La Nouvelle Allemagne - Notes d’un voyage dans la Hanse

La Nouvelle Allemagne - Notes d’un voyage dans la Hanse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 5-46).

LA NOUVELLE ALLEMAGNE

Notes d’un voyage dans la Hanse

Une fois de plus, l’Allemagne est redevenue pour nous sujet de préoccupations. Il n’y eut jamais que de courtes trêves dans le grand conflit historique entre les peuples de la Gaule et ceux de la Germanie : les premiers revendiquant toujours les frontières naturelles assignées à leur territoire par sa configuration ; les seconds prétendant rester maîtres des deux rives du Rhin et des régions où domine leur parler. On se bat depuis plus de mille ans sur la tombe de Charlemagne, l’empereur équivoque, à double face de Franc et de Teuton ; on se dispute les provinces litigieuses de son empire brisé en deux morceaux.

La dernière collision de l’autre siècle, si défavorable à la France, fut particulièrement violente et décisive ; décisive pour de longues années ; décisive au sens très relatif de ce mot, lorsqu’on l’applique à des différends séculaires que nul ne peut se flatter de trancher. Il est dans leur nature de renaître après chaque arrêt du sort, avec l’appel imprescriptible de la partie condamnée à Bouvines ou à Rosbach, à Iéna ou à Sedan.

Au lendemain de cette collision, et pendant environ un quart de siècle, l’Allemagne demeura la hantise persistante des imaginations françaises. Espoir d’une revanche à bref délai chez les uns ; chez les autres, crainte d’un retour offensif du vainqueur qui achèverait notre écrasement : tout concourait à nous tenir en haleine, « hypnotisés sur la trouée des Vosges, » comme il fut dit, et sur la voisine menaçante dont on épiait chaque mouvement. Pour la génération à laquelle j’appartiens, l’étude de l’Allemagne prima longtemps tout autre intérêt de l’esprit. Une curiosité douloureuse nous ramenait sans cesse vers le pays et les hommes qui venaient de frapper, qui pouvaient frapper encore de si grands coups. M. de Bismarck, en particulier, exerçait sur nous une tyrannie prestigieuse : envoûtés par ce terrible sorcier, nous ne nous lassions pas de scruter sa physionomie, ses moindres paroles, ses gestes primesautiers et déconcertans.

Peu à peu, une détente se fit, et chaque année de la dernière décade en marqua les progrès. Notre attention, fatiguée de sa longue fixité sur le même objet, se débanda. Des générations nouvelles regardèrent ailleurs : elles s’enhardirent bientôt à sourire de nos vieilles méfiances. M. de Bismarck devint un loup-garou très ancien, puis un mort. D’autres soucis s’emparèrent des esprits, détournèrent leur vigilance : en premier lieu l’expansion coloniale ; et par suite le réveil des rivalités dangereuses avec l’Angleterre. L’alliance russe, préparée à l’époque où l’on cherchait partout des armes contre l’Allemagne, apparut vite aux moins perspicaces ce qu’elle était en effet, une ratification résignée du traité de Francfort. Nos querelles religieuses et sociales, longtemps contenues dans une certaine mesure par le frein de l’anxiété patriotique, se libéraient enfin de cette gêne, s’exaspéraient et nous voilaient l’horizon ; elles absorbaient toute l’activité des professionnels de la politique, toute la haine disponible dans les cœurs. La sagesse de l’Allemagne justifiait d’ailleurs une quiétude croissante chez des voisins qui ne se sentaient plus menacés ; satisfaite de ses succès militaires, orientée vers d’autres ambitions, l’ancienne caserne des rois-sergens s’était transformée en une laborieuse et pacifique usine. Les Allemands venaient avec plaisir, la main tendue, visiter ce Paris qui leur avait été si longtemps interdit ; le seul d’entre eux qui n’y pût pas venir nous prodiguait les avances, les coquetteries systématiques. Accueillies d’abord avec une réserve effarouchée, ces prévenances nous flattaient, elles amollissaient les résistances d’une vertu qui commençait à nous peser. Le respect humain retenait seul, — et l’on pouvait prévoir qu’il ne retiendrait plus longtemps, — la cordialité naturelle qui nous pousse à payer de retour les bons procédés, l’inclination des intelligences et des intérêts à un rapprochement prôné par de hardis conseillers. Brusquement, les relations se sont de nouveau tendues : on sait à la suite de quels incidens. Maîtres de l’Algérie, obligés d’en défendre les approches contre nos anarchiques voisins du Maroc, nous tenons de notre situation géographique un droit spécial de surveillance sur ces Maugrabins. Un jour viendra sans doute où ils se rangeront plus étroitement sous notre influence : c’est une vue d’avenir dont il serait puéril de faire mystère ; chacun nous la prête, parce qu’à notre place chacun l’aurait. Dans ces derniers temps, notre Gouvernement avait cru le moment venu de prononcer son action. Elle laissait craindre qu’il n’eût mal mesuré l’obstacle, et aussi les forces réelles que l’opinion lui permettrait d’employer pour corser une formule vide de sens, — « la pénétration pacifique, » — avant d’engager une de ces parties que l’on ne gagne, dans l’Orient musulman, qu’en se montrant résolu à les pousser jusqu’au bout et à jouer son va-tout.

Que cette politique fût bien ou mal avisée, c’est matière à controverse entre nous ; du moins s’était-elle assuré l’assentiment des nations les plus intéressées, après la nôtre, dans les affaires de l’Afrique du Nord. Soudain, à la surprise générale de l’Europe, l’Allemagne se dressa pour nous barrer la route sur un point du globe où personne ne l’attendait, dans une région où elle n’avait pas d’intérêts politiques et presque pas d’intérêts commerciaux. Toutes proportions gardées, c’est à peu près comme si nous allions soutenir ouvertement contre elle, aux portes de ses colonies sud-africaines, la résistance de ces Hottentots qu’elle prétend subjuguer.

Le geste était si désobligeant, si disproportionné au mince prétexte, qu’on le crut aussitôt prémédité à d’autres fins. Ne trahissait-il pas des arrière-pensées, le dessein de nous chercher querelle sur un plus grand théâtre et pour de plus grands objets ? Etait-ce donc un changement de système, la provocation après les prévenances, et peut-être la guerre à bref délai, cette guerre attendue pendant tant d’années, puis éliminée peu à peu de nos prévisions, si bien que personne n’y pensait plus ? On eut la sensation d’une cicatrice qui se rouvrait sous un choc brutal, et donnait passage aux acres humeurs sur lesquelles elle s’était prématurément fermée. Dans les conversations, dans les articles des journaux allemands et français, les hommes mûrs reconnaissaient les sentimens et le langage du temps de leur jeunesse. Les jeunes gens, au contraire, manifestèrent un étonnement significatif. Lorsqu’on leur dit que la guerre pouvait sortir de ces complications diplomatiques, éclater en quelques heures, avec son cortège de devoirs et de calamités, on les vit incrédules d’abord, puis surpris : autant que si le journal leur eût affirmé la réapparition de plésiosaures et de ptérodactyles sur les lacs du Bois de Boulogne. On put mesurer le terrain gagné par l’idéologie fallacieuse qui leur représente la guerre comme un phénomène préhistorique, incompatible avec nos mœurs éclairées et adoucies. Etonnement passager, d’ailleurs : l’afflux du vieux sang gaulois fut rapide ; après quelques jours de dépression, l’opinion témoigna par toutes ses voix qu’elle envisageait les plus graves éventualités avec calme et résolution.

À cet égard, l’alerte aura été salutaire. En avait-on exagéré le péril ? L’émoi public était-il justifié ? C’est là un de ces problèmes qui ne seront élucidés que plus tard, très tard. Aujourd’hui encore, le dernier mot n’est pas dit sur la crise semblable de 1875 : ceux qui étaient alors au centre des affaires européennes, en situation de bien voir et de tout voir sans intérêt personnel, ceux-là savent comment il faudra réviser des légendes universellement acceptées. En sera-t-il de même pour la crise de 1905 ? De cette dernière, j’ignore tout, sauf les façades trompeuses que nous montrent les journaux et les indiscrétions calculées des hommes d’Etat. Il semble à cette heure que des négociations laborieuses aient clos l’incident. Si cela est, tant mieux. Nous n’en sommes que plus à l’aise pour parler de l’Allemagne avec une tranquille liberté.

Au moment où l’éventualité d’un nouveau conflit occupait à tort ou à raison les esprits, le désir me vint de revoir le pays qui rappelait notre attention sur ses casques multipliés. Depuis plus de vingt ans, j’avais perdu le contact direct avec l’Allemagne, Comme tout le monde, j’entendais vanter sa richesse, son développement prodigieux. Les livres des voyageurs en témoignaient ; pourtant, des divergences d’opinion se produisaient dans leurs jugemens. Je voulus former le mien sur place. Je viens de parcourir durant cinq semaines l’Allemagne du Nord, « la Prusse, » comme l’on disait d’ordinaire dans mon jeune temps, pour désigner toutes les provinces récemment rattachées à ce dur noyau. Je l’avais connue déjà unifiée, enivrée et comme abasourdie de ses victoires récentes, mais encore pauvre, chétive d’aspect, rudement maintenue sous son harnais militaire, fidèle aux simples habitudes d’une vie étroite.

J’ai visité sa capitale, quelques-unes de ses villes provinciales, et tout d’abord les grands ports dont le nouvel empire est justement fier. On n’apprendrait rien au lecteur en lui décrivant Berlin, Leipsig ou Francfort ; la facilité des voyages rend ces villes familières à beaucoup de nos compatriotes. J’extrais de mon carnet de route les notes relatives aux villes hanséatiques. Mieux que partout ailleurs, on y peut prendre la mesure de la nouvelle Allemagne ; on y peut vérifier et généraliser les observations recueillies dans les autres parties de l’empire. Je transcris ici ces notes prises au hasard des promenades, et quelques réflexions suggérées par les gens, les choses que je voyais. Telle vision rapide nous renseigne parfois sur les évolutions d’un peuple mieux qu’une copieuse statistique. D’anciens souvenirs m’ont permis d’opposer, comme en un diptyque, la figure du présent à celle du passé. Elle est significative, sinon très gaie, la comparaison que font les mêmes yeux, à vingt-cinq ans de distance, entre l’état où ils avaient laissé un pays et les conditions nouvelles qu’ils y retrouvent.

Cologne.

Je croyais bien connaître cette ville. J’y passais fréquemment, jadis ; et chaque fois j’allais honnêtement saluer mon royal patron, le mage vagabond qui s’en vint d’Orient à Milan, de Milan à Cologne. On me montrait, à travers la grille d’or de sa châsse, son crâne encerclé d’une belle auréole de diamans. Que ce soit bien là le propre chef du roi noir, lui-même n’en jurerait pas ; un voyageur qui a fait tant de chemin, parmi des populations acharnées à se disputer ses restes, a pu égarer sa tête. Mais la chose est sans importance. Le crâne apporté de Lombardie a huit ou neuf siècles de possession d’état ; c’est déjà une légitimité respectable.

Je croyais connaître Cologne : et, dès cette première étape, j’éprouve le sentiment qui ne me quittera plus : on m’a changé mon Allemagne, la vieille bonne femme s’est muée en une jeune géante. Je cherche à m’orienter sur le parvis du Dôme : où sont les modestes maisons, à l’enseigne des Jean-Marie Farina, qui enserraient de leurs pignons la cathédrale inachevée ? Disparues, les façades vieillottes derrière lesquelles ces alchimistes distillaient leur célèbre alcool. Dégagé, isolé entre une vaste place et des corbeilles de verdure, le Dôme est restauré de la base au faîte, les aiguilles pyramident au sommet des tours qui les attendaient depuis tant de siècles. Sur les côtés de la place et dans la perspective des rues, d’énormes cubes de maçonnerie abritent les hôtels, les bureaux des grandes entreprises industrielles, les magasins luxueux où s’entassent, derrière la vitre tout d’une pièce, des machines pratiques et des spécimens d’un art affligeant : « galanteries, » camelote d’exportation, meubles et bronzes tordus dans les crispations du « moderne style ; » robes voyantes coupées par des couturiers sans malice, pour d’honnêtes femmes ignorantes de ce qu’elles voudraient imiter, les élégantes suggestions des toilettes parisiennes.

C’est le samedi soir. Une foule dense, bien vêtue, s’échappe des ateliers, encombre les rues ; elle descend aux terrasses des brasseries qui dominent le Rhin. Ces jardins regorgent de consommateurs, attablés autour des kiosques où les musiques régimentaires viennent louer leurs services : tolérance qui nous paraîtrait incompatible avec le prestige de l’armée. La bière coule à flots : pas un verre d’absinthe. Si l’on généralise cette remarque sur l’absence d’un poison dont je n’ai pas vu trace dans l’Allemagne du Nord, elle expliquera peut-être, mieux que toutes les considérations sur les races, certaines différences inquiétantes dans les statistiques comparées. Sur le fleuve, les vapeurs s’ameutent ; ils chargent pour Rotterdam les marchandises du port considérable qu’est devenue Cologne. En moins de vingt ans, la population a plus que doublé. Partout les pulsations aisées, le rythme nombreux et ordonné d’une vie abondante.

À la cathédrale, le dimanche matin. — Les jeunes clercs du séminaire font leur entrée dans la nef, vont prendre place au chœur pour la grand’messe. Une procession ? Non : une milice ecclésiastique formée en colonne de compagnie, qui se hâte vers un service commandé. Ces lévites gardent le pli militaire ; nul laisser aller dans leur tenue, point de gaucherie ni d’affectation dans leurs manières ; une mise soignée, une expression de gravité virile sur les jeunes visages. Ils marchent d’un pas preste et décidé ; le pas de l’homme qui va vers un but, pour y faire une chose qu’il sait et veut : pour y combattre, probablement. N’étaient leurs soutanes, on dirait des élèves d’une grande école, normaliens ou polytechniciens : plutôt les derniers. Rien de moins clérical, au sens vulgaire du mot, que le sérieux juvénile de ces clercs et leur air de troupe en campagne. Ils en sont peut-être redevables au voisinage des protestans, aux réactions d’une Église sur l’autre, à l’obligation de lutter courtoisement contre leurs frères de la confession rivale, et de les vaincre avec les armes que ceux-ci revendiquent : raison, science, moralité.

La vaste nef s’emplit ; elle s’emplit d’hommes, de tout âge, de toute condition, aussi nombreux que les femmes. Le Français qui passe le Rhin est frappé par l’affluence des hommes aux églises, par leur participation effective aux rites du culte. La religion demeure ici mâle pour des mâles. Par comparaison avec d’autres contrées où il se plie davantage aux exigences féminines, le catholicisme allemand est infertile, pauvre d’expédiens ; il ne sait pas inventer les dévotions nouvelles et s’y confire, il ne se prête pas aux pieux caprices d’une mode qui veut de la nouveauté dans les émotions religieuses. Les pèlerinages traditionnels continuent de se porter aux vieux sanctuaires, gardiens de reliques vénérables ; on ne les détourne point vers des basiliques neuves, consacrées à des miracles de fraîche date. Immobile dans ses formes extérieures, la religion de ces Germains est évolutive à l’intérieur des âmes ; elle y travaille au progrès théologique, moral, social. Religion vivace, pugnace, réfractaire aux entraînemens d’imagination ; religion un peu sévère pour les goûts des ouailles latines. On se représente pourtant très bien un Bossuet ou un Bourdaloue dans la chaire de Cologne : ne s’y retrouverait-il pas plus à son aise que devant certains auditoires, friands d’une nourriture spirituelle dont on ne sentait point le besoin au siècle de ces grands chrétiens ?

Munster.

De Cologne à Munster, le train court durant plusieurs heures sur le plat pays morose, entre d’interminables avenues de houillères, d’aciéries, de hauts fourneaux. Cette plaine de Westphalie n’est qu’une immense pelote hérissée d’aiguilles, les cheminées d’usines. Elles relient Düsseldorf, Duisbourg, Essen, où M. Krupp fabrique sa marchandise meurtrière. On la demande sur tous les points du globe ; les cliens exotiques lui apportent leurs piastres et leurs sapèques en échange de ses joujoux d’acier ; les Etats s’endettent pour l’enrichir. Avec leur argent, il forge une ceinture inexpugnable à sa patrie. Des deux côtés de la voie, aussi loin que la vue peut s’étendre, sur les pâles prairies, sur les eaux souillées, des bennes emplies de houille ou de minerai circulent automatiquement le long des fils aériens. Ces servantes mécaniques apparaissent à l’horizon, comme de lents oiseaux de proie qui emporteraient dans leurs aires les entrailles de la terre dépecée. Elles vont les livrer à des milliers de bras qui transformeront ces noires matières en force, en richesse ; pas en joie. Nulle part peut-être, sur notre vieux continent, l’effort humain n’est aussi titanesque, aussi violemment tendu que dans ce bassin de la Ruhr ; et nulle part le déshonneur de la terre enlaidie n’attriste autant les yeux. Ils cherchent vainement les aspects maternels de la nature, la grâce d’un lambeau de forêt, d’un vallon préservé.

Ces campagnes furent belles et riantes, avant que la rapace industrie ne les contraignît à suer par tous les pores le fer et le charbon, avant qu’elle n’en eût fait un cadavre de paysage, grouillant d’innombrables vers, roulé dans un suaire de fumée. Admirons avec les économistes ce triomphe du génie humain et de la civilisation, ces multitudes qui peinent savamment sur un sol défiguré. Mais pourquoi ? Où fabrique-t-on du bonheur, dans ces usines haletantes ? L’historien du commerce à travers les âges, mon érudit confrère Georges d’Avenel, me dit qu’on n’en a jamais fabriqué : ce produit n’est mentionné dans aucun des inventaires qu’il a compulsés. Alors, à quoi bon tout le reste ? La terre ne se mettra-t-elle jamais en grève pour revendiquer son droit à la beauté, à la douce paix qu’elle répand sur ses enfans, lorsqu’ils se contentent de cueillir ses fruits et ses moissons ? Questions de songe-creux. Il fut un temps où les multitudes s’épuisaient à construire les magnifiques pyramides du Pharaon : nous estimons que c’était une grande vanité. Il fut un autre temps où l’on enseignait aux pauvres diables qu’ils devaient se mortifier, se renoncer, bâtir une haute cathédrale au-dessus de leurs chaumières, vivre à son ombre dans la méditation et la prière, avant d’aller chercher leur récompense dans le cimetière voisin, seul but du voyage terrestre et commencement de la vraie vie. Ce temps paraît stupide aux hommes d’aujourd’hui. Le nôtre enseigne à ces ouvriers qu’ils sont ici-bas pour créer de la richesse, toujours plus, au profit d’un patron qui se ronge de soucis ; et pour gagner eux-mêmes de quoi boire copieusement au cabaret, ou de quoi acheter, s’ils sont sages, un livret à la caisse d’épargne, un morceau de pain pour leur vieillesse, avant d’aller s’anéantir dans ce même cimetière, où tout finit. Ce sont les dogmes d’un siècle raisonnable. Ne contredisons jamais aux dogmes de notre temps ; il y avait autrefois un Saint-Office, il y a maintenant une presse éclairée pour corriger les fous qui donnent dans ce travers. Mais j’oublie que je suis venu ici pour admirer le développement économique de l’Allemagne.

C’est un soulagement de revoir des bois, des champs, aux approches de Munster. En souvenir du Prophète, je m’arrête dans la ville de Jean de Leyde. Elle rentre dans mon programme : Munster fut une des cités hanséatiques, à l’époque où la Ligue avait des confédérées à l’intérieur des terres. Elle ne s’est pas accrue et transformée à l’égal d’autres villes provinciales, brusquement enflées par une opulence qui détruit leur ancienne physionomie. Munster est restée la bourgeoise discrète de l’ancien temps, ramassée autour de l’Hôtel de Ville Renaissance et de la place du Marché. Dans les rues qui s’écartent du centre, les vieilles horloges sonnent des heures lentes sur de rares passans ; ils vont en famille écouter la musique dans le parc du château Louis XV, un de ces petits Versailles rococo dont raffolaient les principicules allemands. C’était la résidence des princes-évêques ; le roi de Prusse les a expropriés. Je rencontre l’évêque actuel, il déambule entre deux chanoines contre le chevet de sa cathédrale ; et c’est un tableau de chez nous, ce prélat déchu des anciennes splendeurs, errant sous les ormeaux du mail désert et silencieux, un mail tout pareil à ceux de nos préfectures languissantes. Peu d’objets d’art dans les nombreuses églises : elles furent toutes dévastées et aux trois quarts détruites par la Commune de 1535.

Je l’appelle ainsi, car l’analogie est frappante entre les scènes dont Paris fut le théâtre en 1871 et celles que rapportent les annalistes du siège de Munster. Mais ce dernier s’étant prolongé quinze mois, la courbe logique des grands soulèvemens populaires y est mieux dessinée ; elle parcourt toutes les phases obligatoires, de l’enthousiasme au désespoir, de la licence à la tyrannie. Des socialistes très convaincus institueront ici une expérience intéressante de la doctrine collectiviste. Les pierres de ces églises mutilées me la racontent : relisons à leur ombre une histoire ancienne et toujours nouvelle.

Le prince-évêque et les seigneurs catholiques gouvernaient — fort mal — la ville impériale de Munster, quand les luthériens vinrent y propager leur culte. Ces novateurs gagnèrent la classe moyenne, les marchands des ghildes ; ils se crurent bientôt assez puissans pour battre en brèche une féodalité débile. Première phase, lutte des réformateurs bourgeois contre l’aristocratie et l’ancien clergé. Le parti de l’évêque eut le dessous ; mais ses troupes ayant mis une première fois le siège devant la place, les luthériens sentirent le besoin de s’y renforcer. La Westphalie était alors travaillée par les melchiorites des Pays-Bas, la dernière née et la plus dangereuse des sectes anabaptistes. Leurs émissaires, accueillis dans Munster comme d’utiles recrues, en appellent d’autres ; cette avant-garde du communisme prend pied, séduit le menu peuple : il acclame pour chefs ceux des nouveaux venus qui ont le plus de facilité à parler en public. Effrayés par les prétentions croissantes de ces auxiliaires, les magistrats bourgeois et luthériens se rapprochent de l’évêque, de la noblesse ; ils s’entremettent, négocient inutilement des compromis. Deux craintes paralysent ces timides réformateurs de la veille : celle de faire le jeu de la réaction, celle d’être évincés par des énergumènes qu’ils veulent couvrir, et qui déjà les dépossèdent. Éternelle, réjouissante histoire du tiers-parti, dévoré par la démagogie qu’il a suscitée contre les anciens maîtres. Cette seconde phase s’achève comme il est d’usage : les plus pusillanimes de ce parti, traînés à la remorque des communistes, leur obéissent la mort dans l’âme ; les autres, prédicans luthériens, magistrats, gros marchands des ghildes, sont chassés pêle-mêle avec l’évêque et les seigneurs. Sur l’aire nettoyée du mauvais grain, comme disent les anabaptistes, ces illuminés établissent la république démocratique et en appliquent les trois principes : liberté, égalité, communauté des biens. Les princes de la Haute-Allemagne se liguent contre la scandaleuse Munster : tiraillés par leurs jalousies, malhabiles et lents, ils l’assiègent mollement. Le peuple fanatisé réclame la sortie en masse : son premier chef, Jean Mathys, s’y fait tuer.

Un petit compagnon tailleur de Leyde, jeune exalté de vingt-six ans, prend la direction de la défense. Il a puisé dans sa Bible la foi et l’audace des prophètes justiciers ; peut-être est-il sincère au début dans son rêve idéaliste. Mais à gouverner des hommes, l’ambition lui vient. Et ces hommes qui croient aveuglément en lui n’en sont pas moins incommodes, récalcitrans ; les subsistances se font rares, la folie obsidionale trouble les têtes. L’apôtre en fait tomber quelques-unes ; bientôt, son glaive frappe dans le tas, épure les traîtres, puis les tièdes. Du sang versé, les fumées de l’orgueil lui montent au cerveau ; il se proclame roi, par droit d’inspiration divine, il se grise des pompes carnavalesques où il parade. Le « Roi de Sion » promulgue la communauté des femmes après celle des biens : cet édit rencontre chez les sujets une obéissance empressée. Les suites en sont décrites dans le latin un peu vert du chroniqueur Hortensius : à la fin du siège, s’il faut l’en croire, il n’y avait pas dans Munster une fille au-dessus de quatorze ans qui n’eût ressenti les effets des maximes anabaptistes. — « On a remarqué dans tous les temps, ajoute judicieusement l’historien Robertson, que les excès de l’enthousiasme accompagnent d’ordinaire le penchant à l’amour. » Meyerbeer aussi l’avait remarqué : une intuition du génie historique qui fut sa qualité maîtresse lui a dicté le brindisi final du Prophète. Il a suffi de quelques notes au musicien pour nous rendre sensibles les deux mouvemens du XVIe siècle, Réforme et Renaissance ; ils s’entre-choquent et se confondent dans le double motif : accens d’un psaume religieux où gronde la révolte austère des âmes, bacchanale de la joie païenne qui agite à nouveau ses thyrses sur la chair émancipée.

L’orgie communiste finit selon les règles habituelles. Une trahison livra les portes de Munster aux soldats de l’évêque Waldeck. Les fanatiques, se sentant perdus, avaient pris leurs dispositions pour incendier la ville : on ne leur laissa pas le temps d’exécuter ce beau dessein. Acculés dans le boyau du Prinzipalmarkt, ils ne demandèrent pas de quartier, ils s’y firent bravement hacher. Comme l’évêque lui reprochait le pillage de son trésor, Jean de Leyde l’engagea fièrement à se récupérer en promenant le roi de Sion dans une cage de fer : les populations pairaient cher pour le voir. Le prélat suivit ce conseil avant de faire tenailler Jean par le bourreau. On réintégra son cadavre dans la cage, on en fit deux autres pour ses grands officiers, Knipperdolling et Krechting ; les trois cages où pourrissaient les suppliciés furent suspendues au clocher de la jolie église Saint-Lambert. Elles y sont encore, on les montre avec orgueil aux étrangers, car la mémoire de Jean de Leyde n’est pas impopulaire à Munster. Il y a de la vénération dans le geste du custode qui extrait d’un bahut du Rathaus et me présente un soulier de la Reine, la première femme du Roi-Prophète. Elle avait de grands pieds. Cette imperfection n’excuse pas le Roi, qui, de sa main, lui trancha publiquement la tête ; après quoi ses quinze autres femmes dansèrent avec Jean une sarabande joyeuse autour du corps de leur compagne. — Et cela se passait dans cet hôtel de ville respectable, sur cette place somnolente où de braves gens discutent les intérêts de leur négoce, tout en buvant d’innombrables chopes de bonne bière à bas prix ; citoyens soumis, dociles aux moindres prescriptions de la police, jusqu’au jour où passera sur leurs têtes un de ces souffles d’orage qui font recommencer aux fils les folies de leurs pères. Au-delà d’Osnabrück, le sol du Hanovre s’aplatit, se vide d’habitans entre les villages espacés ; vastes prairies humides où des troupeaux paissent sous des moulins à vent ; paysage hollandais, fin de continent dans le crépuscule, odeur de mer. Rien n’annonce une grande cité, sur ce peu de terre ferme qui s’incline vers la mer du Nord, qui va mourir, semble-t-il, dans les tourbières et les marécages. On franchit une rivière modeste, peu profonde ; elle se traîne entre les herbes. Est-il possible qu’elle porte des paquebots à quelques lieues d’ici ? Des feux d’usines se rallument à l’horizon : c’est Brème.

Brème, Bremerhaven.

Lorsque les Allemands veulent glorifier le rapide essor de leurs industries maritimes, ils mettent toujours en avant le colosse hambourgeois. L’exemple est bien choisi, pour qui ne regarde qu’à l’énormité des résultats. Mais si nous cherchons le secret de la réussite dans les qualités humaines, intelligence, énergie patiente, art de créer beaucoup avec peu, Brème est encore plus révélatrice que sa grande sœur ; et le nouvel empire a bien sujet d’en être fier.

La nature a doté Hambourg d’un fleuve magnifique, récepteur et distributeur des marchandises sur un long parcours Les hommes n’avaient qu’à l’utiliser. On verra plus loin qu’ils s’en acquittent à merveille ; mais Hambourg est avant tout une création de l’Elbe. La nature n’a fait rien de pareil pour Brème. Contraindre la petite Weser à devenir la voie nourricière et l’exutoire d’un grand port, ce fut en vérité une audacieuse gageure. L’estuaire, peu profond et barré par des bancs de sable, suffisait aux bateaux de la Hanse médiévale ; les monstres marins d’aujourd’hui ne peuvent s’y introduire. On leur a creusé un port à Bremerhaven, distant de 63 kilomètres ; et là même, l’embarquement à quai sur les grands paquebots n’est pas toujours assuré : par les basses mers, il faut aller chercher le navire au débouché du chenal. De Bremerhaven à Brème, jusqu’au port franc aménagé à l’entrée de la ville, l’estuaire ne permet qu’un tirant d’eau de 6 mètres à haute marée. Plus loin, dans la ville et en amont, on affouille, on drague sans cesse le lit vaseux de la chétive rivière ; on obtient ainsi à grand’peine le tirant d’eau de 1m, 50, requis pour le passage des gros chalands. Enfin, depuis Cassel, point où elle commence d’être navigable, cette médiocre servante ne traverse aucune houillère, aucun centre manufacturier. Brème, tributaire des Anglais pour une forte part du combustible, ne peut recevoir le charbon allemand et les produits d’exportation que par les voies ferrées. Voici donc une reine de la mer qui en est séparée, sans facilités fluviales pour distribuer les apports maritimes à l’intérieur du continent.

La république brémoise a remplacé tout ce que la nature lui refusait par une volonté au service d’une tradition. Les ancêtres avaient porté très haut le pavillon hanséatique ; en dépit des obstacles matériels et des exigences nouvelles de la navigation, les fils ont voulu maintenir ce pavillon au premier rang : ils y ont réussi. Brème et Bremerhaven possèdent ensemble une flotte de 333 vapeurs et 128 voiliers. Le mouvement total du tonnage, entrées et sorties comprises, s’élève pour les deux ports à 5 363 000 tonneaux de jauge.

La ville est le siège d’une des deux grandes compagnies mondiales de paquebots qui accaparent, au profit de l’Allemagne et au détriment des autres nations, une part chaque jour plus considérable du trafic maritime. Malgré le proche voisinage de Hambourg, Brème reste le premier marché allemand des tabacs, du coton ; elle dispute à sa rivale d’autres spécialités. Toutes proportions gardées entre un groupement de 210 000 habitans, et un autre qui dépasse le million, il m’a paru que Brème ne le cédait en rien à Hambourg pour l’activité, l’esprit d’entreprise, la richesse manifestée dans l’extension rapide d’une ville qui couvre de quartiers neufs, chaque année, les champs où l’herbe poussait l’année précédente.

Le cœur de la cité nous reporte aux XVe et XVIe siècles. La haute statue peinte d’un Roland, gardien des libertés républicaines, se dresse en face du Rathaus. Ce gothique hôtel de ville abrite sous son large pignon des chevaliers de pierre dans leur harnais de bataille. À l’intérieur, des modèles de navires et des portraits de sénateurs ornent une grande salle de belles proportions. Une guirlande de figurines, sculptée sur l’escalier tournant qui monte à la tribune, est peut-être le plus délicat joyau de la Renaissance que j’aie rencontré dans l’Allemagne du Nord. À l’autre extrémité de la grand’salle, un tableau moderne : le régiment de Brème à la bataille de Loigny. Nul embarras pour le visiteur français devant cette toile ; de la fierté : Sonis et Charette sont bons à saluer partout, même chez leurs vainqueurs. Quelques autres maisons du vieux style allemand subsistent dans le voisinage de la place ; le Kensington voulut naguère acquérir la plus remarquable, l’Altbremerhaus : les Brémois se hâtèrent de la racheter. Ils en ont fait un musée-restaurant, très apprécié des gourmets. On y dîne dans les petites chambres de 1618, meublées d’objets rares et anciens ; cabinets particuliers qui doivent toujours communiquer à la salle principale par une porte ouverte : ainsi l’ordonnent, à Brème et à Hambourg, les règlemens de ces vertueuses républiques.

Autour du noyau central où l’on conserve pieusement les reliques de la vieille Hanse, la nouvelle ville érige ses édifices fastueux, bourses, maisons de commerce, hôtels, entrepôts monumentaux. Bornée au nord-ouest par le port franc, elle est enveloppée sur tout le reste de son pourtour par les longs cordons concentriques d’une troisième cité : avenues et boulevards où s’alignent entre des jardins les demeures des riches négocians. Ils sont légion, si j’en juge par la multiplicité des maisons toutes neuves entre lesquelles on me fait rouler pendant une heure. Mon guide me dit : « Ah ! une rue nouvelle ! Je ne la connaissais pas, je n’étais pas venu de ce côté depuis l’an dernier. » — Louons ces Brémois de n’avoir pas sacrifié ici au goût du colossal qui sévit dans les autres villes d’Allemagne. Ils se contentent d’agréables cottages, littéralement habillés de manteaux de fleurs. Architecture et végétation se ressentent du voisinage de la Hollande. Brème est la ville des fleurs, charmante dans ces élégans faubourgs, avec les longues perspectives de balcons d’où pendent des tapisseries multicolores, roses, jasmins, géraniums, clématites. Même plaisir des yeux dans le Bürgerpark : beaucoup de capitales pourraient envier cet immense parc, dessiné avec goût, qui prolonge à perte de vue dans la campagne ses bois, ses lacs, ses pelouses. Les collectes volontaires des habitans en ont seules fait les frais. La cathédrale reconstruite, la Chambre de commerce, d’autres monumens et des fondations de tout ordre attestent la libéralité de ces nababs, autant que le vif attachement des citoyens à leur ville.

Entrons à la Seigneurie de Brème : c’est vraiment le nom qu’il faut donner à cette cité dans la cité, haute et vaste ruche de pierre, sommée d’une tour féodale, où sont concentrés tous les services du Norddeutscher Lloyd. On achève de bâtir le palais de ce puissant seigneur sur l’emplacement des humbles bureaux où il naquit. Comment passer sous silence l’objet qui attire entre tous la curiosité du voyageur ? Et comment en parler sans ajouter une réclame supplémentaire à celles que prodigue la compagnie ? L’entente de la publicité est une de ses forces. Dans la moindre ville d’Allemagne comme dans la plupart des villes étrangères, à l’endroit le plus fréquenté, une vitrine luxueuse arrête les regards : elle fait généralement pendant à la vitrine pareille de la compagnie rivale, la Hamburg-Amerika Linie. Sur le planisphère qui remplit la devanture, les lignes multiples du Lloyd s’allongent et se croisent, des navires y fourmillent, modèles minuscules des gros paquebots. Dans les hôtels, les brasseries, les théâtres, partout où des hommes s’assemblent, ses tableaux-réclames fascinent les yeux, appellent vers la mer.

La flotte de la Compagnie représente une capacité globale de 677 000 tonnes de registre, réparties pour la plus grosse part sur les 114 vapeurs en service à la mer et les 13 unités nouvelles en construction : subsidiairement, sur les 44 vapeurs, les 181 chalands et chaloupes du service fluvial. Deux voiliers-écoles sont spécialement affectés à l’éducation des apprentis officiers ; ils naviguent sur fret dans les mers de l’Australie et de l’Amérique méridionale. Cette flotte occupe 8 000 employés de tout ordre ; depuis les capitaines, qui doivent justifier d’une connaissance suffisante de l’anglais et du français, jusqu’aux cuisiniers, qui vont étudier à Paris, à Berlin et à Londres l’art de contenter tous les goûts. J’ai passé une matinée dans l’office central de Brême. C’est un monde. Les services de buanderie et de lingerie exigent à eux seuls un corps de logis spécial ; des machines à vapeur et un personnel féminin lavent, damassent, plient les montagnes de linge en partance pour Bremerhaven. Dans les sous-sols, s’amoncellent les victuailles, conserves, friandises de toute provenance : il y a là de quoi approvisionner la thalamège et toutes les autres nefs de Pantagruel ; de quoi apaiser la soif de son père, dans ces caves où s’empilent des pyramides de bouteilles, vins du Rhin qui fraternisent avec nos crus de France. — « Fraternisent » est une façon de parler. Ces longues fioles seront proposées et vantées à des milliers d’Anglais, d’Américains, d’exotiques de tout poil, consommateurs qui ne connaissaient pas les vins allemands : ils y prendront peut-être goût, des habitudes se créeront : autant de cliens perdus pour Bordeaux, gagnés par le Rheingau.

Nous surprenons ici la caractéristique essentielle de cette vaste maison de commerce qu’est l’Allemagne, et l’un des secrets de sa prospérité. Elle suit le conseil que le vieillard de la fable donnait à ses enfans :

Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble :
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble.

Ce nœud, c’est une liaison concertée de toutes les entreprises, une convergence fraternelle de tous les efforts. Maritimes ou terrestres, ces industries ne se contentent pas d’avancer leurs propres affaires ; chacune d’elles guette l’occasion de donner un vigoureux coup de main aux autres industries nationales. Forts de l’aide mutuelle qu’ils se prêtent, le marin, le vigneron, le tisserand, marchent du même pas, l’un remorquant l’autre, à la conquête économique du monde. Dans tous les rayons de l’immense bazar, même préoccupation constante d’enfler le bilan commun, le bilan national. — Voici, sur la même côte, deux grandes compagnies rivales, le Norddeutscher Lloyd et la Hamburg-Amerika. Impossible qu’elles ne soient pas piquées par les aiguillons d’une âpre concurrence ; et je crois bien qu’elles le sont. Néanmoins, dans un intérêt supérieur, elles ont combiné leurs opérations. Elles se sont partagé le globe, comme jadis Espagnols et Portugais, quand la bulle d’Alexandre VI leur traçait une ligne de démarcation. En principe, la Hambourgeoise exploite l’Atlantique et le Nouveau Monde ; la Brémoise, les mers d’Orient et d’Extrême-Orient ; mais, à la suite de concessions mutuelles, leurs deux pavillons alternent sur les itinéraires du Pacifique et dans le fructueux service de grande vitesse sur New-York.

Le tour du Lloyd revient cette semaine : un de ses grands paquebots, le plus grand, le Kaiser Wilhelm II, va partir de Bremerhaven. Il conduira jusqu’à la haute mer un groupe d’invités : la Direction m’a aimablement prié d’en être. Une heure et demie de chemin de fer jusqu’à Bremerhaven : morne paysage, tourbières et lagunes de la Gœste qui vient confluer avec la Weser. Mais le temps passe vite dans la curieuse Cosmopolis où je suis accueilli. Tous les idiomes se croisent entre les directeurs allemands et leurs hôtes : deux Roumains venus de Bucharest pour nouer des rapports entre la navigation brémoise et les escales de la Mer-Noire ; un Hongrois qui va passer quelques heures à Londres, assister à un conseil où il représentera les actionnaires internationaux d’une société belge ; un jeune Américain en route pour son pays, un « roi des chemins de fer, » comme l’appellent gaîment nos compagnons : il paraît que ce tout jeune homme figure déjà dans le Gotha des railways. Ces messieurs jonglent avec la planète, avec les grosses affaires qui relient ses divers continens. En les écoutant, on croit sentir d’avance les vents du large, les grands courans mondiaux qu’une volonté tenace capte et ramène dans cette petite Weser.

Notre train s’arrête au bassin d’où émerge l’énorme masse du Kaiser Wilhelm II, long de 203 mètres. Amusant tableau : des centaines de voyageurs, empêtrés dans leurs paquets et leurs hardes, dégringolent du convoi qui précède le nôtre, s’élancent aux échelles ; la musique du bord fait rage de tous ses cuivres, là-haut, pendant que ces colonnes de fourmis grimpent à l’assaut du colosse, s’engouffrent aux divers étages des ponts superposés Cinq cents passagers de première classe, deux cents de la seconde ; et le flot des émigrans, parqués à l’avant du haut-pont. Oiseaux fugitifs de tous les cieux, ces derniers, pauvres gens qui vont tenter la grande aventure ; des Slaves, pour la plupart, Bohémiens, Galiciens, Polonais et juifs chassés de Russie par les événemens ; quelques Hongrois. Point d’Allemands, dans les hordes vagabondes où ils prédominaient naguère. L’Allemagne industrielle offre aujourd’hui du travail à tous les bras, du pain à tous ses fils ; l’Allemand n’émigre plus. Fait considérable, gros de conséquences pour l’ancien monde, pour le nouveau. Le caractère ethnique du peuple américain, tel que l’avait constitué le principal apport de l’Europe, sera-t-il modifié dorénavant par la substitution de l’élément slave à l’élément germanique ?

Le léviathan nous reçoit dans ses flancs. Leur ampleur et leur aménagement font que l’on y perd la sensation de la mer ambiante. L’élévation du hall, la distribution de ces salons, fumoirs, cafés, bars, billards, salles de gymnastique, bureaux de poste et de télégraphie sans fils, tout donne au passager l’illusion qu’il habite encore un grand hôtel en terre ferme. Faciliter à une clientèle de luxe la continuation de ses habitudes, deviner et satisfaire toutes ses fantaisies, telle est la préoccupation visible dans les installations de ce palais flottant. Nulle part ne se manifestent mieux les aptitudes commerciales qui font la fortune de la nouvelle Allemagne : ordre méticuleux, initiative hardie dans les dépenses lucratives, souplesse d’adaptation aux besoins du consommateur étranger. Je ne citerai qu’un détail, le plus typique : le Kaiser Wilhelm II offre aux milliardaires américains dix cabines, — si toutefois ce mot convient encore à des appartemens complets, chambre avec lit, salon, salle de bains, — dont le prix de location s’élève à 10 000 francs ou approche de ce chiffre, suivant les catégories. Les dix cabines sont toujours retenues d’avance ; les titulaires, qui s’embarquent le plus souvent à Cherbourg, n’hésitent pas à débourser ces sommes rondelettes pour s’assurer six jours de traversée confortable.

Tandis que nous visitions le paquebot et faisions honneur à un repas très recommandable, il a démarré, il est sorti lentement du chenal. Au moment de prendre sa course à 22 nœuds, il nous rend au remorqueur qui nous ramène à Bremerhaven ; nous et ses autres invités, des officiers de cavalerie que nous avions vus s’asseoir à une table voisine de la nôtre. On aura montré un instant à ce public cosmopolite leurs uniformes, leur belle tenue ; autant de gagné pour le prestige national. Sur les menus, sur les livrets élégans où sont imprimés les noms des passagers qui garderont ces souvenirs du Kaiser Wilhelm II, un portrait en couleur du monarque, parrain de ce bâtiment. Les principaux navires du Norddeutscher Lloyd et de la Hamburg-Amerika portent et propagent de même les noms, les portraits du père, du grand-père, des fils de Guillaume II. Coup double : gain commercial et gain politique, inséparés dans la somme des gains nationaux ; « réclame » à longue portée, s’il est vrai que tous les gros succès de notre temps, ceux qui donnent la fortune, la puissance, l’influence politique, — j’allais presque dire la gloire, ou sa contrefaçon, — soient fondés et maintenus par ce moyen tout physique, vulgaire, mais infaillible : l’obsession universelle, perpétuelle, de certaines images sur les rétines et de certains noms sur les tympans.

Redescendus à terre, comme nous parcourons les chantiers, mon guide s’excuse de me faire marcher un peu vite ; il ajoute : « C’est notre pas habituel : il y a tant de travail, et qui presse ! Voyez nos directeurs, là, devant nous : ils marchent de ce même pas. D’ailleurs, c’est le pas de l’Empereur. » Ces derniers mots furent dits sans intention particulière, d’un ton où il n’y avait ni plaisanterie, ni sous-entendus symboliques ; ressouvenir fortuit, simple constatation d’une analogie. — Pour moi, ils signifièrent davantage ; et cent fois depuis lors ils me sont revenus à la mémoire, comme une formule explicative de tout ce que je voyais. Oui, ces hommes emboîtent le pas d’un Directeur général, qui donne le branle à toutes leurs entreprises ; d’instinct, ils règlent leur allure sur celle de l’entraîneur qui les stimule et les conduit.

Celui qui me parle a doté sa ville natale de la source de richesses que je viens d’examiner. Et ce n’est pas la seule création dont elle lui soit redevable. Il en est une dont le président du Norddeutscher Lloyd est plus fier encore que de sa flotte : la Bourse des cotons. Idée réalisée, après vingt-cinq ans d’application opiniâtre, dans le spacieux édifice où des courtiers de toute nationalité manipulent, du haut en bas des galeries, les échantillons du textile étudiés et classés dans ces nombreux bureaux. Ce n’est pas uniquement une Bourse, mais plutôt une institution semblable à celle qu’on appelle dans nos villes du Midi « la Condition des soies ; » laboratoire d’essais techniques et chambre d’arbitrage où les Brémois fixent sans appel, pour tous les marchés d’Europe, la qualité et la valeur des différens types du coton. Leurs arrêts font loi sur les places de Manchester, du Havre, d’Anvers, partout où se vend une balle de coton qui rentre dans les catégories sanctionnées à Brême. On devine ce qu’il a fallu d’habileté patiente à l’organisateur de cette Bourse pour monopoliser au profit de ses concitoyens un privilège si enviable.

L’honorable M. Geo Plate n’en voudra pas à son hôte, si je lui avoue qu’en étudiant ses créations ma curiosité la plus vive s’attachait au cerveau de leur créateur. Nous avons longuement causé, de toutes choses, et en dernier lieu des problèmes sociaux. Je lui demandais comment il envisageait les difficultés que la grande industrie rencontre dans les exigences du monde ouvrier. Ah ! ce n’est point le patron geignant ! J’essaie de résumer fidèlement l’optimisme hardi de ses réponses. Il considère l’extension indéfinie des salaires comme un phénomène naturel, désirable, justifié par l’avilissement croissant de l’argent et le développement de la production. — « L’opposition qu’on établit entre le capital et le travail, me dit-il, est un non-sens. Elle a existé ; elle ne sera bientôt plus qu’un souvenir historique ; car le premier de ces deux termes emportera une signification tout autre que celle dont nos esprits ont encore l’habitude. On raisonne comme s’il s’agissait de deux quantités différentes et égales ; en réalité, il n’y en a qu’une qui compte, le travail. Le capital ne sera désormais quelque chose que dans la mesure où il saura se faire l’un des outils du travail ; il ne vaudra ni plus ni moins que les autres outils indispensables à ce travail. Voyez la baisse constante du taux de l’intérêt ; un jour viendra vraisemblablement où il tombera à rien, ou presque rien. Entre des mains oisives ou malhabiles, le capitaine comptera plus par lui-même, en tant que force indépendante : nos fils n’y verront qu’un des élémens nécessaires à l’organisation du travail. » — Je me souviens d’avoir entendu plaider la même thèse ; le regretté Henri Germain, à qui M. Geo Plate me fait souvent penser, la développait avec une conviction égale. — Voilà donc, Messieurs les rentiers, ce que prédisent des voix autorisées : dans un temps peut-être prochain, le capital paresseux, placé à l’ancienne mode, avec le minimum de risques, ne nourrira plus son propriétaire ; on n’en offrira qu’un loyer dérisoire ; le capitaliste ne tirera profit de son instrument qu’à la condition de mettre lui-même la main au labeur où il l’emploiera. — Et que faites-vous, dira-t-on, de la puissance de l’argent, ce fait d’évidence qui domine notre époque ? — Il n’y a, il n’y aura de plus en plus réelle puissance que dans l’argent travailleur. L’autre n’a que le pouvoir d’un roi fainéant ; pouvoir éphémère, tout d’apparat, guetté par les révolutions qui balayent vite les rois ignorans de leur métier et oublieux de leurs devoirs.

Je quitte à regret la ville des jolies fleurs et des grands efforts. J’ai beaucoup appris à Brême ; j’y ai reçu des leçons de choses, j’y ai vu un homme. En disant adieu à la vaillante petite Weser, je songe aux larges estuaires de nos beaux fleuves, Loire et Gironde. L’indulgente nature en a fait les débouchés privilégiés de l’Europe sur l’Atlantique, les sentinelles avancées qui devraient accaparer les arrivages du Nouveau Monde. — Tant d’activité récompensée chez les riverains de ces côtes lointaines, que la nature traita en marâtre ! Tant de langueur chez les enfans gâtés d’un sol qu’elle a comblé ! Pourquoi ? Et sur qui ces derniers règlent-ils leur pas timide ?…

Hambourg.

Landes, pinèdes, tourbières, une terre sombre et revêche, à peine habitée entre Brême et Hambourg. Il semble que toute la vie de cette terre ait reflué vers l’Elbe et la mer, vers le foyer dévorant où elle se consume sous un ciel [subitement incendié par les nappes des feux électriques. On pénètre dans la zone lumineuse, et des chiffres effarans étourdissent l’imagination, ils s’inscrivent dans l’espace, ils expliquent l’étendue de cette zone. Chiffres plus éloquens ici que tous les commentaires.

En 1903, d’après la Statistique officielle de l’Empire allemand, 17 928 000 tonneaux, entrées et sorties réunies, avaient passé dans le port de Hambourg : c’est plus que la moitié du mouvement total des ports français, qui s’élevait en 1903, pour l’Océan et la Méditerranée, à 33 608 000 tonneaux ; et presque le mouvement total de nos ports océaniques, 21 millions environ. Ce chiffre de tonnage représentait un mouvement de marchandises d’une valeur de 10 milliards ; mouvement supérieur à celui du port de Londres, à peine inférieur au commerce total de la France avec l’extérieur, qui s’élevait pour 1903 à 11 657 millions. Si l’on étudie la progression de ce grand trafic, on voit que Hambourg était un port du deuxième ordre avant 1870. De 1871 à 1880, il monte au premier rang avec une moyenne annuelle de 1 800 millions de francs ; en 1896, ce chiffre est plus que doublé, 3 800 millions ; deux ans après, en 1898, il s’élève à 6300 millions ; cinq ans encore, et il atteint en 1903 les 10 milliards. Chiffres d’autant plus intéressans qu’ils sont, dirait un algébriste, les « exposans » du développement économique de l’Allemagne, les signes qui expriment la puissance de tous les autres nombres que l’on pourrait placer en regard. Hambourg est en effet l’emporium où l’Allemagne déverse sa production industrielle et d’où elle tire les objets de consommation qu’elle ne produit pas : le trafic de ce port donne donc une mesure exacte de l’augmentation des besoins et des forces productives à l’intérieur du nouvel empire. Dans le livre où j’ai pris le calcul de la progression du trafic jusqu’en 1898, Hambourg et l’Allemagne contemporaine, M. Paul de Rousiers montre fort bien quelles sources viennent former le fleuve du commerce hambourgeois. Je renvoie le lecteur à cet ouvrage autorisé : mes notes n’y sauraient rien ajouter, elles ne prétendent qu’à donner quelques images sensibles d’une vie si prodigieusement accrue. Je ne veux pas les surcharger de chiffres : mais ceux que j’ai reproduits suggéreront à tous les esprits une observation.

Les victoires commerciales ont suivi de près les victoires militaires : ces coquins de chiffres, avec la cruauté cynique dont ils sont coutumiers, en portent un témoignage irréfragable. Pour Hambourg et pour tout le pays dont ce port exprime l’évolution économique, l’ère de prospérité a commencé peu après la guerre ; la guerre qui accumule les ruines et les misères, s’il faut en croire les dissertations de rhétorique. Et il faut les en croire, elles ont raison ; mais d’une raison courte, ignorante des conséquences du fléau, des réactions salutaires qui rendent parfois au centuple les biens qu’il a détruits. Seule, la guerre civile est toujours dissolvante et impitoyablement destructrice : on le voit assez dans certaines parties de l’Allemagne, qui ont mis des siècles à se relever de la guerre de Trente Ans. La lutte heureuse contre l’étranger donne souvent à un peuple ces capitaux rares et précieux entre tous : la confiance en soi-même, l’audace dans les entreprises, la conscience d’une grandeur nationale à étendre et à perpétuer dans tous les ordres de l’activité humaine. Que des fruits savoureux puissent naître de cette tige empoisonnée, la guerre, toute l’histoire en fait foi, depuis la vieille Rome jusqu’à la nouvelle Allemagne. Des collines que l’Elbe contourne sur sa rive droite, le regard embrasse une vaste étendue d’eaux et de quais en forme d’éventail : ce sont les divers häfen, ces nombreux bassins qui rayonnent en s’éloignant du fleuve et se ramifient sur sa rive gauche. Tout d’abord le port franc, délimité par une ligne conventionnelle : son havre, ses canaux et ses docks couvrent un millier d’hectares. Là s’entassent les marchandises étrangères que Hambourg reçoit et réexporte dans toutes les parties du monde ; en premier lieu les cafés et nos vins de Bordeaux. De là partent les longues barques, fermées par un toit de volets que la douane plombe dans l’enceinte du port franc, et dont chacune contient la charge ordinaire d’un train marchand ; elles remontent l’Elbe, traversent en libre transit la zone du Zollverein, vont porter leur cargaison jusqu’aux provinces autrichiennes. En dehors du port franc, l’échange des apports maritimes et des apports fluviaux de toute l’Allemagne emplit d’une activité grandiose les häfen. Chacun de ces bassins a sa destination spéciale : certains sont monopolisés par les navires d’une grande compagnie. La Hamburg Amerika Linie a le sien, insuffisant pour les paquebots géans qu’elle envoie à New-York : ils appareillent à l’embouchure de l’Elbe, dans l’avant-port de Cuxhaven. On sait que l’importance de sa flotte et de ses opérations assigne à cette société le premier rang parmi les entreprises rivales. « Mein Feld ist die Welt, — mon champ est le monde, » — dit orgueilleusement la devise gravée au fronton du palais où la Compagnie a groupé ses services, sur le Binnen Alster, au centre de la ville. Devise justifiée par les faits. J’ai donné un aperçu de l’organisation du Norddeutscher Lloyd ; il faudrait me répéter et amplifier encore pour décrire celle de la Hamburg-Amerika. D’autres compagnies moins puissantes remplissent pourtant un bassin de leurs navires : telle la maison Wœrmann, qui exploite la côte occidentale d’Afrique. Flotte patriarcale : chacun de ses bateaux porte le nom d’un des enfans de la famille Wœrmann. Une erreur assez répandue en France nous fait croire que ces entreprises ne vivent qu’à l’aide de fortes subventions du gouvernement impérial. Il n’en est rien. On remarque au contraire, chez la plupart des armateurs de la Hanse, une prévention raisonnée contre les obligations gênantes qu’impose un secours de l’État. — « Les grosses subventions attachées à un cahier de charges, disent-ils, sont en réalité des primes à la paresse commerciale : elles ne servent qu’à tuer l’initiative, à paralyser la liberté d’une industrie qui doit s’accommoder à des besoins perpétuellement changeans. »

J’ai visité en détail les bassins : sur cette forêt de mâts, je cherchais toujours un pavillon tricolore. J’en ai enfin trouvé un : il flottait sur un vapeur de moyen tonnage, la Séphora Worms, de Bordeaux. La maison Worms fait à elle seule la majeure partie du chiffre d’affaires que notre pavillon peut revendiquer dans le mouvement du port de Hambourg : cent millions. Vous avez bien lu : cent millions, sur un total de dix milliards, 1 pour 100 ; c’est toute la part qu’a su se tailler ici, — grâce à l’entregent d’un israélite, si j’en juge par le nom du bateau, — la nation qui fut longtemps la seconde puissance maritime. Je vais voir à son bord le brave commandant de la Séphora Worms, le capitaiter Basroger : type accompli du loup de mer, sauveteur légendaire ; on ne compte plus les naufragés qu’il a recueillis, les vies humaines dont les équipages de toute nationalité lui sont redevables. Inventeur incorrigible, il occupe ses loisirs à confectionner d’ingénieux modèles d’appareils de sauvetage. Nous sommes encore bons pour exporter de l’héroïsme et du dévouement. L’hôte aimable qui m’a procuré le plaisir de cette rencontre et d’autres visites intéressantes, notre Consul général M. Jules Lefaivre, me permettra d’ajouter que nous exportons aussi, — j’en ai eu la preuve à Hambourg, — l’intelligence et l’amour du devoir professionnel.

La ville de terre ferme s’accroît et déborde sur les campagnes avec la même exubérance que son port. La partie centrale garde un caractère pittoresque, grâce aux canaux où baignent les vieilles maisons, grâce aux deux lacs intérieurs, le Binnen Alster et l’Aussen Alster. Sur les quais du premier s’alignent des hôtels où rien ne rappelle l’antique auberge allemande : la clientèle américaine y retrouve le confort et la vie large dont elle a l’habitude. Le second lac, de beaucoup le plus vaste, est entouré de parcs et de villas. On respecte ici les arbres : un bois de chênes séculaires ombrage les maisons, s’avance au cœur de la cité. La physionomie cosmopolite s’accuse dans le gros faubourg de Saint-Paul ; c’est l’un des grands carrefours du globe, la Capoue nocturne dont rêvent les matelots sur toutes les mers. Chaque soir, quand les navires lâchent leurs équipages, Anglais et Yankees, nègres et Chinois se ruent dans l’avenue illuminées, bordée de « Tivolis, » d’« Eldorados, » de « Variétés ; » ils y coudoient d’honnêtes familles allemandes qui vont entendre de la musique bien sage. Les matelots cherchent des joies plus grossières dans le pandémonium où les sollicitent à l’envi théâtres, cafés-concerts, exhibitions de phénomènes et de figures de cire, bouges d’un luxe criard et tavernes sordides.

Ce faubourg relie le territoire de la république à la ville prussienne d’Altona. Les trois villes soudées par de longues rues communes, Hambourg, Saint-Paul, Altona, forment aujourd’hui une agglomération continue, peuplée par plus d’un million d’habitans. Sur les falaises qui dominent l’Elbe au-delà d’Altona, la route court entre d’opulentes maisons de campagne, renommées pour leurs beaux parcs. J’avise une de ces maisons, plus simple que les autres ; elle me frappe par sa mine de vieux logis français, avec ses orangers en caisse alignés devant un péristyle. Je m’informe : cet air de chez nous lui est resté d’un locataire qui s’appelait Davout, et qui demeurait ici lorsqu’il commandait la ville impériale de Hambourg. Des restaurans achalandés bordent plus loin la route ; de leurs terrasses, on voit le panorama du port et du fleuve, la fuite des navires à l’horizon : le promeneur y ingurgite sa bière en regardant passer au-dessous de lui la fortune de l’Allemagne.

La crue torrentielle de cette fortune a noyé dans Hambourg presque tous les vestiges du passé. Les fervens de l’art ancien trouvent quelques consolations au Musée, devant les tableaux d’un vieux maître hambourgeois, Franke, qui portraiturait ses contemporains dans une suite de scènes bibliques au commencement du XVe siècle. Ces toiles peu connues ont été exhumées de la résidence grand-ducale de Schwerin ; le zèle du conservateur de la Kunsthalle en a négocié l’acquisition. On lui doit la révélation d’un peintre qui mérite, par la vérité de son réalisme et l’éclat de son coloris, une des premières places parmi les précurseurs de la grande école allemande. J’ai vu aussi, dans la galerie d’un riche particulier, des nitrates du Chili transformés en bons tableaux de l’Italie et des Flandres. Mais le goût de la beauté pure est ici moins répandu que le souci de l’utile et la recherche du pompeux. Tous les monumens publics ont été reconstruits à la mesure de la nouvelle cité ; l’Hôtel de Ville avec magnificence, dans ce style de la Renaissance allemande qui veut rester fidèle aux directions des ancêtres, qui en altère le caractère par besoin instinctif d’introduire la pompe, la force, le colossal dans les lignes où ces gens simples ne mettaient que leur bonne grâce bourgeoise et leurs élégances d’artisans minutieux. — Colossal ! Impérial ! Ces deux mots reviennent sans cesse aux lèvres des citoyens du nouvel empire : les ambitions qu’ils expriment essaient de se traduire dans la physionomie des monumens et des cités. Les dimensions gigantesques des gares et des hôtels des Postes sont partout un sujet d’étonnement pour l’étranger. Lorsqu’il en fait la remarque, des philosophes lui répondent : « Nos père donnaient ces vastes proportions à l’édifice où ils s’assemblaient le plus souvent, pour leur plus grande affaire : cette affaire était de prier, cet édifice était l’église. Nous élargissons aujourd’hui les édifices où les hommes se réunissent habituellement pour leurs affaires, où nos foules modernes assiègent les bureaux et les trains : bourses, gares, hôtels des Postes. Ce changement des pratiques architecturales n’est-il point conforme au changement de nos mœurs et de nos besoins ? » Rien à objecter. Il y a de fortes raisons pour que la « basilique » des anciens redevienne chez nous ce qu’elle était chez eux, avant que le christianisme s’en emparât : une Bourse de commerce ; et l’« ecclesia, » lieu de rencontre pour la communauté, n’est-ce pas tour à tour la gare, la poste, le théâtre ?

Dans ces théâtres spacieux, ces cirques pour concerts monstres, et jusque dans les grandes brasseries, les restaurans des jardins publics, l’architecte est visiblement hanté par les réminiscences des colisées, des amphithéâtres de la Rome impériale. Le malheur de cet architecte, c’est qu’on le devine sollicité à la fois par un double idéal, celui de Rome et celui de Chicago. À Berlin, les Terrassen am Halensee sont très vaines de la montagne de gradins où elles peuvent entasser cinq mille consommateurs, entre des pylônes surmontés d’aurochs. On a recueilli l’héritage de César, c’est chose entendue : il faut que sa majesté se retrouve avec ses aigles sur les monumens de pierre et de bronze qui témoigneront à l’univers la puissance impériale. Mais une tendance fâcheuse fait parfois confondre l’énormité avec la majesté. — L’ornementation et le mobilier de quelques maisons opulentes suggèrent une autre analogie. Les grands officiers, les fournisseurs de Napoléon Ier affichaient à leur manière une richesse un peu goulue, venue vite et qui voulait jouir vite ; ces vainqueurs ne pouvaient se défaire d’une certaine roideur dans l’apparat ; ils aimaient emplir de gros butin les casernes aux lignes sévères, mirer leurs uniformes dans les revêtemens de marbre poli, dans les garnitures métalliques de cuivre et d’or Ce fut le style empire, massif et somptueux chez les maréchaux à grosses dotations. Avec d’autres formes, avec les mêmes matières au service des mêmes préférences, le nouvel empire allemand cherche le style de sa subite fortune guerrière et commerciale. On imagine fort bien un David dessinant à Berlin, comme l’autre à Paris, la mise en scène appropriée aux époques où d’anciennes modesties veulent impérieusement s’exalter dans un luxe glorieux. Les Allemands, si longtemps soumis aux modes françaises des derniers siècles, expriment leur désir de réagir contre ces modes dans une formule qu’ils répètent souvent : « Nous en avons assez des trois Louis ! » Ne sachant comment se libérer des trois Louis, beaucoup se jettent éperdument dans les témérités du « moderne-style ; » plus répandu ici que chez nous, il gagne chaque jour du terrain ; mais on souhaiterait en faire un « style impérial. » — Arrangez comme vous le pourrez toutes ces tendances, un peu incohérentes ; mais accordez, car c’est justice, qu’il y a toujours, dans leurs inventions les plus discutables, de la force, du sérieux, un sens pratique.

Nos artistes ne jugent-ils pas avec une sévérité outrée la statuaire allemande ? Sur les effigies de bronze que l’Allemagne prodigue à ses modernes héros, sur les figures allégoriques où elle aime à se reconnaître, nous ne retrouvons pas la sveltesse, le mouvement, les élégances florentines ou françaises auxquelles nous sommes sensibles. Ces masses d’un airain noir comme la fonte, taillées par larges plans, ont du moins une gravité recueillie dans leur parti pris de rudesse : elles donnent l’impression d’une puissante pesée sur le sol ; déplaisantes parfois, rarement ridicules. Rien ne caresse le regard, tout sollicite la pensée dans le monument de la Réforme à Worms, la Germania du Niederwald, le Bismarck qui continue à Berlin de tenir en respect le Reichstag voisin. Les deux personnages accolés au socle du chancelier, — Atlas portant le globe, Siegfried forgeant le glaive national, — sont des inventions d’un impérial artiste, substituées par ordre aux motifs qu’avait choisis le statuaire. Inventions heureuses : l’ensemble est d’un bel effet. Les Hambourgeois vont ériger un Bismarck d’airain sur la haute colonne déjà prête à le recevoir, au sommet d’un tertre d’où cet indicateur de la route commandera aux vaisseaux en partance sur le fleuve. Une statue équestre de Guillaume Ier a été récemment inaugurée devant l’Hôtel de Ville. À Hambourg comme partout, on a docilement imité les dispositions consacrées à Berlin pour ces sortes de monumens : le vieil empereur se dresse au centre d’un exèdre de marbre ; sur les parois revêtues de métal, des bas-reliefs représentent son couronnement, son entrée dans la ville qui le commémore.

Où ne l’ai-je pas rencontré, ce cavalier de bronze qui chevauche à travers l’Allemagne, toujours coulé dans le même moule ? Il occupe la place d’honneur dans chaque ville de quelque importance, à moins qu’il n’y garde l’entrée des ponts jetés sur les grands fleuves. Ses deux acolytes, Bismarck et Moltke, voisinent avec lui, leurs médaillons timbrent les arches de ces ponts. Je retrouve à la Kunsthalle de Hambourg, j’ai vu dans tous les autres musées la trinité peinte par Lenbach. On s’étonne qu’il ait suffi d’une vie au maître de Munich pour reproduire à de si nombreux exemplaires ses modèles officiels. Dès l’entrée, le visiteur va droit au panneau où l’appellent les portraits fatidiques, il s’arrête comme hypnotisé par la longue projection d’histoire qui éclaire les faces volontaires des trois vieillards. — Eh quoi ! Déjà dans la légende, et avec quel recul, ces contemporains que j’ai connus ! Je revois Guillaume Ier, son visage de vieux gentilhomme correct et placide, à la fenêtre du petit palais de Berlin où il se montrait volontiers. Je revois le mufle de dogue et les sourcils broussailleux de Bismarck, au fond du coupé que l’on croisait en sortant du Kaiserhof sur la Wilhelmstrasse, et qui allait déposer le chancelier à la porte de son modeste logis. Si haut qu’ils fussent, et si chargés de grandes choses, ces hommes étaient alors, — hier, — des créatures comme nous tous, soumises à toutes les misérables chances de la vie, objets de discussion, d’animadversion pour beaucoup. Sur ces mêmes pavés où nous marchons encore, nous les vîmes marcher du pas humilié qu’ont les plus glorieux, quand ce pas s’alourdit à proximité de la tombe. Et déjà, pour ces jeunes Allemands attroupés devant leurs statues, Guillaume est déifié, stellaire au firmament de l’histoire ; il s’estompe dans le passé légendaire, autant qu’un Barberousse et au même plan lointain. Bismarck et Moltke sont héroïsés dans un Walhalla où l’admiration ne souffre plus que l’on discute ces demi-dieux. Impression très vive, reçue partout dans la nouvelle Allemagne.

Pour Guillaume Ier tout au moins, l’agrandissement rapide d’une figure si longtemps effacée ne s’explique pas uniquement par les bonheurs de sa vieillesse : des causes anciennes et fortuites y ont collaboré ; elles apparaissent dans le mausolée de Charlottenbourg où il repose, à côté de l’impératrice Augusta, aux pieds de son père Frédéric-Guillaume III, de sa mère la reine Louise. Mausolée un peu théâtral, et qui fait songer à un beau décor final d’opéra ; l’arrangement wagnérien y avive une émotion créée par des réalités. Les verrières bleutées de la coupole tamisent une lumière élyséenne sur les quatre dormans de marbre blanc, drapés dans la manière romantique de Thorwaldsen. Un grand ange funéraire garde le silence autour de leur sommeil : envoi d’un tsar russe, cet emblème de Sainte Alliance, protection familiale des Romanof qui continue de veiller sur les tombes des Hohenzollern. Dans le recueillement de la pénombre, on croit entendre un prélude de harpe, la symphonie en blanc majeur

Du marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités.

L’éloquence de ces sarcophages est dans les dates gravées sous les noms : le fils descend en 1888 du trône, — combien élargi, — où son père, né en 1770, monta en 1797. Un long siècle pèse sur cette réunion de famille, avec les douleurs et les humiliations du début, symbolisées dans la figure de la belle reine éplorée ; cette reine Louise, leur Marie-Antoinette, autrement et universellement touchante pour eux, grâce féminine de la patrie malheureuse. Elle retrouve là, après quatre-vingts ans de séparation, l’enfant qu’elle traînait sur les routes ; disparu longtemps dans l’obscurité d’une vie où il préparait la vengeance, l’enfant surgit en pleine apothéose auprès de la mère enfin vengée, il fait remonter son manteau impérial sur la couche de ses parens. Le Temps, le vénérable magicien si puissant sur nos imaginations, enchante ce groupe humain. Il y a deux façons d’asservir le Temps, elles étonnent différemment nos esprits : soit que l’éclair du génie contraigne ce marcheur régulier à précipiter sa course sur les pas d’un Napoléon, à rassembler en peu d’années les événemens d’un siècle ; soit que la durée paradoxale d’une vie immobilise le destructeur de toute vie au service d’un homme. Ces vicissitudes dramatiques ont fait autant que la fortune finale pour donner un caractère d’exception au premier empereur allemand ; de là vient qu’à peine refroidi, il rejoint dans les prestiges séculaires Barberousse et Charlemagne ; lui et ses paladins, Moltke, Bismarck.

Il y a trente ans, quand on apercevait de loin, dans une petite ville d’Allemagne, la silhouette d’une statue, on ne risquait guère de se tromper en disant : C’est quelque savant professeur, un philosophe, un musicien. Aujourd’hui, c’est l’un des trois fondateurs de l’unité. À défaut de leurs obsédantes effigies, les noms des trois nouveaux dieux frappent le regard sur les nouvelles avenues qu’ils baptisent dans toutes les villes. Chez nous, par-delà les vieilles rues qui portent encore les noms de Napoléon et de ses maréchaux, les voies récentes sont dédiées à Gambetta, à Victor Hugo, à Pasteur ; à l’éloquence, à la poésie, à la science. Dans le nouvel empire, le sceau visible de la communauté nationale est imprimé sur le pays par un fait historique et militaire, la fondation de l’unité, par les hommes d’action qui en furent les artisans. Différence caractéristique entre les deux peuples qui ont changé d’idéal.

Les portraits du petit-fils de Guillaume Ier accrochent à chaque pas le regard du promeneur. Aux vitrines des marchands d’estampes, une grande chromolithographie le représente sous un suroît de matelot, la main sur la barre d’un gouvernail, avec cette légende : « Unser Steuermann, — Notre pilote. » Il m’a paru que l’empereur régnant était populaire à Hambourg. Ce monde de marins et de commerçans lui sait gré du dessein obstiné qui persiste sous la mobilité d’autres desseins variables : maîtriser la mer, y développer le commerce. À ce lien de gratitude raisonnée pour l’auguste collaborateur vient s’ajouter une fascination subie par ceux-là mêmes qu’il contente le moins. Une petite observation : elle n’est pas spéciale à Hambourg, on peut la faire dans toute l’Allemagne ; du même geste fréquent et machinal, le jeune élégant que l’on croise dans la rue, le garçon de café qui vous sert tirent sur leur moustache, s’efforcent de la relever en crocs anguleux, de la conformer au modèle popularisé par l’image. Remarque puérile, dira-t-on ; non : ce geste témoigne d’une hantise habituelle ; copier une mode, c’est accepter une domination. Les républicains de Hambourg sont fiers d’être dans l’empire, fiers de leur empereur, du tapage flatteur que déchaînent ses paroles et ses actes, parfois à l’encontre de leurs aspirations intimes. Ils l’aiment voyant, eux qui sont plutôt ternes. Dans le cerveau compartimenté des Allemands, ce loyalisme de fraîche date s’accorde sans peine avec un attachement jaloux aux traditions républicaines. Leurs Magnificences les sénateurs de Hambourg prennent au sérieux leur pouvoir, leurs droits et privilèges, tout ce qui subsiste de leur autonomie ; et on les prend au sérieux. J’ai vécu quelques jours dans une vraie république, libre et ordonnée, où l’égalité n’est pas un vain mot. La justice, l’administration, la police font respecter la loi commune avec une inflexible équité. Quelles que soient les opinions ou la fortune d’un délinquant, nulle transaction ne l’exemptera d’un arrêt judiciaire, de l’amende encourue pour une contravention de voirie. On me cite des faits qui renverseraient toutes les notions d’un provincial Français, habitué à nos mœurs électorales, résigné ou aspirant aux immunités dont bénéficient chez nous les gros bonnets du parti triomphant.

Je croyais trouver ici quelque émotion, en un moment où le désaccord entre l’Allemagne et la France fait si grand bruit. Je n’en ai surpris aucun indice ; de l’indifférence, et qui n’est pas simulée. Lorsqu’on parle en France de l’opinion allemande, on raisonne sur un fantôme insaisissable : en matière de politique étrangère, s’entend. S’agit-il des querelles intérieures, des intérêts religieux, économiques, sociaux, les partis se prononcent, les citoyens se montrent ardens, tenaces, prêts à la bataille avec ou contre le gouvernement. Ils lui abandonnent la conduite des négociations diplomatiques. En dehors des journalistes qui obéissent aux nécessités du métier, — et parfois à une inspiration venue des officines berlinoises, — il semble que la grande majorité des Allemands se désintéresse des affaires extérieures du pays. La raison de ce désintéressement saute aux yeux. Pendant un quart de siècle, l’Allemagne avait remis le soin de ses destinées à une Providence infaillible, ou qu’elle croyait telle ; la nation n’eut pas à regretter d’avoir donné un blanc-seing au prince de Bismarck. Il a disparu ; l’habitude invétérée demeure, moins confiante assurément, mais encore passive. C’est au successeur du tout-puissant chancelier qu’il appartient de gouverner la barque, sous la direction du souverain « pilote. » Quoi qu’exige ce dernier, on lui obéira ; avec allégresse ou avec résignation, selon l’occurrence. Il est superflu de dire que dans ce milieu hambourgeois, tout occupé d’industrie, de négoce, des grandes opérations qui font sa richesse, l’état d’esprit général est foncièrement pacifique. Rien ne le contristerait plus qu’une brouille, un éclat qui romprait ses relations avec la France ; nul ne nourrit ici de mauvais sentimens à notre égard. Et comment les nourrirait-on, chez des hommes d’affaires, contre ces Français lucratifs, bons cliens, piètres concurrens ? Néanmoins, si l’on demandait à ces gens de marcher, le pli de la discipline et l’aiguillon du patriotisme seraient plus forts que toutes les répugnances ; ils marcheraient avec tristesse, en murmurant, comme les grognards de l’autre, mais ils marcheraient. Tous, même les socialistes ; leurs chefs l’ont clairement laissé entendre, au congrès d’Iéna.

Autre exemple des contradictions où l’Allemagne vit à l’aise. On sait que Hambourg envoie au Reichstag des représentans socialistes : M. Bebel est le plus fameux. Manifestation académique d’une doctrine, article d’exportation à l’usage de l’empire. La République reste conservatrice et traditionaliste chez elle ; son sénat et ses magistrats ne marquent aucun goût pour les nouveautés aventureuses. La plupart d’entre eux, à la vérité, doivent leur élection à un autre mode de suffrage ; et encore y a-t-il 80 représentans de la Burgerschaft, sur 160, élus par le suffrage universel et direct ; mais on peut conjecturer que l’esprit bourgeois de leur administration n’est pas trop antipathique aux masses ouvrières, qui nomment elles-mêmes des socialistes bourgeois, puisque ces masses ne tournent pas leurs forces contre les institutions locales. L’ordre est parfait, dans cet État où affluent de toute part les bras eu quête de travail. Depuis la grande grève de 1896, qui échoua misérablement, les conflits économiques sont rares sur le port. M. de Rousiers nous explique comment l’exagération doctrinale des programmes, chez les Sozialdemocrates, nuit à l’organisation syndicaliste et aux revendications pratiques qu’une politique moins abstraite pourrait faire triompher. — Je demande si M. Bebel jouit d’une grande popularité dans la ville qui se pare depuis longtemps de cette célébrité révolutionnaire : on me répond qu’il est fort, peu connu à Hambourg, qu’il y vient rarement, et que son influence n’irait pas jusqu’à faire nommer ou remercier un balayeur municipal. Encore un étonnement pour nous, cette impuissance d’un parlementaire en vue, désarmé pour les bons comme pour les mauvais offices. Un député qui ne peut promettre des places que dans la cité future, ce n’est guère plus inquiétant qu’un prédicateur qui donne des assignations sur le ciel.

Pour se faire une idée des forces actuelles du socialisme allemand, il faut aller voir à Berlin le palais du nouveau Reichstag. Dans tous les ordres de la connaissance, nos plus sûrs moyens d’information sont la vue des lieux, le langage révélateur des monumens : il y a des vérités qu’une ville, un paysage nous crient d’emblée. Lorsqu’un journal nous raconte au loin les victoires électorales des Sozialdemocrates et les formidables assauts qu’ils donnent à la tribune du Parlement, nous sommes tentés de croire qu’ils emporteront la place à brève échéance. Allez à Berlin, regardez ce lourd palais du Reichstag, dominé par les médaillons des trois premiers empereurs, serré dans le cadre de monumens patriotiques et militaires où il semble qu’une ironie de l’architecte l’ait emprisonné. Qu’aperçoit-on des fenêtres du Parlement ? L’épopée : la colonne triomphale, l’Allée de la Victoire, les statues des fondateurs de l’unité, Guillaume, Moltke, et le Bismarck tout proche, appuyé sur son Atlas et son Siegfried. Les tirades échauffées des parlementaires viennent mourir aux pieds de ces contradicteurs de bronze, elles n’entament pas leur gloire et leur vigueur toutes neuves. Ceci comprime cela. On me répondra que nos pères ont vu, à Versailles, un régime royal balayé par le flot révolutionnaire, dans le sanctuaire même où chaque pierre proclamait l’ancienneté, la grandeur et les gloires de ce régime. Mais il était à demi mort : ces perbsues témoins ne témoignaient plus que d’une irrémédiable usure, les âmes appartenaient tout entières à un jeune idéal. À Berlin, les trophées et les champions du nouvel empire viennent de surgir sur la place où ils cernent le Parlement ; ils sont encore dans la fleur d’un prestige tout-puissant sur les imaginations : j’ai dit plus haut comment il s’accroît et se consolide. Il déclinera sans doute avec le temps : mais pour ce qui est des jours prochains, croyons-en cette suggestion des lieux plus communicative de vérité que toutes les appréciations intéressées des hommes : ceci comprimera cela ; les socialistes allemands seront jusqu’à nouvel ordre, sinon apprivoisés, du moins encagés dans l’épopée, comme le sont dans leurs enclos les fauves de M. Hagenbeck.

Il n’est pas besoin de présenter M. Hagenbeck à ceux de nos lecteurs qui achètent habituellement des lions ou des tigres ; mais, ne dût-on pas faire ces emplettes, il faut aller visiter le « père des fauves, » comme on l’appelle, et son pensionnat. C’est une des plus intéressantes curiosités de Hambourg, elle complète le caractère exotique et mondial de ce marché universel. M. Hagenbeck, a monopolisé le commerce des bêtes féroces et de tous les animaux exceptionnels. Directeurs de jardins zoologiques, propriétaires de ménageries, dompteurs des deux hémisphères viennent se fournir chez lui. Une meute de chasseurs et de trappeurs quête dans tous les fourrés du globe, des fleuves de Sibérie aux forêts équatoriales, pour rapporter au patron les plus rares spécimens de la création. Sa propriété est située à quelques kilomètres de la ville. On approche, et l’on voit paître dans les prairies avoisinantes des troupeaux de chameaux, de yacks, de zébus. On entre, et l’on trouve le nouveau Robinson faisant société avec ses élèves. Il lutine ses éléphans, il flatte ses lions, s’amuse à les croiser avec des tigresses, à faire nourrir par l’une d’elles le tigre et le petit chien qui folâtrent fraternellement dans la même cage. Il déroule paternellement les interminables anneaux des pythons de Bornéo, hideux dans leur splendide cuirasse d’azur, lovés sur un tronc d’arbre dont ils égalent le diamètre. Il a quelques déboires : avant-hier, ses quatre girafes se sont cassé le col ; « l’animal le plus cher, observe-t-il, et le plus gauche, qui ne sait plus vivre dans notre monde. » Le rêve du vieil homme est de refaire le Paradis terrestre, un jardin où les lions et les panthères de Java fusionneront avec les antilopes et les gazelles. Des ouvriers sont en train d’aménager les collines artificielles et les fossés de ce jardin ; des fossés larges de sept mètres, l’espace infranchissable pour le bond d’un grand félin : hélas ! le monde n’est point parfait, les fauves non plus, et l’on ne pourra offrir aux visiteurs du Paradis terrestre, tenus à distance, qu’un trompe-l’œil de fraternité.

J’ai vu là des exemplaires singuliers de toutes les faunes. Mais on les oublie quand M. Hagenbeck vous conduit au cabinet vitré des deux gorilles du Gabon : sujets uniques en Europe, et que l’Amérique lui envie. Ils furent allaités par une nourrice de Hambourg, — « Une négresse ? demandai-je. — Non, fit avec dédain leur éducateur, — une blanche. » Et ce n’est point à un nègre, en vérité, que fait songer tout d’abord l’aîné des gorilles, déjà grand ; plutôt à un Bouddha. Il siège sur son divan de paille, il laisse errer sur nous un regard méditatif, chargé de préhistoire, et d’une lassitude qui aspire au nirvana. Oh ! ce geste terriblement nôtre, quand il passe la main sur son front, comme pour chasser la pensée, la pensée qui va naître, faire souffrir… Ou pour la rappeler, peut-être ? L’aurais-tu possédée avant nous, vieux cousin, cette sublime tracassière ? A-t-elle construit sous ton large crâne, avant de passer dans les nôtres, des philosophies, des cosmogonies, des explications de l’univers ? Nous l’as-tu léguée comme un fardeau importun ? À quel degré, à quel moment ? Réponds donc ! — Il ne répond que par le geste de sa main délicate, vieillotte, par des mouvemens qui nous mettent au défi de trouver une différence essentielle entre nous et lui. Nous ne pouvions plus nous arracher à cette visite de famille ; l’attrait mystérieux qui retient l’homme devant l’énigme des grands anthropoïdes nous immobilisait en face du jeune ancêtre. Quand nous nous éloignâmes à regret, en nous, retournant plusieurs fois, il nous suivait de son regard pensif — oui, pensif : le regard de l’aïeul qui voit des enfans peu sages partir pour les aventurés d’où il est revenu.

Kiel, Lübeck.

De Hambourg à Kiel, deux heures de chemin de fer : le chien de garde n’est pas loin de la grasse bergerie qu’il protège. La nature qui fit de l’Elbe un fleuve si propice aux flottes commerciales a réuni ici toutes les conditions souhaitables dans un refuge des flottes de guerre. On s’en convainc au premier coup d’œil jeté sur cette rade, longue de quatre kilomètres, parfaitement abritée, bien défendue au goulet, assez vaste pour recueillir de nombreuses escadres et les garer contre l’insulte d’un ennemi maître de la haute mer. Depuis quarante ans qu’elle est prussienne, la petite forteresse danoise s’est développée dans la même proportion que les ports marchands ; elle compte aujourd’hui 150 000 habitans ; elle groupe autour de sa baie l’outillage de la marine militaire, écoles, arsenaux, chantiers de construction. Ces arcanes sont invisibles pour l’étranger. Les yachts de course impériaux frôlent seuls de leurs voiles les eaux de la rade, morte et déserte le jour où je la visite : tous les navires sont sortis, jusqu’au dernier, pour aller donner dans les eaux de la Baltique, sur les côtes danoises et suédoises, une de ces représentations à grand effet que le « pilote » ne hait point. Vers le soir, deux croiseurs et un cuirassé reviennent au mouillage : bateaux très militaires d’aspect, bien tenus, manœuvres avec aisance.

J’en vois un plus vénérable dans le musée des antiquités du Schleswig. On a découvert en creusant le port, on a renfloué une de ces barques étroites et longues qui portaient à travers le monde les Vikings Scandinaves. Elle conserve encore les bancs de ses vingt-huit rameurs et quelques-uns de ses agrès. Ces barques ont conquis l’Angleterre, remonté la Seine, assiégé Paris ; elles ont rançonné les côtes méditerranéennes, comme l’attestent les monnaies arabes qui remplissent les vitrines. Ironie du sort ! La relique des conquérans danois est aujourd’hui prisonnière dans la province perdue qu’ils n’ont pu défendre.

Le président du canal maritime Kaiser Wilhelm, qui relie la Baltique à la mer du Nord, veut bien m’y conduire à bord de son petit bâtiment et m’expliquer les particularités de ce beau travail. Il serait irréprochable, si des considérations d’économie mal entendue n’avaient fait préférer un tracé sinueux au tracé en ligne droite : la nature du terrain permettait d’établir ce dernier avec un peu plus de dépense. Erreur de calcul qui diminue les facilités et les sécurités dont la navigation rapide a besoin, sous un climat de brumes, durant les longs mois d’hiver. Le transit n’est actif que dans la belle saison ; de 50 à 60 bâtimens par jour, en moyenne. Ceux qui entrent avec nous viennent de la Baltique, chargés pour la plupart des bois de Russie et de Suède : ils franchissent à Holtenau, entrée du canal de Kiel, des écluses rendues nécessaires par la différence des marées entre les deux mers ; ils croisent aux garages les bateaux qui portent les marchandises de Hambourg aux riverains de la Baltique. Après un parcours de 99 kilomètres, ils sortent par l’écluse de Brunsbuttel, dans l’estuaire de l’Elbe. Machines, règlemens, services techniques, tout révèle l’esprit organisateur et l’ordre ponctuel dont les Allemands sont coutumiers. J’épargne au lecteur les chiffres et les renseignemens spéciaux qu’il trouvera ailleurs. Une pensée stratégique a présidé au creusement du canal : on en saisit sur place la justesse. En quelques heures, l’escadre de Kiel peut aller couvrir l’Elbe et la Weser, Hambourg et Brême. La promenade est agréable sur le fleuve artificiel : les hautes arches des viaducs qui portent les trains l’enjambent avec une hardiesse pittoresque, des pentes forestières l’encadrent, des restaurans juchés sur les collines l’égaient. Mais leur animation ne remplace pas, pour les vieux amoureux de l’Egypte, les mirages et les caravanes du désert, l’ardente poésie des horizons de lumière qu’ils revoient en traversant ce canal maritime ; et l’inévitable statue équestre de Guillaume Ier, montrant aux navigateurs l’entrée de Holtenau, les touche moins que le geste amical de notre Lesseps, sur la jetée de Port-Saïd d’où il appelle les navires dans sa trouée ouverte entre les continens.

J’ai pris congé de la Hanse à Lubeck. République glorieuse entre toutes, mère et longtemps directrice d’une ligue fondée par ses marins. Le destin inique n’a pas voulu que l’ancienne reine de la Baltique fût associée de nos jours à la fortune de ses grandes filles ; il ne l’a point placée comme elles sur une mer ouverte au trafic d’un monde agrandi. Lubeck n’est plus qu’une de ces maisons de commerce stagnantes, qui continuent honorablement des opérations limitées. Sa petite rivière, la Trave, porte des voiliers et quelques vapeurs de faible tonnage à une mer relativement stérile. — Tant mieux ! s’écrie l’amateur d’art qui découvre à Lubeck un joyau intact, patiemment travaillé par ce vieil orfèvre, le Passé. Au sortir de la colossale et semi-américaine Hambourg, encore étourdi par la décharge d’activité exubérante qu’il y a reçue, il voit d’un œil ravi surgir à l’horizon cette estampe enluminée de rouge : svelte silhouette d’une ville monacale, qui profile sur le pâle ciel du Nord un faisceau de fines aiguilles, les quilles géminées des clochers hanséatiques. Il passe sous la porte ogivale du XVe siècle, épaisse barrière dressée au seuil de cette place forte de l’histoire, pour l’emprisonner et la défendre contre les assauts du présent. Comme ce monument, tous les autres l’initient aux procédés d’une architecture gothique très particulière, adaptée aux matériaux du pays, briques rouges et noires alternées. L’étrange Rathaus où se marient le gothique et la Renaissance n’a pas son pareil en Allemagne pour la fantaisie pittoresque de l’ensemble et de la décoration. Tout Hôtel de Ville qui se respecte abrite dans son sous-sol une cave où les citoyens vont boire et faire de franches lippées ; celle du Rathaus de Lubeck rappelle la salle des chevaliers au Mont Saint-Michel. Rien n’a changé là depuis Charles-Quint : sous les voûtes où les pipes ont enfumé les images d’Henri le Lion et autres protecteurs impériaux, les gens de mer continuent de déguster les vins de France qu’aimaient leurs ancêtres ; des vins religieusement choisis, apportés directement du cru bordelais au Rathauskeller. À chaque pas qu’il fait dans la ville, le visiteur rencontre des maisons respectées par le temps, ornées à l’intérieur de boiseries du plus beau travail. Dans les églises, il trouve une mine inexplorée d’objets d’art, tableaux des vieux maîtres de la Haute Allemagne, chefs-d’œuvre commandés jadis dans les Flandres, comme le dessus d’autel de Memling dont s’enorgueillit le Dôme. La seule Marienkirche occuperait durant plusieurs jours le connaisseur qui voudrait en inventorier les trésors, peintures du jubé, retables, sculptures de bois et de marbre, plaques tombales d’un métal finement buriné.

Je ne tenterai pas une de ces descriptions d’autant plus fastidieuses qu’elles sont plus sommaires ; catalogue de musées que le lecteur n’a pas vus. Il aime avec raison, qu’on lui parle des œuvres d’art qu’il connaît : c’est le ramener chez des amis ; il ne se soucie pas de ces présentations rapides où l’on fait défiler devant lui des inconnus. Lübeck mériterait mieux : une monographie détaillée qui n’a pas été faite chez nous, que je sache, et où quelque Fromentin révélerait le charme de cette Bruges du Nord. L’évocation de Bruges peut seule donner une idée approchée de Lübeck : même physionomie conventuelle, — l’Asile des vieillards vaut les béguinages, — même douceur recueillie, mêmes richesses artistiques, et du même caractère. Autant que sa sœur flamande, la recluse hanséatique devrait attirer et retenir les touristes. Je me suis promis d’y revenir ; je n’ai pu que la saluer, au cours de ce voyage qui avait un autre objet : l’examen de l’Allemagne nouvelle, transformée par l’action et la fortune, grosse des problèmes d’aujourd’hui et de demain. J’ai respiré un instant l’ancien parfum de Lübeck, comme le moissonneur se penche, en bottelant ses gerbes, sur un bluet épargné par la faux, blotti sous les grands épis qui cachaient cette fleur ignorée.

L’Allemagne nouvelle, je l’ai retrouvée à Berlin, ville méconnaissable pour ses vieux habitans ; changée de figure, avec la pléthore de ses longues rues neuves qui enclavent le Tiergarten, poussent jusqu’à Charlottenbourg, dévorent la campagne comme un troupeau en marche, y jettent chaque mois de gros paquets d’immeubles aussitôt loués ; changée d’âme, avec la vie de plaisir et de dépense qui écume le soir tout le long de la Friedrichstrasse, dans les restaurans, sur les trottoirs, et y reproduit le noctambulisme peu édifiant de nos boulevards. Je l’ai retrouvée à Magdebourg, à Leipsig, à Francfort, provinciales boursouflées à l’instar de la capitale : le trait nouveau de la physionomie s’accuse surtout dans les palais proéminens des grandes banques ; ils s’érigent entre les édifices impériaux et municipaux, ils disent l’ambition d’une puissance jalouse d’égaler les anciennes seigneuries : résidence princière, caserne, université. Francfort nous semblait jadis emplie par la petite maison de Gœthe. L’homme qui me la rouvrit promena ses doigts sur le clavecin de Friederici que le poète mentionne dans ses Mémoires, et où sa mère jouait l’ariette : solitario bosco umbroso… Des notes grêles, chevrotantes, sortirent de la boîte ; elles détonnaient étrangement sur tout ce que je venais de voir et d’entendre, comme si elles eussent soupiré le vieil air dans une tempête de cuivres wagnériens : voix faible et surannée, voix sacrée d’une autre Allemagne, âme de revenant dépaysée dans le fracas utilitaire de la nouvelle.

Au Niederwald, sous la Germania.

Avant de repasser le Rhin, je suis remonté au Niederwald. La statue de la Germania, je le savais d’ancienne expérience, est une amère, une utile conseillère. J’ai voulu rassembler devant elle les impressions que je rapporte. Comme j’atteins le sommet où elle trône, un orage arrive de par-delà les grands hêtres ; des nuées livides coiffent la femme de sombre airain, l’enveloppent de rafales et d’ondées, vont s’écrouler sous ses pieds dans le fleuve. Par instans, le ciel redevient d’azur, il sourit à la main tendue qui lui offre le globe ; le soleil libéré jette une nappe de lumière sur ce paysage qui retrouve sa grâce habituelle, sur les vignobles, le Rhin sinueux, la plaine mayençaise.

J’ai vu la nation que cette femme représente et protège : nation faite à son image, comme elle sérieuse, solide, prospère. La trempe de son arme de défense, — ou d’attaque, — donne raison au refrain patriotique gravé sur ce socle : « Ferme et fidèle veille la garde au Rhin. » Ces jours derniers, dans le Taunus, des fractions d’un régiment d’infanterie manœuvraient. Je les examinais aux réunions du soir, où le soldat chante, aux rassemblemens du matin, où il travaille. La qualité de ce soldat n’est pas diminuée ; il est toujours dans la main du chef, en bonnes conditions physiques et morales, si l’on en juge par sa gaîté du soir ; la précision et la rapidité mécaniques de ses mouvemens, même au retour d’une longue marche, continuent la tradition des vétérans prussiens que nous avons connus. Faut-il en dire autant du corps d’officiers ? L’affirmation serait ici plus téméraire. Je me défie des romans-pamphlets qui font de ce corps un tableau si noir ; mais qu’il y ait du relâchement par suite de l’aisance générale et des tentations qu’elle offre, c’est fort vraisemblable.

La prospérité matérielle, — je me place pour un instant dans la convention de notre époque, qui met là le souverain bien, — est indéniable ; tout ce que j’ai vu et rapporté la traduit aux yeux. Des régions pauvres sont devenues florissantes ; dans les ports de mer, dans les grands centres industriels, des sources de richesse ont abondamment jailli ; elles augmentent chaque jour par le progrès de l’industrie, du commerce, de la navigation, du travail sous toutes ses formes. Il se peut que des crises économiques éclatent, entravent temporairement cet essor ; mais la fortune allemande est encore dans la période ascensionnelle, j’en ai eu le sentiment très vif.

Quelques esprits craintifs croient cette fortune menacée, avec tout l’organisme qui la produit, par un assaut prochain du socialisme. J’ai dit comment et pourquoi l’assaillant paraissait contenu dans la mesure où il peut être bienfaisant. Le ciel nous garde d’un tyran assez fort pour extirper le socialisme ! Il est le ferment qui soulève la pâte lourde des intérêts. Ses apôtres, même exagérés, remplacent tant bien que mal les prédicateurs chrétiens que l’on n’écoute plus guère ; ils forcent les gouvernemens et les classes engourdies dans le bien-être à compter avec un idéal de justice, d’humanité, de pitié. Je crois qu’un brusque triomphe de leurs troupes et de leurs chimères ferait le monde très malheureux ; leur disparition le laisserait égoïste et détestable. Tout homme impartial souhaitera un juste équilibre entre la compression de leurs mouvemens désordonnés et l’infiltration de leur idéal dans les lois, dans les rapports sociaux. Il semble que cet équilibre soit à peu près satisfaisant en Allemagne.

Les causes efficientes de la prospérité allemande sont aussi évidentes que son existence. Ce peuple en est redevable pour une part à certaines qualités très prononcées chez lui, application patiente, habitudes d’ordre, de méthode, de discipline, vue réaliste du but à atteindre et des voies qui mènent à ce but. Les deux grands secrets de sa réussite, répétons-le, sont la convergence des efforts et leur subordination docile à une pensée directrice. — C’est le pas de l’Empereur… Il règle toute la marche en avant. Les jugemens diffèrent à l’infini sur la psychologie intéressante d’un souverain qui se les rend favorables par sa séduction personnelle, quand il ne les aigrit point par la mobilité d’un esprit impétueux, laborieux, imaginatif, très ouvert au demeurant, et dont nous ne savons pas encore s’il sera redoutable par l’action d’une volonté soutenue, ou au contraire, — danger pire, — par l’absence de cette volonté régulatrice. Ses sujets se perdent en conjectures à cet égard ; beaucoup le critiquent ; mais tous le suivent. En tant que chef de la grande maison de commerce, il a justifié jusqu’à ce jour leur obéissance et l’espoir qu’ils placent en lui.

Redisons enfin que la cause originelle de ces victoires pacifiques est d’abord et surtout dans les victoires militaires, dans la conscience que ce peuple y a prise de ses forces, dans l’élan de confiance et d’orgueil national qui a métamorphosé depuis quarante ans l’esprit allemand, jadis hésitant et timide dans l’action. Une fois de plus la guerre, ouvrière de mort immédiate, a été créatrice de vie future ; la roue de fer a engrené les roues d’or, de diamant. Partout où progresse l’Allemagne, sur terre et sur mer, cette vérité est écrite en caractères éblouissans. J’entends les bêlemens des « pacifistes. » Pas plus qu’eux je ne souhaite un mal qu’il faut être toujours prêt à subir pour qu’il ne nous emporte pas à l’improviste ; mais, n’ayant point leur superbe intellectuelle, je m’incline devant le mystère de contradiction que renferme ce mot horrible et sublime : la guerre.

L’orage s’est dissipé ; le couchant empourpre de clartés glorieuses cette molle et riante vallée du Rheingau. Je la regarde avec admiration. Je pense avec estime aux braves gens qui l’habitent, à ceux que j’ai rencontrés plus loin sur ma route, aux hôtes qui m’ont accueilli avec sympathie et dont j’ai serré cordialement les mains. Je ne comprends pas la haine rogue, d’autant plus intransigeante qu’elle est résolue à ne jamais se satisfaire. Je ne crois pas que la haine soit indispensable pour préserver le cœur d’un impossible oubli. J’en reste à la mode de nos pères, aux relations courtoises, et même amicales, avec les adversaires de la veille ; on savait qu’on aurait peut-être l’honneur de les retrouver sous les armes le lendemain, et cela n’empêchait pas entre temps de fraterniser aux avant-postes. J’ai constaté sans envie ni déplaisir la richesse qui dilate la nouvelle Allemagne ; et je prie les Allemands de ne pas voir un calcul machiavélique dans la simple vue d’historien que je soumets, en terminant, à ceux de mes compatriotes qui me liront.

Cette richesse commence à produire ses effets inéluctables ; des doléances instructives me l’ont appris. La génération des constructeurs s’effraie d’entendre dans l’édifice certains craquemens de mauvais augure : paresse des enfans comblés par le labeur paternel, dissolution des mœurs déjà sensible à Berlin, relâchement de l’ancienne discipline dans les âmes. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu’un organisme aussi vigoureux soit infecté par le mal dont meurent à la longue tous les peuples qui ont trop réussi. Mais à mesure que ce mal étendra ses ravages, on verra s’énerver la force qui eut raison de notre faiblesse au siècle dernier.

Quelle était cette force ? J’en demandais le secret à la Germania, il y a vingt ans. Qu’il me soit permis de reproduire ici des lignes écrites à cette époque : ce serait un vain souci de chercher d’autres termes pour exprimer une pensée qui n’a pas varié. — « La force qui nous avait domptés, ce n’était pas la ceinture des bouches d’acier et le poids des régimens : c’était l’âme supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans la foi divine et nationale, fermement persuadée que, derrière ses canons, son Dieu marchait pour elle près de son vieux roi ; l’âme résignée et obstinée vers un seul but, qui depuis trois générations, depuis Iéna, l’avait lentement et patiemment préparé, le mets délicieux qui ne se mange que froid[1]. » — Puisse la richesse de l’Allemagne centupler, fût-ce aux dépens de la nôtre, si l’invincible force morale qu’elle minera fatalement doit passer à ce prix du côté où elle fit défaut. Quand les historiens de l’avenir raconteront les événemens que le cours des choses ramène aux heures marquées par le destin, puissent ces historiens expliquer une interversion des rôles en rendant à une France nouvelle l’hommage que je rendais il y a vingt ans à l’ancienne Allemagne.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Regards historiques et littéraires. — Au pays du Rhin, 1886.