Paul Ollendorff (Tome 3p. 22-32).
◄  2
4  ►
Première Partie — 3


Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle n’était pas disposée à ce qu’il l’accompagnât. Il ne doutait point de son amitié ; mais sa réserve le déconcertait. Il ne put rester deux jours dans le pays ; il partit dans une autre direction. Il tâcha d’occuper son esprit en voyages, en travaux. Il écrivit à Grazia. Elle lui répondit, deux ou trois semaines après, de courtes lettres, où se montrait une amitié tranquille, sans impatience, sans inquiétude. Il en souffrait et il les aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche ; leur affection était trop récente, trop récemment renouvelée ! Il tremblait de la perdre. Et pourtant, chaque lettre qui lui venait d’elle respirait un calme loyal qui aurait dû lui donner toute sécurité. Mais elle était si différente de lui !…

Ils avaient convenu de se retrouver à Rome, vers la fin de l’automne. Sans la pensée de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de charme. Son long isolement l’avait rendu casanier ; il n’avait plus de goût à ces déplacements inutiles, où se complaît l’oisiveté fiévreuse des gens d’aujourd’hui. Il avait peur d’un changement d’habitudes, dangereux pour le travail régulier de l’esprit. D’ailleurs, l’Italie ne l’attirait point. Il ne la connaissait que par l’infâme musique des véristes et par les airs de ténor que la terre de Virgile inspire périodiquement aux littérateurs en voyage. Il ressentait pour elle l’hostilité méfiante d’un artiste d’avant-garde, qui a trop souvent entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine académique. Enfin, ce vieux levain d’antipathie instinctive, qui couve au fond des cœurs de tous les hommes du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le type légendaire de jactance oratoire qui représente, aux yeux des hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d’y penser, Christophe faisait sa lippe dédaigneuse… Non, il n’avait nulle envie de faire plus ample connaissance avec le peuple sans musique — (que comptent, dans la musique de l’Europe actuelle, ses grattements de mandoline et ses vociférations de mélodrames hâbleurs ?) — Mais à ce peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu’où et par quels chemins Christophe ne fût-il pas allé ? Il en serait quitte pour se fermer les yeux, jusqu’à ce qu’il l’eût rejointe.


Se fermer les yeux, il y était habitué. Depuis tant d’années, ses volets étaient clos sur sa vie intérieure ! Dans cette fin d’automne, c’était plus nécessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans répit. Depuis, une calotte grise d’impénétrables nuées pesait sur les vallées et sur les villes de Suisse, grelottantes et mouillées. Les yeux avaient perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi l’énergie concentrée, il fallait commencer par faire nuit complète, et, sous les paupières closes, descendre au fond de la mine, dans les galeries souterraines du rêve. Là dormait dans la houille le soleil des jours morts. Mais à passer sa vie, accroupi, à creuser, on sortait de là brûlé, l’échine et les genoux raides, les membres déformés, à demi pétrifiés, le regard trouble, avec des yeux d’oiseau de nuit. Bien des fois, Christophe avait rapporté de la mine le feu péniblement extrait, qui réchauffe les cœurs transis. Mais les rêves du Nord sentent la chaleur du poêle et la chambre fermée. On ne s’en doute pas, lorsqu’on vit, dedans ; on aime cette tiédeur lourde, on aime ce demi-jour et les songes de l’âme dans la tête pesante. On aime ce qu’on a. Il faut bien s’en satisfaire !…

Lorsqu’au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière limpide qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla rêver. De l’autre côté du mur, il venait de laisser le ciel éteint, le jour crépusculaire. Si brusque était le changement qu’il en sentit d’abord plus de surprise que de joie. Il lui fallut quelque temps avant que son âme, engourdie, se détendît peu à peu, que fondit l’écorce qui l’emprisonnait, et que le cœur se dégageât des ombres du passé. Mais à mesure que la journée s’avançait, la lumière moelleuse l’entourait de ses bras ; et, perdant le souvenir de tout ce qui avait été, il buvait avidement la volupté de voir.

Plaines du Milanais. Œil du jour qui se reflète dans les canaux bleutés, dont le réseau de veines sillonne les rizières duvetées. Arbres d’automne, aux carcasses maigres et souples, d’un dessin contourné, avec des touffes de duvet roux. Montagnes de Vinci, Alpes neigeuses à l’éclat adouci, dont la ligne orageuse encercle l’horizon, frangée de rouge, d’orange, d’or vert et d’azur pâle. Soir qui tombe sur l’Apennin. Descente sinueuse le long des petits monts abrupts, aux courbes serpentines, dont le rythme se répète et s’enchaîne, ainsi qu’une farandole. — Et soudain, au bas de la pente, comme un baiser, l’haleine de la mer et l’odeur des orangers. La mer, la mer latine et sa lumière d’opale, où dorment, suspendues, des volées de petites barques, aux ailes repliées…

Sur le bord de la mer, à un village de pêcheurs, le train restait arrêté. On expliquait aux voyageurs qu’à la suite des grandes pluies, un éboulement s’était produit dans un tunnel, sur la voie de Gênes à Pise ; tous les trains avaient des retards de plusieurs heures. Christophe, qui avait pris un billet direct pour Rome, fut ravi de cette malchance qui soulevait les protestations de ses compagnons. Il sauta sur le quai et profita de l’arrêt pour aller vers la mer, dont le regard l’attirait. Il l’attirait si bien qu’une ou deux heures après, lorsque le sifflet du train qui partait retentit, Christophe était dans une barque et, le voyant passer, lui cria : « Bon voyage ! » Dans la nuit lumineuse, sur la mer lumineuse, il se laissait bercer, le long de la côte odorante, aux promontoires bordés de cyprès enfantins. Il s’installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort d’un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait la splendide lumière… Lumière, sang du monde qui coules dans l’espace comme un fleuve de vie, et par nos yeux, nos lèvres, nos narines, tous les pores de notre peau, t’infiltres jusqu’au fond de notre chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain, — qui te voit dépouillée de tes voiles du Nord, pure, brûlante et nue, se demande comment il a jamais pu vivre sans te connaître, et sait qu’il ne pourra plus jamais vivre sans te posséder…

Cinq jours, Christophe fut plongé dans une soûlerie de soleil. Cinq jours, il oublia — pour la première fois — qu’il était musicien. La musique de son être s’était muée en lumière. L’air, la mer et la terre : éclatante symphonie, que joue l’orchestre du soleil. Et de cet orchestre, avec quel art inné l’Italie sait user ! Les autres peuples peignent d’après la nature ; l’Italien collabore avec elle ; il peint avec le soleil. Musique des couleurs. Tout est musique, tout chante. Un simple mur du chemin, rouge, craquelé d’or ; au-dessus, deux cyprès à la toison crêpelée ; le ciel d’un bleu avide, autour. Un escalier de marbre, blanc, raide, étroit, qui moule entre des murs roses, vers une façade d’église bleue. Telle de ces maisons multicolores, abricot, citron, cédrat, qui luisent parmi les oliviers, fait l’effet d’un fruit merveilleux et mûr, dans le feuillage. La vision italienne est une sensualité ; les yeux jouissent des couleurs, comme le palais et la langue d’un fruit juteux et parfumé. Sur ce régal nouveau, Christophe se jetait, avec une gourmandise avide et naïve ; il prenait sa revanche de l’ascétisme des visions grises auxquelles il avait été jusque-là condamné. Son abondante nature, étouffée par le sort, prenait soudain conscience des puissances de jouir dont il n’avait rien fait ; elles s’emparaient de la proie qui leur était offerte : odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la mer, caresses de l’air, bain tiède de lumière où se détend l’âme vieillie et lassée… Christophe ne pensait à rien. Il était dans une béatitude voluptueuse. Il n’en sortait que pour faire part de sa joie à ceux qu’il rencontrait : son batelier, un vieux pêcheur, aux yeux vifs et plissés, coiffé d’une toque rouge de sénateur vénitien ; — son unique commensal, un Milanais, qui mangeait du macaroni, en roulant des yeux d’Othello, atroces, noirs de haine furieuse, homme apathique et endormi ; — le garçon de restaurant, qui, pour porter un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse, comme un ange de Bernin ; — le petit saint Jean, aux œillades coquettes, qui mendiait sur le chemin, offrant à ceux qui passaient une orange avec la branche verte. Il interpellait les voiturins, vautrés, la tête en bas au fond de leurs chariots, et poussant, par accès intermittents, les mille et un couplets d’un chant nasillard, paresseux et gueulard. Il se surprenait à fredonner Cavalliera rusticana. Le but de son voyage était totalement oublié. Oubliée, sa hâte d’arriver au but, de rejoindre Grazia…

Jusqu’au jour où l’image aimée se réveilla. Fut-ce un regard, rencontré sur la route, fut-ce une inflexion de voix, grave et chantante, qui l’évoqua ? Il n’en eut pas conscience. Mais une heure vint où, de tout ce qui l’entourait, du cercle des collines couvertes d’oliviers, et des hautes arêtes polies de l’Apennin, que sculptent l’ombre épaisse et le soleil ardent, et des bois d’orangers lourds de fleurs et de fruits, et de la respiration profonde de la mer, rayonna la figure souriante de l’amie. Par les yeux innombrables de l’air, ses yeux le regardaient. Elle fleurissait de cette terre aimée, comme une rose d’un rosier.

Alors, il se ressaisit. Il reprit le train pour Rome, sans s’arrêter nulle part. Rien ne l’intéressait des souvenirs italiens, des villes d’art du passé. De Rome il ne vit rien, il ne chercha à rien voir ; et ce qu’il en aperçut, au passage, d’abord, des quartiers neufs sans style, des bâtisses carrées, ne lui inspira pas le désir d’en connaître davantage.

Aussitôt arrivé, il alla chez Grazia. Elle lui demanda :

— Par quel chemin êtes-vous venu ? Vous êtes-vous arrêté à Milan, à Florence ?

— Non, dit-il. Pourquoi faire ?

Elle rit.

— Belle réponse ! Et que pensez-vous de Rome ?

— Rien, dit-il, je n’ai rien vu.

— Mais encore ?

— Rien. Pas un monument. Au sortir de l’hôtel, je suis venu chez vous.

— Il suffit de dix pas, pour voir Rome… Regardez ce mur, en face… Il n’y a qu’à voir sa lumière.

— Je ne vois que vous, dit-il.

— Vous êtes un barbare, vous ne voyez que votre idée. Et quand êtes-vous parti de Suisse ?

— Il y a huit jours.

— Qu’avez-vous donc fait, depuis ?

— Je ne sais pas. Je me suis arrêté, par hasard, dans un pays près de la mer. J’ai à peine fait attention au nom. J’ai dormi pendant huit jours. Dormi, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce que j’ai vu, je ne sais pas ce que j’ai rêvé. Je crois que j’ai rêvé de vous. Je sais que c’était très beau. Mais le plus beau, c’est que j’ai tout oublié…

— Merci, dit-elle.

(Il n’écouta pas.)

— … Tout, reprit-il, tout ce qui était alors, tout ce qui était avant. Je suis comme un homme nouveau, qui recommence à vivre.

— C’est vrai, dit-elle, en le regardant avec ses yeux riants. Vous avez changé, depuis notre dernière rencontre.

Il la regardait aussi, et ne la trouvait pas moins différente de celle qu’il se rappelait. Non pas qu’elle eût changé pourtant, depuis deux mois. Mais il la voyait avec des yeux tout neufs. Là-bas, en Suisse, l’image des jours anciens, l’ombre légère de la jeune Grazia s’interposait entre son regard et l’amie présente. Maintenant, au soleil d’Italie, les rêves du Nord s’étaient fondus ; il voyait dans la clarté du jour l’âme et le corps réels de l’aimée. Qu’elle était loin de la chevrette saisonnière à Paris, loin de la jeune femme au sourire de saint Jean, qu’il avait retrouvée un soir, peu après son mariage, pour la reperdre aussitôt ! De la petite madone Ombrienne avait fleuri une belle Romaine :


Color verus, corpus solidum et succi plenum.


Ses formes avaient pris une harmonieuse plénitude ; son corps était baigné d’une fière langueur. Le génie du calme l’entourait. Elle avait cette gourmandise du silence ensoleillé, de la contemplation immobile, cette jouissance voluptueuse de la paix de vivre, que les âmes du Nord ne connaîtront jamais bien. Ce qu’elle avait conservé surtout du passé, c’était sa grande bonté, qui pénétrait tous ses autres sentiments. Mais on lisait des choses nouvelles dans son lumineux sourire : une indulgence mélancolique, un peu de lassitude, beaucoup d’intelligence des âmes, une pointe d’ironie, un paisible bon sens. L’âge l’avait voilée d’une certaine froideur, qui l’abritait contre les illusions du cœur ; elle se livrait rarement ; et sa tendresse se tenait en garde, avec un sourire clairvoyant, contre les emportements de passion que Christophe avait peine à réprimer. Avec cela, des faiblesses, des moments d’abandon au souffle des jours, une coquetterie qu’elle raillait elle-même, mais qu’elle ne combattait point. Nulle révolte contre les choses, ni contre soi : un fatalisme très doux, dans une nature toute bonne et un peu fatiguée.