Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 35-57).
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CHAPITRE XXVIII.

Il serait possible de se passer entièrement de la danse. On a vu de jeunes gens laisser écouler des mois entiers sans jamais aller au bal, et n’en avoir reçu aucune injure matérielle, soit au moral, soit au physique ; mais lorsqu’on a une fois commencé, quand on a déjà été ébranlé par l’élan d’un mouvement rapide, il faut être bien apathique pour ne pas y retourner.

Frank Churchill avait dansé une fois à Highbury, il désirait danser encore, et pendant la dernière demi-heure d’une soirée qu’on avait engagé M. Woodhouse à passer à Randalls avec sa fille, les deux jeunes gens s’occupèrent à former des plans au sujet d’un bal. Ce fut Frank qui donna la première idée, et qui la poursuivit avec zèle ; car la demoiselle connaissait mieux que lui les difficultés de l’entreprise, surtout quant au décorum et aux convenances. Mais cependant elle avait grande envie de montrer encore en public l’élégance avec laquelle dansaient M. Frank Churchill et mademoiselle Woodhouse, et qu’elle pouvait sans rougir se comparer à mademoiselle Fairfax pour cet exercice, sans même qu’on pût la taxer de vanité. Elle commença par compter avec lui ses pas dans la salle où ils étaient, afin de savoir combien de couples elle pourrait contenir : ensuite ils passèrent dans une seconde pièce, à l’effet de découvrir, en dépit de ce que disait M. Weston de leur parfaite ressemblance quant aux dimensions, si elle n’était pas un peu plus grande.

Sa première proposition avait été que la danse devait finir où elle avait commencé, c’est-à-dire, chez M. Coles qu’on rassemblerait la même partie et le même musicien. Tout le monde applaudit à ce plan, surtout M. Weston. Madame Weston entreprit de jouer aussi long-temps qu’on voudrait danser. Cet intéressant sujet fut suivi du dénombrement qu’on fit de ceux et celles qui seraient invités, proportionnant le nombre à la capacité de la salle.

« Vous, mademoiselle Smith, et mademoiselle Fairfax, trois ; les deux demoiselles Cox, cinq ; ce qui fut répété plusieurs fois : ensuite, les deux Gilbert, le jeune Cox, mon père et moi, outre M. Knightley. Ce nombre suffit pour se bien amuser, et pour cinq couples il y aura autant de place qu’il en faut. »

Mais on se divisa d’opinion ; d’un côté on dit :

« Y aura-t-il assez de place pour cinq couples, je ne le crois pas. »

De l’autre, on assura.

« Que cinq couples ne suffisaient pas pour se donner tant de peine. Cinq couples, ce n’est rien. On ne peut regarder cette proposition de cinq couples, que comme l’effet d’une idée peu réfléchie. »

Quelqu’un dit que mademoiselle Gilbert était attendue chez son frère, et devait être invitée avec les autres. Un autre assura que madame Gilbert aurait dansé chez M. Cole, si elle eût été invitée. On parla du cadet Cox. Enfin, M. Weston nomma une famille entière de cousins qu’on ne pouvait exclure ; de manière que les cinq couples seraient au moins doublés, et il s’agissait de savoir où on les placerait convenablement. Les portes des deux chambres étaient vis-à-vis l’une de l’autre. « Ne pourrait-on pas danser dans ces deux salles ? et même dans le passage ? » C’était ce qu’il y avait de mieux : cependant tout le monde n’en jugea pas ainsi. Emma dit que ce serait incommode ; madame Weston était en peine pour servir le souper ; et M. Woodhouse s’opposa à ce qu’on soupât, parce que c’était malsain. On n’en parla plus, tant cette idée lui déplaisait.

« Oh ! non, dit-il, ce serait une grande imprudence. Je ne pourrais y consentir à cause d’Emma ! Emma n’est pas robuste, elle s’enrhumerait, ainsi que la pauvre petite Henriette : madame Weston, vous tomberiez malade, ne permettez pas qu’on parle davantage d’un projet aussi extravagant. Ce jeune homme (parlant plus bas) n’a pas de jugement, ne le dites pas à son père ; mais ce jeune homme n’est pas ce qu’il faut. Il a ouvert les portes très-souvent ce soir, et n’a pas eu l’attention de les fermer. Il compte un coup d’air pour rien, je ne cherche pas à le mettre mal dans votre esprit, mais ce jeune homme est un étourdi. »

Madame Weston fut fâchée de cette accusation, elle en craignit la conséquence, et fit tous ses efforts pour l’atténuer. On ferma les portes avec soin ; on abandonna le plan de danser dans les deux salles, et on reprit celui de se contenter d’une. Frank Churchill fut le premier à revenir à ce premier projet, et il le fit de si bonne grâce, que la salle qui, un quart-d’heure auparavant, pouvait à peine contenir cinq couples, lui parut assez grande pour y en faire danser dix :

« Nous étions trop magnifiques, s’écria-t-il, nous exigions plus de place qu’il n’en fallait. Dix couples seront ici fort à l’aise. »

Emma en douta. « Il y aura foule ; il est impossible de danser dans une foule. »

« Cela est très-vrai, répondit-il gravement, c’est très-vrai. » Il mesura la salle de nouveau, et finit par assurer qu’il y avait assez de place pour dix couples.

« Non, non, vous n’êtes pas raisonnable, il serait terrible d’être pressés de cette manière. Il n’y a pas de plaisir à danser dans une foule, et dans une petite salle ! »

« On ne peut le nier. Une foule dans une petite salle. Vous avez l’art, mademoiselle Woodhouse, de faire un tableau en peu de mots. Cependant, ayant été si loin, il n’est pas possible d’abandonner entièrement ce projet. Mon père se trouverait trompé dans ses espérances ; d’ailleurs, je ne sais pas, il me semble, oui, il me semble que dix couples pourraient danser ici. »

Emma vit que sa galanterie était un peu intéressée, et que son seul désir était de danser avec elle ; satisfaite du compliment, elle le reçut et oublia le reste. Si elle eût eu l’intention de l’épouser, il lui aurait importé de considérer ce que valait véritablement la préférence qu’il lui donnait ; de connaître son caractère à fond ; mais comme une simple connaissance, elle le trouvait assez aimable.

Le lendemain dans la matinée il se rendit à Hartfield, et il entra dans le salon avec un air si enjoué, qu’elle crut qu’il persistait dans son projet. Il fit bientôt connaître qu’il l’avait amélioré.

« Eh bien ! mademoiselle Woodhouse, dit-il presqu’aussitôt, je me flatte que les petites salles de mon père ne vous ont pas fait perdre l’envie de danser. Je vous apporte un nouveau plan, il est de l’invention de mon père, qui n’attend que votre approbation. Puis-je espérer que vous me ferez l’honneur de danser avec moi les deux premières contredanses dans un bal qui doit se donner, non à Randalls, mais à l’hôtel de la Couronne ? »

« À la Couronne ! »

« Oui, si M. Woodhouse et vous y consentez. Mon père espère que les amis qui lui feront l’honneur de l’y visiter, seront aussi bien reçus et beaucoup plus à leur aise qu’à Randalls. Ce projet est de lui. Madame Weston n’a fait aucune objection, pourvu que vous n’en fassiez pas. Nous pensons tous de même. Vous aviez parfaitement raison ; dix couples dans aucune des salles de Randalls n’auraient pu se placer convenablement. Je sentais parfaitement que ce que vous disiez était juste, mais j’avais tant d’envie de réussir que je ne voulais pas me rendre, même d’après ma propre conviction. N’avons-nous pas réussi cette fois. Vous y consentez, n’est-il pas vrai ? »

« Il me paraît que personne ne peut faire d’objection, si M. et Madame Weston n’en font pas. Quant à moi, je l’approuve, c’est ce qu’on pouvait faire de mieux ; ne le croyez-vous pas, papa ? »

Elle fut obligée de répéter et d’expliquer le plan avant qu’on l’entendît ; et alors sa nouveauté eut besoin de nouvelles représentations pour le faire accepter.

« Non ! Il pensait que ce plan était le plus mauvais de tous. Une salle dans une auberge était toujours humide et dangereuse. On y respirait un air empesté ; elle devait être inhabitable. S’ils voulaient absolument danser, il valait mieux que le bal fût donné à Randalls. Il n’avait jamais été à l’hôtel de la Couronne de sa vie ; il ne connaissait pas même de vue ceux qui le tenaient. C’est un mauvais plan. On s’y enrhumerait plutôt qu’ailleurs. »

« J’allais vous observer, Monsieur, dit Frank Churchill, que ce qui faisait donner la préférence à la Couronne, c’était qu’on n’y courait pas de danger de s’enrhumer, et beaucoup moins qu’à Randalls ! M. Perry pouvait peut-être trouver ce changement de plan mauvais ; mais que nul autre ne le ferait. »

« Monsieur, dit M. Woodhouse, un peu vivement, vous vous trompez beaucoup, si vous croyez que M. Perry soit un homme de ce caractère. M. Perry est extrêmement fâché quand nous sommes malades. Mais je ne conçois pas comment la salle d’une auberge peut être meilleure que celles de la maison de votre père. »

« C’est, Monsieur, parce qu’elle est beaucoup plus grande. Nous n’aurons pas besoin d’ouvrir les fenêtres. »

« C’est à la pernicieuse coutume qu’on a d’exposer des corps échauffés à un air froid, qu’on doit (comme vous le savez fort bien, Monsieur), tous les accidens qui arrivent. »

« Ouvrir les fenêtres ! Mais M. Churchill, qui est-ce qui ouvrirait les fenêtres à Randalls ? Personne ne serait assez imprudent. Je n’ai jamais entendu parler d’une pareille chose. Danser les fenêtres ouvertes ! Je suis persuadé que ni votre père, ni madame Weston, jadis la pauvre mademoiselle Taylor, ne le souffriraient. »

« Ah ! Monsieur, un jeune étourdi passe souvent derrière un rideau, ouvre une fenêtre sans qu’on s’en aperçoive. Je l’ai quelquefois vu faire. »

« En vérité, Monsieur, que Dieu me bénisse, je ne l’aurais jamais cru ; mais je vis retiré du monde, et je suis presque toujours étonné de ce que j’entends. Cependant cela fait une grande différence, et lorsque nous en reparlerons… Mais ces sortes de choses demandent beaucoup de considération. Si M. et madame Weston veulent se rendre ici quelques-uns de ces jours, nous en raisonnerons pour décider de ce qu’on pourra faire. »

« Mais malheureusement, Monsieur, mon temps est si limité. »

« Oh ! dit Emma, en l’interrompant, nous aurons tout le temps d’en parler, nous ne sommes pas pressés. S’il est possible que nous allions à la Couronne, papa, ce sera fort commode pour les chevaux, ils ne seront pas loin de leur écurie. »

« C’est vrai, ma chère ; c’est une chose fort agréable. Ce n’est pas que Jacques se plaigne, mais il faut épargner ses chevaux le plus qu’on le peut. Si j’étais certain que les chambres fussent bien aérées. Mais peut-on se fier à madame Stokes ? J’en doute, je ne la connais pas même de vue. »

« Je réponds de tout, Monsieur, car c’est madame Weston qui s’en charge. »

« À présent, papa, vous pouvez être tranquille. Notre chère dame Weston, qui est l’attention personnifiée… Avez-vous oublié ce qu’a dit M. Perry, il y a tant d’années, lorsque j’avais la rougeole ? Si mademoiselle Taylor entreprend de bien envelopper mademoiselle Emma, vous n’aurez, rien à craindre. Combien de fois je vous ai entendu lui en faire compliment. »

« Oui, c’est très-vrai, je m’en souviens bien. Pauvre petite Emma ! Vous étiez bien mal de cette rougeole, c’est-à-dire que sans la grande attention de M. Perry, vous auriez été fort mal. Il est venu vous voir jusqu’à quatre fois par jour, pendant une semaine. Au commencement, il trouva qu’elle était de la bonne espèce, ce qui nous consola ; mais c’est une dangereuse maladie que la rougeole. J’espère que quand les enfans d’Isabelle l’auront, elle enverra chercher Perry. »

« Mon père et madame Weston sont en ce moment à la Couronne, examinant les locaux. Je les y ai laissés pour venir à Hartfield, impatient de connaître votre opinion. Tous deux vous prient de la donner sur les lieux, et ce sera avec le plus grand plaisir que je vous y accompagnerai. Ils ne concluront rien sans vous. »

« Emma fut charmée d’être appelée à ce conseil, et son père s’engageant à y penser pendant son absence, les deux jeunes gens se rendirent sans délai à la Couronne. M. et madame Weston furent enchantés de la voir arriver, et de recevoir son approbation. Ils étaient tous les deux très-occupés et très-heureux chacun à sa manière. Elle un peu mécontente, et lui trouvant tout très-bien. »

« Emma, dit-elle, ce papier est plus mauvais que je ne m’y attendais. Regardez comme il est sale, la boiserie est jaune et dans un état pitoyable. »

« Ma chère, vous êtes trop difficile, dit son mari, qu’est-ce que cela signifie ? Vous ne vous apercevrez de rien à la chandelle. Tout paraîtra aussi propre qu’à Randalls, à la lumière. Nous ne voyons rien de tout cela les jours de nos assemblées. »

Les dames se regardèrent, elles pensèrent probablement que les hommes ne s’apercevaient jamais qu’une chose fût propre ou non ; et les messieurs de leur côté crurent que les dames étaient trop occupées de choses futiles.

Les dames firent cependant une observation que les messieurs ne dédaignèrent pas. Il s’agissait d’une salle à manger. Au temps de l’érection de cette salle d’assemblée, ce n’était pas la mode de souper, et il n’y avait qu’une petite salle de jeu, à côté de la grande. On en aurait besoin pour la même raison qu’elle avait été établie. Comment faire ? Et quand même elle eût été inutile pour jouer, elle était trop petite pour y souper. On pouvait se procurer une chambre beaucoup plus grande ; mais elle était à l’extrémité de la maison, et il y avait un long et désagréable passage à parcourir avant d’y arriver. C’était une difficulté à vaincre. Madame Weston craignait que les jeunes gens n’attrapassent un coup d’air dans ce passage ; et Emma non plus que ces messieurs ne pouvaient souffrir l’idée d’être pressés à souper dans la petite chambre.

Madame Weston proposa de n’avoir point de souper en règle, mais un buffet garni de viandes froides, de vins et de toutes sortes de raffraîchissemens, etc. Mais cette idée fut renvoyée bien loin. Un bal privé, sans un bon souper, fut regardé comme une fraude infâme, commise contre les droits des hommes et des femmes, et on pria madame Weston de n’en plus parler : elle s’y prit d’une autre manière, et, observant la salle de jeu plus attentivement, elle dit :

« Je ne la crois pas si petite, vous savez que nous ne serons pas beaucoup. »

M. Weston, de son côté, parcourant à grands pas le passage, s’écria :

« Vous parlez tant, ma chère, de la longueur de ce passage, ce n’est rien du tout, et l’on n’y sent pas le moindre air de l’escalier. »

« Je désirerais savoir, dit madame Weston, l’arrangement que la généralité des invités préférerait. Votre intention est sans doute de contenter tout le monde. »

« Certainement, s’écria Frank, vous voulez avoir l’opinion de vos voisins, c’est bien pensé. Si l’on connaissait les principaux, les Cole, par exemple ! Ils ne demeurent pas loin d’ici. Voulez-vous que j’aille les chercher, ou mademoiselle Bates ? Elle est encore plus près ; et je crois qu’elle sait mieux que personne ce qui conviendra à tout le monde. Je crois que notre conseil n’est pas assez nombreux. Irai-je inviter mademoiselle Bates de venir nous joindre ? »

« Oui, s’il vous plaît, dit en hésitant madame Weston, si vous croyez qu’elle puisse nous être utile. »

« Elle ne vous servira en rien, dit Emma ; elle sera pleine de reconnaissance et de contentement ; elle ne vous dira rien, elle n’écoutera même pas vos questions. Je ne vois aucun avantage à consulter mademoiselle Bates. »

« Mais elle est si amusante ! J’aime beaucoup à l’entendre parler ; d’ailleurs je n’amènerai pas toute la famille. »

M. Weston les rejoignit, et sachant ce dont il s’agissait, il donna son approbation. »

« Oui, Frank, allez chercher mademoiselle Bates, et finissons-en tout d’un coup. Je suis sûr que le projet lui plaira, et je ne connais personne plus capable qu’elle de vaincre les difficultés. Amenez mademoiselle Bates. Nous devenons un peu trop délicats. Elle nous enseignera la manière d’être satisfaits de ce que nous possédons. Mais il faut les amener toutes deux. »

« Toutes deux ! La vieille dame peut-elle ? »

« La vieille dame ! Non ; mais la jeune. Je vous croirais un vrai lourdaud, Frank, si vous ameniez la tante sans la nièce. »

« Je vous demande pardon, monsieur, je n’y pensais pas ; je vais tâcher de les engager à venir toutes deux, puisque vous le désirez. » Il prit sa course.

Long-temps avant son retour, car il fut obligé d’attendre que la tante se fût mise en état de paraître, ainsi que son élégante nièce, madame Weston, douce et bonne épouse, avait examiné le passage une seconde fois, et l’avait trouvé moins mauvais qu’il ne le lui avait paru à la première. Ainsi tout se trouva à peu près arrangé. Les détails inférieurs, tels que les tables, les lumières, le thé, le souper, furent laissés aux soins de madame Weston et de madame Stokes. On était sûr que toutes les personnes invitées viendraient. Frank Churchill avait déjà écrit à Enscombe, pour obtenir une prolongation de quelques jours de plus que la quinzaine, chose qu’on ne pouvait lui refuser ; et on s’attendait à avoir un bal charmant. C’est ce que mademoiselle Bates assura tout en arrivant. Comme conseil, on pouvait s’en passer, mais pour donner son approbation, elle était excellente. Elle la donna avec chaleur, avec effusion ; aussi ne manqua-t-elle pas de plaire. Il se passa encore une demi-heure à visiter les différentes salles, à examiner si l’on ne s’était pas trompé ; et enfin, dans le doux espoir du plaisir à venir, avant de se séparer, Emma promit sa main pour les deux premières contre-danses au héros de la soirée future, et elle entendit que M. Weston disait bas à son épouse : « il lui a demandé sa main, ma chère ; c’est bien. Je savais qu’il le ferait. »