Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 108-114).

XVII

UN BEAU RÊVE

Rien ne fait la joie de l’enfer comme de séparer les cœurs.
AUFFENBERG.

Anitta était à son piano et jouait un nocturne de Chopin, lorsque Henryka passa d’abord la tête à travers la portière et entra ensuite rapidement. Anitta interrompit son morceau et sauta au cou de son amie. Elles s’embrassèrent et se tinrent tendrement enlacées.

« Est-ce vrai ? demanda Henryka, peut-on t’adresser des souhaits de bonheur ?

— À moi ? et pourquoi ?

— Pour tes fiançailles.

— Avec qui ? » Anitta avait un peu rougi.

« Pourquoi t’en défendre ? toute la ville en parle, tout le monde t’envie.

— Mais, Henryka, je ne sais pas ce que tu veux dire.

— Oh !… tu vas devenir comtesse Soltyk. Ce n’est plus un secret.

— Ah ! grand Dieu !… Cela ne peut cependant pas se faire sans mon consentement, dit Anitta d’un ton sérieux, je ne suis pas une poupée qu’on donne sans plus de cérémonies.

— On raconte pourtant que Soltyk t’aurait demandée en mariage.

— Le ciel m’en préserve !

— Anitta, tu n’es pas raisonnable ; c’est le plus beau des hommes et le plus riche des magnats.

— C’est possible, mais je ne l’aime pas, et je ne l’aimerai jamais.

— Quelles idées surannées, ma chérie ! continua Henryka. Est-ce qu’aujourd’hui l’on consulte son cœur en pareille matière ? On examine quel effet l’on fera ; on se demande si le mari nous procurera une grande situation dans la société ; s’il est en position de nous entourer de luxe, de satisfaire nos goûts de toilette, de contenter nos fantaisies. Pour le reste, les choses suivent tranquillement leur chemin. Une grande dame ne s’ennuiera jamais ; et, si elle est jeune et jolie comme toi, elle peut rassembler toute une cour autour d’elle. »

Anitta considérait son amie, en passant d’un étonnement à un autre.

« Henryka, lui dit-elle, je ne te reconnais plus. Qu’as-tu fait de ton idéal, de ton enthousiasme ?

— Oh ! c’est bon quand il s’agit d’art et d’amour, mais pas de mariage.

— Le mariage me semble justement quelque chose de si sérieux, de si saint !…

— Ne va donc pas faire rire de toi, interrompit Henryka, applique un peu ton oreille à la porte, quand des femmes mariées sont ensemble et parlent franchement ; c’est alors que tu entendras des choses, ah ! mais des choses !…

— C’est possible, dit Anitta presque tristement ; je veux bien paraître ridicule et démodée, mais je veux agir et vivre d’après mes sentiments. »

Pendant que les deux jeunes filles s’entretenaient dans le salon, le jésuite était entré avec un fin et significatif sourire dans le boudoir de Mme Oginska, qui lui tendit cordialement les deux mains.

« Quelles nouvelles apportez-vous, mon révérend père, dit-elle, vous semblez tout heureux ?

— Je le suis en effet, répondit le P. Glinski, le vœu le plus cher de mon cœur va s’accomplir : le comte s’est décidé à se marier.

— En vérité ? Et sur qui son choix est-il tombé ?

— Vous me le demandez ? Sur notre enfant bien-aimée, sur notre Anitta.

— C’est un grand honneur pour nous.

— Je les regarde tous les deux comme mes enfants, continua le jésuite, le comte et votre fille, et cette union était depuis des années ma pensée de prédilection. Anitta est simple, bonne ; elle le conduira, sans qu’il s’en aperçoive ; elle dirigera son énergie sauvage dans des voies où il puisse travailler et où il travaillera au bonheur de l’humanité et surtout de sa patrie.

— Espérons-le.

— Le comte viendra aujourd’hui pour vous demander la main de votre fille. Soyez prudente. Anitta a sa tête à elle ; son opiniâtreté pourrait tout gâter au dernier moment. Le comte n’a pas besoin de se douter que je suis venu ici et que j’ai annoncé sa visite.

— Certes non ; mais Anitta, vous croyez vraiment que ?…

— Dans notre jeune fille il y a plus de choses cachées que nous n’en imaginons à nous tous. J’en ai le pressentiment, dit le Père, faites bien attention ; nous pourrions être pris au dépourvu.

— Elle se soumettra, répondit Mme Oginska, même si elle n’aime pas Soltyk. Mais pourquoi ne l’aimerait-elle pas ?

— Parce qu’elle en aime probablement un autre.

— Non, c’est impossible.

— Plaise à Dieu que je me trompe !

— Vous ne voulez cependant pas dire, père Glinski, que mon Anitta pourrait favoriser le jeune officier, le fils de ma chère amie Jadeweska ?

— Pourquoi pas ?

— En mettant les choses au pis, ce ne serait qu’une fantaisie de jeune fille, sans conséquence. Je connais cela ; mais le monde est le monde, et aucune jeune fille n’a encore épousé son idéal.

— Espérons le mieux, noble amie, mais attendons-nous toujours au pire ; c’est la vraie, la seule philosophie. N’oubliez jamais que l’extraordinaire est beaucoup plus habituel que le naturel et le régulier, car c’est justement ce dernier qui est le vrai idéal.

— Dois-je prévenir Anitta ? demanda Mme Oginska après une petite pause.

— Non ; à quoi pensez-vous ?

— Ne sera-ce pas pire, si la chère enfant apprend à l’improviste qu’elle est fiancée ?

— Qui songe à cela ? Remettez-vous-en pour tout au comte ; il a une certaine expérience en ces matières, et, croyez-moi, s’il n’obtient pas Anitta lui-même, nous réussirons encore moins. »

Le P. Glinski baisa avec un doucereux sourire la main de Mme Oginska et partit silencieusement et mystérieusement comme il était venu. Une fois dehors, il se glissa le long des maisons pour ne pas être aperçu d’Anitta, et ne se sentit en sûreté qu’après avoir tourné dans une rue voisine et populeuse, où il se perdit dans la foule.

À midi sonnant, l’équipage du comte Soltyk s’arrêtait devant le palais des Oginski. Après avoir déposé sa précieuse pelisse de zibeline dans l’antichambre, le comte, en toilette parisienne des plus élégantes, entra dans le salon, où M. Oginski vint à sa rencontre. Quelques instants plus tard, Mme Oginska arrivait avec un grand froufrou de jupes. On s’assit, on échangea quelques formules de politesse ; puis il y eut un moment de silence pénible dans le magnifique salon, tout rempli d’un parfum distingué. On n’entendait que le tic-tac monotone de l’antique horloge enfermée dans son énorme gaine de bois et la chanson des flammes qui dansaient dans la cheminée à l’italienne.

— Je suis venu vous voir aujourd’hui pour une affaire sérieuse et importante, dit enfin le comte, sérieuse surtout pour moi, puisque le bonheur de ma vie est en jeu. J’aime votre fille et je viens vous demander sa main.

— Je sens tout l’honneur que vous me faites, répondit Oginski en s’inclinant, une alliance entre nos deux familles dépasse mes espérances les plus ambitieuses, et je ne pouvais pas m’attendre…

— Pardonnez-moi, M. Oginski, l’honneur est tout pour moi.

— Je vous en prie… mon cher, mon bien cher comte, je suis vraiment confus…

— À quoi bon tant de paroles ? dit Mme Oginska en interrompant son mari, il suffit, nous sommes heureux de vous donner notre Anitta. »

Soltyk s’inclina respectueusement, prit la main de Mme Oginska et la baisa.

« Mais où en êtes-vous avec notre fille ? reprit Oginski, je pense que vous vous êtes quelque peu entendus ?

— Au contraire, répondit le comte, je n’ai encore fait aucune espèce d’aveu à Mlle Anitta, et je désire que pour le moment, la chose reste entre nous.

— Ce sera comme vous le désirez.

— J’ai votre consentement ; tout le reste ira de soi-même ; accordez-moi seulement la permission de me rapprocher de Mlle Anitta.

C’est trop juste, dit Mme Oginska, il vous faut avoir l’occasion de vous déclarer ; remettez-vous-en à moi pour cela, monsieur le comte. Je suis heureuse de voir que vous voulez conquérir vous-même le cœur de ma fille ; elle est un peu entêtée, et elle aimera mieux résister que se soumettre à notre volonté.

— N’ayez pas d’inquiétude, dit Soltyk en souriant, je ne montrerai que l’ardent adorateur et je cacherai avec soin le prétendant favorisé par les parents. Cela me sera facile, car j’aime Anitta avec une passion dont vous ne me croyez peut-être pas du tout capable.

— Oh ! par exemple ! Pourquoi pas ? dit Mme Oginska.

— On me juge souvent bien à faux.

— Des envieux, mon cher comte ! Qui en aurait, sinon vous, que toutes les femmes adorent, que la nature a comblé de ses dons ?

— Je vous en prie…

— Mais moi, j’ai toujours pris votre défense.

— Vous êtes trop bonne. »

La portière s’agita avec un léger bruit ; Anitta apparut et disparut immédiatement.

« C’était elle, la petite friponne, murmura Mme Oginska.

— Je vous le demande encore une fois ; que Mlle Anitta ne se doute pas de notre intelligence, dit Soltyk en prenant son chapeau.

— Elle n’en saura rien ; nous sommes tout à fait de votre avis. »

Sur l’escalier, le comte rencontra Zésim. Il lui adressa un regard bref et hostile que le jeune officier soutint fièrement. Pendant qu’il suspendait son manteau dans l’antichambre, Anitta arriva en toute hâte.

« Je crois que vous venez trop tard, lui dit-elle tout bas ; si je ne me trompe pas complètement, Soltyk vient de demander ma main. »

Zésim haussa les épaules avec toute la présomption de la jeunesse.

« Il ne nous est pas permis de nous laisser intimider, Anitta, dit-il ; moi je ne faiblirai jamais, par conséquent tout est en votre main. Du moment que vous opposez votre volonté à celle de vos parents, nous n’avons rien à craindre. Soltyk, tel que je le connais, est trop orgueilleux pour essayer de vous obtenir, s’il sait que votre cœur appartient à un autre, et non à lui.

— Je ne sais pas, répondit Anitta, je ne pressens rien de bon, mais vous pouvez compter sur moi ; quelles que soient les circonstances, je resterai courageuse et inébranlable. »

Ils se serrèrent les mains, puis elle disparut aussi rapidement qu’elle était venue ; et Zésim entra dans le salon, où il fut reçu par Mme Oginska.

« Vous étiez et vous êtes encore une fidèle amie de ma mère, dit-il tout d’abord, et vous m’avez donné bien des preuves de bonté ; cependant le courage me manque presque pour vous exposer ce que j’ai dans le cœur. »

Mme Oginska commença à devenir nerveuse.

« Parlez, M. Jadewski, s’il dépend de moi de… »

Ce qu’elle eût désiré par dessus tout, c’eût été de s’échapper immédiatement du salon.

« J’aime Anitta, et elle répond à mes sentiments.

— En vérité ? La chère enfant ! Mais vous ne pensez pas à prendre au sérieux ce petit… arrangement ?

— Si, madame, car je suis venu pour vous demander à vous et à monsieur votre mari la main de votre fille.

— Mais… mon cher Zésim (Mme Oginska commençait à rire nerveusement), on ne peut cependant pas marier ensemble deux enfants. Votre demande me fait plaisir, car elle me prouve que vous n’êtes pas un de ces jeunes viveurs qui ont des amourettes derrière le dos des parents, et que vous agissez en cela comme un homme honnête et loyal. Mais abandonnez cette idée. Qu’est-ce que ces beaux sentiments romantiques ? Nous avons tous passé par là… Un beau rêve, rien de plus. Pour le mariage, il faut toute autre chose. D’ailleurs, Anitta est déjà fiancée.

— Fiancée ? sans qu’elle le sache ?

— C’est-à-dire que c’est comme si elle l’était, reprit Mme Oginska quelque peu troublée ; le comte Soltyk nous l’a demandée et nous avons donné notre consentement. Anitta regimbera peut-être un peu d’abord, mais elle finira bien par dire oui. C’est un très brillant mariage.

— Et le cœur ? Et le bonheur de votre fille ?

— Elle sera heureuse.

— Non, elle ne le sera pas, reprit Zésim avec énergie ; mais pardonnez-moi, je n’ai pas besoin de m’animer, Anitta ne consentira jamais à cette alliance.

— Nous verrons, dit Mme Oginska froidement, mais dans aucun cas nous ne prêterons les mains à un mariage qui ne serait qu’une comédie avec un dénouement tragique ; et nous comptons bien — je parle à l’officier, à l’homme d’honneur — que vous cesserez de rechercher Anitta. Puis-je espérer qu’à l’avenir — il m’est bien pénible de vous dire cela — vous vous abstiendrez de venir chez nous ?

— À cet égard, vous n’avez qu’à commander, répondit Zésim en se levant, mais je ne renoncerai jamais à Anitta. »

Il s’inclina et sortit, nullement découragé, mais plein d’amertume.

Anitta l’attendait sur l’escalier.

« Vite ! dit-elle tout émue, on vous a repoussé ?

— Oui.

— Mes parents veulent me marier à Soltyk ?

— Oui, et l’on compte sur votre condescendance.

— Bien, on compte à tort, s’écria Anitta en relevant sa petite tête d’un air de défi ; on peut nous séparer pour le moment, mais jamais on ne pourra me forcer à appartenir à un autre. Ayez confiance en moi, Zésim, comme j’ai confiance en vous. Ne vous laissez troubler par rien ; on répandra toutes sortes de bruits, on tramera des intrigues, ne vous en occupez pas ; tant que vous croirez en moi, il n’y aura rien de perdu.

— Aurez-vous assez de force, Anitta ?… »

Elle sourit.

« On ne me connaît pas encore ; attendez seulement un peu… Je suis plus forte que vous ne le croyez tous.

— Mais je ne dois plus mettre les pieds dans votre maison.

Nous nous verrons et nous nous parlerons tout de même.

— Où ?

— Quant à cela, c’est mon affaire ; pour le moment restez calme ; je vous donnerai des nouvelles le plus tôt possible. »

Zésim la regarda longtemps en silence.

« Qu’avez-vous ? demanda-t-elle un peu surprise.

— Pourrez-vous résister à toutes les séductions du luxe et de la splendeur ?

— Quelle pauvre opinion vous avez de moi ! répondit Anitta, avec la sainte et candide conviction de l’enfant, qu’est-ce que le monde tout entier pour moi sans vous ? Non, Zésim, je ne me laisserai ni aveugler, ni séduire, simplement parce que je vous aime.

— Vous m’aimez donc réellement ? »

Pour réponse, Anitta se mit à rire, pas fort, tout bas et tout doucement ; mais ce rire, était comme une charmante promesse qui valait tous les serments de la terre. Puis elle prit vaillamment la tête du grand et bel officier et l’embrassa.