaine.

Car sauvegarder la religion, comme dernièrement encore une lettre du maréchal Roon, toute tremblante d’émotion, en avait supplié Guillaume, cela voulait dire, tout à la fois, faire régner Dieu dans l’école, et l’orthodoxie dans l’Eglise évangélique. Or, au début de l’année, comme les protestans orthodoxes de Minden se plaignaient, après tant d’autres, que Falk inclinât à multiplier les écoles où les confessions étaient mêlées, Falk avait éconduit leurs doléances, et Guillaume pensait que pourtant ils avaient raison, et que le caractère exclusivement confessionnel de l’école primaire était une garantie du règne de Dieu. Il trouvait, de plus en plus, qu’avec Falk pour gérant, l’établissement évangélique fonctionnait mal. Guillaume allait faire tout seul, et par lui-même, sa besogne d’évêque souverain ; il affectait d’expédier au synode brandebourgeois des personnalités qui fussent d’une orthodoxie bien tranchante et presque agressive. Falk alors se sentait visé et malaisément supporté ; il se défendait dans un mémoire ; le bruit de sa retraite s’accréditait dans Berlin. Finalement, il restait, tolérait la nouvelle orientation de l’Eglise évangélique, griffonnait un rescrit où il recommandait aux instituteurs d’épargner aux bambins tout contact et toute lecture qui mettraient en péril leur vie religieuse. Mais on avait généralement l’impression que, par la volonté de Guillaume, la fortune politique de Falk approchait de son terme.

Guillaume était las, aussi, des nationaux-libéraux ; il les avait tolérés, mais il ne les avait jamais aimés ; et Bismarck, tout doucement, allait peut-être le débarrasser d’eux. Car, en déposant contre les socialistes un projet que les nationaux-libéraux ne pouvaient accepter, Bismarck acculait ses anciens alliés à un péché contre la raison d’Etat : mécontent d’eux, déjà, pour d’autres raisons que l’Empereur, il tenait désormais une arme contre eux, et, le jour venu, il la manierait.

Un second coup de pistolet, le 2 juin, précipita leur châtiment : cette fois, l’Empereur était blessé ; un homme d’une certaine culture, un Herr Doktor nommé Nobiliug, l’avait mis, pour quelques mois, hors d’état de gouverner. Le prince Frédéric, son fils, prit momentanément le pouvoir. Naturellement, les attaques reprirent contre Falk, coupable, disait-on, d’avoir laissé monter le socialisme, et contre les nationaux-libéraux, coupables de n’avoir pas voulu le réprimer. Frédéric, qui honorait de son amitié quelques nationaux-libéraux, ne céda pas aux courans qui menaçaient de balayer Falk ; mais il dut, sur le terrain proprement politique, céder aux impulsions de Bismarck, « Je les tiens, les coquins ! s’écria le chancelier lorsqu’il apprit l’attentat de Nobiling, dissolvons le Reichstag. » Les coquins, c’étaient non les socialistes, mais les nationaux-libéraux.

Il expliqua très expressément, dans un Mémoire destiné aux divers gouvernemens de l’Allemagne, que leur prétention d’être toujours consultés était insupportable ; que leur subordination aux élémens « progressistes, » aux élémens de gauche, était intolérable, et que s’ils continuaient, ils finiraient par le forcer de lutter contre eux. Il les accusait de vouloir le contraindre à les faire ministres, et à les laisser gouverner sans qu’il s’en mêlât : on le mettrait sur la table, lui Bismarck, comme une pomme véreuse servie pour la montre. Cela, il ne le voulait pas, et puisqu’ils manœuvraient pour se passer de lui, ce serait lui qui se passerait d’eux. Sa presse, au cours de la campagne électorale, fut, à leur endroit, malveillante et violente : des mots d’ordre s’essayaient, signifiaient au corps électoral qu’il fallait choisir entre Lasker et Bismarck. Il était naturel dès lors que leurs candidats fussent médiocrement bismarckiens. Bismarck épiait leur attitude, et de plus belle Bismarck se fâchait, et « plein de venin, plein de bile, » jetait feu et flamme contre eux.

Mais ce ministre des Cultes dont Guillaume avait paru préparer la disgrâce, et qui sous l’égide du prince Frédéric ne paraissait jouir que d’une trêve provisoire ; et ces parlementaires nationaux-libéraux dont évidemment Bismarck avait assez et contre lesquels il déchaînait sa presse, n’avaient-ils pas été, quelques années auparavant, les plus actifs ouvriers du Culturkampf, les plus assidus persécuteurs de l’Église romaine ? Pour des raisons auxquelles cette Eglise n’était nullement mêlée, l’ascendant de ce ministre et l’ascendant de ces parlementaires chancelait, au moment même où, s’interposant toujours entre elle et l’Etat comme des obstacles, ils risquaient de supprimer les possibilités d’entente.

L’Eglise pouvait noter, aussi, que, dans l’expose des motifs du projet de loi contre les socialistes, le haut fonctionnaire Hoffmann avait osé écrire : « Sans nul doute le Culturkampf et la façon dont il a été mené ont contribué autant et peut-être plus encore que l’agitation socialiste à léser l’autorité de l’Etat. » Y avait-il une grande différence entre le langage de Hoffmann et celui de Léon XIII ? Et si, fugitivement, Rome et Berlin parlaient de même, pourquoi ne commencerait-on pas à s’écouter ?


III

Rome continuait, comme elle pouvait et là où elle le pouvait, de causer avec la Prusse. L’un des deux rois allemands dont la conscience relevait de Rome, le roi de Saxe, devait, le 20 juin, fêter ses noces d’argent. Quelques semaines avant, Masella avait su qu’il y serait le bienvenu ; et le Saint-Siège, consulté, avait tout de suite décidé qu’il devait prendre le chemin de Dresde. Masella prévint le comte Holnstein, lui dit qu’il serait heureux, là-bas, de présenter ses devoirs à l’Empereur ; le comte Herbert de Bismarck répondit bientôt à Holnstein qu’on était, à Berlin, satisfait de ce projet. La nonciature de Munich, le 9 juin, fut honorée d’une visite mystérieuse ; un colporteur s’y présenta, demandant à voir le nonce. Sous ce déguisement se cachait t’authentique successeur de ces princes électeurs qui, durant des siècles, avaient fait régner leur crosse sur Cologne et leur prestige sur tout le Saint-Empire. Melchers, en personne, déposé par l’Etat de son archevêché de Cologne, mais archevêque toujours aux yeux de l’Eglise, accourait de Hollande, bravant la prison, pour entretenir Masella, pour lui remontrer que Bismarck ne ferait jamais les concessions nécessaires, que la situation de l’Eglise ne changerait que sous le prochain règne, et qu’alors seulement, grâce à l’influence de la princesse Frédéric, l’Eglise serait laissée libre, en Prusse, comme elle l’était en Angleterre. Le nonce laissa dire, mais continua, quand même, de préparer ses bagages à destination de Dresde, où l’expédiait le Pape.

Lorsqu’il y arriva, un fait nouveau s’était produit : cinq paragraphes fermes et denses, rédigés par Bismarck, recopiés et signés par le prince Frédéric, avaient été le 10 juin expédiés au Pape. La Prusse, par ce document, signifiait à Léon XIII qu’en rapprochant la lettre impériale du 24 mars et la lettre papale du 17 avril, on devait constater, entre les deux pouvoirs, une opposition de principes : d’une part, en effet, contrairement aux espérances de Guillaume Ier, Sa Sainteté ne recommandait pas aux serviteurs de l’Église l’obéissance aux lois de Mai ; et d’autre part, aucun monarque prussien ne saurait accepter que la constitution et les lois de la Prusse fussent modifiées conformément aux dogmes de l’Eglise romaine, et qu’ainsi périclitassent l’indépendance de la monarchie et le libre jeu de la législation prussienne. Une lutte de principes était donc engagée ; elle était même, depuis mille ans, plus sensible en Allemagne qu’ailleurs. Je ne puis la clore, déclarait le prince Frédéric ; et Votre Sainteté, peut-être, ne peut pas la clore davantage. Il aurait préféré que des explications confidentielles rendissent inutiles ces remarques écrites ; il ne pouvait, cependant, les différer plus longtemps. Mais une fois ces remarques faites, le prince Frédéric se déclarait tout prêt à traiter les difficultés, avec un esprit de conciliation, avec des sentimens favorables à la paix, fruit de ses convictions chrétiennes ; et il exprimait l’espoir que là où une entente n’était pas possible sur le terrain des principes, « les dispositions conciliatrices des deux parties ouvriraient, pour la Prusse aussi, les voies pacifiques qui n’avaient jamais été fermées à d’autres Etats. »

Cette lettre marquait un grand pas : et l’invite qu’elle renfermait était plus importante, aux yeux de Rome, que le non possumus qu’elle affirmait. Le non possumus que soulignait une allusion médiocrement opportune à la querelle des Investitures, marquait l’impossibilité pour la Prusse de subordonner ses lois à la volonté de Rome ; sur ce point, le prince Frédéric n’était pas moins résolu que Bismarck. Mais l’invite qui succédait faisait entrevoir à Rome la possibilité proche ou lointaine d’obtenir certains remaniemens, certaines atténuations. C’était une nouveauté que cette invite : on avait fait les lois de Mai, cinq ans plus tôt, sans admettre Rome à parler ; aujourd’hui l’on se tournait vers Rome, et on lui disait : Parlez.

On souhaitait, même, que Masella parlât, tout de suite, et qu’il parlât à Bismarck lui-même. Il venait à peine de poser pied à Dresde, lorsqu’il reçut du comte de Solms, ministre de Prusse, communication d’une dépêche de Bismarck : le chancelier, désireux de converser avec un prêtre aussi « modéré, » avec un esprit aussi « objectif, » priait le nonce de pousser jusqu’à Berlin. Mais Masella fut prudent ; il sentit que Bismarck, redoutant, pour son amour-propre d’homme d’Etat, l’ennui d’un voyage à Canossa, aimerait voir l’Eglise romaine faire tout d’abord le voyage inverse, le voyage de Berlin. La campagne électorale pour le renouvellement du Reichstag était dès lors ouverte : en paraissant à Berlin, le nonce du Pape eût singulièrement gêné les candidats du Centre ; on aurait prétendu, dans la presse officieuse, qu’en renouvelant dans les meetings les revendications catholiques, ils troublaient l’atmosphère sereine, propice aux causeries d’un ministre et d’un nonce. Masella se déroba, objecta que les affaires balkaniques devaient être prépondérantes, pour le moment, dans les sollicitudes du chancelier ; et tournant le dos à Berlin, il prit en gare de Dresde son billet pour Munich, avec une habile modestie.

Bismarck avait voulu transporter les négociations à Berlin ; il avait échoué. Le Pape, répondant le 2 juillet à la lettre du prince Frédéric, exprimait le désir qu’elles eussent lieu à Rome. Mais envoyer à Rome un négociateur, c’était, pour Bismarck, aller à Canossa : à son tour, le vœu de Léon XIII échouait. Les deux puissances aspiraient à se tâter entre elles ; mais chacune disait : C’est chez moi que l’on causera.

Une combinaison s’offrit : Bismarck, cet été-là, devait, pour sa santé, se rendre une fois de plus à Kissingen ; Holnstein, le 16 juillet, vint dire à la nonciature de Munich que le chancelier se féliciterait beaucoup d’avoir, durant sa cure, une entrevue avec Masella. Quatre ans plus tôt, dans cette même station thermale, Bismarck, visé par le pistolet du tonnelier Kullmann, avait publiquement inculpé de cette tentative d’assassinat l’ « ultramontanisme » lui-même ; il y conviait à un rendez-vous, aujourd’hui, le représentant qualifié de cet ultramontanisme. Léon XIII autorisa le voyage de Masella. A la fin de juillet, le nonce et Bismarck se rencontraient. Ils connaissaient l’un et l’autre, déjà, le résultat des élections qui venaient de renouveler le Reichstag : on conjecturait qu’après le second tour, Windthorst, qui, dans le précédent Parlement, disposait de 96 voix, pourrait compter sur 108 ; on constatait que les conservateurs, à demi hostiles aux lois de Mai, gagnaient une trentaine de sièges, aux dépens des nationaux-libéraux, champions de ces lois. Il semblait donc que les votes du peuple allemand dussent induire l’Eglise à beaucoup de confiance et Bismarck à un peu de condescendance ; la réaction populaire contre la politique du Culturkampf s’accentuait. Mais la satisfaction de Masella fut soudainement troublée par un douloureux message ; une mort subite, le 1er août, avait terrassé le secrétaire d’Etat Franchi. Privé de son chef, ignorant quel serait le successeur, Masella se sentait moins à l’aise, pour négocier.

Il avait un programme : Franchi l’avait rédigé sans pressentir, assurément, que ce programme était son testament. Masella s’y conforma. Ce que veut le Vatican, déclara-t-il tout de suite à Bismarck, c’est que le Cabinet de Berlin s’engage à ne plus poursuivre l’exécution des lois de Mai, et c’est qu’on retourne à l’état de choses fixé par la bulle De salute de 1821. Ce sont là questions de principe, interrompit Bismarck ; il persistait à penser que sur les principes on ne pouvait pas s’entendre, et ce qu’il voulait, c’était que Masella cherchât avec lui le moyen pratique de faire cesser au plus tôt la bagarre du Culturkampf. Les lois de Mai, il n’y tenait pas ; elles avaient été, racontait-il, faites contre sa volonté, alors qu’il était loin de ses collègues ; il qualifiait même d’absurde le droit que s’était arrogé le législateur de déposer des évêques. Mais quant à prendre, à brûle-pourpoint, des engagemens au sujet des lois de Mai, il s’y refusait. D’ailleurs, les propositions séduisantes affluaient sur ses lèvres : il offrait la conclusion immédiate d’un armistice avec amnistie complète pour la plupart des évêques déposés, pour les curés, pour les vicaires ; il offrait le rétablissement des traitemens ecclésiastiques, le rétablissement des relations diplomatiques ; mais il demandait que les évêques consentissent enfin, comme ils le faisaient en d’autres pays, à notifier au pouvoir civil les nominations des curés. Que l’Eglise eût un bon mouvement, et l’on pourrait plus tard, peut-être, nommer une Commission pour réviser les lois de Mai ; on pourrait même, dans cette Commission, faire entrer un évêque. « Vous le voyez, concluait-il en riant, je suis tout prêt à faire un petit Canossa. »

Nationaux-libéraux et vieux-catholiques s’inquiétaient de ces longues et discrètes entrevues, sur lesquelles on ne savait rien. D’anxieux petits vers circulaient : « Est-ce Bismarck, est-ce Rome, qui a gagné le plus d’atouts ? Seule, la nymphe des eaux thermales le sait : elle est fille discrète et silencieuse. » On n’était pas bien sûr, même, que la nymphe des eaux thermales partageai ce secret avec Falk, qui pourtant avait quelque titre à être informé. C’en est donc fait, s’écriait mélancoliquement à Vienne la Nouvelle Presse libre, de cet « épisode qui suscita les espérances nationales et qui renouvela le souvenir de la Réforme. Cet épisode finit sans gloire : ce fut la première campagne entreprise par le nouvel Empire ; il était plein d’espoir en la commençant, et voici qu’il la perd, amèrement dégrisé. »

Mais le cardinal Nina, successeur de Franchi à la secrétairerie d’Etat, avait le jugement froid et détestait les conclusions rapides : il observait, lui, qu’en définitive la Prusse ne promettait qu’une trêve, et qu’elle ne s’engageait pas d’une façon ferme, même pour un avenir éloigné, à la révision des lois de Mai. Un télégramme parvint à Masella, lui donnant l’ordre de quitter Kissingen. Docile et peut-être un peu déçu, Masella prit congé ; il implora, à la dernière minute, quelques faveurs insignifiantes pour les Ursulines silésiennes ; Bismarck se cabra et refusa. « Je vous aurais accordé bien autre chose, si Rome avait voulu s’entendre, » déclara le chancelier. Il demeurait content de Masella, mais il se dépitait contre la Curie romaine. « Ce pauvre Masella, disait-il au ministre wurtembergeois Mittnacht, je pourrais lui dire : Malheureux, tu viens avec les mains vides. Qu’a donc la Curie à m’offrir ? Est-ce que le Centre lui obéit ? Il n’y a pas grand’chose à gagner : autrement j’irais un peu à Canossa. On se figure à Rome, tout à fait à tort, que je veux la paix à tout prix, et que j’en ai besoin. »


IV

Ainsi consolait-il sa déconvenue, mais il sut bientôt directement, d’une façon sûre, ce qu’à Rome on pensait. Nina, dès le 11 août, lui faisait parvenir une lettre personnelle d’explications. Le cardinal développait cette idée qu’une trêve, n’excluant pas la législation actuelle contraire aux lois de Dieu et de l’Eglise, ne pourrait qu’être éphémère ; que des conflits nouveaux, et plus graves encore, en résulteraient ; il espérait arriver, par une action commune avec Bismarck, à conclure une paix réelle et durable. Pas de trêve, mais une paix vraie, solide et durable, redisait Léon XIII lui-même dans le bref que, le 27 août, il adressait à Nina ; et il ajoutait :


L’importance de ce but, justement, appréciée par le sens élevé de ceux qui ont en main les destinées de l’Empire d’Allemagne, les conduira, nous en avons confiance, à nous tendre amicalement la main pour l’atteindre. Sans nul doute, ce serait une joie pour l’Eglise de voir la paix rétablie dans cette noble nation, mais ce ne serait pas une moindre joie pour l’Empire, qui, les consciences une fois pacifiées, trouverait, comme d’autres fois, dans les fils de l’Eglise catholique, ses sujets les plus fidèles et les plus généreux.


Ainsi Léon XIII, après Nina, répudiait l’idée d’une simple trêve, que Bismarck, à Kissingen, s’était leurré de faire accepter. C’était une déception pour le chancelier.

L’ancien ambassadeur Àrnim, qui ne perdait pas une occasion de se venger de Bismarck, commentait avec cruauté les lents et lourds apprêts des négociations. « Le Nonce vient ! » ainsi s’intitulait sa malveillante brochure, par une amusante allusion à certaine gravure populaire allemande : « Le lion vient, » qui représente toute une population s’affolant parce qu’un lion s’est sauvé d’une ménagerie. Arnim relevait, dans les écrits du théologien Perrone, certaines phrases véhémentes contre le protestantisme : le Pape les avait-il condamnées ? Non. Eh bien ! que le Pape les condamnât formellement, ex cathedra : alors un Etat protestant pourrait traiter avec lui. Mais jusque-là Arnim blâmerait tous pourparlers avec Rome : de part et d’autre, les points de vue lui paraissaient trop inconciliables ; il demandait ce qu’on penserait d’un général russe, qui, nommé ambassadeur auprès de l’empereur Guillaume, voudrait commander deux corps d’armée prussiens ; tous les prélats qu’on installerait dans une nonciature berlinoise, à une ou deux exceptions près, viseraient à gouverner le clergé de l’Allemagne. Le roi de Prusse, s abouchant avec Masella par l’intermédiaire de Bismarck, faisait l’effet à Arnim d’un homme criblé de dettes, qui chercherait aide chez des usuriers, alors qu’il pourrait, gratuitement, trouver dans sa propre famille de braves gens avec qui parler. Ces braves gens, c’étaient en Prusse les sujets ; le roi Guillaume, sur lequel pesait, de par la faute de Bismarck, la responsabilité du Culturkampf, n’avait, d’après Arnim, qu’à causer avec eux directement : et des concessions aux sujets auraient quelque chose de plus fier, de plus franc, de plus digne d’un Hohenzollern, que des marchandages avec Rome.

Bismarck laissait dire ; il laissait la caricature le représenter casque en tête, avec l’air d’un pompier anglais, patinant sur la glace avec le Saint-Père ; et persistant dans sa politique, il écrivait une longue épître au cardinal Nina, pour redire qu’il ne fallait pas exiger de mutuelles concessions de principes, mais nouer une bonne fois des rapports, et que les obstacles, ensuite, diminueraient d’eux-mêmes


V

Bismarck, en cette fin d’été, fiévreusement courbé sur les statistiques du nouveau Reichstag, cherchait une majorité. Il avait en vue plusieurs besognes ; pour toutes, l’appui des conservateurs lui paraissait certain. Mais les conservateurs, à eux seuls, ne formaient pas une majorité : il lui fallait un appoint. Son premier soin, le plus urgent de tous, était de présenter un nouveau projet de loi contre les socialistes ; il demeurait inquiet du succès. Car, à cet égard, l’opposition du Centre était inflexible. Windthorst, très sincèrement, ne voulait aucunes lois d’exception, ni contre les rouges, ni contre les noirs ; et si tous les membres du nouveau Reichstag gardaient, à l’égard du socialisme, l’attitude qu’ils avaient eue en mai, Bismarck, une fois encore, courait vers un échec. La seule résipiscence qu’il pût espérer était celle des nationaux-libéraux : s’il parvenait à gagner leur appui, le projet de loi passait. Falk, au début de septembre, voyant à Gastein le chancelier, le trouvait incroyablement excité contre les nationaux-libéraux. Une histoire de complot s’était échafaudée dans son imagination. Il les accusait d’avoir voulu le renverser ; il accumulait les faits, multipliait les preuves ; la brouille, cette fois, semblait consommée. Il est des rayons de soleil qui semblent présager le beau temps et, derrière eux, amènent la pluie ; les éclats de colère de Bismarck étaient, en sens inverse, aussi fallacieux. On attendait une tempête, et c’était une bonace qui se préparait. Bismarck, en quittant Falk, le priait d’aller causer de sa part avec Bennigsen. La subtile et curieuse étude que l’on pourrait faire sur les colères bismarckiennes ! A bon escient et bien délibérément, Bismarck projetait de se mettre en rage : l’accès de fureur, à certaines heures, était un moyen pour sa politique. Mais d’avoir à se mettre en rage, de se heurter à des obstacles qui valaient la peine qu’il s’y mît, était-ce acceptable, était-ce tolérable pour un Bismarck ? Assurément non ; on lui faisait ainsi perdre son temps, et ses forces, et sa dignité. et s’échauffant, peu à peu, contre l’obligation même où il était de jouer la colère, Bismarck, pour tout de bon, se fâchait, déblatérait, tempêtait : il avait concerté une manifestation factice ; et voilà qu’au galop, la colère venait, non pas celle qu’il avait calculée, mais une autre, plus naturelle, plus vraie, plus capricieuse aussi, une colère qui ne calculait pas. Il reprenait enfin son personnage en même temps que son sang-froid, et savait admirablement, — c’était la troisième phase de cette demi-comédie, — faire savoir, là où il était bon qu’on les sût, les récentes turbulences de sa vilaine humeur.

L’heure était propice, alors, pour ceux qu’il avait visés, d’aller le voir, et de causer avec lui, docilement, comme au lendemain d’une grande peur. Ainsi fit Bennigsen, en ce même mois de septembre. « Ce n’est pas nous qui commencerons le combat, » disait-il à Hohenlohe, et Hohenlohe, le 16 septembre, écrivait à Bismarck ce propos. Le lendemain, Bennigsen voyait le chancelier, qui lui donnait les assurances les plus amicales, et qui lui glissait même : « Je ne puis m’appuyer que sur les nationaux libéraux. » Caresses et brutalités étaient si savamment dosées, que Bennigsen finissait par capituler : ce fut Bennigsen et ce furent les nationaux-libéraux qui, revenant sur leur vote du mois de mai, assurèrent le succès de la loi d’exception contre la propagande socialiste. En les inculpant de toutes sortes d’horreurs, Bismarck avait obtenu d’eux, finalement, un acte d’obéissance.

Ils ne gardaient, pourtant, leur importance et leur prestige, que tant que leur obéissance était nécessaire : Bismarck se servait d’eux, mais ne s’engageait plus avec eux. Guillaume, en décembre, reprenait l’exercice actif du pouvoir. Il avait, durant sa longue convalescence, réfléchi mûrement ; il avait pris le temps de laisser parler en lui sa conscience et de se laisser tourmenter par cette voix grondeuse. Sa conscience lui avait redit que dans l’école, Dieu devait être à l’honneur ; et Guillaume, tout de suite, haranguant la municipalité de Berlin, puis les instituteurs de Berlin, déclarait qu’il fallait beaucoup plus de profondeur, beaucoup plus de sérieux, dans l’éducation religieuse, et que ce qu’il y avait de plus important, c’était la religion. Sa conscience lui avait redit, non moins vigoureusement, qu’il fallait que dans l’Eglise dont il était le chef on recommençât à croire au Christ ; que les prédicateurs de la cour, Koegel, Baur, Stoecker, les pasteurs préposés à la vie de son âme, croyaient au Christ, eux ; et qu’il ne devait pas permettre, lui chef de l’Eglise évangélique, que les conseils-directeurs de cette Eglise, préposés à la vie religieuse de son peuple, fussent, tout au contraire, composés exclusivement, ou presque exclusivement, de gens qui ne croyaient plus ou qui croyaient mal ; aussi Guillaume exigeait-il, tout de suite, que Baur et Koegel devinssent membres du Conseil suprême évangélique. Falk, une seconde fois, faisait mine de partir ; son œuvre scolaire était contestée ; son action sur l’Eglise évangélique était combattue par le chef même de cette Eglise ; son influence politique recevait publiquement une seconde blessure, dont elle ne devait pas se relever, et lorsque, au Landtag, un député vint demander à Falk s’il n’y avait pas un changement d’orientation dans le Conseil suprême, Falk demeura dans un silence gêné, ulcéré.


VI

Mais il y avait un terrain sur lequel fin fortuné ministre et ses alliés nationaux-libéraux demeuraient encore les maîtres : c’était celui du Culturkampf. Du moment qu’avec Borne les pourparlers étaient stagnans, Falk mettait sa gloire à appliquer les lois, et à le dire ; les nationaux-libéraux applaudissaient, la majorité de la Chambre prussienne approuvait. Falk redevenait fort, quand le Centre attaquait Falk. Le Centre, au lendemain du conclave, avait décidé de ne diriger contre Bismarck aucune opposition systématique, et d’éviter autant que possible tout ce qui risquait de l’offenser : Schorlemer-Alst et quelques autres avaient eu, contre cette décision, des accès de mauvaise humeur ; mais durant tout l’été elle avait été fidèlement observée. Lorsqu’il fut évident, à l’automne, qu’entre Bismarck et Léon XIII tous propos étaient décidément interrompus, les populations catholiques redemandèrent que dans l’enceinte du Landtag leurs avocats naturels reprissent une voix. Ce désir était d’autant plus légitime, que dans l’état-major du Culturkampf certaines propositions étaient lancées, contre lesquelles les catholiques avaient besoin d’être armés. Telle, par exemple, l’étrange idée qu’expliquait longuement, dans un livre intitulé Lutherus Redivivus, le théologien « libéral » Baumgarten. Il voulait que l’Empire allemand, parlant un bon allemand, bien net et bien brutal, interpellât les sectateurs du papisme, et qu’il leur dît : « De votre propre aveu, vous êtes, pour le temps et l’éternité, enchaînés, en conscience, à un maître étranger, qui n’a jamais été l’ami de l’Allemagne : tout ce que par ailleurs vous pouvez garantir et promettre est subordonné à celle profession de foi ; donc vous pouvez, si vous le voulez, aller et venir parmi nous, agir, organiser des messes, et des pèlerinages ; mais devenir citoyens de l’État allemand, cela, non ! » Il y avait, au regard de Baumgarten, une incompatibilité entre les devoirs du catholique et les devoirs de l’Allemand : la privation des droits civiques devait sanctionner cette incompatibilité.

En dehors même de ces menaces, les détresses présentes offraient un spectacle dont s’indignaient les catholiques et qui leur paraissait crier vengeance : ils voyaient les bourgmestres, les instituteurs, les fonctionnaires, menacés dans leur liberté de conscience et frappés par l’État pour obéissance aux lois de l’Eglise ; la mort de l’évêque d’Osnabrück réduire à trois le nombre des évêques prussiens ; l’huissier pénétrer chez révoque de Culm pour lui réclamer une amende de 17 500 marks, et faire une ridicule saisie dont le produit net, tous frais payés, descendait à l’incroyable chiffre de 10 pfennigs : les gendarmes transporter un vicaire récidiviste dans une île à demi sauvage de la Baltique où l’accueillaient les sarcasmes et les menaces d’une populace ignorante ; les tribunaux perdre leur temps à multiplier les amendes contre l’insaisissable cardinal Ledochowski. Huissiers, gendarmes, tribunaux étaient comme engrenés dans le mécanisme que les années 1873 et 1874 avaient mis en branle ; ces inévitables cruautés leur étaient imposées par les lois ; les lois donc étaient mauvaises, et sans cesse il le fallait dire, les catholiques l’exigeaient. La presse bismarckienne, alors, criait qu’ils voulaient entraver l’entente avec Borne ; une caricature perfide montrait les chefs du Centre, debout, abrités tous ensemble sous un vaste chapeau de Jésuite, faisant barrière entre Bismarck, qui achevait un geste de surprise, et Léon XIII, qui ébauchait contre ses fidèles un geste de mécontentement. Après avoir, sous Pie IX, reproché sans cesse aux membres du Centre d’être un parti purement religieux, une coterie sujette de Rome, et de se comporter en marionnettes du Pape, on leur reprochait, à présent, de n’être point assez bons papistes, de faire acte de politiciens médiocrement soucieux de la volonté papale, de rester des militans, alors que Léon XIII se montrait pacifique, et d’avoir, ou peu s’en fallait, des allures de révoltés.

Le Centre laissait dire : il se considérait comme chargé d’un rôle dans la lutte religieuse, et il allait le montrer. Le 3 décembre 1878, Windthorst, au Landtag, proposa le rétablissement des articles 15, 16 et 18 de la constitution prussienne, dans la teneur qu’ils avaient antérieurement à 1873 ; le M décembre il réclama l’abolition de la loi de 1875 qui frappait les ordres religieux. Cette seconde motion fut immédiatement discutée. L’Etat grossissait de 1 384 000 marks le budget de l’instruction, pour combler les vides qu’avait laissés l’émigration des sœurs enseignantes : un jeune debater du Centre, expert à manier les raisons et les chiffres, M. Julius Bachem, chicanait Falk sur ce gaspillage. Falk devait reconnaître que la motion présentée par Windthorst était une motion populaire ; et non sans dépit, Falk disait au Centre : Vous avez bien choisi votre terrain. Mais passant à l’autre proposition, qui tendait au rétablissement des trois articles constitutionnels, il notifiait, de son verbe impérieux : Ce n’est pas possible ; rétablir ces articles, ce serait supprimer toute la législation récente. « Ce que vous suggérez au gouvernement, ricanait-il, c’est l’idée d’une paix qui impliquerait sa subordination absolue. Ces propositions-là se font à un adversaire qui gît à terre, renversé, pieds et poings liés, non à un adversaire qui se tient debout et qui reste debout. » Il induisait qu’en demandant une telle paix, le Centre témoignait ne pas vouloir la paix. Le gouvernement, lui, avait mené la lutte, non pour la lutte elle-même, mais en vue de la paix, d’une paix qui pourrait s’étudier, — depuis longtemps le chancelier l’avait prévu, — lorsqu’on aurait un Pape pacifique. Ce Pape, nous l’avons, constatait Falk ; « la lettre du prince impérial à Sa Sainteté marque la base de la paix : il s’agit d’écarter de la discussion les questions de principe, qui entraînent des oppositions de principe. » On devait, d’après lui, envisager, tout de suite, les points où l’accord était possible sans porter préjudice, soit aux lois de l’État, soit aux principes de l’Eglise, et c’était déjà un assez vaste terrain. D’un concordat, il ne pouvait être question ; mais cependant, continuait-il, « si de part et d’autre la volonté loyale existe, d’arriver à une paix, on pense, — et c’est une opinion très répandue, — que la paix peut venir vite, qu’elle sera là, peut-être, dans quelques semaines. » Que d’ailleurs cet optimisme fût justifié, Falk, personnellement, n’en était pas très sûr ; il expliquait que le messager de la Curie, si pacifique fût-il, serait toujours porteur d’exigences de la Curie ; qu’une paix qui reposerait sur l’abdication de l’Etat serait précaire et mériterait d’être stigmatisée ; que le gouvernement ne s’occuperait pas de changer les lois, avant que l’avènement de la paix ne fût garanti, et qu’agir autrement passerait, devant l’opinion, pour un acte de faiblesse. Assurément, Falk ne cachait pas que la situation du gouvernement demeurait difficile ; que même parmi ses amis, certaines voix s’élevaient pour aspirer à la pacification ; que lui-même la désirait très instamment, oui, très instamment. « On voit dans le pays, confessait-il, beaucoup d’effets fâcheux du Culturkampf ; on voit des mesures qui peut-être ne devraient pas toujours être si rigoureuses, mais qui, dans les circonstances données, ne peuvent être que rigoureuses. » Mais il proclamait, sur un ton d’arrogante impénitence, que « précisément la possession des lois de Mai était pour le gouvernement une nécessité inévitable, s’il voulait, surtout, arriver sérieusement à une paix féconde. » Et son dernier mot avait l’allégresse et l’audace d’une devise : « Tenir bon, s’écriait-il, même contre le courant. » Serrant Falk de près, Windthorst lui répondait : La garantie que vous demandez pour rendre possible la conclusion de la paix, ce serait que le Centre se rendît à votre merci ; et Windthorst profitait du discours de Falk pour faire certaines déclarations et certaines distinctions qui visaient à trouver un écho, non point seulement dans la Chambre, non point seulement dans le peuple, mais à Rome.


Ma première déclaration, disait-il, celle pour laquelle je possède l’adhésion, non seulement, de mes collègues du Centre, mais de tous les catholiques de Prusse, la voici ; si le gouvernement et la Curie parviennent à un accord, nous saluerons cet accord d’un véritable Te Deum. Absolument et complètement, nous nous soumettons aux conditions de l’accord, même si nous pouvions croire que, par amour pour la paix, trop de concessions auraient été faites à l’Etat. Il ne doit, là-dessus, subsister aucun doute.

Ainsi Windthorst et l’Allemagne catholique disaient amen, d’avance, à ce que Léon XIII déciderait avec Bismarck au sujet de l’Église d’Allemagne, comme naguère ils avaient dit : Non possumus, à ce que Bismarck avait décidé contre Pie IX.

Windthorst, ensuite, expliquait ce que serait, dans les questions proprement politiques, l’attitude du Centre. Non pas qu’il pût à l’avance, dans le détail, indiquer comment il voterait ; il pouvait du moins donner ces deux assurances, que les membres du parti voteraient toujours d’après leurs convictions, et que, dans les discussions où les questions de principe seraient en jeu, ils feraient toujours flotter en l’air, dussent-ils être seuls à le porter, « le drapeau de la liberté civique. » Mais entre ces deux promesses, l’habile machiniste politique intercalait une phrase qui, si furtive fût-elle, était dite pour être entendue :


Il est une chose, insinuait-il, dont tout homme intelligent devrait se rendre compte : si c’en était fini des malencontreuses luttes religieuses, si nous avions pu ramener les esprits à un certain calme, si nous apercevions que l’Etat entretient des sentimens bienveillans même pour ses sujets catholiques, alors, là où nous pourrions être indécis sur l’attitude à observer, nous serions volontiers enclins à nous ranger du côté du gouvernement.


Bismarck était prévenu : il y aurait des cas où le Centre, si Bismarck le voulait et le méritait, se prêterait à lui, pour faire triompher ses volontés.

Le Pape et le chancelier savaient désormais à quoi s’en tenir : le Pape pouvait être sûr, dans les questions religieuses, de l’obéissance du Centre ; et le chancelier, s’il donnait satisfaction au Pape et au Centre sur le terrain religieux, pouvait espérer de ce parti certaines complaisances politiques. Windthorst s’amusait ensuite à persifler ceux qui naguère accusaient les hommes du Centre d’obéir à Pie IX comme des cadavres et qui maintenant souhaitaient qu’une immixtion de Léon XIII dans les affaires prussiennes mît un terme à la prétendue rébellion de ce parti. « En agissant à votre gré, leur signifiait-il, la Curie justifierait le reproche de vouloir prendre sa part du gouvernement de l’Etat. Mais c’est là un rôle auquel la Curie n’aspire en aucune façon. » On avait affirmé, à tort, que Pie IX dirigeait le Centre, et l’on s’en était plaint ; on allait se plaindre, bientôt, que le Centre demeurât soustrait à la direction de Léon XIII. Windthorst conjurait les adversaires du Centre d’avoir quelque logique ; et sa parole, étonnamment souple, venait doublement au secours de la Papauté, puisqu’il la déchargeait du reproche d’ingérence politique, articulé sous Pie IX par les journaux bismarckiens, et puisqu’il la mettait en garde contre les fallacieux appels que ces mêmes journaux, incohérens à force d’audace, commençaient d’adresser à l’ingérence de Léon XIII. La motion même qui avait été l’occasion de ces discours, et qui visait au rappel des ordres religieux, fut repoussée ; mais, au soir du 11 décembre 1878, grâce à Windthorst, on savait, à Rome et à Berlin, ce que sérail le Centre et ce qu’il ferait, dans cette ère nouvelle qui paraissait avoir tant de peine à poindre.

Il semble que Léon XIII voulut intervenir en personne, de la façon dont un Pape peut intervenir, dans les passionnans dialogues qui se croisaient entre Falk et Windthorst : il intervint à la veille de Noël, par une lettre qu’il adressait à l’archevêque Melchers. Cette lettre rejoignait Melchers, non point dans la ville de Cologne, que Dieu lui avait assignée comme séjour, mais dans l’exil, que les lois de Bismarck lui imposaient. Léon XIII y définissait le programme de son pontificat : ramener les princes et les peuples à la paix et à l’amitié avec l’Eglise. Il rappelait que son regard et ses efforts s’étaient déjà tournés vers l’Allemagne : quel en serait le résultat, Dieu seul le savait. Mais quel que fût ce résultat, Léon XIII continuerait d’offrir son secours à la société humaine, menacée au point de vue religieux, au point de vue social, par des doctrines perverses et par les plans extravagans d’hommes impies. Il redisait les infortunes des catholiques allemands : les pasteurs de l’Eglise condamnés ou bannis, le sacerdoce entravé, les congrégations dispersées, et toute éducation, même celle des clercs, soustraite au contrôle épiscopal. Il priait Melchers et ses collègues de l’aider dans son œuvre et de veiller à ce que leurs fidèles fussent soumis à l’Eglise et à la loi de Dieu, ajoutant qu’en vertu même de cette docilité, ils obéiraient aux lois compatibles avec leur foi et se montreraient dignes, ainsi, d’obtenir les bienfaits de la paix. Et le Pape réclamait des prières, pour que le Dieu qui tient en sa main les cœurs des rois déterminât le glorieux et puissant Empereur, et les hommes influens qui l’entouraient, à apporter une plus grande douceur dans leurs actes de gouvernement. C’était une lettre pacifique : les allusions à Guillaume, à Bismarck, aux ravages de la marée socialiste, au devoir d’obéissance des sujets, devaient être agréables à Berlin. Mais elle était adressée à un prélat que Berlin ne voulait plus connaître, sinon comme récidiviste, et que Rome, elle, connaissait toujours : ainsi, tandis que la lettre invoquait l’entente, et la demandait, d’ailleurs, à Dieu plutôt qu’aux hommes, la suscription même de l’enveloppe évoquait l’un des épisodes les plus graves du conflit. Léon XIII aurait pu écrire à l’un des prélats que la Prusse reconnaissait encore ; mais il avait tenu à écrire au chef de la hiérarchie prussienne, quoi que la Prusse eût fait de ce prélat, et quoi qu’elle pensât de lui. La presse nationale-libérale ne s’arrêta pas à ce détail ; elle préféra conclure, de certains commentaires artificieux, que Léon XIII, dans cette lettre, avait voulu censurer le Centre.

Le Centre ne se sentit ni censuré ni gêné, et prolongea contre Falk sa campagne d’escarmouches. En janvier et février 1879, ce fut surtout à l’œuvre scolaire de Falk qu’il s’en prit. En Silésie, une circulaire officielle venait de dénoncer l’immoralité des jeunes instituteurs, leurs visées, leurs habitudes d’ivresse, leurs jurons : Schorlemer exploitait ce document, et demandait des comptes à Falk. Tels maîtres, tels écoliers : Windthorst faisait remonter le mal jusqu’à la loi de 1872 sur l’inspection scolaire ; il montrait la jeunesse devenue sauvage… « Je suis convaincu, disait-il tranquillement, que Falk n’a pas voulu cela, mais autre chose est une intention, autre chose, un résultat. » Falk, sûr de lui, sûr de son œuvre, opposa nettement son système scolaire au système de son prédécesseur Mühler, du ministre conservateur que Guillaume avait regretté.

Falk avait encore avec lui la majorité du Landtag ; et les débats sur la politique scolaire, comme les débats sur la politique ecclésiastique, étaient, en somme, assez platoniques. Mais l’apologie de son œuvre, à laquelle le Centre l’avait acculé, témoignait à Guillaume Ier que dans la personne de Falk il avait affaire à un ministre incapable de résipiscence, incapable même d’évolution. Les discussions religieuses de décembre avaient, grâce à la souplesse de Windthorst, laissé flotter dans l’esprit de Bismarck cette pensée, qu’un jour le Centre pourrait lui prêter concours ; les discussions scolaires de janvier et de février affermissaient dans l’esprit de Guillaume cette conviction, que Falk était un péril.


VII

A l’écart de ces joutes oratoires, Bismarck faisait travailler, dans le secret, quelques commissaires industrieux. Ils alignaient et discutaient de longues suites de chiffres : c’était la série des nouveaux droits douaniers, que Bismarck voulait proposer, sans retard, à l’approbation du Reichstag. Il comptait insister, en même temps, comme il l’avait déjà fait inutilement en 1878, pour le vote d’un impôt sur le tabac. Il risquait là une grosse partie politique ; il en sentait toute l’importance, il devinait quels obstacles il aurait à déjouer, quelles alliances à chercher. Il s’y était décidé dès le 22 février 1878, à l’heure, observe l’historien Max Lenz, où sans doute il avait en main, déjà, la première lettre de Léon XIII à l’Empereur ; lentement, mûrement, à longue échéance, et devinant toutes les possibilités qui pouvaient succéder à une telle lettre, il avait préparé l’échiquier nouveau sur lequel il avait la ferme volonté de vaincre. Un groupe protectionniste s’était, en avril 1878, constitué au Reichstag : très grossi par les élections de juillet, il comprenait 204 membres, les uns conservateurs, les autres appartenant au Centre. Tel devait être, dans ce débat, le noyau de la majorité bismarckienne.

Ainsi s’annonçait, entre Bismarck et le Centre, la proximité d’une collaboration : si l’on veut un revirement économique, criaient joyeusement les Feuilles historico-politiques de Munich, on aura besoin de l’appui des catholiques. Bismarck songeait, sans doute, à s’assurer plus formellement cet appui, lorsque au printemps de 1879 son ministre Werthern, jetant à la nonciature de Munich un adroit coup de sonde, disait au nonce Masella qu’on serait heureux de l’accueillir à Berlin, dans l’été, comme envoyé extraordinaire de Léon XIII, pour les noces d’or de l’Empereur. L’attitude très nette prise par Masella contre les catholiques intransigeans, ardemment particularistes, qui formaient à Munich le parti du docteur Sigl, n’avait pu demeurer inaperçue du gouvernement prussien : un bon accueil, assurément, l’attendait à Berlin. Mais le nonce répondit que les pourparlers entre Borne et la Prusse étant jusqu’ici restés infructueux, cette démarche prélatice à la cour prussienne risquerait d’être incomprise. Bismarck, pour achever de gagner les hommes du Centre, devait se passer de l’appui du Pape ; aussi n’avait-il qu’une demi-sécurité. « Leur adhésion, disait-il le 12 mars, est moins sûre que celle des conservateurs, car d’autres considérations interviennent. »

Lorsqu’on apprit, au soir du 31 mars, que Windthorst, pour la première fois depuis dix ans, s’était rendu à la chancellerie pour converser avec Bismarck, on augura qu’ils avaient dû causer de cette « adhésion » et de ces autres « considérations. » Windthorst avait sollicité l’audience pour traiter avec le chancelier des intérêts de l’ancienne reine de Hanovre ; mais tout faisait supposer que les deux interlocuteurs avaient dû se hâter vers un autre terrain. Ils ne racontèrent ni l’un ni l’autre ce qu’entre eux ils s’étaient dit. Quelques jours avant, une feuille drolatique, accoutrant Bismarck en preneur de rats, l’avait représenté jouant, sur une trompette, la mélodie des droits protecteurs ; et, derrière lui, attirés par cet appât : « Paix avec Rome, » les membres du Centre se pressaient. Etait-ce là, par hasard, un croquis prophétique de la soudaine entrevue du 31 mars ? On se le demandait, on ne le savait.

Les bons plaisans observaient que le 31 mars était tout proche du Ier avril, cette annuelle journée des dupes. Mais on devint plus grave, plus attentif lorsque, le 4 avril, on vit la Germania déclarer : « Dans les questions les plus importantes, les plus brûlantes de l’heure actuelle, le Centre est le parti qui fait pencher la balance. Ces catholiques allemands, que l’on considérait comme des ilotes, ces députés que l’on appelait la fraction Kullmann, voilà qu’ils forment, à présent, le centre de la constellation politique. » Les nationaux-libéraux s’alarmaient : tout ce qu’il y avait de vraisemblable dans cet imprévu leur faisait peur. Windthorst avait-il réclamé quelque chose ? Windthorst avait-il obtenu ? Ce géant et ce gnome, qui soudainement échangeaient des politesses, occupaient beaucoup les dessinateurs. L’un d’eux montrait Windthorst, avec un minois de vieille coquette, lutinant Bismarck, et le chancelier, à demi protecteur, à demi excité, lui murmurait à l’oreille les vers de Heine : « Ne me compromets pas, ma belle enfant ; ne me salue pas sous les Tilleuls : quand nous serons chez nous, tout se trouvera bien. »

Mais le M mai, ce fut bien autre chose : la « belle enfant, » décidément, devint compromettante. Le chancelier donnait une soirée parlementaire ; Windthorst y parut. Son entrée provoqua l’émotion. Tous les regards s’attachaient à lui : myope, il ne les voyait pas, mais il les sentait. Le chancelier se hâta vers lui, soutint sa marche à travers le salon, le présenta aux dames ; et puis ils causèrent longuement, avec le comte Flemming, un député national-libéral, entiers. On parla de bière et, faisant un jeu de mots au sujet de la bière dite des Franciscains, le chancelier dit en riant : Le vent de Rome a tourné, les Franciscains m’envoient maintenant ce qu’ils ont de meilleur. On parla du Bowle de mai, un autre excellent rafraîchissement. Précisément Bismarck avait en main un verre de Bowle ; il en renversa quelques gouttes sur son interlocuteur. Alors, en présence de toute l’Allemagne politique, le chancelier, saisissant une serviette, courba sa haute taille pour essuyer lui-même le petit guelfe ; la princesse de Bismarck survint, aida l’opération. A la vue de ce singulier groupe, un députe ; murmurait : Dans quelle singulière constellation nous trouvons-nous ! On plaisantait : députés de toutes nuances saluaient Windthorst comme le chef d’une fraction nouvelle, où ils entreraient. On voulait savoir ce que Bismarck lui avait dit, et Windthorst répondait avec la dignité d’un augure : Extra Centrum nulla salus.

Au Reichstag, le 8 mai, le national-libéral Bamberger osait constater que ce n’était pas le Centre qui passait dans le camp du chancelier, mais le chancelier qui passait du côté du Centre. Alors Windthorst relevait la remarque ; il la confirmait avec une insistance maligne ; il faisait observer qu’en effet le manifeste protectionniste des 204 était antérieur à l’évolution gouvernementale. Cependant, que le Centre fût devenu, comme le soutenait Bamberger, le noyau de l’armée bismarckienne, cela, Windthorst le niait. « Assurément, rien ne nous serait plus agréable, disait-il, que de combattre toujours aux côtés de M. le chancelier. » Il parlait avec un sourire, et puis survenaient les paroles amères : « Tant que se prolonge la détresse du peuple, tant que nos évêques sont en exil, tant que dure le veuvage de plus de mille paroisses, tant que le culte et les sacremens sont des délits, nous garderons, vous le comprendrez, la position que nous avons prise. » Mais sans retard, au refus de désarmement succédait une esquisse de caresse :


Cela ne nous interdit pas devoir avec satisfaction qu’il y a un domaine où nous puissions, de toute notre énergie, soutenir au moins partiellement M. le chancelier. J’espère que par là M. le chancelier verra combien il était peu équitable de nous considérer comme des ennemis de l’Empire. Allant plus loin, j’espère qu’il voudra s’émanciper de ses bureaux, en ce qui regarde les questions religieuses, comme il s’en est émancipé pour les questions économiques, et qu’il mettra le Centre en mesure de soutenir absolument et en toute circonstance le gouvernement ; mais à présent le Centre ne peut pas soutenir ce qui détruit nos intérêts les plus saints, les plus chers.


Ce discours pris en bloc, avec tous ses replis, avec toutes ses réticences, laissait comprendre que pour le débat douanier, la « constellation politique nouvelle » était formée. Mais elle serait éphémère ; la rendre plus stable, plus permanente, cela dépendrait de la volonté de Windthorst, et de la politique ecclésiastique du chancelier.

Cette permanence, cette stabilité, n’étaient intéressantes que pour après-demain ; Bismarck en tout eus, pour demain, était sûr du Centre. La Commission douanière, nommée le 14 mai, et qui comprenait 18 protectionnistes contre 6 libres-échangistes, élut un conservateur comme président, et puis, comme vice-président, Franckenstein : le Centre, pour la première fois, prenait place au bureau d’une importante commission du Reichstag. Quelques jours se passaient, et c’était dans le bureau même de cette Assemblée que, d’un bond soudain, Franckenstein pénétrait ; il obtenait une vice-présidence, à côté du nouveau président Seydewitz, conservateur, connu par ses votes contre le Culturkampf. Les nationaux-libéraux disparaissaient du bureau du Reichstag : Herbert de Bismarck avait pris une part active à ce petit coup d’État. La Nouvelle Presse libre, de Vienne, renonçait à comprendre : elle voyait les hobereaux et les Romains rentrés en faveur, les libéraux débordés, et exclus de toute coopération au développement de l’Empire ; il y a cinq ans, gémissait-elle, quiconque eût prévu un tel changement aurait passé pour fou : aujourd’hui, le fou, c’est celui qui parle encore sérieusement du parlementarisme allemand.

Le Centre acceptait, coquettement, les grandeurs vers lesquelles on le hissait ; il était, en principe, partisan du revirement économique, c’était chose entendue. Mais non moins coquettement, il faisait des réserves de détail, il arguait de certaines impossibilités ; il ne voulait pas de lois fiscales qui fortifiassent, dans l’Empire, les courans unitaires, et par lesquelles l’autonomie des divers États pût être lésée. Une amusante illustration, au début de juin, montrait Windthorst marchandant un peu ses bonnes grâces ; on le voyait sur un rocher, serrant contre ses courtes jambes les pans de sa redingote ; et Bismarck éperdu tendait les mains pour s’y accrocher ; mais les pans ne flottaient pas, ne se livraient pas ; et Windthorst lui jetait ce mot : « D’autres s’y sont déjà accrochés ! » allusion maligne au terrible outrage que cinq ans plus tôt Bismarck avait fait à cette redingote en criant, en plein Reichstag, que l’assassin Kullmann y était suspendu. Les semaines s’écoulaient en manèges, durant lesquels Windthorst était ironiquement expectant, et Bismarck, au contraire, très remuant, et tout à la fois défiant du Centre et très empressé pour le séduire. Bennigsen, au nom de quelques nationaux-libéraux, s’essayait à trouver un compromis pour rentrer dans la majorité bismarckienne, moyennant quelques sacrifices aux nouvelles idées économiques du chancelier. Si la tentative eût réussi, l’Eglise, sans doute, eût encore payé les frais de l’entente. Mais la tentative échouait ; Bismarck, définitivement, traitait avec le Centre. Ce traité s’appela la « clausule Franckenstein : » il stipula que le produit de l’impôt du tabac et des droits de douane serait reversé chaque année par l’Empire aux divers Etats pour tout ce qui dépasserait 130 millions de marks ; l’Empire, pour la première fois depuis neuf ans, faisait à l’esprit fédéraliste une concession notable ; et pour la première fois aussi, ainsi que Bismarck l’écrivait à Louis II de Bavière, le Centre prenait une part notable à la législation de l’Empire. Un jour, pendant une séance du Reichstag, le député Lucius, qui dessinait fort bien, eut la fantaisie d’illustrer sur un morceau de papier les nouveautés politiques dont il était le témoin : il crayonnait un rocher, et, sous le rocher, creusait un gouffre. Pierre Reichensperger, lançant dans le vide une brochure libre-échangiste qu’autrefois il avait commise, se disposait à tenter le saut ; Windthorst, lui, ayant pris son élan, planait déjà par-dessus l’abîme des droits protecteurs, tenant comme parachute « la clausule Franckenstein. »

Mais ce gouffre où se jetait le Centre, était-ce vraiment le vide ? Parmi les débats économiques où s’attardait ainsi le Reichstag, la pensée du Culturkampf demeurait-elle complètement absente de l’esprit du chancelier, et s’effaçait-elle, même, dans les préoccupations du Centre ? La séance du 9 juillet prouva qu’il n’en était rien. Bismarck, en face des nationaux-libéraux qui discutaient ses amitiés actuelles, et qui s’en étonnaient, jugea bon de s’expliquer. Il rappela, sans faux-fuyans, le grave conflit qui se prolongeait, « causé, disait-il, par une sorte d’incandescence momentanée de la rivalité, dix fois séculaire, entre l’Etat et l’Eglise. » Et Bismarck continuait :


J’ai combattu, dans cette lutte, avec la vivacité qui m’est et qui, tant que je vivrai, je l’espère, me sera propre en toutes choses où, d’après ma conscience, il s’agit du bien de ma patrie et des droits de mon Roi. Mais je ne considère jamais les conflits comme une institution qu’il faille perpétuer, et si des voies et moyens se présentent pour adoucir l’acreté des antagonismes sans toucher aux principes de la question même de rivalité, si l’on apprend à se connaître mutuellement et, par un travail commun en vue d’un but commun et élevé, à s’estimer mutuellement, alors je ne suis réellement pas en droit, comme ministre, de fermer cette voie qui s’ouvre, et de refuser d’abord d’y entrer.


Les nationaux-libéraux demeuraient inquiets ; alors Windthorst se leva, pour feindre de les rassurer. Ils demandaient si l’on avait fait ou promis au Centre certaines concessions religieuses. Mais non, protestait-il : « les idées que nous soutenons dans le Culturkampf sont si élevées au-dessus de tout ce qui est terrestre que nous ne les confondons pas avec ce qui est terrestre. » Et puis, descendant de ces hauteurs métaphysiques, il riait avec eux et à leurs dépens : « Si nous avions des promesses, il serait objectivement possible que nous fussions dupés. Comme nous ne les avons pas, nous ne pouvons même pas être dupes. D’ailleurs, qui veut me duper, doit se lever d’un peu bonne heure. » C’était un avertissement à Bismarck ; sur tous les bancs du Reichstag les rires fusaient. Redevenant plus grave, le merveilleux manœuvrier maintenait que dans le débat douanier le Centre n’avait envisagé que la question douanière ; il ajoutait cette phrase troublante : « Il ne s’ensuit pas que, même en d’autres domaines, la logique des faits ne se fasse pas sentir. » et de nouveau, les sourcils nationaux-libéraux se fronçaient. Le vote avait lieu : les conservateurs et le Centre donnaient à Bismarck, dans le Parlement de l’Empire, une belle majorité ; le parti qui avait le plus contribué à l’édification de l’Empire et au progrès de l’idée unitaire apparaissait à l’Allemagne entière comme le parti vaincu.


VIII

Sous leurs sourcils froncés, les nationaux-libéraux voyaient clair ; dans cette même quinzaine, un fait capital se produisait dans le ministère prussien : Falk démissionnait. Certains choix que venait de faire Guillaume pour le synode général de l’Eglise évangélique avaient achevé de prouver qu’entre le ministre et le Roi, l’accord était désormais impossible : leurs opinions respectives sur l’orientation théologique de l’Eglise protestante étaient franchement irréconciliables. Falk, le 29 juin 1879, dans une lettre à son Roi, demandait la permission de s’en aller. Il en avait envie depuis un an, mais, à plusieurs reprises, Bismarck et Stolberg avaient arrêté son geste.

« C’est une surprise que votre demande de congé, lui dit Bismarck ; avez-vous donc l’intention de soutenir la manifestation qu’organisent contre moi les nationaux-libéraux ? » — Falk se défendit d’un si ingrat projet. « On va m’accuser, insista Bismarck, d’avoir, en face de Rome, abandonné mes positions, de vous avoir livré au Centre pour trente deniers. » Et le chancelier pria Falk de lui expliquer, dans une lettre, les motifs de son départ. « Vous aurez la lettre demain, » promit Falk. Alors, sur les lèvres bismarckiennes, une seconde exigence survint : « Je voudrais aussi que vous ne partiez que lorsque le Reichstag partira. » Soit, répondit Falk. Mais le chancelier demeurait perplexe ; la docilité même qu’il sentait chez ce bon subordonné ressuscitait en lui je ne sais quel désir de le garder encore. Il reprit : « Leonhardt bientôt va quitter la Justice, prenez donc ce portefeuille. » Falk cette fois fut indocile, il le fut sans souplesse, sans grâce ; il dit fermement à Bismarck :


Après avoir, durant tant d’années, occupé un ministère politique, je ne puis pas me laisser reléguer dans les murailles du ressort judiciaire ; je ne pourrais pas non plus, en nie laissant mettre en minorité, accepter que les principes pour lesquels j’ai lutté de toutes mes forces soient mis sens dessus dessous. Surtout, je serais souvent si isolé, qu’après peu de mois je me retrouverais au même point où je me trouve aujourd’hui.


Le lendemain 1er juillet, Bismarck recevait une longue lettre de Falk. Falk s’y plaisait à rappeler l’entente qui, dans le Culturkampf, avait régné entre Bismarck et lui, et à redire que même depuis un an ils demeuraient d’accord sur l’esprit dans lequel on devrait négocier avec le Vatican. Mais Falk ne se faisait plus d’illusion : son nom et son rôle suscitaient, dans l’Allemagne catholique, des antipathies indestructibles qui rendaient inopportun son maintien au ministère, durant une période de pacification. Les rapports nouveaux entre le Centre et le chancelier, et l’influence croissante des conservateurs protestans, étaient pour lui deux autres raisons de s’éloigner : car ces deux partis, catholique et conservateur, s’unissaient pour combattre son œuvre scolaire, jusque dans le synode général de l’Eglise protestante. Ainsi se déroulait la lettre de Falk : et devant cette coalition, Falk s’effaçait.

Pour reprendre le mot de Windthorst, la logique des faits se faisait sentir : les hommes du Culturkampf cessaient d’être majorité, le metteur en scène du Culturkampf abandonnait son portefeuille. Windthorst les regardait s’en aller, il comparait le Centre à une armée qui, drapeau en main, avait enfin fait irruption dans le camp ennemi. On n’avait rien concédé à Windthorst, c’était entendu ; on ne lui avait même rien promis. On demeurait très sévère, très raide ; aucune des victimes de la persécution religieuse n’était comprise dans l’amnistie, pourtant très large, par laquelle on fêtait les noces d’or impériales. Les prêtres exilés ne rentraient pas ; Windthorst pouvait dire : Je n’obtiens rien. Mais il pouvait en même temps signifier à l’Allemagne, dans le programme électoral qu’au mois d’août publiait le Centre, que l’effondrement du libéralisme marquait une transition vers des temps meilleurs. Car les auteurs des lois de Mai s’exilaient eux-mêmes des hautes cimes politiques ; ils prenaient congé du souverain, faussaient compagnie au chancelier ; ils déblayaient avec une prévenance imprévue certains points de la route, longue encore, et pleine d’ornières, par laquelle Léon XIII descendait vers Bismarck, très doucement, mais juste assez pour induire Bismarck à monter jusqu’à lui.


GEORGES GOYAU.

  1. L’excellent résumé d’histoire que vient de publier sous le titre : Histoire contemporaine, M. Charles Moeller, professeur à l’Université de Louvain, nous révèle, d’après les papiers inédits du baron de Borchgrave que, durant ce printemps de 1878, les légations belges accréditées auprès du Vatican et de la Prusse servirent d’intermédiaires entre les deux puissances pour certains échanges d’idées.