La Nuit de Noël (RDDM)

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LA[1]
NUIT DE NOËL.

« Ouvre, c’est moi, Joseph ! — Quoi ! si tard en voyage !
N’as-tu pas rencontré les chiens près du village ?
Bon Dieu ! seul et si tard dans le creux des chemins !
À ce feu de Noël viens réchauffer tes mains.
Noël, t’en souvient-il ? quand, pour bâtir la crèche.
Les prêtres nous menaient cueillir la mousse fraîche ?
— Ne ris pas ! c’est Noël qui chez toi me conduit :
Je viens entendre encor la Messe de Minuit.
— Nous irons avec toi toute la maisonnée !
Ma jeune femme aussi ; car depuis une année
J’ai pris femme, au moment d’être soldat du roi.
À ton tour, mon ami, près du feu conte-moi

Les pays dont tu viens… C’est du vieux cidre : approche ;
Mével, appelez-nous au premier son de cloche. »

Soyez béni, mon Dieu ! Dans les biens d’ici-bas,
Ceux qu’on poursuit le plus je ne les aurai pas ;
Il en est quelques-uns, hélas ! que je regrette ;
Mais il en est aussi que la foule rejette,
Et votre juste main me les donna, mon Dieu !
Des biens que je n’ai pas ceux-ci me tiennent lieu.
Dans cette humble maison, près de ce chêne en flamme,
Ce soir, je vous bénis, et du fond de mon ame !

Par un gai carillon bientôt fut annoncé
L’office de minuit, « — Le chemin est glacé,
Disait Joseph Daniel, en traversant la lande ;
Chaque pas retentit. Comme la lune est grande !
Entends-tu, dans le pré, des voix derrière nous ?
— Oui, j’entends des pasteurs, des chrétiens comme vous !
Ils ont vu cette nuit la légion des anges
Passer et du Très-Haut entonner les louanges :
Gloire à Dieu ! gloire à Dieu dans son immensité !
Paix sur la terre aux cœurs de bonne volonté !
Et tous vont adorer Jésus, l’enfant aimable,
Le roi des pauvres gens, le Dieu né dans l’étable. »

Ô vivans souvenirs ! la nuit, par ce beau ciel,
Tandis que nous marchions en célébrant Noël,
Les arbres, les buissons, du bourg au presbytère,
Dans la brune vapeur passaient avec mystère.

Toute l’église est pleine, et, sur les pavés nus,
Les pieux assistans chantent l’enfant Jésus.
Chaque femme en sa main porte un morceau de cierge ;
On a placé la crèche à l’autel de la Vierge ;
Je reconnais les saints, la lampe, les deux croix ;
Enfin tout dans l’église était comme autrefois ;
Moi seul je n’étais plus debout, près du pupitre,
Chantant à l’Évangile et chantant à l’Épître ;

Mais, oublié des gens qui m’avaient bien connu,
Et s’informaient entre eux de ce nouveau venu,
Je restais, comme une ombre, immobile à ma place,
Muet, ou pour pleurer les deux mains sur ma face.

À la communion quand le prêtre arriva,
Offrant le corps du Christ, mon front se releva.
Les hommes, les enfans et les femmes ensuite
Marchèrent lentement vers la table bénite ;
Et, comme en un festin où beaucoup sont priés,
Les mets sont tour à tour servis aux conviés,
Dès qu’un communiant avait reçu l’hostie,
Du ciboire sortait la blanche Eucharistie.
Seul encor je n’eus point ma part de ce repas :
Mais quand, les yeux baissés et murmurant tout bas,
Les femmes s’avançaient vers la douce victime,
J’essayai de revoir (Seigneur, était-ce un crime ?)
Celle qui près de moi, dans notre âge innocent,
Mangea de votre chair et but de votre sang.
Je ne la nomme plus ! Mes yeux avec tristesse
La cherchèrent en vain cette nuit à la messe ;
Dans la paroisse en vain je la cherchai depuis,
Elle a quitté sa ferme et quitté le pays !
Mais son sort, quel qu’il soit, m’entraînera moi-même,
Car, les deux bras ouverts, je poursuis ce que j’aime.

Terminons, il le faut, ce récit du passé,
Que je reprends toujours après l’avoir laissé.
Enfin la messe dite, et, vers la troisième heure,
Lorsque les assistans regagnaient leur demeure,
Mon hôte m’appela : « Quelque chose au retour
Nous attend, disait-il, sur la pierre du four.
— Hâtons-nous ! hâtons-nous ! disait la jeune femme. »
Or, tant d’émotions fermentaient dans mon ame,
Qu’au détour d’un sentier, soudain quittant Daniel,
Par la lande j’allai tout droit vers Ker-rohel ;
Et de ces hauts rochers où brillait la gelée,
À mes pieds regardant le Skorf et sa vallée,

Je laissai de mon cœur sortir un chant d’amour
Que rien n’interrompit jusqu’au lever du jour.
Il semblait à longs flots rouler vers la rivière,
Ou suivre le vent triste et froid de la bruyère.
Et c’était un appel à la Divinité,
Pour toute nation un vœu de liberté ;
C’étaient, ô mon pays ! des noms de bourgs, de villes,
D’épouvantables mers et de sauvages îles,
Noms plaintifs et pareils aux cris d’un homme fort
Luttant contre la main qui le traîne à la mort !
Oui ! nous sommes encor les hommes d’Armorique !
La race courageuse et pourtant pacifique !
La race sur le dos portant de longs cheveux,
Que rien ne peut dompter quand elle a dit : Je veux !
Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres !
Nous adorons Jésus, le Dieu de nos ancêtres !
Les chansons d’autrefois toujours nous les chantons :
Oh ! nous ne sommes pas les derniers des Bretons !
Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,
Ô terre de granit, recouverte de chênes !


L’auteur de Marie.
  1. Cette pièce de vers est détachée de la nouvelle édition de Marie, qui paraîtra prochainement à la librairie de Paulin et de Renduel ; l’auteur a ajouté plusieurs pièces nouvelles à cette édition, qui précédera de quelque temps encore la publication de son nouveau poème : Les Bretons. (N. du D.)