Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 67-85).
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CHAPITRE XVII.

M. Franck Churchill n’arriva pas. Lorsque le temps marqué approchait, les craintes de madame Weston furent vérifiées par une lettre d’excuse. Quant à présent, on ne pouvait se passer de lui, à sa grande, très-grande mortification ; cependant il avait l’espoir de venir à Randalls à une période peu éloignée.

Madame Weston fut très-affligée, et beaucoup plus que son mari, quoique ses espérances ne fussent pas aussi présomptueuses que les siennes : mais un esprit présomptueux, quoiqu’il espère presque toujours plus d’avantages qu’il n’en reçoit, n’est pas proportionnellement aussi puni qu’un autre de la non-réussite de ses espérances. Il oublie bientôt son manque de succès pour espérer de nouveau. M. Weston fut surpris et chagrin pendant une demi-heure ; mais alors il pensa que si Franck venait deux ou trois mois plus tard, cela vaudrait beaucoup mieux : ce serait un meilleur temps de l’année ; il ferait plus beau, et il pourrait rester plus long-temps qu’il n’aurait pu le faire, s’il fût venu plus tôt. Il prit alors son parti, et fut consolé, tandis que madame Weston, d’un caractère plus craintif, ne prévoyait qu’une répétition d’excuses et de délais, et ajoutait à ses chagrins personnels, ceux qu’elle supposait à son mari.

Emma n’était pas alors dans le cas de se soucier beaucoup de l’arrivée de M. Franck Churchill : elle ne ressentait, à ce sujet, d’autres peines que les regrets qu’on éprouvait à Randalls. Elle ne se sentait aucune inclination à faire connaissance avec lui. Son seul désir était d’être tranquille ; mais comme il était important que ses raisons particulières fussent ignorées, elle prit sur elle-même de paraître comme à l’ordinaire, et se comporta envers madame Weston avec tout le zèle et l’intérêt que leur amitié exigeait.

Ce fut elle qui, la première, l’annonça à M. Knightley, et déclama autant qu’il était nécessaire (et comme elle jouait alors un rôle, elle déclama peut-être plus qu’elle ne devait) contre les Churchill pour l’avoir retenu. Elle continua ensuite à s’étendre beaucoup sur l’avantage d’une addition à leur société très-circonscrite, le plaisir de voir un personnage nouveau, un jour de fête pour tout Highbury qui l’aurait vu : et finissant par déclamer encore contre les Churchill, elle se trouva directement opposée au sentiment de M. Knightley ; et à son grand amusement, elle soutint le parti le plus éloigné de sa façon de penser, et elle employa les argumens dont madame Weston s’était servi contre elle-même.

« Il est possible que les Churchill soient coupables, dit froidement M. Knightley ; mais j’ose dire qu’il pourrait venir s’il en avait l’intention. »

« J’ignore les raisons que vous pouvez avoir de parler ainsi. Il a le plus vif désir de venir ; mais son oncle et sa tante ne peuvent se passer de lui. »

« Je ne puis pas croire qu’il ne soit en son pouvoir de venir, s’il était bien déterminé à le faire. Je ne le croirai jamais, à moins qu’on ne me le prouve. »

« Que vous êtes bizarre ! Qu’a fait M. Franck Churchill pour le supposer dénaturé ? »

« Je ne le crois pas dénaturé du tout, en soupçonnant qu’il a pu apprendre à mépriser ses parens, et à ne penser qu’à ses plaisirs, en vivant avec des personnes qui lui en ont donné l’exemple. Il est bien plus naturel qu’on ne le désirerait, qu’un jeune homme élevé par des gens orgueilleux, sensuels et égoïstes, devienne égoïste, sensuel et orgueilleux. Si M. Franck Churchill avait eu envie de voir son père, il en aurait trouvé l’occasion favorable entre les mois de septembre et janvier. Un homme de son âge. Quel âge a-t-il ? Vingt-trois ou vingt-quatre ans. Il est impossible qu’il manque de moyens pour réussir dans une entreprise si aisée. »

« C’est aisé à dire, pour vous qui avez toujours été votre maître. Vous êtes le plus mauvais juge du monde, M. Knightley, des difficultés qu’éprouve l’homme dépendant. Vous ne savez ce que c’est que d’être obligé de ménager des gens capricieux. »

« Il n’est pas concevable qu’un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans n’ait pas la liberté ni le courage de faire si peu de chose. Il ne manque ni d’argent ni de temps. Nous savons, au contraire, que pour se débarrasser de l’un et de l’autre, il fréquente les assemblées les plus frivoles du royaume. On n’entend parler que de lui dans toutes les villes où il y a des bains. Il n’y a pas long-temps qu’il était à Weymouth. Ce qui prouve qu’il peut quitter les Churchill. »

« Oui, quelquefois il le peut. »

« Cela veut dire, quand cela lui plaît, et qu’il a l’espoir de se divertir. »

« Il n’est pas honnête de juger de la conduite des gens, sans avoir préalablement une parfaite connaissance de leur situation. Si l’on n’a pas fréquenté une famille, il est impossible de pouvoir décrire la situation dans laquelle se trouve un individu quelconque de cette même famille. Il faudrait connaître Enscombe, et le caractère de madame Churchill, avant d’avoir la prétention de décider de ce que son neveu peut faire. Dans certaines occasions, il peut faire beaucoup plus que dans d’autres. »

Il y a une chose, Emma, qu’un homme peut toujours faire, s’il le veut. Je veux dire son devoir ; non pas en usant de manœuvres sourdes ou de finesses, mais par de la vigueur et du courage. Il est du devoir de Franck Churchill de respecter son père ; par ses promesses et ses messages, il prouve qu’il reconnaît ce devoir : mais s’il avait eu l’intention de le remplir, il y a long-temps qu’il l’aurait fait. Un homme qui penserait bien, dirait simplement, mais d’un ton décidé, à madame Churchill : vous me trouverez toujours prêt à sacrifier mes plaisirs à votre volonté ; mais je dois aller voir mon père sur-le-champ. Je sais qu’il trouverait mauvais que je lui manquasse de respect dans la circonstance présente : en conséquence je partirai demain. S’il s’exprimait ainsi, du ton résolu qui convient à un homme, l’on ne s’opposerait pas à son départ. »

« Non, dit Emma, en riant ; mais on pourrait s’opposer à son retour. Un jeune homme dépendant, tenir un pareil langage ! Il n’y a que vous, M. Knightley, qui puissiez le croire. Mais vous n’avez pas la moindre idée de ce que peut ou doit faire un homme qui est placé dans une situation diamétralement opposée à la vôtre. Monsieur Frank Churchill, parler ainsi à un oncle et à une tante, qui l’ont élevé, et dont il attend sa fortune ! Au milieu d’une salle, et parlant d’un ton très-élevé ! Comment pouvez-vous supposer qu’une pareille chose soit praticable. »

« Comptez sur ce que je vous dis, Emma ; un homme sensé n’y trouverait aucune difficulté ; il sentirait qu’il a raison : et cette déclaration faite en homme d’esprit, avec décence, lui serait plus utile, relèverait plus, fixerait ses intérêts d’une manière plus solide auprès des gens de qui il dépend, que toutes les finesses et les bassesses du monde ne pourraient faire. Le respect se joindrait à l’affection. Ils sentiraient qu’un pareil homme mérite une entière confiance : qu’un neveu qui se conduit bien avec son père, se conduirait de même avec eux ; car ils savent aussi bien que tout le monde, qu’il doit une visite à son père ; et tandis qu’ils exercent bassement leur pouvoir pour l’empêcher de la lui rendre, au fond de leur cœur ils le méprisent par cela même qu’il obéit à leurs caprices. Tout le monde respecte une conduite droite. S’il se conduisait de cette manière, en suivant des principes réguliers, leurs petits esprits s’humilieraient devant le sien. »

« J’en doute. Vous aimez beaucoup à humilier les petits esprits ; mais lorsque les petits esprits appartiennent à des gens riches et puissans, ils trouvent l’art de s’enfler, et deviennent aussi difficiles à gouverner que les grands. Je crois bien que si vous, monsieur Knightley, tel que vous êtes, pouviez prendre la place de M. Frank Churchill, vous parleriez et agiriez exactement comme vous voudriez qu’il fît, et que vous pourriez réussir. Les Churchill n’auraient peut-être rien à répondre : mais songez donc que vous n’auriez pas à vous débarrasser de coutumes contractées de bonne heure, et d’une obéissance née, pour ainsi dire, avec vous. Quant à lui, la chose n’est pas si aisée. Comment pourrait-il, tous d’un coup, prendre le ton d’une parfaite indépendance ? Comment foulerait-il aux pieds la reconnaissance et le respect qu’il leur doit ? Il sent peut-être aussi ce qui est juste, sans avoir, comme vous, par rapport à des circonstances particulières, le pouvoir d’agir conformément à ses principes. « Alors, son sentiment n’aurait pas la même force. S’il ne produisait pas le même effet, la conviction et la rectitude de l’action ne pouvaient être les mêmes. »

« Oh ! la différence de situation et de coutumes ! Je désirerais que vous voulussiez comprendre ce qu’un aimable jeune homme doit souffrir lorsqu’il est dans le cas de résister à ceux qu’il a respectés toute sa vie dans son bas âge et dans son adolescence. »

« Votre aimable jeune homme est un jeune homme très-faible, si c’est la première fois qu’il a occasion de vouloir ce qui est juste, en opposition à la volonté d’autrui. Il aurait dû s’habituer à faire son devoir, au lieu de consulter ses intérêts. Je pardonne à l’enfant ses craintes ? mais non à l’homme. À mesure qu’il grandissait, il aurait dû sentir la dignité de son être, et secouer tout ce que l’autorité avait d’indigne. Il aurait dû rejeter loin de lui les premières tentatives qu’ils firent pour l’engager à manquer à son père. S’il eût commencé comme il devait, il n’y aurait aucune difficulté aujourd’hui. »

« Nous ne serons jamais d’accord sur son compte, s’écria Emma ; mais cela n’est pas extraordinaire. Je n’ai pas la moindre idée qu’il soit faible ; je crois au contraire qu’il ne l’est pas. M. Weston ne pardonnerait pas une folie, même à son fils ; mais il est très-probable qu’il a plus de douceur, plus de complaisance qu’il n’appartient, selon vous, à un homme parfait d’en avoir. »

« Je suis persuadée qu’il est tel que je dis ; et quoique cela puisse lui faire perdre quelques avantages, il en sera récompensé par d’autres. »

« Oui, tous ces avantages se réduiront à rester oisif tandis qu’il devrait se remuer, à passer sa vie dans de frivoles plaisirs, et à se croire extrêmement habile à excuser une pareille conduite. Il a le talent d’écrire une belle lettre, pleine de protestations et de mensonges, et se persuade qu’il a trouvé la meilleure méthode possible de préserver la paix à la maison, et d’empêcher son père de se plaindre de lui. Ses lettres me font mal au cœur. »

« Vous avez des notions bien singulières. Tout le monde les trouve très-bien écrites. »

« Je suis très-persuadé qu’elles ne satisfont pas madame Weston. Il est impossible qu’une femme aussi sensée et d’un aussi bon jugement qu’elle puisse les approuver : tenant la place d’une mère, elle n’est pas aveuglée par l’affection maternelle. C’est par rapport à elle qu’on devait s’acquitter de ses devoirs à Randalls, et c’est parce qu’on ne l’a pas fait, que cette omission la blesse doublement. Si elle eût été une personne d’importance, Franck y serait sans doute venu, et elle se serait peu embarrassée qu’il l’eût fait ou non. Croyez-vous que votre amie n’ait pas fait ces réflexions ? Supposez-vous qu’elle ne se soit pas dit cent fois, en elle-même, ce dont je vous entretiens à présent ? Non, Emma, votre aimable jeune homme ne peut l’être qu’en italien et non en anglais. Il peut être très-agréable, très-bien élevé, très-poli, mais il n’a pas cette délicatesse anglaise qui porte à compatir aux sensations d’autrui. »

« Vous me paraissez déterminé à penser mal de lui ? »

« Moi ! Point du tout, répliqua M. Knightley avec humeur, je n’ai aucune envie d’en penser mal. Je serais aussi porté qu’un autre à reconnaître ses bonnes qualités ; mais je n’ai entendu parler d’aucunes, à l’exception de celles de sa personne ; j’ai ouï dire qu’il était grand et bien fait, qu’il avait bon air, qu’il était doucereux et fort poli. »

« Bien, quand il n’aurait d’autres recommandations que celles-là, ce serait un trésor pour Highbury. Nous voyons rarement ici un beau jeune homme, bien élevé et agréable. Nous n’avons pas le droit d’être délicates, et d’exiger qu’il ait des vertus par-dessus le marché. Pouvez-vous vous figurer, M. Knightley, quelle sensation son arrivée produira ? M. Franck Churchill sera l’objet de la curiosité et des conversations des deux paroisses d’Highbury et de Donwell ; nous ne penserons qu’à lui, nous ne parlerons que de lui. »

« Vous me pardonnerez mon oppression. Si je le trouve homme de bonne compagnie, je serai bien aise de faire sa connaissance ; mais s’il n’est qu’un fat, un babillard, il ne me fera pas perdre mon temps, je ne m’occuperai pas de lui. »

« Mon idée de lui est qu’il adapte sa conversation au goût de tout le monde, et qu’il peut et désire se rendre agréable à tous. À vous, il parlera d’agriculture ; à moi, de peinture et de musique, et ainsi de suite ; ayant des notions générales, il peut suivre ou conduire, suivant que l’occasion s’en présente, et parler très-bien sur toutes sortes de sujets. Voilà ce que je pense de lui. »

« Et moi je pense, dit vivement M. Knightley, que si le portrait que vous en faites lui ressemble, il doit être le plus insupportable garnement existant. Quoi ! à vingt-trois ans, être le roi d’une compagnie, un grand personnage, un politique consommé qui lit le caractère d’un chacun, et se sert des talens d’autrui pour déployer sa supériorité : qui flatte pour couvrir de honte ceux qui l’écoutent. Ma chère Emma, vous êtes trop sensée, pour supporter un pareil fat, quand tous le connaîtrez. »

« Je n’en parlerai plus, s’écria Emma, vous envenimez tout. Nous avons tous les deux des préjugés ; vous contre lui, et moi en sa faveur, et nous ne pourrons nous accorder que lorsqu’il sera ici. »

« Des préjugés ! Moi je n’en ai point du tout. »

« Et moi j’en ai, et n’en suis pas honteuse. L’amitié que je porte à monsieur et à madame Weston, m’engage à avoir de grands préjugés en sa faveur. »

« C’est une personne dont je ne m’occuperai jamais, dit M. Knightley avec humeur, ce qui fit qu’Emma parla d’autre chose, quoiqu’elle ne comprît pas bien pourquoi il était fâché. »

Haïr un jeune homme ? parce qu’il ne pensait pas comme lui, n’était pas digne des idées libérales qu’elle avait toujours reconnues en lui ; car malgré la haute opinion qu’il avait de lui-même, et qu’elle lui avait souvent reprochée, elle ne l’avait jamais cru capable de méconnaître le mérite d’autrui.