Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 58-74).
◄  XXVIII
XXX  ►

CHAPITRE XXIX.

Il ne manquait qu’une chose pour rendre parfaitement agréable à Emma la perspective de ce bal ; c’était qu’on le fixât pour un jour qui ne dépassât pas le temps qu’il était permis à Frank Churchill de rester dans le comté de Surry ; car, malgré la grande confiance qu’affectait M. Weston, il ne lui paraissait pas impossible que les Churchill ne lui accordassent pas un jour de plus ; mais la chose qu’elle désirait était impossible. Il fallait du temps, prendre des mesures, faire les préparatifs, etc., et il n’y avait pas de probabilité que ce bal pût avoir lieu avant le commencement de la semaine, avant laquelle expirait le congé de Frank. Ainsi, on allait pendant quelques jours s’occuper d’une fête qui, suivant elle, n’aurait probablement pas lieu.

Enscombe cependant fut gracieux, sinon de parole, du moins de fait ; car quoique la demande du jeune homme ne fût pas agréable, on ne s’opposa pas à ce qu’il restât quelques jours de plus. Tout paraissait aller au mieux ; mais comme on n’échappe à un désagrément que pour en éprouver un autre, Emma, sûre de son bal, se chagrina de l’indifférence qu’affectait M. Knightley à ce sujet. Soit que ne dansant pas, soit que n’ayant pas été consulté, il eût formé la résolution de ne pas s’en occuper, de ne montrer aucune espèce de curiosité sur le temps, les convives, les préparatifs, etc., Emma ne put tirer autre chose de lui que ces paroles : « Fort bien. Si les Weston veulent se donner tout cet embarras pour le plaisir de quelques heures d’un passetemps bruyant, cela ne me regarde pas ; je n’ai rien à dire, excepté que je ne leur permets pas de choisir le genre de plaisir qui me convient. Cependant, il faut que j’y aille ; je ne puis pas refuser ; je ferai tous mes efforts pour ne pas m’endormir. J’avoue pourtant que j’aimerais mieux rester à la maison pour repasser les comptes de Larkins. Prendre du plaisir à voir danser, ce n’est certainement pas moi. Je ne fais jamais attention aux personnes qui dansent ; j’ignore s’il y a des gens assez bons pour le faire. Celui ou celle qui danse bien, sont dans le cas d’une personne vertueuse, dont la conduite porte sa récompense avec elle. En général, ceux qui regardent danser, pensent à tout autre chose qu’à ce qu’ils voient. »

Emma sentit que ce sarcasme était dirigé contre elle, ce qui la mit en colère tout de bon. Ce n’était pas pour faire un compliment à Jeanne Fairfax qu’il montrait tant d’indifférence et d’indignation, ce n’était pas d’après les sentimens de cette belle qu’il désapprouvait le bal, car elle désirait ardemment qu’il eût lieu ; cet espoir la rendit confiante, animée ; elle s’écria volontairement :

« Oh ! mademoiselle Woodhouse, j’espère qu’il n’arrivera rien qui puisse empêcher le bal ; que je serais trompée ! J’attends cet heureux moment avec le plus grand plaisir. »

Ce n’était donc pas pour obliger Jeanne Fairfax qu’il aurait préféré la société de son Larkins. Non ! elle fut de plus en plus persuadée que les soupçons de madame Weston étaient mal fondés. Il avait pour elle de la compassion et de l’attachement, mais pas d’amour. Mais, hélas ! elle n’eut bientôt plus le loisir de se quereller avec M. Knightley. Deux jours d’une agréable sécurité furent suivis du renversement d’un projet si bien conçu. M. Churchill écrivit à son neveu qu’il eût à se rendre près de lui en toute hâte. Madame Churchill était malade, et trop mal pour pouvoir se passer de lui ; elle était souffrante depuis quelque temps (ainsi l’écrivait son mari), quoiqu’elle n’en eût rien dit, par la constante habitude de ne causer de peine à personne, et de jamais penser à elle-même ; mais qu’à présent sa maladie était tellement sérieuse, qu’il l’engageait à partir sur-le-champ pour Enscombe.

Madame Weston envoya incontinent un extrait de cette lettre à Emma. Il fallait qu’il partit, et cela dans peu d’heures, sans avoir, pour diminuer la répugnance qu’il sentait, la moindre crainte pour sa tante. Il connaissait sa maladie ; elle ne venait jamais que lorsqu’elle lui convenait.

Madame Weston ajoutait qu’il n’avait que le temps d’aller prendre congé des personnes d’Highbury, qui lui avaient montré quelque intérêt ; que de là il irait à Hartfield.

Ce malheureux billet mit fin au déjeûner d’Emma. Ce ne fut, après l’avoir lu, qu’exclamations et jérémiades. La perte du bal, celle du jeune homme, et tout ce que le jeune homme devait sentir ! c’était en vérité bien malheureux ! Quelle délicieuse soirée on aurait passé ! tout le monde aurait été si heureux ! et elle et son partenaire eussent été les plus heureux de tous ! Je l’avais prévu. Ce fut là sa seule consolation.

Les sentimens de M. Woodhouse furent divisés. Il pensa d’abord à la maladie de madame Churchill, et désirait savoir de quelle manière on la traitait. Quant au bal, il fut choqué que sa chère Emma en fût privée ; mais, dit-il, nous serons tous plus en sûreté à la maison.

Emma attendit quelque temps la visite de Frank. Mais si ce retard ne prouvait aucun désir de la voir, ses regards tristes, l’abattement dans lequel il semblait être lorsqu’il entra, firent oublier cette faute. Ce départ lui tenait tellement au cœur, qu’il avait peine à exprimer le chagrin qu’il lui causait. Il resta pendant quelques minutes absorbé dans ses idées, et lorsqu’il sembla revenir à lui, ce ne fut que pour dire : « De toutes les choses détestables, la plus horrible, c’est de prendre congé. »

« Mais vous reviendrez, dit Emma Ce n’est pas la seule visite que vous ferez à Randalls. Ah ! (faisant un signe de la tête) l’incertitude de mon retour ! je ferai tous mes efforts ; ce sera l’objet de toutes mes pensées ! et si mon oncle et ma tante viennent à Londres au printemps ! mais comme ils y ont manqué cette année, je crains que cette coutume ne soit perdue à jamais. »

« Notre pauvre bal, il faut l’abandonner. Ah ! ce bal ! pourquoi avons-nous tant attendu ? pourquoi n’avons-nous pas saisi l’instant du plaisir quand nous le pouvions ? Combien de fois le bonheur nous fuit-il par de vains préparatifs ! Vous nous avez prédit ce qui est arrivé. Oh ! mademoiselle Woodhouse, pourquoi rencontrez-vous toujours si juste ? »

« En vérité, je suis fâchée d’avoir deviné cette fois-ci. J’aurais mieux aimé être joyeuse que savante. »

« Si je reviens, nous sommes sûrs de danser. Mon père y compte. N’oubliez pas vos engagemens. »

Emma lui donna un coup d’œil gracieux. « Une telle quinzaine, continua-t-il, chaque jour plus agréable que le jour précédent ! chaque jour me prouvant que j’aurais beaucoup de peine à changer de place ! Heureux sont ceux à qui il est permis d’habiter Highbury ! »

« Puisque vous nous rendez une justice si éclatante, dit Emma en riant, je puis vous demander si vous n’avez pas eu des doutes peu honorables pour nous ? Ne surpassons-nous pas vos espérances ? Je le crois. Je suis persuadée que vous ne vous attendiez pas à nous trouver à votre goût. Si vous eussiez eu une idée favorable de nous, vous n’auriez pas tant tardé à venir à Highbury. »

Quoiqu’il niât que le fait fût vrai, il sourit de manière à convaincre Emma qu’elle ne se trompait pas.

« Et il faut que vous partiez ce matin ? »

« Oui, mon père doit venir me joindre ici. Nous nous en retournerons à pied ensemble, et je partirai sur-le-champ ; je crains de le voir arriver à l’instant. »

« Vous n’avez pas même cinq minutes à donner à vos amies mademoiselle Fairfax et mademoiselle Bates : c’est malheureux ! L’esprit prédominant de mademoiselle Bates vous aurait raffermi le courage. »

« Je les ai vues en passant ; j’ai cru devoir le faire. Je suis entre chez elles, comptant n’y rester que trois minutes ; mais l’absence de mademoiselle Bates m’a retenu plus long-temps. Elle était sortie, et j’ai cru devoir l’attendre. C’est une femme dont on peut et même dont on ne peut s’empêcher de se moquer, mais pour qui l’on doit avoir des égards. J’ai cru devoir commencer par cette visite. »

Il se troubla, quitta son siége, et fut se placer à une fenêtre.

« Enfin, dit-il, peut-être que mademoiselle Woodhouse… Je pense que vous ne pouvez guère vous empêcher d’avoir des soupçons. »

Il la regarda, comme s’il voulait pénétrer ses sentimens. Elle ne savait trop que dire. Cette conduite lui semblait être l’avant-coureur de quelque chose de très-sérieux, ce qu’elle ne désirait pas. Se faisant un effort, elle dit d’un ton calme, dans l’intention de l’arrêter.

« Vous avez très-bien fait ; il était très-naturel que vous rendissiez cette visite. »

Il garda le silence. Elle crut qu’il la regardait, songeant sans doute à ce qu’elle avait dit, et cherchant à la deviner. Elle l’entendit soupirer. Il était assez naturel de penser qu’il en avait sujet. Il ne pouvait pas supposer qu’elle lui eût donné des encouragemens. Il se passa quelques momens assez embarrassans ; il se remit sur sa chaise, et dit d’un air un peu plus rassuré :

« J’ai très-bien senti que je devais tout le reste de mon temps à Hartfield. J’ai pour Hartfield la considération la plus distinguée. »

Il se tut de nouveau, se leva encore, et parut fort embarrassé. Il était plus amoureux d’elle qu’Emma ne le supposait ; et qui sait comment la scène aurait fini, si son père ne fût pas arrivé ? M. Woodhouse entra aussi dans la salle, et le jeune homme fut forcé de rentrer dans son assiette ordinaire.

M. Weston, toujours alerte quand il y avait quelque chose à faire, et aussi incapable de retarder un mal inévitable que d’en prévoir un douteux, « dit qu’il était temps de partir » ; et le jeune homme, malgré ses soupirs, ne put s’empêcher de dire qu’il avait raison, et se leva pour prendre congé.

« J’aurai des nouvelles de vous tous, dit-il, c’est ma seule consolation. J’ai engagé madame Weston à vouloir bien correspondre avec moi, elle a eu la bonté de me le promettre. Oh ! quelle bénédiction d’avoir une femme pour correspondant, surtout lorsqu’elle veut bien s’intéresser aux absens. Elle me dira tout, et par ses lettres il me semblera d’être encore à Highbury. »

On se salua amicalement et un « Bon voyage, » ferma la bouche des uns et des autres, et la porte sur Frank Churchill. Son départ avait été si précipité, leur entrevue si courte ; il était parti, et Emma sentait la perte que ferait sa petite société par son absence, et crut s’apercevoir qu’elle en était trop touchée.

Ce changement était triste. Ils se voyaient presque tous les jours depuis son arrivée. Certainement, depuis son séjour à Randalls, il avait ravivé les esprits. L’idée, l’espérance de le voir que chaque jour amenait, ses attentions, son amabilité, ses manières, tout le faisait regretter. Cette quinzaine s’était écoulée trop vite, et l’on allait retomber dans le cours ordinaire des tristes visites et des soirées peu agréables d’Hartfield. Pour couronner l’œuvre, et augmenter les regrets, il s’en était fallu de peu qu’il ne lui eût dit qu’il l’aimait. Quant au degré de constance dont se piquait M. Frank, c’était une autre affaire ; mais pour le présent il était certain qu’il avait une grande prédilection pour elle, qu’il lui avait marqué une préférence exclusive ; elle en était si persuadée, qu’elle crut qu’il était impossible de s’empêcher de l’aimer un peu, malgré la résolution qu’elle avait formée auparavant, de ne pas le faire.

« Il faut que cela soit, dit-elle, l’ennui, l’inquiétude que j’éprouve, l’état de stupidité dans lequel je me trouve, l’envie de rester assise sans rien faire, le sentiment qui me porte à regarder tout ce qui se passe dans la maison comme triste et insipide, me portent à croire que je suis amoureuse. Je serais la créature la plus surprenante du monde si je ne l’étais pas ! au moins, pour quelques semaines. Fort bien ! ce qui fait du mal aux uns fait du bien aux autres. Je ne serai pas seule à regretter le bal, si je la suis à déplorer le départ de Frank Churchill ; mais M. Knightley en aura beaucoup de plaisir. Il pourra passer toutes ses soirées, si bon lui semble, avec Larkins. »

M. Knightley, cependant, ne montra aucune apparence de triomphe. Il ne disait pas que pour son propre compte il fût très-fâché de ce qui était arrivé, car ses regards auraient contredit ses paroles : mais il avoua galamment qu’il était peiné de ce que l’espérance des autres avait été trompée ; et ajouta avec un air vraiment touché :

« Vous, Emma, qui avez si peu d’occasions de danser, vous avez joué de malheur ! »

Ce ne fut que quelques jours après qu’Emma vit Jeanne Fairfax, pour juger des regrets quelle éprouvait d’un si grand changement. Mais quand elles se rencontrèrent, sa sérénité lui parut odieuse. Elle avait été très-mal, avait souffert tellement de la tête, que sa tante déclara que si le bal eût eu lieu, elle n’eût pas pu y aller. En conséquence, Emma crut devoir attribuer au mauvais état de sa santé l’air d’indifférence qu’elle affectait.