La Noblesse au désert

La Noblesse au désert
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 492-511).


LA NOBLESSE
AU DÉSERT


« Prends un buisson épineux, me disait un jour l’émir Abd-el-Kader, et pendant une année arrose-le avec de l’eau de rose, il ne donnera que des épines ; prends un dattier, laisse-le sans eau, sans culture, et il produira toujours des dattes. » Suivant les Arabes, la noblesse est ce dattier, et la plèbe est ce buisson d’épines.

En Orient, on croit aux puissances du sang, à la vertu des races ; on regarde l’aristocratie non-seulement comme une nécessité sociale, mais comme une loi même de la nature. Personne ne songe, comme chez les peuples de l’Occident, à se mettre en révolte contre cette vérité qu’on accepte au contraire avec une placide résignation. « La tête est la tête, la queue est la queue, » vous dit le dernier des bergers arabes. Si le peuple chez qui règne cet axiome a, lui aussi, des chimères dont il est tourmenté, il y a du moins des ambitions dont il ne souffre pas : on ne voit pas comme chez nous des milliers de cervelles s’agiter dans un perpétuel délire pour trouver le moyen de transformer la queue en tête et la tête en queue.

Outre cette noblesse d’origine lointaine et sacrée qui se compose des descendans du prophète (les chérifs), il y a chez les Arabes deux noblesses bien distinctes ; l’une est la noblesse de religion, l’autre est la noblesse d’épée. Les marabouts et les djouads, — ainsi s’appellent ces deux races d’hommes qui tirant leur éclat, les uns de la piété, les autres du courage, ceux-ci du combat, ceux-là de la prière, — se poursuivent d’une haine implacable. Les djouads font aux marabouts les reproches qu’on adresse volontiers en tous pays aux ordres religieux qui prétendent à la direction des affaires humaines ; ils les accusent d’ambition, d’intrigues, de ténébreuses menées, d’une convoitise perpétuelle pour les biens de la terre qui se cache sous un amour imposteur de Dieu et du ciel. Un de leurs proverbes dit : « De la zaouïa[1] il sort toujours un serpent. » Les marabouts, de leur côté, accusent les djouads de violence, de rapine, d’impiété. Cette dernière accusation peut mettre entre leurs mains une arme terrible ; ils sont vis-à-vis de leurs rivaux ce qu’était le clergé du moyen âge vis-à-vis de cette noblesse laïque qu’un anathème pouvait atteindre derrière le formidable appareil de sa force guerrière. Si les djouads peuvent entraîner le peuple par les souvenirs des périls affrontés, du sang répandu, par le prestige militaire, les marabouts sont armés de la toute-puissance des croyances religieuses sur l’imagination populaire. Plus d’une fois un marabout aimé ou craint par le peuple a mis en péril la domination et la vie même d’un djied[2]. C’est le djied toutefois que nous nous proposons de peindre aujourd’hui, parce que nous voulons conduire au désert les esprits qui aiment à suivre nos excursions, et que la vie du désert est la vie guerrière par excellence. Pour montrer sur-le-champ à nos lecteurs ce qu’est un noble du Sahara dans tout l’éclat, tout le bruit, toute l’animation de son existence, il faudrait peindre ce qui se passe sous une grande tente au moment où la journée commence, de huit heures à midi.

La poésie antique a décrit souvent cette foule de cliens qui, à Rome, inondait les portiques d’un palais patricien. Une grande tente au désert est aujourd’hui ce qu’étaient les fastueuses demeures peintes par Horace et Juvénal. Gravement assis sur un tapis avec cette dignité d’attitude qui est le secret des Orientaux, le chef de la tribu accueille tour à tour tous ceux qui viennent invoquer son autorité. Celui-ci se plaint d’un voisin qui a tenté de séduire sa femme, celui-là accuse un homme plus riche que lui qui refuse de s’acquitter d’une dette ; l’un veut retrouver des bestiaux qui lui ont été enlevés, l’autre demande protection pour sa fille qu’un époux brutal accable de mauvais traitemens. Quelquefois une femme vient se plaindre elle-même de son mari qui ne l’habille pas, la nourrit mal, et lui refuse ce que les Arabes, dans l’énergique originalité de leur langage, appellent la part de Dieu. Ce dernier cas se présente fréquemment. Ce ne sont jamais, il est vrai, des femmes appartenant aux classes élevées qui viennent produire au grand jour les secrètes misères de l’intérieur conjugal ; mais la femme du peuple, lorsqu’elle réclame les conséquences du mariage, est persuadée qu’elle est armée d’un droit, qu’elle obéit à un devoir, et se présente avec l’intrépidité que lui donne la conscience d’être sous la double protection de la religion et de la loi.

La première vertu d’un chef, c’est la patience. Celui que viennent assaillir ces réclamations diverses prête à chacun une oreille attentive. Il s’étudie à guérir les plaies de toute nature qu’on lui découvre. « L’homme qui est au pouvoir, dit une sentence orientale, doit imiter le médecin, qui n’applique pas à tous les mêmes remèdes. » Dans ces lits de justice, qui rappellent la manière primitive dont nos anciens rois traitaient les intérêts privés de leurs sujets, le chef arabe emploie tout ce que Dieu a mis de sagesse dans son intelligence et de force dans sa volonté. Aux uns il donne des ordres, aux autres des conseils. Il n’est personne à qui il refuse ou ses lumières ou son appui.

Le chef arabe n’a pas seulement besoin de la qualité que Salomon demandait au Seigneur ; il faut qu’à la sagesse il réunisse la générosité et la bravoure. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de lui, c’est de dire qu’il a « le sabre toujours tiré, la main toujours ouverte. » Cette charité un peu fastueuse, mais d’un caractère noble et touchant toutefois, dont la loi musulmane fait une obligation à tous les croyans, il faut qu’il la pratique sans cesse. Sa tente doit être le refuge des malheureux, nul ne doit mourir de faim auprès de lui, car le prophète a dit :


« Dieu n’accordera sa miséricorde qu’aux miséricordieux. Croyans, faites l’aumône, ne fût-ce que de la moitié d’une datte. Qui fait l’aumône aujourd’hui sera rassasié demain. »


Si le guerrier a perdu le cheval qui faisait sa force, si une famille s’est vu enlever les troupeaux qui la faisaient vivre, c’est au chef, toujours au chef, qu’on s’adresse. Le désir du gain ne doit jamais être une préoccupation de son esprit. Le noble arabe, qui, sous tant de rapports, rappelle le seigneur du moyen âge, diffère essentiellement de nos chevaliers par son aversion pour le jeu. Jamais les dés ni les cartes ne charment les loisirs de la tente. Un chef arabe ne peut ni jouer ni faire des prêts usuraires. La seule manière dont il fasse valoir quelquefois son argent, c’est une participation indirecte à une entreprise commerciale. Il donne à un marchand une somme, le marchand trafique, puis, au bout de quelques années, partage avec son prêteur les bénéfices qu’il a recueillis.

Il ne faut pas croire toutefois que la richesse soit en mépris chez les Orientaux. Là, comme partout, elle est au contraire une des conditions indispensables du pouvoir. Qui tombe dans la pauvreté tombe aussi bien vite dans l’obscurité, et qui arrive à la fortune entre dans la voie des honneurs ; mais pour suivre la carrière de l’ambition, c’est par le bras plutôt que par l’industrie qu’il faut s’enrichir. Quand un guerrier a fait nombre de razzias qui lui ont conquis en même temps de l’argent et de la gloire, on l’appelle Ben Deraou (le fils de son bras), et il peut aspirer aux premières dignités de sa tribu. Ceci nous ramène à cette qualité qui doit être le fond même de l’âme chez un noble, à la bravoure.

« Rien, disait Abd-el-Kader, ne rehausse mieux que le sang l’éclatante blancheur d’un bernous. » Le chef arabe doit, comme nos capitaines d’autrefois, être le plus vaillant de ses hommes d’armes. Il faut qu’aux fêtes de la guerre on le distingue comme aux fantasias. Son influence serait à tout jamais perdue si on pouvait soupçonner son cœur d’une faiblesse, et c’est la réalité, non l’apparence, que les Arabes savent apprécier. Ils admirent une âme fortement trempée, non un extérieur de géant ou d’athlète. C’est ici le cas de combattre le préjugé répandu généralement, qu’une haute stature et la force corporelle produisent sur eux une vive impression. Il n’en est pas ainsi : ils veulent qu’on soit robuste, insensible à la soif, à la faim, apte à supporter les plus rudes fatigues ; mais ils ne font pas grand cas d’une taille élevée, d’une force musculaire semblable à celle de nos hercules de foire ou de nos portefaix. Ce qu’ils estiment, c’est l’agilité, l’adresse et la bravoure ; peu leur importe qu’on soit grand ou petit, et souvent même, en regardant quelque colosse que l’on vante devant eux, on les entend répéter cette exclamation sentencieuse : « Que nous fait la taille et que nous fait la force ? Voyons le cœur : ce n’est peut-être là qu’une peau de lion sur le dos d’une vache ! »

Malgré cette admiration pour le courage, le point d’honneur n’existe pas cependant chez les Arabes comme parmi nous. Pour eux il n’y a aucune lâcheté à se retirer devant le nombre, même à fuir devant un ennemi plus faible que soi, quand on n’a point d’intérêt à vaincre. Les Arabes rient souvent entre eux de nos scrupules chevaleresques. Tout en aimant les courses effrénées des chevaux et le bruyant langage de la poudre, ils veulent que leurs combats aient le plus possible un but de pratique utilité. Pleins d’ardeur quand la fortune les guide, ils se dispersent et disparaissent aussitôt qu’elle les trahit. Aussi, dans leurs jugemens sur la bravoure, maintes différences essentielles existent entre eux et nous. Leur estime pour le courage ne les pousse pas à des excès de sévérité envers ceux à qui manque cette vertu. Jamais un lâche n’obtiendra des dignités dans sa tribu, mais il n’y sera pas un objet de mépris. On dira de lui tout simplement avec cette absence de colère que le fatalisme produit souvent : « Dieu n’a pas voulu qu’il fût brave, il faut le plaindre et non le blâmer. » On exige cependant que l’homme faible de cœur rachète ses défaillances par la prudence de ses conseils et surtout par une constante générosité.

La forfanterie est traitée avec plus de mépris que la crainte. « Si tu dis que le lion est un âne, va lui mettre un licol ; » ainsi s’exprime un proverbe oriental qui trouve une fréquente application. Malgré les ardeurs de leur sang et les hyperboles de leur langue, les Arabes veulent au courage cette dignité du silence dont ils font tant de cas. Ils n’ont rien sous ce rapport des nations qu’ils ont combattues au temps du Cid, ils n’en ont rien non plus sous le rapport des luttes individuelles. Chez eux, les combats particuliers sont inconnus. Une tradition, qui peut-être remonte aux croisades, dit bien pourtant qu’autrefois des chefs illustres se sont battus en combat singulier ; mais les plus anciens dans les tribus n’ont sur de pareils faits aucuns souvenirs personnels. Quand un homme vous a offensé, on se venge comme au XVIe siècle, par l’assassinat. On trouve des gens de large conscience et de complaisante humeur qui, à des prix très modérés, vous débarrassent de votre ennemi. Toutefois, quand on est plus avare de son or que de sa vie, quand on a la main prompte à frapper et la bourse lente à s’ouvrir, on épie une occasion de tomber soi-même sur celui dont on a reçu une injure. On le tue ou on est tué ; si on succombe, on lègue souvent à un autre la dette du sang, car, pour ne pas être sous la sauvegarde du duel, la vengeance n’en est pas moins debout et florissante chez les Arabes. Elle passe souvent de génération en génération. Là on retrouve ces querelles de races qui ont rougi autrefois le pavé des villes italiennes et ensanglantent encore aujourd’hui le sol d’une île française.

Les causes les plus générales de la vendetta arabe sont les discussions pour les eaux, les pâturages, les limites, — le rapt d’un jeune femme ou d’une jeune fille, — le meurtre d’un mari jaloux, d’un rival préféré, d’une femme qui n’aura pas dit oui, — les rivalités quelconques entre les chefs, dont les parens d’abord, les amis et les cliens ensuite, la tribu tout entière et les tribus alliées enfin épousent la querelle. Par cela même que le duel est inconnu chez les Arabes, il arrive que les querelles individuelles s’y vident par l’assassinat, et que de proche en proche incessamment alimentées, les haines s’éternisent. Par contre, il est remarquable que la vendetta tend à s’effacer des mœurs d’un peuple, comme en Corse et en Italie, à mesure que le duel y est accepté. Le duel aurait en cela rendu un immense service à la société, puisqu’il aurait substitué le combat loyal face à face au meurtre par surprise. S’il met du reste en deuil quelques familles, il ne leur lègue pas du moins, comme la vendetta, le point d’honneur douteux des éternelles représailles.

La vendetta est donc individuelle ou générale, selon que les intérêts lésés sont eux-mêmes individuels ou généraux. Si, pour une cause quelconque, il y a eu mort d’homme dans une tribu du fait d’un chef ou même d’un subalterne d’une tribu voisine, le meurtrier peut, en payant la dia (le prix du sang) aux héritiers de la victime, éteindre légalement l’affaire. La dia, c’est le Wehrgeld des Germains, avec cette différence qu’en outre de son caractère de légalité elle a pris chez les Arabes, dès son origine même, un caractère religieux.

Au dire des tolbas, elle remonterait à l’aïeul de Mohamed, Abd-el-Mettaleb, et serait la cause indirecte de la naissance du prophète. Abd-el-Mettaleb, chef de la tribu des Koréischites, n’avait pas d’enfant, et dans son désespoir il fit cette prière à son Dieu : « Seigneur, si vous me donnez dix garçons, je jure de vous en immoler un en action de grâces. » Dieu l’entendit et le fit père dix fois. Abd-el-Mettaleb, fidèle à son vœu, remit au sort à décider quelle serait la victime, et le sort choisit Abd-Allah ; mais la tribu s’élevant contre ce sacrifice, il fut décidé par les chefs qu’au lieu d’Abd-Allah, dix chameaux seraient mis pour enjeu, que le sort serait de nouveau consulté jusqu’à ce qu’il se prononçât pour l’enfant, et qu’autant de fois qu’il se prononcerait contre lui, dix chameaux seraient ajoutés aux premiers. Abd-Allah ne fut racheté qu’à la onzième épreuve, et cent chameaux furent immolés à sa place. Quelque temps après. Dieu manifesta qu’il avait accueilli favorablement cet échange, car d’Abd-Allah il fit naître Mohamed, son prophète, et depuis cette époque la dia, le prix du sang d’un Arabe, fut fixée à cent chameaux. On conçoit cependant que ce prix élevé subit des modifications selon les circonstances.

Il est presque sans exemple qu’un meurtrier qui a payé la dia soit autrement poursuivi, et que les parens du mort, ses enfans même, n’acceptent pas franchement cette satisfaction ; mais s’il est trop pauvre pour la payer, ou si le gouvernement a jugé à propos de se saisir de l’affaire, il est condamné à la peine du talion : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie. Quand j’étais consul de France à Mascara, auprès de l’émir Abd-el-Kader, en 1837, j’ai eu la triste occasion que voici, de voir appliquer la peine du talion dans toute sa rigueur.

Deux enfans s’étant pris de querelle dans la rue, leurs pères intervinrent, et d’injures en menaces, s’animant peu à peu, l’un d’eux dégaina son couteau et en frappa son adversaire, qui tomba mort. Il avait cinq blessures, l’une au sein droit, l’autre au sein gauche, deux dans le ventre et la cinquième dans le dos. J’insiste à dessein sur ces détails.

La foule était accourue et avec elle des chaouchs qui se saisirent du meurtrier et le conduisirent chez le hakem de la ville. Les aoulamas s’assemblèrent aussitôt et se constituèrent en tribunal. En moins d’une demi-heure les témoins furent entendus, et le coupable fut condamné à subir la peine du talion de la main du frère de sa victime. Sur un signe du cadi, deux chaouchs lui garrotèrent les poignets avec une corde en alfa, se placèrent l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, et, précédés de l’exécuteur, le conduisirent sur la place du marché, encombrée ce jour-là de deux ou trois mille Arabes. Quelque horrible que dût être le drame étrange qui allait s’accomplir, il était pour moi l’occasion d’une étude curieuse à faire, et je parvins à surmonter l’instinctive répugnance que j’avais eue de prime-abord à y assister.

Quand j’arrivai, les chaouchs, jouant du bâton au milieu de la foule, l’avaient rejetée sur les limites d’un grand cercle autour duquel elle se pressait, et dont le centre était occupé par l’exécuteur et le condamné, l’un son couteau à la main, l’autre calme et comme indifférent à ce qui allait se passer.

Aux termes du jugement, le meurtrier devait mourir d’autant de coups qu’il en avait donnés, et les recevoir dans le même ordre et dans les mêmes parties du corps que les avait reçus sa victime. Quand tout fut prêt, et les préparatifs s’étaient bornés à la simple mise en scène que je viens de décrire, un chaouch leva son bâton : c’était le signal. L’homme au couteau fondit aussitôt sur le patient et le frappa d’abord au sein droit, puis au sein gauche, mais sans atteindre le cœur sans doute, car le malheureux lui criait : « Frappe ! frappe ! mais ne crois pas que ce soit toi qui me tues ; il n’y a que Dieu qui tue ! »

Cependant le supplice continuait avec acharnement, et le supplicié, dont les entrailles s’échappaient avec des flots de sang de deux nouvelles blessures qu’il venait de recevoir dans le ventre, continuait d’injurier son bourreau.

Restait un dernier coup à frapper : le blessé se retourna de lui-même, et la lame du couteau disparut tout entière dans ses reins. Il chancela, mais ne tomba point. « C’est assez ! c’est assez ! cria la foule. Il n’a donné que cinq coups de couteau, et il ne doit pas en recevoir davantage.» L’exécution était en effet terminée, et le malheureux qui venait de la subir eut encore assez de force pour regagner à pied sa maison. Le médecin du consulat, M. Varnier, y arriva presque au même instant, et pendant qu’il rapprochait par la suture les lèvres béantes des deux plaies que le malade avait au ventre : « Oh ! je t’en prie, lui disait celui-ci, guéris-moi ! On dit que tu es un grand médecin ; prouve-le : guéris-moi ; que je puisse tuer ce chien ! » Mais tout fut inutile ; le malheureux mourut dans la nuit.

Si le meurtrier est au contraire un homme de grande tente, assez puissant pour que sa tribu ait des ménagemens à garder avec lui, et qu’il refuse le prix du sang, il paiera ce refus tôt ou tard de sa vie, qu’à défaut de la justice la vendetta saura bien atteindre ; mais de sa mort naîtra la guerre, ainsi que je l’ai dit. Les exemples de vendetta que je pourrais citer sont nombreux, et celui qui va suivre, par cela même qu’il est emprunté aux mœurs d’une tribu saharienne, les Chamba, et d’une population du grand désert, les Touareg, séparées l’une de l’autre par un espace de deux cents lieues, donnera une idée plus juste de ces entêtemens de la haine, de cette soif de la vengeance, qui toujours se traduisent par les mêmes actes de violence.

Un parti de Chamba, commandé par Ben-Mansour, chef d’Ouergla, surprit, près du Djebel-Baten, quelques Touareg abreuvant leurs chameaux dans l’Oued-Mia, sous la conduite de Kheddache, chef du Djebel-Hoggar. Une haine implacable et dont la cause première est inconnue, tant elle est ancienne, divise les Chamba et les Touareg ; ces derniers sont d’ailleurs en état perpétuel de vendetta avec les Sahariens, soit parce qu’ils sont Berbères et non pas Arabes, soit parce qu’ils prélèvent un droit de passage sur les caravanes du Soudan.

Un combat acharné s’engagea donc sans préliminaire, et les Touareg furent mis en fuite, laissant morts dix des leurs, au nombre desquels était leur chef, dont ils trouvèrent quelques jours après le corps décapité. Ben-Mansour en avait emporté la tête et l’avait exposée, comme un trophée de sa victoire, sur l’une des portes d’Ouergla. À cette nouvelle, il y eut deuil dans le Djebel-Hoggar, et l’on y jura ce serment : « Que ma tente soit détruite, si Kheddache n’est pas vengé ! »

Kheddache laissait une veuve d’une grande beauté, nommée Fetoum, et un jeune enfant. Selon la coutume, Fetoum devait commander avec l’aide du conseil des grands, en attendant que son fils eût l’âge du pouvoir. Or un jour que les grands étaient rassemblés dans sa tente : « Mes frères, leur dit-elle, celui de vous qui me rapportera la tête de Ben-Mansour m’aura pour femme, » et le soir même toute la jeunesse de la montagne, armée en guerre, venait lui dire : « Demain nous partirons avec nos serviteurs pour aller chercher ton présent de noce. » À la pointe du jour en effet, trois cents Touareg, commandés par Ould-Biska, cousin de Kheddache, se mirent en marche vers le nord ; mais à peine avaient-ils pris position à la première halte, qu’ils virent accourir sur leurs derrières une dizaine de chameaux montés, entre lesquels on en distinguait un plus agile et plus richement harnaché que les autres. On le reconnut à l’instant pour celui de Fetoum, et c’était Fetoum en effet, qui venait se joindre à la petite armée. On la salua par des acclamations, car, et peut-être l’avait-elle fait à dessein, elle semblait venir là tout exprès pour tenir plus promptement sa promesse.

On était au mois de mai, tous les ravins avaient de l’eau, tous les sables des herbes ; la saison était favorable ; à la halte du huitième jour, des éclaireurs vinrent annoncer qu’une forte fraction des Chamba, commandée par Ben-Mansour, dirigeait ses troupeaux vers les pâturages de l’Oued-Nessa. Cependant les Chamba, avertis eux-mêmes de l’approche des Touareg, avaient tourné brusquement vers le nord et gagné l’Oued-Mezab ; mais ce mouvement de retraite fut bientôt signalé, et par une marche forcée d’un jour et d’une nuit les Touareg vinrent s’embusquer dans les ravins et les broussailles, à quelques lieues seulement de leurs ennemis, cette fois sans défiance. Ils s’y reposèrent toute la journée, et la nuit venue ils reprirent la plaine au trot allongé de leurs chameaux. À minuit enfin, les aboiemens de leurs chiens trahirent le douar qu’ils cherchaient. Un instant après, au signal donné par Ould-Biska, tous les cavaliers s’élancent en criant le cri de la guerre. De tous les Chamba, cinq ou six seulement s’échappèrent, encore l’un d’eux fut-il atteint par Ould-Biska, qui, d’un coup de sa longue lance, le frappa dans les reins. Emporté par sa jument, le malheureux cavalier, trébuchant, chancelant, accroché à sa selle, fit encore quelques pas ; mais il s’affaissa bientôt sur lui-même et roula sur le sable, entraînant dans sa chute un enfant de sept ou huit ans qu’il avait jusque-là caché sous son bernous.

— Ben-Mansour ! Ben-Mansour ! connais-tu Ben-Mansour ? demanda Ould-Biska.

— C’était mon père, et le voici ! lui répondit l’enfant calme et debout auprès de son cadavre.

Fetoum arrivait au même instant, suivie, entourée, pressée d’un groupe de Touareg.

— C’est moi qui l’ai tué ! lui cria Ould-Biska.

— Et il sera fait selon ma parole, lui répondit Fetoum ; mais prends ton poignard, finis d’ouvrir le corps du maudit, arraches-en le cœur et jette-le aux chiens.

Pendant qu’Ould-Biska, les genoux à terre, courbé sur le cadavre, procédait à l’exécution de cet ordre, Fetoum, les lèvres contractées, tremblantes d’un tremblement nerveux, se repaissait avidement de ce spectacle horrible. Et quand enfin les slougui eurent achevé leur affreux repas, Fetoum, dont la vengeance était satisfaite, sans tenir compte du butin que ses serviteurs entassaient et des troupeaux épars qu’ils cherchaient à rassembler, remonta sur son mahari et donna le signal de la retraite. Quant au fils de Ben-Mansour, il fut épargné ; mais on l’abandonna sur place. Il y resta deux jours à pleurer avec la faim, la soif et le soleil, et le troisième il fut trouvé par des bergers et ramené à Ouergla, où il était encore en 1845. Ainsi les chiens des Touareg ont mangé le cœur du chef des Chamba, et l’on conçoit qu’entre eux ce soit à jamais le sujet d’une guerre sans trêve ni merci.

Je n’insisterai pas davantage sur ces mœurs d’une si sauvage énergie. Comme contraste, j’aime mieux aborder quelques tableaux de famille, à commencer par le respect dont l’autorité paternelle est entourée chez les Arabes. Tant que l’enfant est en bas-âge, la tente lui appartient, son père est en quelque sorte le premier de ses esclaves, ses jeux sont les délices de la famille, ses caprices sont la vie et la gaieté du foyer ; mais aussitôt qu’il est devenu nubile, on lui enseigne la déférence, il ne peut plus parler devant son père ni assister aux mêmes réunions que lui. Ce respect absolu auquel il est tenu vis-à-vis du chef de sa famille, il le doit également à son frère aîné. Cependant, malgré leur sévérité aristocratique, les mœurs arabes n’atteignent pas à la sombre rigueur qu’avaient à Rome les mœurs patriciennes. Ainsi un père ne condamnerait son fils à mort que s’il avait déshonoré sa couche, dans tout autre cas il se bornerait à l’exclure de sa présence.

Nous avons esquissé rapidement et en larges traits le caractère de la noblesse arabe, essayons maintenant de reproduire dans quelques-uns de ses momens les plus solennels la vie même d’un noble.

Le jour où un enfant naît dans une grande tente, c’est une immense joie. Chacun vient trouver le père du nouveau-né, et lui dire : « Que ton fils soit heureux. » Tandis que les hommes se pressent autour du père, la mère aussi reçoit des visites. Les femmes de la tribu se rendent auprès d’elle. Hommes et, femmes ont les mains pleines de présens. Les dons sont proportionnés aux fortunes. Depuis les chameaux, les moutons et les vêtemens précieux jusqu’aux grains et aux dattes, tous les trésors du désert abondent sous la tente que Dieu vient de bénir. Celui qui reçoit tous ces témoignages d’affection et de respect est obligé d’exercer une large hospitalité. Quelquefois pendant vingt jours il nourrit et festoie tous ses visiteurs. Les fêtes ont dans le désert le caractère de grandeur inhérent à tout ce qui se passe sur ce solennel théâtre de la vie primitive. Aussitôt que l’enfant commence à se développer, on lui apprend à lire et à écrire, ce qui est une innovation chez les djouads. Autrefois le marabout seul pratiquait la culture des lettres. L’homme d’épée, comme nos barons du moyen âge, avait tout savoir en mépris : il lui semblait qu’en cultivant son esprit, on portait une atteinte à l’énergie de son cœur ; mais depuis qu’ils ont vu chez les derniers de nos soldats des connaissances qui laissent intacte la bravoure, les Arabes ont changé de pensée ; puis ceux qui ont pris le parti de nous servir se sont aperçus que l’instruction était un titre à nos faveurs. Nombre d’entre eux enfin se sont dit avec une résignation mélancolique ces paroles que j’ai recueillies un jour : « Autrefois nous pouvions vivre avec l’ignorance, car le calme et le bonheur étaient parmi nous ; mais dans ces temps de perturbation que nous sommes obligés de traverser, il faut que la science nous vienne en aide. » Ainsi notre influence accomplit lentement jusqu’au sein du désert cette œuvre civilisatrices dont on parle parmi nous quelquefois avec trop de découragement, quelquefois avec trop de légèreté.

La culture des lettres ne fait point négliger dans l’éducation arabe l’exercice du cheval ni le maniement des armes. Aussitôt qu’un enfant peut se tenir sur un coursier, on lui fait monter des poulains d’abord, puis des chevaux. Quand il commence à se former, on à mène à la chasse, on le fait tirer à la cible, on lui apprend à enfoncer la lance dans les flancs du sanglier. Lorsqu’il atteint seize ou dix-huit ans, lorsqu’il connaît le Coran et peut pratiquer le jeûne, on le marie. Le prophète a dit : « Mariez-vous jeunes ; le mariage dompte le regard de l’homme et règle la conduite de la femme. »

Jusqu’à cette époque, la tendresse paternelle a veillé sur la pureté de ses mœurs avec une vigilance de tous les instans. On ne l’a jamais laissé seul ; un précepteur ou des domestiques ont toujours accompagné ses pas. On a écarté de lui les hommes d’une vie dissolue et les femmes d’une conduite abandonnée. Il doit apporter à celle qu’on lui donne pour compagne un corps robuste et une âme où la souillure ne soit jamais entrée. On lui choisit une jeune fille d’une naissance égale à la sienne, d’une réputation intacte, et, s’il se peut, d’une grande beauté. Ce sont les femmes de sa famille qui s’assurent de ce point. On leur permet un examen dans les tentes où résident les filles à marier. On le fiance d’abord, et puis les noces ont lieu.

Le premier jour de ces fêtes, qui, semblables à celles de la naissance, ont une longue durée, est le jour de l’enlèvement (nhar refonde). Quatre ou cinq cent cavaliers magnifiquement vêtus, montés sur leurs plus beaux chevaux, munis de leurs armes les plus précieuses et conduits par les parens de l’épouse, se rendent à la tente de l’épousée. Des femmes voilées montées sur des chameaux et sur des mules les accompagnent. On choisit pour cette heureuse mission les plus jeunes et les plus jolies filles de la tribu. La route, qui dure quelquefois trois journées, est une fantasia continuelle. Les chevaux galopent, la poudre résonne, et les femmes jettent au vent ce long cri d’amour et de joie qui remplit d’un attendrissement indicible l’âme des enfans du désert.

Quand ce cortège triomphal arrive, le père de la fiancée se présente : « Soyez les bienvenus, dit-il, ô les invités de Dieu ! » Et ce sont des repas, des réjouissances jusqu’au lendemain, où l’on se met en marche de nouveau. Cette fois la mariée est dans la troupe, montée sur une mule ou sur une chamelle richement caparaçonnée. Elle n’a pas dit adieu à son père. Un sentiment un peu raffiné de pudeur lui interdit de paraître devant lui au moment où sa condition va changer. Il lui a été également défendu de voir ses frères aînés. Sa vie de jeune fille est finie ; désormais c’est à une autre famille qu’elle appartient. Au moment du départ, sa mère l’embrasse tendrement et lui dit :


« Vous allez quitter ceux dont vous êtes sortie, vous allez vous éloigner du nid qui vous a si longtemps abritée, d’où vous vous êtes élancée pour apprendre à marcher, et cela pour vous rendre chez un homme que vous ne connaissez pas, à la société duquel vous n’êtes pas habituée. — Je vous conseille d’être pour lui une esclave, si vous voulez qu’il soit pour vous un serviteur. — Contentez-vous de peu. Veillez constamment sur ce que ses yeux pourraient voir, et que ses yeux ne voient jamais d’actions mauvaises. — Veillez à sa nourriture, veillez à son sommeil ; la faim cause l’emportement, l’insomnie donne la mauvaise humeur. — Ayez soin de ses biens, traitez avec bonté ses parens et ses esclaves. Soyez muette pour ses secrets. — Lorsqu’il sera joyeux, ne vous montrez pas chagrine. — Lorsqu’il sera chagrin, ne vous montrez pas joyeuse.

« Dieu vous bénira ! »


Pendant que s’accomplit ce voyage nuptial, le fiancé a préparé une tente richement ornée qu’il a placée sous la surveillance de quelques amis. C’est là qu’entre la mariée avec sa mère et ses parentes. On lui offre un repas recherché, et autour d’elle se célèbre une fête où depuis la poudre jusqu’à la musique on a réuni tout ce qui entretient la joie au désert. À dix heures du soir, le mari se glisse dans la tente, devenue déserte et silencieuse. Le lendemain matin, la mère de la mariée reçoit des mains de l’époux la chemise de sa fille. Elle étale aux yeux de tous ce trophée et dit à l’épouse fière et honteuse à la fois : « Que Dieu te donne la force et la santé ! Tu n’as pas trompé nos espérances, tu es une brave fille, tu n’as jamais jauni notre figure. »

Les fêtes d’un mariage se prolongent souvent pendant trois jours et trois nuits. Elles recommencent toutes les fois que le mari prend une nouvelle femme. La loi permet à un chef arabe d’avoir quatre femmes à la fois ; mais ce nombre ne suffit pas à contenter les désirs de ces natures mobiles et voluptueuses. C’est en vain que, par une coutume qui rappelle les mœurs bibliques, l’époux musulman peut associer des concubines à ses femmes légitimes : cette tolérance est insuffisante encore. Il faut que le divorce vienne au secours d’insatiables et incessans appétits. On cite tel chef arabe qui a eu douze ou quinze femmes légitimes. La paix, comme on peut se l’imaginer, est loin de régner dans des intérieurs où la loi souffre de pareils élémens de désordre. Quelquefois la tente est divisée en deux parties. Une chambre est exclusivement réservée pour les femmes, une autre appartient au mari ; celle-là reçoit à son tour chacune des femmes qu’il choisit pour la compagne de ses nuits. Cependant cette disposition est rare ; l’amour polygame, enfermé dans une seule pièce, est d’habitude obligé de se passer et du mystère et de la pudeur. Aussi arrive-t-il sans cesse que des jalousies terribles naissent secrètement, grandissent peu à peu et finissent par éclater. Souvent une femme aimée entre toutes ses compagnes est atteinte d’un mal mystérieux ; elle se flétrit, elle languit et meurt ; un poison préparé par la main d’une rivale est entré dans ses veines. C’est le côté sinistre des mœurs orientales. Le crime s’y accouple à la volupté.

Un fait prouve le rôle immense que jouent les femmes dans l’existence des musulmans. Dites à un Arabe qu’il est un lâche, il supportera cette injure. S’il est lâche, c’est que Dieu l’a voulu. Traitez-le de voleur, il sourira ; le vol à ses yeux est quelquefois une action méritoire. Appelez-le tahan, mot que le langage de Molière pourrait seul traduire avec une concise énergie, et vous allumerez dans son âme une colère qui ne pourra s’éteindre que dans le sang. Le seul homme auquel un Arabe ne doit jamais pardonner, c’est celui qui a donné le droit de lui jeter un jour au visage cette épithète malencontreuse.

Aussitôt qu’il est marié, le noble du désert entre dans une vie nouvelle, dans une sphère d’action personnelle. Il est émancipé, non point absolument toutefois s’il n’est pas chef de tente, s’il n’est pas maître de son bien, si son père vit encore. Cependant, même dans ces conditions, il comptera dorénavant dans sa tribu comme homme de bras et de conseil, et il achèvera par expérimentation cette éducation de grand seigneur, jusqu’alors ébauchée par l’habitude des bons exemples et des bons avis. Il a déjà ses cliens, ses chevaux, ses slougui (lévriers), ses faucons (oiseaux de race), tout son équipage de guerre et de chasse.

Ses client sont les jeunes gens de son âge, les courtisans de son avenir ; — ses chevaux ont été choisis parmi ceux qui portent bonheur (mesaoudin) et de la généalogie la plus vraie ; — ses slougui, il les a nourris de dattes écrasées dans du lait, du kouskoussou de ses repas : il les a dressés lui-même, et tandis que les chiens roturiers de la tribu aboient la nuit aux hyènes et aux chacals, les slougui couchent à ses pieds sous la tente et jusque sur son lit ; — ses faucons ont été élevés sous ses yeux par son fauconnier (biaz), et lui-même a eu soin de les habituer à son cri de lancer et de rappel.

Dans ses équipages de guerre et de chasse se pressent les fusils de Tunis ou d’Alger, damasquinés, montés en argent, et dont le bois est incrusté de nacre ou de corail, les sabres de fass aux fourreaux d’argent ciselés, les selles brodées or et soie sur velours ou sur maroquin. Pour compléter l’équipement, nommons encore la sabretache (djibira) ornée de peau de panthère, les éperons (chabir) argentés, incrustés de corail ; le medol, haut et large chapeau de paille, empanaché de plumes d’autruche ; la cartouchière (mahazema) en maroquin piqué de soie, d’or et d’argent.

Un jour, quand son père aura payé la contribution que Dieu frappe sur toutes les têtes, cette vaste tente (kheima) sera sienne, avec tous ses meubles de luxe, tapis, coussins de repos, sacs à bijoux, tasses en argent, provisions de chasse, de guerre et de bouche pour toute la famille, au nombre de vingt-cinq ou trente, maître et serviteurs. À lui seront encore cet étalon et ces jumens entravés en vue de la tente, ces huit ou dix nègres et négresses, ces dépôts de blé, d’orge, de dattes, de miel, prudemment placés à l’abri d’un coup de main dans un kueseur (village), ces huit ou dix mille moutons, ces cinq ou six cents chameaux dispersés au loin dans les pâturages sous la garde de bergers errant avec eux. Sa fortune alors pourra être évaluée à 25 ou 26,000 douros (125 ou 130,000 francs).

À l’âge où nous l’avons laissé, dix-neuf ou vingt ans, il n’a point encore à se préoccuper de la gestion de cette fortune. C’est un homme de plaisir aujourd’hui. En temps de paix, à cheval, suivi de ses amis et de quelques serviteurs, montés sur des chameaux, qui tiennent en laisse ses lévriers ou même les portent devant eux, quand il se rendra aux pâturages éloignés pour visiter les troupeaux, ce sera l’occasion d’une chasse à l’autruche, à la gazelle, au begueur el ouhache, selon le terrain et la saison. Ses éclaireurs, lancés à la découverte, ont-ils signalé des autruches, les chasseurs, gagnant l’espace, les enlaceront dans un cercle d’abord immense, et qui se resserrera peu à peu jusqu’à ce que, les ayant en vue, on se lance sur elles à fond de train en jetant le cri de chasse. Chacun choisit sa victime, la suit dans les mille tours et détours de sa course désordonnée, l’atteint alors que, battant des ailes pour aider à ses jambes, elle est forcée, et l’achève d’un coup de bâton sur la tête, car une balle ensanglanterait et souillerait le plumage.

Si ce sont des gazelles, qui souvent, tant elles sont nombreuses, semblent de loin le troupeau d’une tribu, les cavaliers se dirigent vers elles pendant que les serviteurs qui les suivent serrent la gueule aux chiens pour les empêcher de crier. À un quart de lieue de distance, on les lâche en les excitant de la voix : « Mon frère ! mon ami ! elles sont là ! les vois-tu ? » Derrière viennent les chasseurs au petit galop ; mais les gazelles ont pris la fuite, et ce n’est qu’après une course éperdue de deux ou trois lieues que les lévriers entrent dans le troupeau, dont les cavaliers, cette fois lancés à toute bride et dispersés en demi-cercle, font refluer la masse sur les chiens. Chaque slougui a fait choix d’un des plus beaux mâles. Celui-ci bondit, s’élance, revient sur son ennemi, le combat de ses cornes, le franchit d’un saut ; mais bientôt il brame plaintivement et sent ses jambes se raidir. C’est son cri de mort : d’un coup de dent sur la nuque, l’impitoyable lévrier lui brise les vertèbres, et le chasseur arrive, qui le saigne au nom de Dieu ! (bessem Allah !)

Mais la chasse aristocratique et seigneuriale par excellence est la chasse au faucon. Le faucon élevé sous la tente, sur un perchoir auquel il est attaché par une élégante lanière de maroquin, est soigneusement nourri par le chef même et dressé par lui. Son capuchon et son harnachement sont historiés de soie, d’or, de filali, de petites plumes d’autruche. Ses entraves sont brodées et ornées de petits grelots d’argent Aussitôt son éducation achevée par des chasses au leurre, son maître invite ses amis au premier lancer. Tous sont fidèles au rendez-vous, bien montés. Le chef marche en avant un oiseau sur l’épaule, un autre sur le poing garni d’un long gant de peau. « Après un goum partant pour la guerre, rien n’est beau, disait Abd-el-Kader, comme le départ pour une chasse au faucon. » Les Chevaux hennissent et partent en bondissant, les cavaliers se dispersent dans les broussailles, battent les touffes d’alfa ; un lièvre part, le faucon est aussitôt décapuchonné, et son maître lui crie : Ha ou ! ha ou ! (le voici !) L’intelligent oiseau pique une pointe à perte de vue, on croirait qu’il veut trahir (s’échapper) ; mais tout à coup il fond sur sa proie avec la rapidité de l’éclair, il l’étreint dans ses serres et l’étourdit ou même la tue, et lorsque son maître arrive au galop, il le trouve lui dévorant les yeux. Si c’est une houbara (outarde) que les chasseurs ont levée, le faucon la suit dans son vol : elle monte, il monte avec elle ; tous les deux se perdent un moment dans l’espace hors de la vue des chasseurs attend, puis tout à coup on les voit retomber en tournoyant : l’outarde a les ailes brisées. Son vainqueur la tient sous lui pour que seule, disent les Arabes, elle subisse le choc de cette effroyable chute et l’en préserve.

Ces jeux violens façonnent la noblesse aux travaux de la guerre et de la razzia. Une caravane a-t-elle été pillée, les femmes de la tribu ont-elles été insultées, lui conteste-t-on l’eau et les pâturages ; les chefs se réunissent, la guerre est décidée. On écrit à tous les chefs des tribus alliées, et tous arrivent au jour indiqué avec leurs goums et leurs fantassins. On se jure solennellement, au nom d’un marabout vénéré, de se prêter mutuelle assistance et de ne faire qu’un seul et même fusil. Le lendemain, sans plus tarder, tout s’ébranle et se met en mouvement, y compris les femmes, montées sur les chameaux, dans des palanquins qui ne sont pas toujours assez discrètement fermés. C’est un pêle-mêle pittoresque de chevaux, de guerriers, de fantassins faisant bande à part. Sur les flancs de la colonne, les jeunes gens les plus ardens s’éparpillent en éclaireurs ou plutôt en chasseurs, car part-il une gazelle, une antilope, une autruche ou même un lièvre, les voici s’élançant à la suite de leurs lévriers, et plus d’un audacieux saura, profitant du désordre, se glisser auprès d’un palanquin où il est attendu, y monter avec l’aide d’un serviteur bien payé, pour n’en redescendre qu’à la nuit, à la première halte.

De son côté, la tribu ennemie fait ses préparatifs ; après quatre ou cinq jours de marche, les partis sont en présence. Les éclaireurs se rencontrent les premiers et commencent les hostilités par des injures comme les héros d’Homère ; peu à peu le combat s’engage par petites bandes de quinze ou vingt, et bientôt tout s’anime et s’ébranle. La mêlée devient générale : tous les fusils partent à la fois, toutes les bouches se provoquent par des cris et des imprécations, et l’on s’attaque enfin corps à corps à coups de sabre.

L’heure est venue cependant où celle des deux tribus qui a perdu le plus d’hommes, de chefs surtout et de chevaux, est obligée de plier et de se rabattre sur son camp. C’est un sauve-qui-peut désordonné où les plus braves font encore de temps en temps volte-face pour tirer à l’ennemi quelques balles perdues. Il n’est pas rare alors que le chef s’élance en désespéré, le sabre au poing, dans la mêlée, et tombe glorieusement frappé. Après la victoire le pillage : l’un dépouille un fantassin, l’autre un cavalier renversé ; celui-ci dispute à celui-là un cheval, à cet autre un nègre, un beau fusil, un yatagan de prix, et grâce à ce désordre, plus d’un vaincu pourra sauver ses femmes, ses chevaux, ses objets les plus précieux.

À la rentrée sur son territoire, la tribu est accueillie par une fête où l’allégresse se traduit par des festins et des offrandes aux marabouts dont il importe de se ménager les influences. La plus large hospitalité est donnée aux alliés, à qui l’on paie également le prix de leurs services (zebeur). On les reconduit ensuite à trois ou quatre heures de marche dans la direction de leur territoire, et l’on se quitte enfin en se renouvelant le serment il de venir au secours les uns des autres le matin, si l’on est demandé le matin, la nuit, si l’on est demandé la nuit.»

À mesure qu’il avance en âge, l’Arabe acquiert plus de gravité ; chaque poil blanc de sa barbe le ramène à des idées plus sérieuses ; il fréquente plus volontiers les gens de Dieu et se montre envers eux plus généreux ; il est plus religieux, on le voit moins souvent à la chasse, aux noces, aux fantasias. Ses occupations de chef lui laissent d’ailleurs moins de temps libre : il lui faut rendre la justice, accroître son bien, élever ses enfans, se ménager des alliances. Néanmoins l’esprit chevaleresque de sa jeunesse ne fait que sommeiller en lui : que la poudre parle pour une insulte faite à sa tribu, il ne restera point sous la tente. — Trop heureux, dira-t-il, de mourir en homme au combat, et non pas comme une vieille femme. Certaines grandes familles se vantent hautement de n’avoir point souvenir qu’un seul de leurs ancêtres soit mort dans son lit.

S’il échappe pourtant à cette fin désirée, dès qu’il se sent sous la main de la mort, il fait venir ses amis, car l’amitié chez les Orientaux est conviée à tous les grands actes de l’existence humaine. « Mes frères, leur dit-il, quand il lui est possible de parler, je ne vous reverrai plus en ce monde ; mais je n’étais que de passage sur cette terre, et je meurs dans la crainte de Dieu. » Puis il récite la chehada, c’est-à-dire l’acte symbolique de la foi musulmane : « Il n’y a qu’un seul Dieu, et Mohamed est l’envoyé de Dieu. » Si sa bouche se refuse à prononcer ces paroles sacrées, un des assistans lui prend la main droite et soulève son index ; ce signe, auquel le mourant adhère avec toute l’énergie qui réside encore dans son enveloppe terrestre, est un témoignage rendu à l’unité de Dieu. Quand il a accompli la chehada, il peut mourir en paix.

Les pompes humaines ne font point défaut au chef arabe, surtout au guerrier mort en combattant pour sa tribu. On l’enveloppe dans un linceul blanc, et on l’expose sur un tapis dont on a relevé les bords. Les neddabat, c’est-à-dire les femmes qui remplacent en Orient les pleureuses antiques, se tiennent autour du mort les joues noircies avec du noir de fumée et les épaules drapées avec des étoffes à tentes ou des sacs en poil de chameau. À quelques pas d’elles, un esclave tient par la bride la jument de guerre ou de fantasia, la favorite du défunt ; au kerbous de la selle pendent un long fusil, un yatagan, des pistolets, des éperons. Un peu plus loin, les cavaliers jeunes et vieux, muets de douleur, sont assis en cercle sur le sable, leurs haïks relevés jusqu’au-dessous des yeux, leurs capuchons et bernons rabattus sur le front.

Les neddabat chantent sur un rhythme lugubre les lamentations suivantes :


Où est-il ?
Son cheval est venu, lui n’est pas venu ;
Son sabre est venu, lui n’est pas venu ;
Ses éperons sont là, lui n’est pas là ;
Où est-il ?

On dit qu’il est mort dans son jour frappé droit au cœur.
C’était une mer de kouskuessou,
C’était une mer de poudre ;
Le seigneur des hommes,
Le seigneur des cavaliers.
Le défenseur des chameaux,
Le protecteur des étrangers.
On dit qu’il est mort dans son jour.

LA FEMME DU DÉFUNT.


Ma tente est vide,
Je suis refroidie ;
Ouest mon lion ?
Où trouver son pareil ?
Il ne frappait qu’avec le sabre,
C’était un homme des jours noirs :
La peur est dans le goum[3].

LES NEDDABAT.


Il n’est pas mort, il n’est pas mort !
Il t’a laissé ses frères.
Il t’a laissé ses enfans :
Ils seront les remparts de tes épaules.
Il n’est pas mort, son âme est chez Dieu ;
Nous le reverrons un jour.


Après ces lamentations funèbres, les adjaaïze (vieilles femmes) s’emparent du cadavre, le lavent soigneusement, lui mettent du camphre et du coton dans toutes les ouvertures naturelles, et l’enveloppent dans un blanc linceul arrosé avec de l’eau du puits de zem-zem et parfumé de benjoin. Quatre parens du mort soulèvent alors par les quatre coins le tapis sur lequel il est étendu, et prennent le chemin du cimetière, précédés par l’iman, les marabouts, les folbas, et suivis par les assistans. Les premiers chantent d’une voix grave : « Il n’y a qu’un seul Dieu ! » Les derniers répondent ensemble : « Et notre seigneur Mohamed est l’envoyé de Dieu ! »

La résignation calme pour un moment tous les désespoirs, et pas un cri, pas un sanglot ne trouble ces prières communes, ces professions de la foi du défunt, que répète pour lui la pieuse assemblée. Arrivés au cimetière, les porteurs déposent leur fardeau sacré sur le bord de la fosse, et l’iman, après s’être placé à côté du mort, entouré par les marabouts, crie d’une voix forte et sonore le ssalat el djenaza (la prière de l’enterrement) :


« Louange à Dieu qui fait mourir et qui fait vivre !

« Louange à celui qui ressuscite les morts !

« C’est à lui que revient tout honneur, toute grandeur ; c’est à lui seul qu’appartiennent le commandement et la puissance. Il est au-dessus de tout !

« Que la prière soit aussi sur le prophète Mohamed, sur ses parens, sur ses amis ! Ô mon Dieu, veillez sur eux et accordez-leur votre miséricorde comme vous l’avez accordée à Ibrahim et aux siens, car c’est à vous qu’appartiennent la gloire et les louanges !

« Ô mon Dieu, N… était votre adorateur, le fils de votre esclave, c’est vous qui l’aviez créé, qui lui aviez accordé les biens dont il a joui ; c’est vous qui l’avez fait mourir, c’est vous qui devez le ressusciter.

« Vous êtes le mieux instruit de ses secrets et de ses dispositions antérieures.

« Nous venons ici intercéder pour lui, ô mon Dieu ! délivrez-le des désagrémens de la tombe et des feux de l’enfer ; pardonnez-lui, accordez-lui votre miséricorde ; faites que la place qu’il doit occuper soit honorable et spacieuse ; lavez-le avec de l’eau, de la neige et de la grêle, et purifiez-le de ses péchés comme on purifie une robe blanche des impuretés qui ont pu la souiller Donnez-lui une habitation meilleure que la sienne, des parens meilleurs que les siens et une épouse plus parfaite que la sienne. S’il était bon, rend le meilleur ; s’il était méchant, pardonnez-lui ses méchancetés ; ô mon Dieu, Il s’est réfugié chez vous, et vous êtes le meilleur des refuges ! C’est un pauvre qui a été trouver votre munificence, et vous êtes trop riche pour le châtier et le faire souffrir.

« Ô mon Dieu, fortifiez la voix du défunt au moment où il vous rendra compte de tes actions, et ne lui infligez pas de peine au dessus de ses forces. Nous vous le demandons par l’intercession de votre prophète, de tous vos et de tous vos saints.

« Amin ! »

Amin ! disent les assistans en faisant la génuflexion.


« O mon Dieu, reprend l’iman, pardonnez à des morts, à nos vivans, à de nous qui sont présens, à ceux de nous qui sont absens, à nos petits, à nos grands ; pardonnez à nos pères, à tous nos devanciers, ainsi qu’à tous les musulmans.

« Ceux que vous faites revivre, faites-les revivre dans la foi, et que ceux d’entre nous que vous faites mourir meurent vrais croyans !

« Préparez-nous à une bonne mort ; que cette mort nous donne le repos et la faveur de vous voir !

« Amin ! »


Cette prière terminée, pendant que les tolbas disent le salat el mokteâat, on descend le cadavre dans la fosse, la figure tournée du côté de La Mecque ; on l’y enchâsse avec de larges pierres, et chaque assistant se fait honneur de lui jeter un peu de terre. Les fossoyeurs nivèlent enfin la tombe, et, pour la protéger contre les hyènes et les chacals, la recouvrent de buissons épineux.

C’est le moment du retour, et tout le monde reprend le chemin de la tribu, moins quelques femmes, amies ou parentes du défunt, qui, pleines de douleur, inclinées sur sa tombe, lui parlent, le questionnent, et lui font des adieux comme s’il pouvait les entendre. Mais les tolbas et les marabouts s’écrient :


« Allons, les femmes, retirez-vous avec la confiance en Dieu, et laissez le mort s’arranger tranquillement avec Azraïl[4]. Cessez vos pleurs et vos lamentations ; la mort est une contribution frappée sur nos têtes. Nous devons tous l’acquitter. Il n’y a pas de choix, il n’y a pas d’injustice dans cet événement. Dieu seul est éternel. Quoi ! nous accepterions la volonté de Dieu quand elle nous apporte la joie, et nous la refuserions quand elle nous apporte le chagrin ! Allons, vos cris sont une impiété. »


Elles comprennent ces paroles, et, les mains sur les yeux, sortent du cimetière, mais en se retournant à chaque pas pour crier leurs derniers adieux à celui qu’elles ne reverront qu’au jour du jugement.

Cette oraison funèbre est celle qui se prononce au désert sur toutes les tombes. La monotonie d’habitude est compagne de la grandeur. Si les mœurs arabes n’ont point de variété, elles sont imposantes et solennelles.


GENERAL E. DAUMAS.

  1. Zaouïa, établissemens religieux qui renferment ordinairement une mosquée, une école et les tombeaux de leurs fondateurs.
  2. Djied, singulier de djouad.
  3. Goum, réunion de cavaliers.
  4. Azraïl est l’ange de la mort. Aussitôt qu’un homme a rendu le dernier soupir, Azraïl est envoyé par Dieu pour établir la balance des bonnes et des mauvaises actions du défunt.