( September 1932)
Tant de voix sonnaient faux en dépit des sourires que mes oreilles ne voulaient plus entendre. Sur les pavés trop quotidiens, mes pieds traînaient des distances pesantes, bordées d’une ombre qui se trouvait pourtant dépourvue d’épaisseur. Tous les arbres étaient en bois de potence, et ils étaient innombrables dans la forêt de la répression, avec leur feuillage de plomb si épais que, de l’aube au crépuscule et du crépuscule à l’aube, on n’osait imaginer qu’un jour, au-delà de l’horizon et au-delà de l’habitude, brillerait un Soleil tout de soufre et d’amour. Les feuilles répétaient les inepties druidiques des chênes, l’hypocrisie méditerranéenne des oliviers, l’amertume fatale du buis, le puritanisme glacé des saules, et les allusions malsaines chuchotées par les peupliers de la Troisième République. Tous les troncs des arbres se divisaient en une infinité de branches sinueuses et insinuantes, qui offraient leurs aptitudes sournoises à étrangler prestement, sinon les créatures trop imprudentes, du moins et à coup sûr les mots dans leur gorge. Vaisseaux naufragés en plein milieu des terres. Des vieillards secouaient la tête, certains que personne n’oserait répliquer à leur sourire satisfait en refusant de se raccrocher aux décombres des dogmes, aux bouées de l’éducation classiques ou aux racines flottantes des préjugés.
Aujourd’hui, la période des sommeils demeure pour moi avant tout comme le refus d’un cœur obstiné, obstiné à battre même dans le vide d’une poitrine que toutes les fourmis du désenchantement avaient déjà tellement attaquée et rongée qu’elle était bien près de s’affaisser.
Oui j’avais dépassé mon quinzième anniversaire, mon vingtième anniversaire. C’était naturel comme il était naturel aussi que mon front en feu se languît d’une couronne de mains fraîches.
Et avant, et pendant, et après la guerre, le climat en France, sempiternellement, avait été ce dont on fait les têtes sceptiques et les têtes vides.
Du temps de mon enfance, sitôt passée l’époque de mes premières lectures en cachette, un réalisme ouvertement affiché avait prétendu me contraindre à ne rien voir dans le monde qui ne fût boursouflure ou sclérose. Dans la pratique, l’idéalisme officiel s’exprimait par un matérialisme sordide. Quand j’étais en classe de philosophie, Kant m’apparut, dans le halo glacé de son noumène immatériel, comme un justicier, et il m’apparaissait d’autant plus volontiers sous ces traits que l’opportunisme de circonstance n’avait de cesse de se donner de bonnes raisons de ne pas avoir de raisons. Quelques années plus tard, ce furent les tableaux de Chirico qui, à travers les montants de leurs cadres, ouvraient à mes rêves une série d’avenues. Au cœur de la ville métaphysique, à l’ombre des statues, les oreillers-artichauts invitaient au sommeil tandis que, comme je lisais Lautréamont, Paris cessait d’être la capitale de la France et revenait à la vie en renaissant de ses pierres. La Seine… la rue Vivienne… La lumière d’Ile-de-France que les gens ordinaires trouvent si agréable ne représentait bientôt plus pour moi qu’un chiffon de papier. Le plomb des cieux, le plomb des crânes, se trouvait éclairé, couronné, déchiré, illuminé par un coup de tonnerre révélateur. Et maintenant encore, après toutes ces années, pour retrouver ces moments brûlants, il faut que la tempête de mai accélère mon pouls au point de créer l’impression que, partant des poignets, des compagnies souterraines d’oiseaux se développent en lourdes fleurs de matière grise sous les monticules des paumes.
J’aimerais pouvoir écrire ces souvenirs en lettres phosphorescentes. Si je les écris malgré tout, c’est parce qu’à cet instant, avenue de l’Opéra, le soleil couchant a baigné les visages avec assez de soufre pour les rendre jaunes, d’un jaune insupportable, en même temps que devient bleu, d’un bleu intolérable, le chapeau melon, initialement noir, d’un promeneur un peu bizarre.
Ainsi puis-je me rappeler que Desnos avait les yeux exorbités. Deux huîtres dans leur coquille qui reflétaient, dans leur passivité glauque et rauque, le mouvement de la mer. Au bord, au commencement, de sa mer, il y avait une plage, de sable le jour, de chair la nuit. Sur la lande près de la plage, dans un verger trop fleuri, une fille s’était laissée choir à terre et m’avait demandé de passer l’après-midi entier à lui presser des géraniums entre les seins.
Le soir, elle m’avait invité chez sa mère, laquelle était un puits de théosophie et de sciences occultes. Dans la salle à manger de la petite maison, il y avait aussi une vieille femme qui, parce qu’elle pouvait se gratter le nez avec le menton, s’était elle-même surnommée Madame Dante. Entre deux vaticinations, cette soi-disant descendante du célèbre Alighieri l’hiver ramassait du lierre parc Monceau pour en parer les bandeaux qui enserraient sa tête. En été, elle faisait des ravages sur la côte normande.
La fille aux seins de géraniums, sa mère, madame Dante et moi nous assîmes assez près tous les quatre pour joindre nos mains autour d’une lourde table. Madame Dante avait annoncé qu’il y aurait des incarnations. Ma tête prit plaisir à s’incliner sur le bois. J’étais endormi. La mère de la fille aux seins géraniums s’empressa de me réveiller. Très fière de ses pouvoirs thérapeutiques, elle se proposa, pour des raisons spiritualistes à vrai dire peu convaincantes, de m’initier, mais c’était absolument impossible, je m’acquittais alors de mes obligations militaires et je devais être de retour à Paris le lendemain. Et là, je parlai à Breton de cette aventure. Lui, Desnos, Éluard, Péret et quelques autres la renouvelèrent au cours de plusieurs séances qui sont évoquées dans Les Pas perdus.
Dans son étude intitulée « Entrée des médiums », qu’il a spécialement consacrée à cette phase de l’activité surréaliste, Breton cherche à en donner une idée plus claire en rappelant combien « en 1919 (son) attention s’était fixée sur les phrases plus ou moins partielles, qui, en pleine solitude, à l’approche du sommeil, deviennent perceptibles pour l’esprit sans qu’il soit possible de leur découvrir une détermination préalable ».
Auparavant, Breton avait noté que « ce mot (surréalisme), qui n’est pas de notre invention et que nous aurions si bien pu abandonner au vocabulaire critique le plus vague, est employé par nous dans un sens précis. Par lui nous avons convenu de désigner un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de délimiter ».
Il est bien sûr parfaitement vain de vouloir tracer les limites de ses propres états dans une période de sommeil comme à tout autre moment. Du sommeil à la simulation, tels étaient les mots que j’avais envisagé d’utiliser pour intituler ces évocations et en même temps pour regrouper les séries d’expérimentations que l’on conduisit ensuite jusqu’aux récentes considérations de Dali sur la paranoïa (La Femme visible) et aux essais de simulation des maladies mentales (Breton et Éluard, L’Immaculée Conception).
Dans Nadja, Breton demandait que « l’un de ceux qui ont assisté à ces séances innombrables prît la peine de les décrire avec précision, de les situer dans leur véritable atmosphère ».
En conséquence, bien que mes souvenirs ne doivent en aucun cas être interprétés comme des confessions a posteriori, bien que je n’aie la moindre intention ou ambition cachée de laisser planer un doute sur l’authenticité des faits, ni non plus de poser la question de la sincérité, pour la bonne et simple raison qu’elle ne peut être posée en la circonstance, du fait même des difficultés à délimiter nos états ou encore à établir qui avait pris telle ou telle part dans une entreprise essentiellement collective, j’essaie de me rappeler… Et je me rappelle qu’avant une de ces séances une phrase arriva toute faite aux oreilles de ma conscience éveillée : « Les robes de Mme de Lamballe vont être mises aux enchères. »
Je ne peux m’empêcher de soupçonner que cette phrase demeurait présente dans mon esprit simplement parce qu’y rôdait un souvenir d’enfance, celui des personnages de cire du musée Grévin, et la fascination trouble qui m’avait saisi au spectacle de scènes comme celle, précisément, révélée au détour d’un couloir, de la tête récemment tranchée de Mme de Lamballe qu’on présentait à Marie-Antoinette.
Un soir, chez Éluard, nous disposons nos mains en cercle sur une table. J’ai décidé de m’endormir avant Desnos, mais j’ai peur de ne pas y parvenir. Alors, pour hâter les choses, je prononce la phrase dont je n’ai pu me débarrasser tout au long de la journée. Les mots sont lourds, ils m’entraînent. Ma tête frappe le bois. Je cesse d’exister. À mon réveil, on me raconte ce que j’ai dit. Comme mon discours n’a pas été si mauvais, je suis ravi d’en prendre connaissance de la bouche même de ceux qui m’ont écouté, mais seulement parce que je l’emporte alors sur Desnos, mon rival en médiumnité. Sinon cela ne m’importerait nullement. Je retire de chacune de ces séances une satisfaction extrême. La nuit, je dors d’un sommeil de plomb. Mes réveils ne sont pas trop difficiles. Pendant tout le temps que j’assiste et que je participe à ces séances, je n’ai pas de vie sexuelle et ne désire pas en avoir. Il ne me vient même pas à l’idée que je pourrais en avoir une.
En dépit de la manière dont Desnos et moi en sommes arrivés à nous méfier l’un de l’autre, – notre suspicion se transformant en une inimitié qui, pensais-je, pourrait conduire Desnos à me crever les yeux, par exemple, pour la même raison que je l’avais bousculé de sorte que sa tête avait heurté une cheminée –, quand je rencontre Desnos en d’autres occasions, ces séances constituent notre seul sujet de conversation.
Le jour où je n’en puis plus, où je me rends compte que, si je continue, je vais y laisser la vie, ou pour le moins ma tête, je décide de me faire opérer de l’appendicite pour faire diversion, mais non sans avoir donné au préalable le meilleur de moi-même pour que Desnos (assurément ravi d’avoir les coudées franches) se livre furieusement au jeu jusqu’à perdre la raison.
Je n’ai cessé de regretter cette époque. Comme une trace laissée par ce que j’avais pu dire alors, par ce que je ne m’étais pas entendu dire, j’ai de plus en plus détesté le son de ma voix. Pourtant, la semaine dernière, quand je fus amené à écrire ces pages, la lecture d’un vieux numéro de Littérature, qui contient le seul de mes discours de cette époque ayant été conservé, me procura un malaise qui, étrangement, annulait les dix années écoulées.
Je me suis rappelé, comme pour me persuader de sa justesse, le proverbe que j’avais forgé pour mon usage personnel : « Un pommier ne mange pas ses pommes… Un pommier ne mange pas ses pommes. » Et pourtant, l’arbre solitaire, l’arbre à méditation, fera-t-il de ses fruits ce qu’en font les autres arbres, à pain, à beurre, ou à fromage ? Aucun pré n’étend à ses pieds le tapis de son obligeance, et la terre, qui se refuse à satisfaire ses fringales d’aujourd’hui, demain ne recevra pas davantage les fruits mûrs peut-être prêts à tomber.
En ce qui concerne Desnos et le dilemme que son cas constitue toujours, pour éclairer les choses, il suffit de citer ces deux passages de Breton :
Je revois maintenant Robert Desnos à l’époque que ceux d’entre nous qui l’ont connue appellent l’époque des sommeils. « Il » dort « , mais il écrit, il parle. C’est le soir, chez moi, dans l’atelier, au-dessus du cabaret du Ciel. Dehors, on crie : « On entre, on entre, au Chat Noir ! » Et Desnos continue à voir ce que je ne vois pas, ce que je ne vois qu’au fur et à mesure qu’il me le montre. Pour cela souvent il emprunte la personnalité de l’homme vivant le plus rare, le plus infixable, le plus décevant, l’auteur du Cimetière des Uniformes et Livrées, Marcel Duchamp qu’il n’a jamais vu dans la réalité. Ce qui passait de Duchamp pour le plus inimitable à travers quelques mystérieux « jeux de mots » (Rrose Sélavy) se retrouve chez Desnos dans toute sa pureté et prend soudain une extraordinaire ampleur (Nadja).
Depuis lors, Desnos, grandement desservi dans ce domaine par les puissances mêmes qui l’avaient quelque temps soulevé et dont il paraît ignorer encore qu’elles étaient des puissances des ténèbres, s’avisa malheureusement d’agir sur le plan réel où il n’était qu’un homme plus seul et plus pauvre qu’un autre (Second Manifeste du surréalisme).
Et cela tenait, comme Breton le remarque, à un manque de culture, à un manque d’esprit philosophique.
Pour avoir depuis longtemps fixé les limites des états, la vieille idolâtrie analytique rendait impossible de passer de l’un à l’autre. Un certain dualisme qu’ils ne parvenaient pas à surmonter, voilà ce qui détourna du surréalisme, non seulement Desnos, mais beaucoup d’autres, parce que, dialectique dans son essence, le surréalisme n’entend sacrifier ni le rêve à l’action, ni l’action au rêve, préférant plutôt nourrir leur synthèse.
Si peu figée soit-elle, la pensée se laisse volontiers emprisonner dans les mots qui l’expriment, dans une écriture dont les pleins et les déliés imposent leur cadence à la conscience elle-même.
Une coquille d’œuf durcit dès qu’elle est au contact de l’air. À chaque instant, il faut condamner cette sclérose qu’on tente de faire passer pour quelque chose de solide et de définitif.
Les frontières entre les différents états psychiques ne se justifient pas davantage qu’entre des États géographiques. Le surréalisme se doit de combattre les unes et les autres, de condamner toute forme de patriotisme, fût-ce le patriotisme de l’inconscient.