Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 263-269).

XV

PERDU

La Fortune ne connaît pas la fidélité.
ULRICH DE HUTTEN.

Après le départ de Mme Maloutine et de Mme Monkony, Dragomira et Henryka restèrent dans le petit salon turc attenant à la chambre à coucher. Dragomira s’étendit à moitié sur le divan et Henryka, assise à ses pieds sur une peau de panthère, appuya sa tête sur les genoux de son amie.

« Eh bien, où en es-tu avec lui ? demanda-t-elle.

— À présent, il est à moi.

— Comment l’as-tu gagné ?

— C’est une pure imagination qui l’amène à mes pieds, dit Dragomira. Je me suis souvent demandé comment il se fait que les êtres sans pitié sont presque toujours divinisés, dès qu’ils ont une certaine grandeur. Cela se voit dans l’histoire comme dans la vie de tous les jours. Un personnage tel qu’Iwan le Terrible sera toujours plus populaire qu’un Titus, et une femme comme Sémiramis plus séduisante que la mère des Gracques. Pour le comte, je suis cruelle, et c’est ce qui l’enivre.

— Tu l’es bien aussi.

— Moi ? non, répondit Dragomira tranquillement ; je n’ai aucune espèce de plaisir à martyriser ou à tuer des hommes ; au contraire, j’ai toujours peur que la compassion ne me joue un mauvais tour. Toi… oui… toi, tu ressens une joie fébrile quand on te livre une victime humaine. Je l’ai bien remarqué. Aussi, n’es-tu pas non plus libre et pure comme doit l’être une prêtresse. Il faut te vaincre toi-même. Tandis que j’accomplis un pénible, mais saint devoir, toi tu éprouves une joie de bourreau.

— Que puis-je faire à cela ? dit Henryka. Pourquoi Dieu m’a-t-il créée telle que je suis ? Oui, c’est un plaisir pour moi de voir un corps humain palpiter sous mon couteau. Le sang m’enivre.

— Ce que tu es, dit Dragomira, il l’est aussi. Je ne suis pas cruelle, tandis qu’il l’est. C’est un despote qui ne connaît pas la pitié. Son bonheur, ce serait de pouvoir faire tomber, d’un signe, des têtes tous les jours ; ce serait de fouler aux pieds des fronts jusqu’alors hauts et fiers ; ce serait de prendre pour jouets toutes les femmes. Au temps de la puissance polonaise, c’eût été un second Pan Kanioski. Je suis sûre qu’il n’hésiterait pas une minute à faire mourir sous le fouet un homme qui ne lui aurait rien fait, s’il croyait ainsi pouvoir se procurer un léger chatouillement. Les hommes de cette espèce sont à moitié fous ; l’excès de force vitale produit sur eux le désir ardent de tuer et de torturer.

— Et moi aussi, je ?…

— Et toi aussi, tu es malade. »

Henryka baissa la tête et garda le silence.

Cependant les messieurs jouaient dans le petit salon de jeu et vidaient les bouteilles que le valet de chambre apportait fréquemment. Seul, Soltyk ne buvait pas. Tarajewitsch, au contraire, se trouvait déjà dans un état d’excitation qui ne promettait rien de bon. Un sentiment de malaise s’emparait peu à peu des autres. Monkony partit le premier pour aller se coucher. Puis Sessawine se retira doucement et sans qu’on s’en aperçût. Enfin Soltyk se trouvait seul avec Tarajewitsch. Il jeta les cartes sur la table, se leva, ouvrit un instant la fenêtre et la referma. Puis il alla jusqu’au seuil de la porte et fit un signe à Dragomira.

« Est-ce que tu ne veux plus jouer ? » lui cria Tarajewitsch qui n’avait cessé de gagner.

Un monceau d’or était devant lui.

« Il faut pourtant que je te donne ta revanche.

— Merci ! » dit Soltyk en revenant à la table de jeu.

Il remplit le verre vide de Tarajewitsch.

« Ce jeu de rien m’ennuie. Du reste, les dames sont là et nous avons l’agréable devoir de leur faire passer le temps de notre mieux.

— Continuez à jouer, dit Dragomira, nous vous regarderons avec plaisir. »

Elle vint s’asseoir auprès de la table et cacha ses mains dans les larges manches de sa jaquette de zibeline.

« Du moment que vous l’ordonnez, nous allons jouer, » répondit Soltyk, et il se mit à battre les cartes.

Il se fit immédiatement un profond silence. Soltyk et Tarajewitsch étaient en face l’un de l’autre. Henryka se tenait à côté du second, le bras appuyé sur la table, le haut du corps penché en avant, les yeux grands ouverts et les lèvres toutes tremblantes d’un frémissement nerveux. Dragomira était immobile, et ses yeux froids considéraient avec indifférence les cartes qui tombaient. Ils jouaient au « Onze et demi ». La chance qui, jusqu’alors, n’avait cessé de favoriser Tarajewitsch changea dès la première carte. Il se mit à sourire, perdit encore, continua à sourire et perdit sans arrêter. Enfin, il cessa de sourire, et prit alors la mine d’un homme à qui le gain ou la perte sont tout à fait indifférents. L’or, qui précédemment avait afflué du côté de Tarajewitsch, retourna bientôt à Soltyk. Maintenant Tarajewitsch semblait inquiet. Il ne tarda pas à devenir agité, et le devint de plus en plus, d’autant mieux qu’Henryka, à chaque fois qu’il vidait son verre, le lui remplissait rapidement et sans qu’il s’en aperçût d’un généreux vin de Hongrie. Enfin Tarajewitsch en arriva à ne plus savoir ce qu’il faisait ; ses mises étaient toujours plus fortes, plus audacieuses, plus extravagantes. Il eut bientôt perdu tout ce qu’il avait gagné. Il joua encore un coup, puis encore un, et son propre argent passa en la possession de Soltyk. Tarajewitsch, le visage rouge, enflammé et l’œil vitreux, se renversa sur le dossier de sa chaise et enfonça ses mains dans ses poches.

« Tu ne veux plus continuer à jouer ? demanda Soltyk froidement.

— Quelle question ? Je n’ai plus rien. Tu m’as complètement dévalisé.

— Tu peux naturellement jouer sur parole avec moi.

— Je l’espère, dit Tarajewitsch. Alors je joue mon attelage de quatre chevaux. Au plus bas prix, il vaut bien cinq cents ducats. L’acceptes-tu pour cette somme ?

— Je le prends pour mille ducats, répondit Soltyk, et il donna les cartes.

— Les dames sont témoins, » dit Tarajewitsch.

Il y eut un moment d’attente où l’on ne respirait plus. Le coup fut joué. Tarajewitsch perdit encore.

« Maintenant que le diable emporte aussi le reste ! s’écriat-il ; je mets sur cette carte ma forêt de Zborki. Elle est libre de toute hypothèque, comme tu le sais, et vaut quatre mille roubles.

— Accepté. »

Soltyk donna les cartes. Tarajewitsch en demanda encore une. Il la prit, regarda son jeu lentement et comme avec hésitation ; puis l’abattit sur la table.

« Eh bien ! dit Soltyk, tu en as assez ?

— Absolument. J’ai encore perdu. Cette fois, je mets sur une carte tout ce qui me reste, mon domaine, mon troupeau de moutons et ma part du puits de pétrole de Skol. Quel est l’enjeu ?

— Tout ce qui est là sur la table et dix mille roubles en plus.

— C’est entendu ! murmura Tarajewitsch. Mesdames, vous êtes témoins. »

Les cartes tombèrent. Tarajewitsch poussa un profond soupir ; il avait tout perdu. Il resta muet un moment ; puis, frappant du poing la table, de façon à faire résonner les verres ; il s’écria :

« Que suis-je à présent ? Un mendiant ! Et c’est toi qui m’as fait ce que je suis. C’est vraiment quelque chose de noble que de m’attirer ici avec l’intention bien arrêtée de me dépouiller !

— Ne mens pas. Qui est-ce qui s’est attaché à moi ? C’est toi, répondit froidement Soltyk. J’ai tout essayé pour me débarrasser de toi.

— Tu n’as joué avec moi que pour me ruiner.

— J’ai interrompu le jeu lorsque tu avais gagné. C’est toi qui m’as forcé à continuer. »

Tarajewitsch se leva. Il était pâle, chancelant, et regardait fixement son adversaire.

« Certainement, parce que je croyais que le jeu serait loyal. Mais tu t’entends à merveille à « corriger la fortune ».

C’en était trop. Soltyk bondit, saisit l’insolent à la poitrine, le jeta par terre et mit le pied sur lui comme sur un ennemi vaincu.

« T’en faut-t-il davantage ? lui demanda-t-il ironiquement. Je pourrais te châtier comme un chien ; mais je veux être généreux et te lâcher. »

Soltyk retira son pied, et Tarajewitsch se releva. Tout son corps tremblait.

« Tu te vantes de ta générosité, dit-il en bégayant, eh bien ! montre-la ; rends-moi ce que tu m’as volé.

— C’est bien. Un dernier coup. »

Et Soltyk s’assit à la table, comme s’il ne s’était rien passé.

« Avec quoi donc puis-je jouer ? dit Tarajewitsch d’une voix désespérée, je n’ai plus rien. La seule ressource qui me reste c’est de me loger une balle dans la tête.

— Si tu en es là, répondit Soltyk en l’observant, je vais te faire une proposition, c’est une espèce de duel à l’américaine… J’ai fait de toi un mendiant, comme tu dis, et tu m’as outragé. Je joue tout ce que je t’ai gagné et dix mille roubles en plus ; ton enjeu sera ta vie. Si tu perds, je pourrai disposer de toi à ma fantaisie. »

Tarajewitsch regarda Soltyk quelque temps les yeux fixes, puis il fit un signe de la main.

« Après tout, je n’avais plus qu’à me brûler la cervelle, murmura-t-il ; cela doit donc m’être bien égal.

— Ainsi, c’est accepté ?

— Accepté.

— Mesdames, vous êtes témoins, dit Soltyk.

— Mais ce n’est pas toi qui donneras les cartes, ni moi, dit Tarajewitsch ; nous jouons trop gros jeu. Je prie une de ces dames de vouloir bien s’en charger. »

Dragomira prit les cartes et les battit.

Tous étaient pâles d’émotion et en même temps muets et immobiles, malgré la fièvre de l’attente. Soltyk, sentant tout à coup un léger frisson qui lui parcourait le corps, serra sa robe de chambre et croisa les bras sur sa poitrine, pendant que Tarajewitsch ne pouvait détacher des mains de Dragomira ses yeux pleins d’une flamme sinistre. Elle donna les cartes. Soltyk déclara qu’il ne demandait rien. Tarajewitsch demanda encore une carte. C’était le moment décisif. Les cœurs battaient à se rompre.

Soudain, Tarajewitsch tomba en arrière sur le dossier de sa chaise, sa tête se pencha sur sa poitrine, les cartes lui glissèrent dès mains. Il avait perdu.

« Mesdames, vous êtes témoins, dit le comte en se levant lentement. Tarajewitsch, dans une partie loyale jouée avec moi, a perdu sa vie. Je puis maintenant disposer de lui à mon gré. »

Dragomira considérait avec une curiosité froide le visage terreux de l’infortuné, qui restait toujours cloué sur sa chaise, comme anéanti.

Tout à coup, il se leva d’un bond, et se frappant le front des deux poings :

« Oh ! imbécile ! fou que j’étais d’aller me jeter ainsi dans les mains de mes ennemis ! s’écria-t-il ; riez maintenant, mademoiselle, triomphez ! Personne ne vous empêchera plus de devenir la comtesse Soltyk !

— Tais-toi ! dit le comte d’un ton impérieux.

— C’est bon, je me tais, répondit Tarajewitsch, mais si l’on veut me tuer, qu’on se dépêche ! Donnez-moi un pistolet, finissons-en tout de suite, tout de suite !

— Je ne songe pas à te tuer, dit Soltyk avec un sourire plus effrayant qu’une menace ; tu es en mon pouvoir, cela me suffit.

— Alors tu me fais grâce de la vie ?

— Je ne te fais pas non plus grâce de la vie, répondit le comte ; je peux disposer de toi à ma fantaisie, n’est-ce pas, mesdames ? Tu resteras ici et tu attendras ce que je déciderai. »

Tarajewitsch éclata de rire.

« Oh ! je vois maintenant que tout cela n’était qu’un badinage. Comment allais-je croire aussi qu’on a envie de verser mon sang ? Mais pourquoi me faire une telle peur ? Certes, c’était ma punition. Ma foi, je l’ai bien méritée ; je ne me mêlerai plus jamais d’intrigues… une mauvaise plaisanterie… Versez-moi à boire, charmante Hébé ; oublions cette vilaine histoire. »

Pendant qu’Henryka lui remplissait son verre, le comte et Dragomira échangeaient un regard. Tarajewitsch but et se mit à chanceler. Le verre tomba à terre, et Tarajewitsch glissa lui-même sur sa chaise, ensuite sur le plancher. Le vin de Tokai l’avait complètement maîtrisé.

Le comte sonna et ordonna d’emporter le malheureux qui n’avait plus conscience de rien. Puis il entra avec les deux jeunes filles dans le petit salon turc et alluma tranquillement une cigarette.

« Cher comte, dit Henryka, puisque vous pouvez disposer de Tarajewitsch à votre gré, c’est qu’il vous appartient en toute propriété ?

— Sans doute.

— Ce qui est votre propriété, vous pouvez le donner ?

— Certainement.

— Alors donnez-le-moi, je vous en prie. »

Le comte lui dit en souriant :

« Qu’en feriez-vous ?

— Ne me questionnez pas ; donnez-le-moi.

— Je regrette de ne pouvoir satisfaire votre désir.

— Pourquoi non ? voulez-vous l’épargner ?

— Au contraire. Et voilà pourquoi je disposerai de lui, moi-même.

— Oh ! vous ne dites pas la vérité. Maintenant, je sais tout. Vous le livrerez à Dragomira, vous le lui avez promis. »

Soltyk se mit à sourire.

« C’est vrai, dit Dragomira, j’ai votre parole. Tarajewitsch m’appartient. »

Soltyk s’inclina.

« J’épargnerai sa précieuse existence aussi longtemps que possible, continua-t-elle ; n’ayez donc pas de scrupules à cet égard.

— Moi ? »

Soltyk se remit à sourire.

« Mettez-le sur un gril si bon vous semble, je ne m’y oppose pas du tout ; mais j’aime mieux que vous le laissiez vivre.

— Et pourquoi ?

— Moi, pour mon compte, j’aimerais mieux être mort que vivant entre vos mains, » répondit le comte.

Dragomira haussa les épaules.

« Je ne suis pas le personnage de fantaisie à qui vous donnez mon nom, dit-elle ; si vous voulez faire votre idéal de Sémiramis, elle est là devant vous : c’est Henryka.

— Cette tourterelle ? »

Henryka était devenue rouge ; mais elle se remit et regarda Soltyk en plein visage.

« Vous ne me connaissez pas, murmura-t-elle ; prenez garde que je ne vous surprenne un beau jour plus que vous ne le voudriez.

— Savez-vous que vous commencez à devenir dangereux pour moi, mon doux, mon joli démon ? »

Henryka lança un rapide regard à Dragomira.

« Abandonne-le-moi, dit-elle avec un gracieux mouvement de tête, tu seras contente de moi. »