Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 204-223).
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CHAPITRE X.

Quoiqu’on fût au milieu de décembre, le temps n’avait pas été assez sévère pour empêcher les demoiselles de prendre de l’exercice ; et le lendemain Emma devait rendre une visite de charité à une famille pauvre et malade, qui habitait à quelque distance hors d’Highbury.

Pour arriver à la chaumière de cette pauvre famille, il fallait suivre le chemin qui conduit au presbytère, chemin qui croisait la grande route à angles droits, et qui, quoique irrégulier, était la principale rue de l’endroit, et qui, comme il est aisé de le supposer, contenait la divine habitation de M. Elton. Il fallait passer devant plusieurs maisons médiocres, et, à un quart de mille après ces maisons, s’élevait le presbytère, vieille maison et pas trop bonne, bâtie aussi près que possible de la route. Sa situation n’était pas avantageuse ; le nouveau propriétaire l’avait embellie autant que possible ; mais, telle qu’elle était, les deux amies ralentirent leurs pas en passant devant, pour l’observer. Emma fit la remarque suivante :

« La voilà. C’est ici qu’un de ces jours, vous et votre recueil d’énigmes viendrez. »

Celle d’Henriette fut :

« Oh ! quelle charmante maison ! Qu’elle est belle ! Voilà les rideaux jaunes que mademoiselle Nash admire tant. »

« Je me promène rarement sur cette route, dit Emma, comme elles marchaient ; mais bientôt j’aurai un motif, et peu à peu je ferai connaissance avec toutes les haies, les barrières, les mares et les arbres étêtés de cette partie d’Highbury. »

Emma s’aperçut qu’Henriette n’avait jamais vu le presbytère, et la curiosité qu’elle avait de le voir était si violente, que, tout considéré, elle attribua cette curiosité à l’amour, comme elle l’avait fait à l’égard de M. Elton, lorsqu’il trouva qu’Henriette avait un esprit pénétrant.

« Je voudrais que nous pussions songer au moyen, dit-elle ; mais je ne trouve aucun prétexte plausible d’entrer. Aucun domestique sur lequel je puisse prendre des informations auprès de la ménagère, aucun message de la part de mon père. » Elle y songea, mais elle ne trouva rien. Après un silence de quelques minutes, Henriette parla ainsi :

« Je suis bien étonnée, mademoiselle Woodhouse, que vous ne soyez pas mariée, ou que vous n’alliez pas vous marier, aimable comme vous l’êtes ! »

Emma répliqua en riant :

« Il ne me suffit pas d’être aimable pour me marier, il faut que je trouve d’autres personnes aimables, au moins une. Et non-seulement je ne pense pas à me marier à présent, mais je n’ai pas envie de me marier du tout. »

« Oh ! oui, vous le dites ; mais je n’en crois rien. »

« Il faudrait que je rencontrasse quelqu’un de supérieur à tout ce que j’ai vu, pour être tentée. (Vous savez que M. Elton ne compte pas.) Et je ne désire pas d’en rencontrer. Je fuirai la tentation. Je ne gagnerais rien au change. Si je me mariais, je m’en repentirais certainement. »

« Mon Dieu ! il est bien étrange d’entendre parler une jeune demoiselle comme vous le faites.

« Je n’ai aucune des raisons qu’ont les autres demoiselles de se marier. Oh ! si j’aimais tout de bon, ce serait une autre affaire : mais je n’ai jamais aimé ; mon tempérament s’y oppose ; et je ne crois pas qu’il m’arrive jamais d’aimer, et, sans amour, je serais bien folle de changer de situation. J’ai de la fortune, un rang distingué, et je ne manque pas d’occupation. Je crois que peu de femmes mariées ont la moitié autant d’autorité dans la maison de leurs maris, que j’en ai à Hartfield ; et je ne pourrais jamais m’attendre d’être aussi véritablement aimée, d’une aussi grande importance, aux yeux de tout autre homme qu’à ceux de mon père. Qui, comme lui, me croirait la plus parfaite des femmes, et la seule qui ait toujours raison ? »

« Mais enfin, vous serez donc une vieille fille comme mademoiselle Bates ? »

« C’est la perspective la plus terrible que vous puissiez présenter, ma chère Henriette ; et si je croyais devenir jamais comme mademoiselle Bates, simple, contente, toujours un sourire sur les lèvres, ne distinguant rien, ne s’ennuyant de rien, babillant sans cesse, toujours prête à raconter les affaires de toutes ses connaissances, je me marierais demain. Mais, entre nous, je suis convaincue que je ne ressemblerai jamais à mademoiselle Bates en rien, excepté que, comme elle, je ne serai pas mariée. »

« Mais enfin vous serez une vieille fille, et cela est terrible ! »

« Je m’en moque, ma chère Henriette ; je ne serai jamais une pauvre vieille fille ; et c’est la pauvreté qui rend le célibat méprisable aux yeux d’un public généreux. Une fille non mariée, qui a un très-mince revenu, doit être une vieille fille, ridicule et désagréable, le jouet des jeunes garçons et des petites filles : mais une femme non mariée, qui possède une grande fortune, est toujours respectable, et peut être aussi sensée et aussi agréable que qui que ce soit. Et cette distinction n’est pas, comme on pourrait d’abord le supposer, une preuve du peu de candeur, ou d’un manque de sens commun dans le monde en général ; car un mince revenu a une tendance à rétrécir l’esprit et aigrir le caractère. Ceux qui n’ont que la vie et l’habit, forcés de vivre avec la dernière classe de la société, sont assez ordinairement avares et grossiers. Ceci néanmoins ne peut s’appliquer à mademoiselle Bates ; elle est seulement trop bonne et trop simple pour me convenir ; mais, en général, elle plaît à tout le monde, quoique vieille fille et pauvre. La pauvreté n’a certainement pas rétréci son cœur : je crois que, si elle n’avait que vingt-quatre sous au monde, elle en donnerait volontiers la moitié ; et personne ne la craint : c’est un grand plaisir. »

« Eh ! mon Dieu ! que ferez-vous ? Comment passerez-vous votre temps quand vous deviendrez vieille ? »

« Si je me connais bien, Henriette, j’ai l’esprit actif, toujours occupé et rempli de ressources ; et je ne puis pas concevoir pourquoi je manquerais plus d’occupation à quarante ou à cinquante ans, qu’à vingt et un. Tout ce dont les femmes s’occupent, avec les yeux, les mains ou l’esprit, me sera aussi facile alors qu’à présent, à peu de chose près. Si je dessine moins, je lirai davantage ; si j’abandonne la musique, je ferai de la tapisserie. Et quant aux objets d’affections ou d’intérêt, ce qui est véritablement un grand point d’infériorité, qu’on cherche d’éviter quand on ne se marie pas, je ne crains rien de pareil ; les enfans de ma sœur, que j’aime tant et dont je prendrai soin, m’en garantiront. Il y en aura probablement assez pour suppléer à toutes les sensations dont le déclin de l’âge a besoin. J’aurai de quoi craindre et espérer ; et quoique l’attachement que je sentirai pour eux n’égalera pas celui d’une mère, il me convient mieux, que s’il était plus chaud et plus aveugle. Mes neveux et mes nièces ! J’aurai souvent une de mes nièces avec moi. »

« Connaissez-vous la nièce de mademoiselle Bates ? C’est-à-dire, je sais que vous l’avez vue cent fois : avez-vous fait connaissance avec elle ? »

« Oh ! oui ; nous y sommes forcées, chaque fois qu’elle vient à Highbury. Je vous dirai, en passant, qu’elle est propre à dégoûter d’avoir une nièce. Que le Ciel me préserve d’ennuyer les gens, en leur parlant sans cesse de tous les Knightley, comme elle fait avec la Jeanne Fairfax ! Le seul nom de Jeanne Fairfax donne la migraine. Chaque lettre qu’elle écrit est lue trente à quarante fois ; on fait passer ses complimens à une lieue à la ronde ; et, si elle envoie un patron de collerette à sa tante, ou qu’elle tricote une paire de jarretières pour la grand’maman, on n’entend parler d’autre chose pendant un mois. Je souhaite beaucoup de bien à Jeanne Fairfax ; mais elle m’ennuie à la mort. »

Elles approchaient alors de la chaumière, ce qui mit fin à leurs discours. Emma avait beaucoup de compassion pour les malheureux ; non-seulement elle secourait les pauvres de sa bourse, ainsi que les malades, elle soignait elle-même ceux-ci, consolait les autres, et donnait des conseils à tous. Elle était faite à leurs manières, leur pardonnait leur ignorance et leurs fautes, ne s’attendait pas à trouver de grandes vertus parmi des gens qui n’avaient eu aucune espèce d’éducation : elle entrait dans toutes leurs peines, et les secours qu’elle prodiguait étaient une preuve de son intelligence et de sa bonté. Cette fois-ci, elle visitait la pauvreté et la maladie ; et après avoir demeuré dans la chaumière autant de temps qu’il en fallait pour donner des secours aux affligés, elle quitta cet asile du malheur avec une telle impression de la scène qu’elle avait eue devant les yeux, qu’elle dit à Henriette en sortant :

« Une telle vue, Henriette, fait du bien. L’on regarde les autres événemens comme des bagatelles. Il me semble que, de toute la journée, je ne penserai qu’à ces pauvres créatures ; et cependant qui sait en combien peu de temps tout cela s’évanouira de mon esprit. »

« C’est bien vrai, dit Henriette. Pauvres créatures ! On ne peut penser à autre chose. »

« Je suis convaincue que cette impression ne passera pas si tôt, » dit Emma, en passant par dessus une petite haie et les escaliers peu sûrs, qui terminaient l’allée étroite du jardin de la chaumière, et les fit rentrer dans le grand chemin. « Je ne crois pas que cela m’arrive, » dit-elle en s’arrêtant pour contempler la misérable apparence de la chaumière, et se rappeler la situation plus misérable encore de ses habitans.

« Oh ! ma chère, non, » s’écria sa compagne. Elles poursuivirent leur route. Le chemin faisait un détour peu loin de l’endroit où elles étaient, et, après l’avoir passé, elles aperçurent M. Elton ; il était si près, qu’Emma n’eut que le temps de dire :

« Ah ! Henriette, voici la pierre de touche qui va prouver la stabilité de nos pensées. »

« Après tout, ajouta-t-elle en souriant, je me flatte qu’on conviendra que, lorsque la compassion a procuré des secours aux malheureux, on doit être satisfait. Si nous sentons assez vivement les peines d’autrui pour y apporter le remède qui est en notre pouvoir, le reste n’est qu’une sympathie vide de sens, et qui ne peut que nous faire de la peine. »

Henriette ne put dire que : « Oh ! oui, ma chère, » avant que M. Elton les joignît. Les besoins et les souffrances de la pauvre famille qu’Emma avait visitée furent d’abord le sujet de la conversation. M. Elton était sorti de chez lui pour l’aller visiter : il suspendait sa visite ; mais ils s’entretinrent de ce qu’on pouvait et de ce qu’on devait faire pour elle : après quoi, M. Elton se retourna pour les accompagner.

« Se rencontrer ainsi, pour le même sujet, pensa Emma, va redoubler l’amour qu’ils ont l’un peur l’autre. Je ne serais pas surprise que cela n’amenât une déclaration. La chose arriverait, si je n’étais pas ici. Je désirerais être ailleurs. »

Empressée de se séparer d’eux, autant qu’il lui serait possible, elle monta sur un trottoir étroit, un peu élevé, les laissant dans le chemin : mais il n’y avait pas deux minutes qu’elle y était, qu’elle vit que l’habitude de la dépendance et de l’imitation que possédait Henriette, lui faisait quitter le chemin, et que dans peu elle les aurait tous les deux après elle. Cela la contrariait ; elle s’arrêta tout court, sous prétexte de raccommoder le lacet de son brodequin ; et, se baissant au milieu du trottoir, elle les pria d’aller en avant, et dit qu’elle les rejoindrait dans la minute. Ils firent ce qu’elle désirait ; et lorsqu’elle jugea qu’elle avait donné un temps raisonnable à réparer sa chaussure, elle eut encore la satisfaction de pouvoir retarder sa marche. Un enfant de la chaumière la joignit ; il se rendait à Hartfield, par ses ordres, pour aller chercher du bouillon. De faire marcher l’enfant à côté d’elle, de causer, de lui faire des questions, tout cela était très-naturel, ou du moins l’aurait été, si elle avait agi sans dessein, et les autres gardaient leur avance sans être obligés de l’attendre. Cependant, sans le vouloir, elle gagnait sur eux ; l’enfant marchait vite et eux doucement. Cette circonstance lui faisait d’autant plus de peine, qu’ils paraissaient parler de choses qui les intéressaient. M. Elton était animé, parlait avec feu : Henriette l’écoutait avec une grande attention ; et Emma ayant congédié l’enfant, songeait au moyen de se reculer un peu, lorsque tous deux se retournant, elle fut obligée de les rejoindre.

M. Elton parlait encore, et paraissait engagé dans quelques détails curieux ; mais quelle fut la surprise d’Emma, lorsqu’elle trouva qu’il ne faisait à sa jolie compagne, que le récit de ce qui s’était passé au dîner de son ami Cole, et qu’elle arrivait elle-même pour entendre vanter le fromage de Stilton, le beurre, le céleri, et enfin le dessert. Elle se consola, en pensant que ce discours les aurait conduits à quelque chose de plus intéressant. « Car, se disait-elle, tout plaît à ceux qui aiment, et tout sert d’introduction à ce qui est près du cœur. Oh ! si j’avais pu rester en arrière plus long-temps ! »

Ils marchèrent tranquillement ensemble, jusqu’à ce qu’ils fussent en vue de l’enceinte du presbytère, lorsqu’une résolution soudaine de faire au moins entrer Henriette dans la maison, lui fit trouver encore quelque chose à arranger à son brodequin ; elle s’arrêta ; elle cassa le lacet le plus court qu’elle put, le jeta dans un fossé, et les pria de s’arrêter, prétendant que sans quelqu’assistance, elle ne pourrait pas se rendre chez elle.

« J’ai perdu mon lacet, dit-elle, et je ne sais que faire. Il faut avouer que je suis une ennuyeuse compagne. À la vérité je ne suis pas toujours aussi mal équipée. M. Elton, permettez-moi d’entrer chez vous et de demander à votre femme de charge un peu de ruban ou de ficelle, pour que je ne perde pas mon brodequin. »

Cette demande fit tressaillir M. Elton de joie, et rien ne peut égaler sa promptitude à les introduire chez lui. La chambre dans laquelle on les conduisit, était celle qu’il occupait ordinairement et qui donnait sur le devant. Derrière il y en avait une autre qui y communiquait ; la porte était ouverte, et Emma y passa avec la femme de charge, pour réparer de son mieux le désordre de sa chaussure. Elle laissa la porte entr’ouverte, comme elle l’avait trouvée, espérant que M. Elton la fermerait : elle se trompa ; mais en engageant la femme de charge à causer ; elle lui donnait la liberté de choisir, dans l’autre chambre, le sujet de sa conversation avec Henriette. Pendant dix minutes elle n’entendit rien. Ne pouvant retarder plus long-temps, elle reparut. Les amans s’étaient mis tous deux à la fenêtre, ce qui lui parut d’un bon augure, et pendant une minute, Emma s’applaudit de son stratagème. Mais il n’y avait rien de fait ; il n’en était pas venu au point qu’on désirait. Il avait été charmant ; il racontait à Henriette que les ayant vu passer, il s’était empressé de les suivre : il avait hasardé quelques propos galans, quelques allusions, mais rien de sérieux.

« Très-circonspect, très-prudent, pensa Emma, il fait les approches pied à pied, il ne s’aventurera qu’à bon escient. »

Quoique son ingénieux stratagême n’eût pas réussi au gré de ses désirs, elle put au moins se glorifier de leur avoir fait passer, quelques instans délicieux, ce qui serait sans doute un pas de plus vers le grand événement.