La Nature et la Philosophie idéaliste

La Nature et la Philosophie idéaliste
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 345-378).
LA NATURE
ET
LA PHILOSOPHIE IDEALISTE

I. La Philosophie italienne contemporaine, par M. Auguste Conti ; Paris 1865. — II. La Philosophie de la Nature de Hegel, traduite par M. Véra ; Paris 1859-1865. — III. Les Problèmes de la Nature, par M. Auguste Laugel ; Paris 1865. — IV. Les Problèmes de la Vie, par le même; Paris 1866. — V. De la Science et de la Nature, par M. F. Magy; Paris 1866. — VI. Œuvres philosophiques de Leibniz, avec une introduction et des notes, par M. Paul Janet; Paris 1866.

Les futurs historiens du XIXe siècle ne pourront l’accuser d’avoir négligé la nature. Depuis que Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ont tourné les regards de leurs contemporains vers des spectacles dont les précédentes générations avaient à peine soupçonné la grandeur imposante ou le charme attrayant, la nature a occupé dans les œuvres de l’esprit une place de plus en plus considérable. Les poètes y ont puisé de vives et fécondes inspirations; les romanciers l’ont décrite presque avec autant de soin que les caractères de leurs personnages; les peintres en ont reproduit les couleurs puissantes, les lignes harmonieuses, les aspects rians ou terribles, champêtres ou sauvages, riches ou misérables, et on a vu s’élever une école de paysage qui a été et qui demeure l’une des plus solides gloires de ce temps. Quant à la science, ses études sur le monde physique, ses analyses persévérantes et multipliées des élémens et des forces de la nature ont égalé en soixante ans, sinon surpassé, les travaux de tous les siècles antérieurs. Cependant ceux qui suivent d’un œil attentif la direction des grands courans intellectuels ont remarqué que cette ardente curiosité excitée par les beautés, les secrets et les mystères du cosmos, comme le nommaient les Grecs, commence à subir une transformation profonde. A la passion de l’analyse succède le besoin de la synthèse : après avoir cherché et fouillé les plus imperceptibles détails, on éprouve le désir d’embrasser l’ensemble. Naguère encore on n’estimait que les faits bien observés, et l’on s’arrêtait à la détermination des lois qui les gouvernent; on accueillait en souriant les discours des penseurs naïfs qui se flattaient d’être allés un peu plus loin. Aujourd’hui, tout en interdisant la métaphysique aux autres, on se la permet à soi-même. En un mot, il se forme et s’élève de divers côtés des essais, des ébauches, parfois des systèmes réguliers de ce qu’on appelle depuis cinquante ans philosophie de la nature. Ce mouvement se prononce de plus en plus, et atteste une tendance sérieuse dont il est impossible de ne point tenir compte. Peut-être cette tendance est-elle plus ancienne qu’on ne pense. Peut-être les philosophes de profession n’y ont-ils pas assez tôt pris garde, quoique plusieurs d’entre eux aient isolément participé à ce mouvement nouveau. C’est pourtant à eux de prêter l’oreille, afin d’entendre à propos les interrogations de l’esprit contemporain, et de lui indiquer au moins les œuvres où il rencontrera quelques-unes des réponses qu’il cherche. Autrement il va au hasard et néglige les travaux profonds et longuement médités pour se jeter sur des théories improvisées ou paradoxales.

Par exemple, à l’égard de l’explication philosophique de la nature, et en ce qui touche les problèmes relatifs à l’essence de la matière, de la force, de l’espace, du temps, combien de gens s’imaginent qu’on n’a le choix qu’entre la théorie positiviste, qui dénie à la raison toute connaissance des causes, et le matérialisme, qui ramène toutes les causes à une seule : l’atome doué de mouvement ! Combien vont répétant que les penseurs des autres écoles, obstinément renfermés dans leur moi solitaire, et volontairement étrangers au mouvement des sciences physiques et chimiques, sont incapables d’ouvrir la bouche ou de rien dire qui ait une valeur quelconque sur les plus admirables phénomènes de l’univers! Peut-être même s’est-il trouvé quelque critique assez instruit pour accuser le spiritualisme de nier l’existence de la matière et des corps. La vérité est que, depuis quarante ans, ni l’idéalisme allemand, ni ses rejetons français, ni le spiritualisme proprement dit, n’ont renoncé à savoir quelque chose de ce vaste et harmonieux ensemble d’êtres qu’on nomme la nature. Tout au contraire, se rapprochant de jour en jour davantage des sciences physiques et naturelles, ils leur ont proposé de faire alliance avec elles dans l’intérêt de l’esprit humain. Enfin, s’appuyant sur les connaissances expérimentales apportées par ces sciences diverses, ils ont ici construit de toutes pièces et d’un seul jet, là préparé lentement et édifié jusqu’à une certaine hauteur la philosophie de la nature. La vérité est encore qu’en ce moment même le double mouvement idéaliste et spiritualiste qui nous occupe produit des œuvres ou des réimpressions d’œuvres dont les titres, quoique divers, signifient tous un seul et même objet, la philosophie de la nature.

Il ne serait ni sage ni juste de refuser son attention à de semblables travaux. Pourquoi dédaignerait-on les méditatifs qui, à l’exemple des plus grands parmi les anciens, traitent dogmatiquement de la nature des choses? Ou bien leurs efforts n’ont abouti qu’à démontrer encore une fois la radicale impuissance et l’irrémédiable vanité de la recherche des causes et des substances, ou bien ils ont fait avancer la science de quelques pas, soit en posant mieux les problèmes, soit en perfectionnant les méthodes, soit en proposant des conceptions nouvelles et fécondes. Dans l’un comme dans l’autre cas, il importe de constater le succès bon ou mauvais de leurs hardies tentatives.

Or les penseurs qui tâchent d’interpréter la nature en se plaçant au point de vue de l’idéalisme sont aujourd’hui de trois sortes. Les premiers, purs hégéliens, acceptant tout entière la doctrine du maître et se bornant à la reproduire, à l’expliquer et à la commenter, prennent pour point de départ l’idée, c’est-à-dire une certaine conception du principe absolu, et déduisent de ce principe la totalité des existences. On ne peut pas dire qu’ils méprisent l’expérience, cependant ils la sacrifient résolument lorsqu’elle vient à la traverse de leurs spéculations rationnelles, ou plutôt lorsqu’elle gêne leurs évolutions essentiellement logiques. — Les seconds, savans avant d’être philosophes, géomètres, chimistes et physiciens avant d’être métaphysiciens, s’imaginent sans méfiance que la marche de leurs investigations doit être celle-là même qu’ont suivie leurs études spéciales. En conséquence ils partent des résultats obtenus jusqu’ici par les sciences physiques et naturelles: puis, allant, selon leurs propres expressions, de l’observation des faits à l’observation des idées, et du monde inorganique à l’homme, ils se proposent de résumer les expériences dans une vaste synthèse idéale. Et telle est la confiance que leur inspire cette façon de procéder, qu’ils ont bien l’air de tirer à peu près la métaphysique de la physique, et qu’ils se flattent ouvertement de faire sortir la science de l’âme de la science des corps. La raison ne leur répugne pas : ils la glorifient au contraire; mais, quoi qu’ils disent, leurs prédilections restent acquises à l’observation externe, à laquelle, en cas de conflit, ils ont coutume de s’en rapporter. Les derniers enfin ne partent pas, comme Hegel et ses disciples, d’un principe indéterminé, dépouillé d’existence et de réalité, simple abstraction logique dont les flancs vides ne contiennent rien; ils ne partent pas non plus, comme les savans idéalistes, du règne inorganique, où ce que nous ignorons dépasse infiniment ce qu’il nous est permis de connaître. Obéissant aux lois les plus élémentaires de la recherche et de la démonstration, ils se persuadent qu’il faut procéder du connu à l’inconnu, et trouvant en eux-mêmes une certaine chose dont rien ne les sépare, qu’ils aperçoivent à plein, qu’il leur est loisible de contempler à leur aise et de pénétrer dans tous les sens jusqu’en ses plus secrètes profondeurs, c’est par cette chose qu’ils commencent leurs études. Ils les commencent là, dis-je, mais ils les achèvent ailleurs : ils écoutent la raison, ils consultent l’expérience, ils lisent les ouvrages des physiciens et des chimistes, qui se croient trop savans pour lire les leurs; en un mot, ils abordent l’interprétation métaphysique de la nature, non pas avec une méthode unique et exclusive, mais avec toutes les puissances de l’esprit réunies et combinées. Ces trois groupes de chercheurs sont-ils tous à la poursuite d’une chimère? Ou, si le but auquel ils aspirent peut être atteint, de ces trois écoles quelle est celle qui semble y marcher le plus directement et s’en rapprocher davantage?


I.

Serait-ce en premier lieu l’école hégélienne? Cette école en effet ne semble pas encore avoir parcouru tout entier le cercle de ses destinées. A peu près éteinte dans cette Allemagne qui fut son berceau, et où l’abandon et quelquefois l’injure lui font expier aujourd’hui l’éclat extraordinaire de ses rapides triomphes, peu populaire en France, où d’ailleurs elle a subi des transformations sous lesquelles elle eût refusé de se reconnaître, elle se ranime aux tièdes rayons du soleil de Naples, au souffle ardent de la jeune et libre Italie. Qui s’y serait attendu? Les étudians napolitains se souviendraient-ils que leur pays s’appela autrefois la Grande-Grèce et qu’il vit fleurir successivement le panthéisme de Pythagore, celui de Parménide et celui d’Empédocle? Malgré de frappantes différences, le sol volcanique de l’Italie méridionale renfermerait-il les mêmes germes philosophiques que la marécageuse Hollande, où naquit Spinoza, et le froid Wurtemberg, qui a eu l’honneur de produire Hegel? La question est difficile à résoudre. D’ailleurs cette même jeunesse de Naples se rappelle aussi qu’elle a eu pour compatriote le plus grand philosophe du moyen âge, saint Thomas, qui vit le jour à Aquino, et dans ses rangs, dit-on, les thomistes en bon nombre coudoient les hégéliens, en sorte que le climat napolitain paraît capable d’enfanter les doctrines les plus opposées, à l’exemple de beaucoup d’autres et notamment de celui de l’Attique, qui réchauffa et nourrit avec la même tendresse maternelle Socrate et Épicure. Peut-être l’avidité métaphysique de ces ardentes intelligences aime-t-elle à recueillir dans le système compliqué de Hegel des formules arrêtées et des doctrines, sinon claires, au moins très fermes, d’apparence rigoureuse, et d’ailleurs répondant à toutes les questions. Peut-être sont-elles éblouies au spectacle des suprêmes audaces d’une pensée titanique, qui n’est satisfaite et ne se repose que lorsqu’elle croit avoir tiré le vivant univers de son propre sein et s’être identifiée avec l’absolu lui-même. Peut-être y a-t-il aussi en Italie peu d’hégéliens. Voici du moins ce que dit à ce sujet M. Auguste Conti, professeur de philosophie à l’université de Pise : « Nous avons en Italie quelques partisans des systèmes de cet ordre (à la fois panthéistes et mystiques), et surtout de celui de Hegel. Ils sont du reste peu nombreux, et, bien que fort distingués par leurs connaissances, ils n’ont qu’un petit nombre de disciples[1]. » Quoi qu’il en soit, l’hégélianisme est enseigné à Naples par deux savans professeurs, MM. Spaventa et Véra. C’est pour cette philosophie un regain d’influence. En outre M. Véra a commencé et poursuit la traduction de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, laquelle comprend, comme on sait, trois parties, la Logique, la Philosophie de la Nature, et la Philosophie de l’Esprit. La Logique, habilement traduite et accompagnée d’un commentaire perpétuel, a paru en 1859. Depuis lors jusqu’en 1865 ont été préparés et successivement imprimés les trois volumes où est interprétée la Philosophie de la Nature. Ces traductions et ces commentaires sont estimés. Ils jettent de la lumière sur les obscures théories de l’illustre philosophe allemand. Selon les habitudes françaises, M. Véra a substitué autant que possible les expressions de la langue courante à la terminologie insolite de l’original. Ce n’est pas toutefois que cette traduction donne toujours la clé de la pensée hégélienne; elle présente du moins cette pensée telle qu’elle est. Ajoutons qu’elle la livre à l’étude d’une élite de penseurs et de critiques qui ne l’auraient jamais abordée dans le texte même. L’hégélianisme rentre ainsi dans l’arène philosophique, ramené par l’un de ses plus fervens disciples et à la faveur d’une question tout à fait actuelle, sur laquelle il avait devancé et où le rejoignent aujourd’hui les philosophes occupés de sciences et les savans occupés de philosophie.

D’ailleurs, de l’aveu même du traducteur, la Philosophie de la Nature de Hegel est demeurée presque inconnue jusqu’ici, et peut être considérée comme un livre presque nouveau. De même que M. Véra, nous sommes porté à nous en étonner. En effet, n’eût-il pas le caractère d’opportunité que lui communiquent les tendances spéculatives des physiciens et des chimistes, cet ouvrage mériterait encore la sérieuse attention qui semble lui avoir été refusée. Ce travail immense ne fut ni un caprice passager de ce grand esprit, ni un épisode dans son œuvre. Pour parler son langage, la nature est, au point de vue de la métaphysique, le second moment du développement de l’absolu ; c’est la phase que l’idée doit nécessairement traverser avant de prendre conscience d’elle-même dans l’intelligence de l’homme. En conséquence, la Philosophie de la Nature est l’indispensable trait d’union qui relie la Logique à la Philosophie de l’Esprit. Aussi Hegel a-t-il attaché une singulière importance à cette partie essentielle de son Encyclopédie. De 1804 à 1830, il l’a exposée huit fois dans son enseignement : une fois à Iéna, une fois à Heidelberg, et six fois à Berlin. À chaque reprise, il enrichissait sa conception primitive d’additions, d’appendices, de matériaux abondans et précieux, que son savant élève M. Michelet (de Berlin) a fait entrer dans l’édition qu’il a publiée de la Grande Philosophie de la Nature. À mesure qu’il perfectionnait et complétait sa théorie de l’univers, le puissant penseur se tenait au courant de toutes choses et mettait hors de doute sa haute compétence scientifique. C’est ainsi qu’il a pu tenter et mener à fin un genre de construction que nulle part le passé ne nous montre porté à un pareil degré d’unité systématique. Quoiqu’on y sente partout la main du génie, le Timée de Platon n’est encore qu’une hardie et brillante esquisse de philosophie naturelle, où l’idéalisme géométrique usurpe trop souvent les droits de l’observation et de l’expérience. Quant à Aristote, tout lecteur éclairé est en mesure aujourd’hui de s’assurer, dans la traduction de M. Barthélémy Saint-Hilaire, que les vues de l’auteur de la Physique, du Traité du Ciel, de la Naissance et de la Destruction, composent un système dont les diverses parties sont admirablement liées. Toutefois ce système, comparé à celui de Hegel, offre cet inconvénient qu’il n’est pas coulé en quelque sorte d’un seul jet, et que pour le reconstituer l’historien de la philosophie est obligé d’en chercher les élémens dans un assez grand nombre d’ouvrages distincts. Si de l’antiquité nous passons aux temps modernes, nous rencontrons au XVIIe siècle un monument grandiose de philosophie naturelle. Simple, féconde, hardiment déduite de sa métaphysique, la physique de Descartes est, parmi les conceptions humaines, l’une de celles où brille avec le plus d’éclat la puissance de l’invention. Les savans illustres tels que d’Alembert, Laplace, Biot, tout en faisant de justes réserves, ont loué à l’envi le grand et vigoureux esprit qui essaya le premier de ramener les phénomènes naturels à n’être qu’un simple développement des lois de la mécanique, et les savans qui, sans être encore illustres, veulent être du moins équitables, trouvent avec raison que les théories cartésiennes sur la nature sont aujourd’hui trop oubliées. La physique actuelle aurait honte d’être ingrate, et elle n’ignore pas qu’elle le serait, si elle ne donnait pas au moins un souvenir à Descartes au moment où elle s’applique à démontrer, comme il l’avait enseigné deux siècles avant elle, que les phénomènes de la nature sont tous, sans exception, des mouvemens de la matière. Ainsi ni l’originalité, ni une certaine part de vérité, ni la forte cohésion des parties n’ont manqué à la physique rationnelle de Descartes. On doit toutefois reconnaître, et il l’a remarqué lui-même, que le traité des Principes laisse de côté les corps organisés. Quoique cette lacune soit comblée dans les Traités de l’homme et de la formation du fœtus, l’unité extérieure du système en souffre. Il ne nous en coûte donc nullement d’accorder que la Philosophie de la Nature de Hegel est l’ouvrage de ce genre le plus régulier, le plus un, le plus systématiquement conçu, construit et conduit, qui ait encore paru depuis l’origine de la science Rien que pour ces motifs, et à négliger momentanément la valeur, quelle qu’elle soit, des théories, il est surprenant que ce livre n’ait pas davantage attiré et captivé l’attention, et il n’est que juste de le soumettre enfin à un examen consciencieux. Or, pour le bien juger, il convient de l’envisager à deux points de vue : d’abord dans ses caractères généraux et dans ses rapports avec l’ensemble du système, puis dans les applications qu’il présente de la méthode hégélienne à certains problèmes particuliers.

Le système de Hegel est un tout en trois parties si profondément et si étroitement rattachées l’une à l’autre, que la seconde et la troisième ne sont que les développemens naturels de la première. Chacune des trois répond à un des momens de l’évolution de l’idée, ou, selon l’expression de l’auteur, chacune des trois exprime l’une des phases de la genèse de Dieu; car nos pensées sont identiques aux choses elles-mêmes, et la marche de nos pensées n’est que le mouvement des réalités. Dieu, dans cette doctrine, est donc l’idée divine. L’idée divine est la substance de l’univers physique et moral. Cette idée chemine et se développe graduellement : dans la Logique, elle passe de l’état d’être indéterminé à l’état d’idée concrète; dans la Philosophie de la Nature, Dieu ou l’idée divine se réalise sous les formes variées et de plus en plus parfaites de la création visible; enfin, dans la Philosophie de l’Esprit, l’idée divine, qui était sortie d’elle-même pour se réaliser dans le monde, revient à soi et prend conscience d’elle-même dans la conscience de l’homme, dont l’esprit est la forme dernière de l’idée et le terme du développement de Dieu. On voit par cette brève esquisse que la doctrine totale n’est que la série des transformations successives d’un seul et même principe se reflétant exactement dans une série pareille d’opérations de notre esprit, en sorte que la dialectique de la pensée se confond absolument avec la vie de Dieu ou de l’idée.

On n’a pas la prétention d’apprendre au lecteur ces traits essentiels de la philosophie hégélienne, qui lui sont depuis longtemps connus. Il était toutefois utile de les rappeler afin de montrer que la théorie de la nature y est la conséquence de la théorie logique de l’idée, et que les objections si graves qui ont été élevées contre l’une se dressent aussi sérieuses et aussi difficiles à résoudre à l’encontre de l’autre. Semblables à ces fleuves qui charrient tout le long de leur cours et portent jusqu’à la mer le limon dont ils se sont chargés à leur source, les systèmes dont les parties fortement enchaînées ne sont que les déductions d’une conception première et unique gardent la marque de l’erreur d’où ils sont sortis et la transmettent à leurs conclusions les plus éloignées, ou bien, si les erreurs inhérentes à telle doctrine y sont rachetées et compensées par de belles vérités, c’est que celles-ci ont en quelque sorte forcé les portes et ont pénétré dans la place, non point sous la conduite du premier principe invoqué par l’auteur, mais malgré ce principe et contre lui. Les représentans actuels de l’école hégélienne invoquent en faveur du système les aperçus ingénieux, les vues fécondes, les applications heureuses qui brillent en cent endroits comme d’éclatans témoignages de la vigueur d’esprit, de la puissance d’invention, et, pour dire le mot que nous prononçons sans effort, du génie du maître. Ces mérites ne sont nullement en question, et l’on se sent d’autant plus disposé à les proclamer que l’ingrate Allemagne semble les oublier ou les méconnaître davantage. D’ailleurs, si le danger est grand quelque part aujourd’hui pour les doctrines qui nous tiennent au cœur, ce n’est pas de ce côté de l’horizon, où s’est couché, quoiqu’il y jette encore quelques derniers rayons, l’astre de la philosophie du devenir. Dès à présent Hegel appartient à l’histoire : on peut le juger sans avoir, même malgré soi, l’attitude d’un ennemi, on peut le réfuter sans avoir l’air de poursuivre et de vouloir anéantir un adversaire. Nous nous sentons aussi calme à son égard qu’à l’égard de Plotin et de Proclus, ses véritables maîtres; mais nous regrettons qu’à l’exemple de ces deux grands néoplatoniciens Hegel ait adopté un principe d’où rien ne pouvait sortir, et une méthode qui, réduite à elle-même et privée du continuel concours de l’expérience, n’aurait rien tiré de ce principe. Quoique ces deux points aient été déjà démontrés par les cri- tiques qui se sont occupés de la Logique, et par d’autres encore, il importe d’y revenir, au moins en quelques mots. En effet, le double défaut qu’on vient de signaler ne se retrouve dans la Philosophie de la Nature que parce que cette partie du système est la conséquence et le prolongement de la Logique. Dans celle-ci, tout est encore plus simple, plus facile à comprendre et à discuter.

Le trait essentiel et caractéristique de la doctrine hégélienne, c’est qu’elle donne une pure abstraction pour point de départ au mouvement de la pensée et au mouvement de l’être. Or l’on se souvient que, d’après Hegel, ces deux mouvemens ne sont qu’un seul et même mouvement, car la pensée est, dit-il, identique à son objet. Ainsi l’ordre tout entier de nos pensées et l’ordre tout entier des êtres du monde sortiront également d’une abstraction. — Mais qu’est-ce qu’une abstraction? Il n’est pas nécessaire d’être un grand métaphysicien pour le comprendre. Par exemple, me voici auprès de mon feu : je puis dire de mon feu qu’il est ; je puis le dire aussi du fauteuil sur lequel je suis assis; je puis le dire de mon corps assis sur mon fauteuil. Tous ces objets, d’ailleurs fort différens, ont cela de commun qu’ils sont. Par conséquent leur commun caractère, c’est d’être. Si je pense à ce caractère, j’ai l’idée de l’être. Et en y réfléchissant je m’aperçois que cette idée de l’être convient à toutes les choses de l’univers, puisque de toutes il est permis d’affirmer qu’elles sont. Eh bien! quand je songe à l’idée de l’être sans l’appliquer à aucun objet en particulier et que je la retiens ainsi isolée en présence de mon esprit, cette idée, séparée de tout objet particulier, se nomme une abstraction; mais de l’être conçu de cette façon, de l’être qui n’est plus ni mon feu, ni mon fauteuil, ni ma personne, ni quoi que ce soit au monde, qu’est-ce que je suis en droit d’affirmer? Une seule et unique chose, c’est qu’il est. Au-delà, je n’ai plus rien à dire, rien à déduire. Lorsque j’ai dit de l’être abstrait qu’il est, je n’ai plus qu’à me taire, et si par hasard toute la science humaine est contenue dans cette idée de l’être en général, aussitôt que j’ai prononcé ces deux mots : l’être est, la science est achevée. Hâtons-nous d’ajouter qu’une telle science serait manifestement nulle et vide, car un être dont on ne peut affirmer que l’existence pure et nue est un pur rien, et la science de cet être serait la science de ce qui égale le rien. C’est de cette idée de l’être en général, de l’être pur et indéterminé qui n’est encore l’être de rien, c’est, dis-je, de cette idée que Hegel a prétendu faire sortir la Logique et la Philosophie de la Nature ; c’est de ce néant qu’il s’est flatté de déduire tous les mouvemens de l’idée et le devenir triple et un de la nature, de l’homme et de Dieu. Se plaçant en face d’une abstraction, il l’a couvée de son brûlant regard et s’est persuadé qu’il en avait fécondé les entrailles mortes et vides. Comment s’est opéré le prodige? Le voici. C’est à son plein escient que Hegel pose une abstraction creuse comme premier principe de la pensée et des réalités. Il sait à merveille que ce qu’il nomme l’être pur n’est rien, puisque, pour le mieux définir, il emploie le terme de négatif-absolu. Il n’ignore pas davantage que son principe est aussi stérile qu’il est nul. Parvenus d’abstraction en abstraction jusqu’à l’unité suprême, non moins creuse que l’être indéterminé de Hegel, les néoplatoniciens renonçaient à la comprendre au moyen de leur raison. Ils n’osaient qu’en tremblant expliquer comment les êtres sortaient de ce qui n’était rien et n’avait aucun attribut. Et quand ils avaient hasardé une explication quelconque du mystère ineffable de l’émanation, ils se hâtaient de confesser la vanité et l’impuissance de leurs métaphores ou de leurs analogies. Hegel est plus hardi. Il constate bien que son être pur est identique au néant; mais en même temps il considère que cette identité renferme une contradiction, car enfin le néant est le contraire de l’être. Cette contradiction entre l’être et le non-être est comme un aiguillon qui sollicite l’esprit et le pousse à chercher un troisième terme où la contradiction de l’être et du non-être soit conciliée. Ce troisième terme, c’est le devenir. Par le devenir, l’immobilité fatale du premier principe est conjurée; par lui, le mouvement commence, et avec le mouvement l’évolution qui produira successivement toutes les formes de l’idée et de la vie. À cette théorie, originale à coup sûr, mais assurément étrange, on a fait deux objections. D’abord, a-t-on dit, entre l’être pur dont parle Hegel et son non-être, la contradiction n’est qu’apparente et n’existe pas, puisqu’il reconnaît lui-même qu’au fond son être pur n’est que le rien. Donc le premier ressort du mécanisme est chimérique ou se brise. Mais le passage de l’être indéterminé et immobile au devenir et au mouvement ne s’opérait qu’au moyen de cette contradiction prétendue. Ce passage est donc impossible. Entre l’être indéterminé et le devenir, il y a un gouffre. Ce gouffre, la raison toute seule qui ne connaît, selon Hegel, que l’abstrait, la raison ne peut le combler. Pour y jeter le devenir, Hegel a emprunté cette idée à une autre faculté que la raison, c’est-à-dire à l’expérience. Il est donc sorti des limites de sa propre méthode. Ainsi et au total, son premier principe est nul, et rien n’en peut naître, et lorsque le philosophe s’imagine déduire quelque chose de son principe, c’est que l’idée qu’il en extrait y a été d’abord apportée et déposée par une méthode étrangère à la sienne et par lui répudiée. Bref, un principe vide et une méthode stérile, voilà ce qu’on a reproché à l’hégélianisme.

Ces deux objections, que l’on n’a pas levées et qu’on ne lèvera pas, pèsent de tout leur poids sur la Philosophie de la Nature. Non-seulement en effet cette seconde partie du système, dérivée de la première, en reproduit les caractères et les défauts, mais le philosophe, fidèle à lui-même et à sa méthode logique, rend plus évidente encore l’impuissance de son principe en essayant de lui faire produire la matière, les corps et l’ensemble de ces objets qu’on nomme la nature. Grâce aux mouvemens réguliers de la dialectique, il suffit, selon Hegel, pour que l’univers naisse, que l’idée poursuive le cours de ses évolutions et se pose cette fois comme autre qu’elle-même. Cette explication de l’origine de l’univers n’a pas satisfait tous les critiques. On a demandé pourquoi l’idée logique, parvenue au terme de ses déterminations et par conséquent au point culminant de son existence, ne s’en tient pas là, pourquoi ce dieu quitte la sphère de sa perfection et s’abaisse jusqu’à devenir le monde lui-même. Schelling a dit en raillant que l’idée logique était apparemment descendue dans la nature parce qu’elle s’ennuyait de son existence abstraite et solitaire. « Il se pourrait, répond M. Véra, que cette plaisanterie fût plus près du vrai que ne l’a imaginé son auteur, et que ce soit en effet parce qu’elle s’ennuie que l’idée logique descend dans la nature. Seulement c’est un ennui d’une espèce particulière qu’elle éprouve et tel qu’il appartient à l’idée et à l’absolu de l’éprouver; car, lorsque l’absolu ou l’idée passe d’une détermination à l’autre, c’est qu’elle s’ennuie, c’est qu’une de ses déterminations ne pouvant la contenir dans l’unité et la plénitude de son existence, elle l’abandonne, la brise, si l’on peut ainsi dire, et l’annule pour passer dans une sphère plus haute et plus parfaite[2]. » Et, afin de rendre son explication plus claire encore, l’ingénieux commentateur y joint ces trois vers de Goethe :

Freundlos war der grosse Weltenmeister,
Fühlte Mangel, darum schuf er Geister,
Sel’ge Spiegel seiner Seligkeit.

Le grand maître de l’univers était sans amis,
Éprouvant un vide, il créa les esprits,
Miroirs heureux de sa félicité.

Cette poétique pensée rappelle un beau passage du Timée, dont Goethe semble s’être inspiré : « Le suprême ordonnateur était bon, et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui-même. » Les vers cités par M. Véra conviennent donc bien au dieu de Platon, qui est une cause, u.ne âme, un être individuel, en un mot une personne. Ils s’appliquent plus difficilement, ou, à vrai dire, ils ne sauraient nullement s’appliquer à l’idée hégélienne. Lorsqu’on dit de cette idée qu’elle s’ennuie, — de quelque espèce d’ailleurs que soit son ennui. — lorsqu’on ajoute qu’elle abandonne ceci, qu’elle brise cela, qu’elle passe dans une sphère, on ne remarque pas que ce sont là autant de sentimens ou d’actes tels qu’une âme individuelle et consciente d’elle-même peut seule les éprouver ou les accomplir. Et l’on oublie qu’au moment où l’on prête à l’idée ces divers modes de la vie psychologique, elle n’a point encore acquis cette conscience d’elle-même que, d’après la doctrine, elle ne possédera qu’au terme de son évolution. Enfin on ne répond pas à l’objection soulevée plus haut, et d’après laquelle, le mécanisme de la dialectique s’étant brisé dès l’origine, l’idée n’a pu marcher et est restée invariablement une abstraction vide, inerte, inféconde, qui n’a aucune vertu, pas même celle de s’ennuyer divinement.

Il faut bien cependant que l’idée y quelque abstraite qu’elle soit, franchisse le saut et devienne réalité. De quelle façon s’opérera cette transition difficile? Les choses se passeront au début de la Philosophie de la Nature comme elles se sont passées au début de la Logique. Ici, tout a commencé par une abstraction vide, l’être indéterminé; là, tout commencera également par un élément abstrait et vide, et cet élément sera l’espace. Voilà l’étoffe dans laquelle le philosophe va tailler en quelque sorte toutes les existences physiques. Tâchons de réduire à ses termes les plus simples et les plus clairs la description hégélienne de la naissance de la matière. On a montré un peu plus haut ce que signifie le mot abstraction, il n’est donc pas nécessaire d’y revenir. Ce qu’on nomme l’espace est, à un certain point de vue, une abstraction. Considérez un lieu de l’étendue, puis un second, puis un troisième, tous ces lieux ont cela de commun que chacun d’eux est un espace. Oubliez ces lieux particuliers, ne retenez en votre mémoire que leur caractère commun, vous aurez l’idée de l’espace en général, et ce sera une idée abstraite; mais avec l’abstrait pur, qui n’est rien, on ne peut rien faire. Hegel le rendra concret et réel. Dans l’espace, il distinguera ce qu’il appelle le point; il appellera le point un lieu, bien plus un lieu individuel, c’est-à-dire réel; puis, afin de lui donner encore plus de réalité, il localisera ce point, ce lieu dans le temps, comme il l’a localisé dans l’espace, et il l’appellera un ici et un à présent. Par ce passage de l’espace abstrait et indéterminé à l’espace déterminé, par cette identification d’un point de l’espace avec un point de la durée, on obtiendra un nouveau devenir. Ce devenir sera le mouvement, et le résultat de ce mouvement sera la matière.

Après avoir exposé cette genèse de la matière au moyen de l’unité et de l’identité du lieu et du mouvement, Hegel déclare que cette évolution est incompréhensible pour l’entendement, lequel n’est qu’une faculté intellectuelle de second degré ; mais, à l’en croire, la raison spéculative, cette suprême fonction de la pensée, doit comprendre qu’on peut mettre l’idéal à la place du réel, et réciproquement. Cependant, quelque respect que l’on éprouve à l’égard de ce noble esprit, quelque vif désir que l’on ait d’entrer dans ses conceptions, on se sent arrêté par les barrières infranchissables de l’impossible. L’espace pur, ce point de départ de la nature dans la doctrine hégélienne, est radicalement distinct de la matière. Transformer en matière cette pure et vide étendue, c’est opérer une véritable création ex nihilo. Que le travail se fasse sur l’espace en général ou sur un lieu particulier conçu dans un temps particulier, la difficulté restera la même, car un élément de l’espace pris à part n’est ni moins nu ni moins dépouillé de réalité matérielle que l’espace tout entier. J’admettrais le miracle, sans le comprendre, si quelque puissance créatrice était là pour l’accomplir ; mais Hegel ne permet pas qu’on invoque, dans cette formation de la matière, l’intervention d’une force quelconque. Il nie que la force, entendue au sens métaphysique, soit le principe suprême des choses, et ne veut d’autre principe que l’idée, comme si le néant était capable de féconder le néant.

Les illusions idéalistes du philosophe allemand au sujet de la matière passent toute croyance. Ceux qui seraient tentés de suspecter notre témoignage n’ont qu’à lire les lignes suivantes : « La mécanique nous offre un exemple bien déterminé du passage de l’idéal au réel en faisant voir qu’on peut mettre l’idéal à la place du réel, et réciproquement… Dans le levier, la masse peut être remplacée par la longueur, et réciproquement, et une certaine quantité d’élémens idéaux produit le même effet que les élémens réels qui correspondent à ces derniers. Dans le mouvement, la vitesse remplace la masse, et réciproquement on peut obtenir le même effet en augmentant la masse et en diminuant la quantité de l’espace et du temps. Une tuile ne tue pas par elle-même, mais elle produit cet effet par suite de la vitesse acquise, c’est-à-dire qu’un homme est tué par le temps et par l’espace. » Comment Hegel n’a-t-il pas compris que, lorsqu’un homme trop faible pour soulever une poutre a recours à un levier en bois ou en fer de deux mètres de long, cette distance de deux mètres au bout de laquelle il pèse n’est pas le moins du monde une longueur idéale, mais bien la longueur matérielle du fer ou du bois? Comment n’a-t-il pas compris que la vitesse d’une tuile qui tue un homme n’est pas non plus une vitesse idéale et logique, mais qu’elle est bien la vitesse d’un corps réel, ou plutôt que cette vitesse n’est autre chose qu’un corps tombé avec une vitesse croissante? Ici on ne peut pas mettre l’idéal à la place du réel, car si vous supprimez le réel, qui est la tuile, il restera dans votre esprit l’idée du temps et de l’espace qui auraient formé les conditions de la chute; mais il n’y aura ni chute de la tuile ni homme tué.

Il y a une limite où expirent les droits du génie, où s’arrête sa puissance et où son prestige s’évanouit. Cette limite, il la rencontre lorsqu’il vient heurter de front le simple bon sens. Le rôle de la philosophie est d’éclairer le bon sens et non de lui infliger des démentis inutiles. Un philosophe, quels que soient l’éclat et l’autorité de son intelligence, n’obtiendra jamais l’adhésion des hommes sensés, s’il se risque à prétendre que le pur espace se transforme en matière rien qu’en se mouvant. Assurément il n’est pas aisé de définir la matière : personne peut-être n’y réussirait; mais personne non plus ne confondra jamais la matière avec cette étendue idéale qui n’admet aucune des propriétés des corps. Les sciences ont singulièrement encouragé et fortifié cette disposition qui nous porte à distinguer l’étendue physique de l’étendue géométrique. Elles nous ont montré partout dans la matière des énergies actives, des puissances en mouvement, en un mot des forces. Ces forces, elles les ont rendues sinon visibles, du moins évidentes dans le déploiement prodigieux et quelquefois formidable de leurs effets. La chaleur, la vapeur, l’électricité, la lumière, sont désormais comme des ouvriers qui travaillent sous nos yeux et à nos ordres. Ce sont si bien des forces agissantes et vives que certaines d’entre elles ont dans l’énergie musculaire des animaux leur équivalent mathématiquement déterminé : une machine à vapeur représente la puissance d’un certain nombre de chevaux, et réciproquement. De leur côté, les chevaux, en tant qu’ils tirent un poids quelconque, sont semblables physiquement’ à des hommes qui accompliraient des mouvemens pareils pour aboutir au même résultat. Or dans l’homme la force qui meut le corps se connaît; elle a conscience d’elle-même et sait qu’elle est maîtresse de ses actes, en sorte que chaque homme a en lui, mais en lui en tant qu’il est une énergie active révélée par la conscience, l’analogue des forces qui agissent dans la matière. En étudiant cette force qui est lui-même, il voit clairement que c’est là non certes une abstraction ou une idée logique, mais un être réel connu à titre d’individu, de personne vivante. Au fond donc ou nous ne concevons pas du tout l’essence des corps, ou si nous concevons la matière, c’est comme un ensemble de forces actives. Qu’elle ne soit plus cela, elle ne sera plus rien. On nous répondra sans doute que Hegel n’a nullement nié que la force fût un des principes de la matière. Nous ne l’oublions pas; mais il a placé l’idée dépourvue de force avant l’idée douée de force, ou, si l’on veut, avant l’idée devenue force. C’est assez pour avoir enlevé à son premier principe l’énergie active et féconde dont il avait besoin. De même l’espace, qui, d’après Hegel, est le premier principe de la matière, n’a dans sa doctrine la puissance active à aucun degré. Comment donc agira-t-il, comment se fera-t-il lui-même matière ? On ne le voit pas.

S’il était possible de séparer les théories de Hegel relatives à la matière, au mouvement et à la force, de ses vues sur les formes, les types et les espèces, il n’y aurait rien d’excessif à dire que celles-ci sont admirables. Sans doute Hegel a trop fortement serré les liens qui unissent la nature et la raison : il s’est trompé en confondant un rapport d’harmonie avec un rapport d’identité; mais du moins n’a-t-il pas méconnu ces profondes et merveilleuses consonnances par lesquelles la raison et la nature s’appellent, se répondent, se font écho l’une à l’autre. Ce grand esprit n’a pu croire que l’univers fût l’empire de l’aveugle hasard; il a vu que la nature a des habitudes régulières, des formes préférées, des types constans, des lois permanentes. à a compris en même temps que la raison, aidée de l’expérience, était capable de retrouver ces formes, de les reconstruire au besoin et de s’en servir comme d’un exemplaire pour juger la nature elle-même et distinguer dans ses œuvres la beauté de la laideur. Cette partie de la Philosophie de la Nature, parfaitement traduite et commentée par M. Véra, est d’un intérêt puissant. Là était le germe de cette Esthétique si ingénieuse, si riche, si souvent juste et solide, qui a tant ajouté à la gloire de Hegel, quoiqu’il ne l’ait pas publiée lui-même. Dans cette Zoologie qui termine le troisième volume de la traduction, il y a des parties que n’ont pu entamer ni les plus récens progrès, ni les hardiesses les plus inattendues de la science. Pourquoi sommes-nous forcé d’ajouter que ces théories, dans ce qu’elles ont d’excellent, sont le fruit non pas de la méthode spéculative, mais d’une méthode plus large et plus ouverte, où ont pénétré, en dépit du maître, les résultats de l’observation physique et de l’analyse psychologique?

Je n’insisterai pas davantage sur cet ouvrage considérable. Mon dessein n’a pas été d’essayer une appréciation de l’hégélianisme tout entier; je me suis proposé seulement de chercher si la philosophie de la nature, que semblent appeler les désirs scientifiques du temps présent, peut prendre pour point de départ l’abstraction pure, s’enfermer avec succès dans une sorte de logique rationnelle et ne consulter qu’accessoirement la psychologie et les sciences naturelles. L’exemple de Hegel me semble avoir démontré le contraire. Je vais chercher maintenant si la théorie philosophique de l’univers fait mieux et plus sûrement son chemin lorsqu’elle part des sciences naturelles, et prétend tout déduire de l’observation des phénomènes matériels, même la métaphysique, même la psychologie.


II.

Le temps est passé où un homme osait se flatter de construire à lui seul et définitivement l’édifice d’une science. Des expériences mémorables ont démontré qu’aux entreprises encyclopédiques les forces intellectuelles de toute une nation, même de tout un siècle, ne suffisent plus. On peut du moins, après de longues études, ébaucher une science quand elle n’existe pas, et, quand elle existe, y ajouter quelque chose. Cependant, même pour celui qui réduit son ambition à ces proportions plus modestes, l’interprétation métaphysique de l’univers semble exiger dans un même esprit trop de dispositions différentes et trop de facultés diverses. Celui qui s’engage dans ces voies attrayantes et difficiles doit y apporter d’abord cet amour passionné de la nature qui rend habile à en provoquer et à en recueillir les plus intimes confidences. Il doit posséder à la fois une raison philosophique largement ouverte aux sciences positives et une intelligence scientifique capable d’entrer en société avec la philosophie sans mesquine jalousie, sans humeur querelleuse, surtout sans aucun secret dessein de n’embrasser son alliée que pour mieux l’étouffer. Les deux livres de M. Auguste Laugel intitulés l’un les Problèmes de la nature, l’autre les Problèmes de la vie, présentent par momens l’heureuse et rare union de ces qualités opposées. Ce n’est pas chose commune qu’un physicien, qu’un géomètre aimant la nature d’un amour ardent, mais idéal et pur, et trouvant, pour peindre les spectacles du monde visible, des expressions dont le charme et le coloris vont parfois jusqu’à la poésie. « Quel spectacle, dit M. Laugel, s’offre au savant familiarisé avec la notion féconde de la transformation des forces ! quelle séduisante simplicité parmi tant de traits épars et discontinus, sous tant d’apparences éphémères, qui pour le vulgaire demeurent sans lien apparent! Le monde, sans doute, ne lui est pas expliqué; mais au lieu de trouver un sphinx partout où il regarde, il reste en face d’un seul sphinx. Il voit les mêmes forces jouer subtilement dans les dards que lance l’étoile immobile, dans les chœurs harmonieux des planètes portées autour de leurs soleils, dans les frémissemens et les embrassemens des atomes, dans l’aimant, doigt obstiné qui cherche le pôle, dans les pures cristallisations où une géométrie qui s’ignore construit de délicates merveilles, dans la flamme qui réchauffe et dans la rosée qui baise les pieds glacés de la nuit. » Cet amant de la nature est aussi l’ami commun des sciences et de la philosophie. Il se réjouit de les voir se rapprocher et s’entendre. Il est convaincu que nul esprit « noble et sérieux ne voudra consentir à admettre qu’il y ait une hostilité nécessaire, un antagonisme fatal entre les enseignemens de la philosophie et ceux de la science positive. » Pour sa part, « il est allé sans cesse de l’une à l’autre; une curiosité peut-être trop inquiète l’a conduit des mathématiques aux sciences physiques, des sciences physiques aux sciences naturelles; mais dans leur familiarité il n’a jamais senti diminuer sa respectueuse admiration pour la philosophie. » Et cette admiration, plus courageuse chez un savant, peut-être parce que de sa part elle risque moins de paraître suspecte, n’hésite pas à proclamer la philosophie « la science des sciences. » Ces témoignages répétés de loyale sympathie toucheront d’autant plus vivement la métaphysique que depuis un temps on l’avait habituée à de tout autres procédés. Toutefois qu’elle ne se réjouisse qu’avec mesure.

Le plus beau ciel a son nuage, et celui que nous venons de montrer, malgré sa sérénité, n’est pas sans quelques menaces d’un certain côté de l’horizon. Aux paroles d’amitié et de paix qu’on a citées tout à l’heure se mêlent çà et là des expressions pleines d’ironie et même d’amertume. Le savant aimable qui souhaite si ardemment l’alliance de la pensée spéculative et de la recherche scientifique a cru apercevoir, dans je ne sais quelle ornière où elle serait embourbée, une psychologie propre à certaines a pauvres âmes qui ne savent comment échapper à l’obsession d’un moi chétif, vain et misérable. » D’après lui, cette psychologie enfermerait dans la conscience l’activité, le mouvement, la vie. Elle étudierait des facultés qui n’ont aucune occasion de s’exercer, une volonté que rien ne sollicite, une liberté qui n’a rien à choisir, une logique qui n’a pas de termes à relier. Et comme cette psychologie lui paraît très justement faite pour éloigner les philosophes de l’étude des sciences, il la condamne en lui infligeant les qualifications sévères de « spiritualisme avare » et de « roi sans royaume. » Si cette psychologie vide, creuse et fausse existe quelque part (ce qui est plus que douteux), qu’on nous la montre : elle n’aura pas d’adversaire plus détermine que nous; mais qu’elle existe ou non, qu’elle soit vivante ou morte, des aberrations de cette science égarée et absurde on ne saurait conclure que Socrate s’est trompé, et que plus l’expérimentateur « sort de lui-même, mieux il se connaît lui-même; » on n’en peut pas tirer cette conséquence fort inattendue, que le Γνῶθι σεαυτόν (Gnôthi seauton) de l’antiquité s’est changé pour la science moderne en : « connais la nature, et tu te connaîtras toi-même. » S’il se persuade que ce changement de point de vue soit désormais un fait accompli, l’auteur des Problèmes se trompe. Son erreur est d’autant plus grave qu’il s’est comme chargé d’en fournir lui-même la preuve, et que la marche philosophique qu’il condamne, il a été forcé de la suivre à son insu. Malgré cette déclaration catégorique qu’il va non point de l’homme au monde inorganique, mais du monde inorganique à l’homme, c’est l’homme, bien plus c’est l’homme invisible qui est le centre où il se place pour rayonner sur l’univers visible. C’est là qu’il trouve la lumière qu’il répand sur les obscurités de la nature. Métaphysicien et idéaliste, ennemi des matérialistes, qu’il nomme les saint Thomas de la science, incapables de croire à autre chose qu’à ce que leurs mains ont touché, il doit le meilleur et le plus pur de ses livres à la méthode qu’il affecte de couvrir de son dédain. Je le démontrerai en examinant ses vues sur la substance, sur la force et sur la forme.

Et d’abord, à l’égard de cette chose mystérieuse qui se nomme tantôt la matière, tantôt la substance des êtres corporels, il ne partage pas les grossières illusions d’une ignorance présomptueuse. Vous trouverez aujourd’hui à chaque pas des esprits dont rien n’égale l’assurance, si ce n’est leur manque de savoir, et qui, à toutes les questions ardues que posent en tremblant les physiciens, les chimistes, les physiologistes et les philosophes, répondent invariablement : u C’est un effet de la matière, une propriété de la matière, un changement de la matière. » Et cette matière avec laquelle ils expliquent tout, quand on les presse de la définir, de la caractériser, d’en dire le moindre mot qui ait un peu de sens, ils divaguent ou se taisent. Plus tard, lorsqu’ils auront vieilli ou réfléchi, ils s’étonneront d’avoir tenu pour évidentes les propositions les plus obscures qu’une bouche humaine puisse prononcer. En attendant, nous leur soumettons l’aveu suivant d’un chercheur auquel de longues méditations ont appris à n’être dupe ni de la sonorité des phrases, ni de l’apparente et trompeuse clarté des notions mal définies : « Loin de moi la pensée de vouloir jeter le moindre discrédit sur les sciences ! Mais il ne sert de rien de cacher que l’immense édifice de la science moderne repose sur une simple hypothèse : on construit des appareils optiques dont la puissance étonne le vulgaire ; mais ce vulgaire ne serait-il pas plus surpris encore s’il savait que, pour expliquer tous les phénomènes lumineux, la science a rempli tout l’univers d’une substance, différant de toutes les substances connues, qui est partout et qu’on ne peut saisir nulle part, dont aucune expérience directe ne démontre l’existence, qui échappe à toute analyse, dont on dit enfin qu’elle existe uniquement parce qu’elle doit exister? Loin qu’une telle impuissance soit une injure pour la science, elle en rehausse au contraire la dignité: aucun de nos sens ne peut percevoir l’éther; mais notre raison le perçoit, et la science n’est pas seulement fille de l’observation, elle est aussi fille de la raison. » Même langage à peu près au sujet des atomes : « Les corps sont des nébuleuses, nous apercevons leur ensemble sans discerner aucune de leurs parties; toutes les tentatives pour chercher une limite à la divisibilité de la matière sont restées infructueuses : nous ne pouvons douter qu’il y ait des atomes; mais qui a jamais isolé un atome? » Le double aveu qu’on vient de lire n’est pas seulement sincère, il est en outre de la plus rigoureuse exactitude. Oui, chaque fois que la science positive réduite à ses propres ressources essaie de toucher le fond, le dessous de la matière, c’est-à-dire ce qui en fait quelque chose de réel, la science positive sent l’objet qu’elle poursuit lui échapper, parce que l’instrument lui manque pour le saisir. Alors elle remplace par des hypothèses cet élément intérieur et invisible des phénomènes. L’emploi de ces hypothèses n’a certes rien d’humiliant pour la science, surtout quand elle a le bonheur d’en rencontrer la vérification dans les faits; mais pourquoi la science s’obstine-t-elle à sonder le fond des phénomènes physiques? D’où lui vient cette curiosité inquiète? Ne saurait-elle se résigner à ignorer ce quelque chose qui se meut dans la lumière, qui rayonne dans la chaleur, qui, plus rapide que l’éclair, traverse la longueur immense du fil électrique? Est-ce que les savans affirment l’existence de l’éther parce que la science est fille de la raison et que la raison perçoit l’éther? Quand M. Laugel a écrit cette dernière phrase, il n’y a pas assez songé. Si la raison percevait l’éther, l’éther serait directement connu, et ce qui est connu n’est plus une hypothèse. On ne perd pas son temps à supposer ou à imaginer ce que l’intelligence a le pouvoir d’atteindre au moyen d’une perception immédiate. La cause qui pousse les savans à percer le voile qui couvre la nature de la matière est toute différente, et, selon nous, la voici.

Le physicien philosophe disait tout à l’heure d’une part que l’éther n’est qu’une hypothèse, et de l’autre qu’on affirme l’existence de l’éther parce qu’il doit exister. Ces deux propositions : l’éther existe et l’éther doit exister, n’ont pas la même origine dans l’esprit qui les énonce. La première est le fruit de l’imagination scientifique qui tâche de prêter une forme, une essence, un mode d’action à ce que l’observation ne saisit pas ; la seconde est le cri de la raison cédant à l’autorité irrésistible d’une de ses lois constitutives. Cette loi, c’est que partout où il y a des vibrations, des rayonnemens, des courans, des mouvemens, il y a quelque chose de réel qui vibre, ou qui rayonne, ou qui court, ou qui se meut. Ce quelque chose, on l’appellera comme on voudra, le nom importe peu ; mais, quel que soit le nom qu’on emploie, on est forcé non pas de supposer, — il ne s’agit plus ici de supposition, — mais d’affirmer qu’une certaine substance se cache et réside inévitablement sous les mouvemens mille fois variés dont le monde physique est le théâtre. Le savant a beau faire, il a beau railler, sourire, abonder en négations ; il n’échappe pas plus à cette nécessité impérieuse que l’enfant qui est convaincu que son joujou cache un ressort intérieur, et qui le brise pour en connaître le mystérieux contenu. Mais où donc le savant et l’enfant ont-ils pris l’idée de ce quelque chose que leur raison obstinée conçoit et affirme sous la perpétuelle mobilité des transformations et des apparences ? Serait-ce dans la nature visible ? L’auteur des Problèmes sait parfaitement que non, et il l’avoue sans détour. Serait-ce dans la raison ? Mais la philosophie a démontré cent fois que la raison, quand elle fait divorce avec l’expérience, n’enfante plus que des formes vides, tandis que rien n’est plus réel que la substance des objets physiques. L’idée d’un sujet, d’un être, d’une substance dont les qualités et les mouvemens ne sont que des manifestations, cette idée, le savant ne l’aurait jamais eue, s’il n’avait rencontré au fond de lui-même ce moi chétif dont M. Laugel se moque, mais qui est le seul être qu’il connaisse directement, à l’image duquel il conçoit plus ou moins tous les autres. Vous croyez que dans la nature il existe des substances ; vous employez ce terme fréquemment et volontiers ; vous affirmez l’existence de l’éther parce que, selon vous, une substance est nécessaire pour rendre compte des vibrations de la lumière. Vous avez raison ; mais de votre théorie de la matière, de votre conception de l’éther et des atomes, retranchez l’idée d’être ou de substance que la seule psychologie vous a prêtée, que restera-t-il ? Des mouvemens sans rien qui soit nui, des vibrations sans rien qui vibre, des rayonnemens sans rien qui rayonne, c’est-à-dire le pur scepticisme. Donc, et en dépit de vos résolutions, vous êtes parti de la psychologie et de vous-même, au lieu de partir, comme vous le pensiez, de la physique et de la nature. Loin d’avoir changé et en quelque sorte retourné le connais-toi toi-même de Socrate, en le pratiquant à votre insu, vous l’avez une fois de plus justifié.

Cet usage à la fois permanent et inconscient des révélations psychologiques, ce recours involontaire aux notions qui viennent à l’âme de l’âme elle-même est plus visible, plus frappant encore dans cet ensemble de considérations sur la force que M. Laugel appelle sa dynamique. Cette partie de ses études a un caractère particulier, il est digne d’exciter l’attention des philosophes. Parmi les savans de profession de la présente époque, il en est peu, si toutefois il en est, qui osent, comme lui, envisager les puissances de la nature au point de vue métaphysique, pénétrer aussi hardiment au sein même de la conception de force afin de la développer et, s’il se peut, de l’éclaircir. Il n’est pas au nombre de ces singuliers amis de l’intelligence humaine qui s’imaginent la relever et la fortifier en lui arrachant le pouvoir d’atteindre jusqu’à la cause, c’est-à-dire en lui ravissant la plus féconde et la plus virile de ses énergies. Quelles que soient les différences regrettables qui nous séparent de M. Laugel, il mérite notre reconnaissance pour avoir respecté la raison humaine et l’avoir laissée complète et intacte. Il ne va pas sans doute jusqu’à prétendre que le monde invisible de la substance et de la force soit sans ténèbres et sans mystères; mais il y entre et tâche d’y contempler ce qu’il est donné à la méditation d’y entrevoir, a On ne comprend pas, dit-il, le changement sans un agent de changement, le mouvement sans un moteur, le phénomène sans la force. » Autant de formules, autant de vérités, ou, si l’on y prend garde, autant de formes variées, mais équivalentes, de ce qu’ailleurs on nomme le principe des causes. Au reste, le mot de cause ne l’effarouche pas plus que celui de force et de substance; sa plume le trace sans embarras. Il y a même des momens où il se sent si près de la science psychologique, qu’il se risque à employer certaines expressions de son vocabulaire. « S’il était permis, écrit-il, s’il était permis, à défaut de termes plus convenables, d’emprunter ici le langage de la psychologie, je dirais volontiers que la force est l’âme de l’univers. » On s’excuse ici d’emprunter les termes dont les psychologues ont coutume d’user, et l’on ne s’aperçoit pas que ce sont leurs pensées même que l’on adopte.

Le savant est dans le vrai lorsqu’il conçoit des agens, des moteurs, des forces derrière les actions, les mouvemens et les effets physiques. Toutefois, du moment où il procède en philosophe, il devrait se demander, en manière d’examen de conscience, à quelle école il a appris ce que c’est qu’un agent, une force, une cause. Serait-ce par hasard à l’école de la nature visible? Il le nierait, si quelqu’un l’affirmait devant lui, car il sait aussi bien que David Hume que l’expérience sensible ne nous montre que des faits qui se suivent, et qu’ainsi, au lieu du rapport de cause à effet, elle ne présente jamais que des rapports de succession. C’est précisément parce que la nature voile, enveloppe, dissimule les causes avec autant de soin que les substances, que le matérialisme s’emprisonnant de gaîté de cœur dans la sphère de la nature physique, a persisté jusqu’ici et persistera toujours à traiter l’idée de cause d’illusion et de chimère. A son point de vue, il n’a pas tort; mais le philosophe idéaliste qui proclame l’existence des causes, où donc en a-t-il vu? Serait-ce au fond des idées de la raison? Encore une fois la raison a sa puissance propre, qui est de rendre certaines propositions universelles et de marquer de certains caractères les êtres ou les choses. Qu’on l’abandonne seule sur les hauteurs sublimes qu’elle habite, elle remuera des abstractions immenses, infinies, éternelles, mais que le rayon de la vie n’éclairera pas et n’échauffera jamais. Ce rayon brille pour l’homme dans sa conscience même. C’est là que le savant apprend, en regardant son âme, ce que c’est qu’une force et qu’une cause, — et lorsque M. Laugel parle de cause active et de force vivante, il sait ce qu’il dit parce qu’il a regardé à cet endroit même dont il se vante mal à propos d’avoir détourné les yeux.

Mais l’univers ne se présente pas seulement comme un ensemble de forces actives et d’êtres vivans. L’action des forces y obéit à certaines règles; la vie s’y développe selon certaines lois. Le monde est une œuvre d’art où tout se coordonne, un drame où la puissance souveraine de l’unité contient, discipline et mène de front les élans impétueux des énergies innombrables qui s’agitent au sein de l’immensité. La science idéaliste se plaît à reconnaître et à proclamer cette stabilité de la nature qui n’exclut pas le mouvement : elle y remarque une évidente fixité qui s’allie à la souplesse, et une variabilité féconde qui dilate doucement et graduellement les grands cadres de la vie sans les faire voler en éclats. « Le monde est une œuvre pensée, » dit-elle avec une brève éloquence; puis, s’expliquant non sans complaisance et revenant plusieurs fois sur ce grand et merveilleux sujet de méditation, elle ajoute : « Tout ce qui vit sous nos yeux semble une variation d’un thème éternel. L’animal apparaît commue l’ébauche plus ou moins parfaite d’une forme asservie à une idée, et non-seulement l’animal, mais l’espèce, mais la famille, mais l’ordre. » — « L’animal est un portrait du type idéal que nous nommons l’espèce. » — « En lisant dans les ouvrages paléontologiques l’histoire du monde, on se convainc que l’anarchie n’y règne point. » Notons enfin ce dernier trait dont la portée est à nos yeux considérable : « Les forces qui modifient, diversifient, éparpillent la vie, restent les ouvriers de je ne sais quelle esthétique profonde. » On n’a pas l’intention d’examiner en ce moment si la théorie de la transformation des espèces, empruntée à Darwin par M. Laugel, se concilie aisément avec la permanence des types. On ne veut pas davantage discuter la théorie de la sélection et de la concurrence vitale (struggle for life), dont M. Paul Janet a mis à nu les côtés faibles avec sa fermeté et son talent ordinaires dans plusieurs articles de la Revue très remarqués. On se contentera de soumettre à M. Laugel deux objections, la première au sujet de son idéalisme, la seconde provoquée par son esthétique.

Si le monde est une œuvre pensée, — et nul n’en est plus convaincu que nous, — si une raison universelle et souveraine ordonne toutes choses, dans quel esprit est cette pensée, dans quelle âme réside cette raison? Je fais de vains efforts pour comprendre ce que serait une pensée qui ne serait la pensée d’aucun être, d’aucun sujet, de personne. Une pensée, c’est un être pensant, ou ce n’est rien. Il en faut dire autant d’une raison qui serait purement et simplement la raison sans être la raison d’un certain être vivant. Donc, puisque l’univers est une œuvre pensée, il est absolument nécessaire qu’un esprit, qu’une âme vivante pense l’univers avec ses types et ses lois éternelles. Ceux qui prétendent qu’il n’y a point d’action sans agent, ni de mouvement sans moteur, ne sauraient éprouver la moindre difficulté à reconnaître qu’il n’y a pas de pensée sans esprit pensant. Or où résidera cette pensée dans une doctrine qui n’admet d’autre substance que l’éther et les atomes? On nous annonce au début qu’on a tout ramené à la force et à la forme. On écrit ailleurs que, s’il était permis d’emprunter le langage de la psychologie, on dirait volontiers que la force est l’âme de l’univers, et que les lois qui en règlent les transformations sont les idées de cette âme toute-puissante et éternelle; mais on n’emploie de telles expressions qu’en avertissant qu’on les considère comme inexactes ou peu permises à un savant. On préfère un autre langage, et par exemple celui-ci : « Nous ne sommes nous-mêmes que l’œuvre éphémère de la force divine répandue en toutes choses. » Or cette force divine, on la tient pour multiple et divisible, puisqu’on parle très résolument des dédoublemens et des fractionnemens de la force primitive, lesquels ne s’opèrent pas au hasard. Ainsi plus de doute : dans cette doctrine, la force universelle est en même temps le sujet, l’être où sont les idées et les lois de l’univers, et cette force est fractionnée et dédoublée autant de fois qu’il y a de parties dans l’éther et de molécules atomiques. On l’avoue avec une poétique hardiesse : « C’est le grand Pan dont quelque chose monte avec la sève dans chaque plante et chaque fleur, voltige dans chaque in- secte, rampe dans chaque reptile et remue dans chaque vertébré. Il a assisté à toutes les révolutions du globe, vu maintes fois les mers bouleversées, les montagnes surgir en ondes solides; mais pendant les crises les plus terribles il a défié la mort. » Voilà certes une image qui n’est pas dépourvue d’une certaine grandeur étrange; mais ce n’est point d’images qu’il s’agit ici. Écartons les voiles poétiques, brisons la statue bizarre et fantastique du grand Pan, que reste-t-il? Une pensée mille milliards de fois divisée en particules et en atomes. Comment cette pensée s’y prendra-t-elle pour penser? Ou bien chacun de ces fragmens de la pensée universelle pensera de son côté dans une. impuissance absolue de s’entendre avec les autres, et alors que deviendra l’ordre, où sera l’unité du monde? Ou bien tous ces fragmens de raison seront tous également intelligens, et dans ce cas ce n’est plus un seul grand Pan que vous aurez; Pan se nommera légion, et l’harmonie universelle demeurera encore inexplicable. Ou bien enfin la raison universelle, la pensée directrice et souveraine sera une, indivisible, spirituelle, au-dessus et en dehors de la totalité des êtres; mais dans cette troisième hypothèse Pan, au lieu de défier la mort, aura disparu comme l’une des plus grandes impossibilités que puisse rêver l’imagination philosophique. Il est vraiment des cas où la science du moi, de ce pauvre moi qu’on appelait tout à l’heure chétif et misérable, ne laisse pas que d’avoir quelque utilité. Demander à la psychologie le mot de toutes les énigmes métaphysiques, certes ce serait trop. D’autre part, nous comprendrions à la rigueur que l’on mît la science de l’âme de côté absolument et pour toujours; mais lui emprunter la notion de la pensée, de l’intelligence, de la raison, qu’elle seule peut offrir, et puis ne la plus écouter quand elle enseigne que la première condition de la pensée, c’est que le sujet pensant soit un, simple, sans parties, voilà qui ressemble beaucoup à une contradiction.

Les savans qui se moquent de la psychologie courent les mêmes dangers que les poètes qui rient aux dépens de Boileau. Comme le fond de notre conscience est après tout l’appui le plus solide de la certitude, lorsqu’on s’éloigne trop de cette terre ferme, on roule sur une mer mouvante, on a une sorte de vertige intellectuel, on écrit des phrases telles que celles-ci : « L’identité nécessaire du monde pensant et du monde étendu... ne sera jamais complètement visible; nous en avons parfois comme des perceptions fugitives. » Et plus bas : « Le destin de l’homme est de chercher plutôt que de trouver. » — « L’esprit scientifique a ses ivresses comme le mysticisme.» Oui, mais on se préserve de ces ivresses et de ces vertiges en regardant plutôt dans les endroits de l’âme où il fait clair que dans les gouffres de l’immensité ténébreuse. Une chose nous confond toujours, c’est que les savans, qui ont appris aux philosophes à passer du connu à l’inconnu, se soient dégoûtés de cette sage méthode depuis que les philosophes l’ont adoptée. Ils adorent aujourd’hui le procédé inverse, du moins quand ils cultivent la philosophie. Commencer par l’inconnu leur paraît le comble de l’art de bien chercher la vérité. De là, chez les plus pénétrans, des découragemens, des doutes, des négations imprévues. L’auteur des Problèmes est peut-être parmi les écrivains de ce temps-ci l’un des mieux faits pour sentir, décrire et analyser les beautés de la nature physique. Dès qu’il y touche, son style se colore, brille, s’attendrit, comme si la seule pensée de la beauté remuait son cœur et mouillait ses paupières. Cette délicatesse innée, cette finesse de sentimens se trahit surtout lorsqu’il parle de l’esthétique. Il sait apercevoir la lumière de la beauté jusque dans les régions les plus froides, les plus mornes de la pensée. Il aime et loue l’heureuse influence de la science qui la cherche. « L’esthétique, dit-il, qui nous pousse à la recherche des rapports les plus amples, est un des plus puissans auxiliaires de l’esprit, et même quand elle nous égare momentanément, elle ouvre d’ordinaire des voies où il y a profit à entrer. » Et cependant, pour lui, « l’esthétique n’est pas encore, elle ne sera sans doute jamais une science. » Je le crois bien; le premier élément scientifique de la science du beau est dans l’âme; c’est l’âme qui est la mesure même de la beauté, l’âme, dis-je, et aussi ces âmes inférieures qu’on appelle des forces. On pourrait affirmer que la beauté d’un être n’est que la quantité d’âme exprimée par sa forme extérieure; mais comment adopter cette mesure, comment en connaître la valeur, l’exactitude, la précision, lorsqu’on a placé la nature au commencement de ses études et l’âme au contraire à la fin, et qu’on esquisse une esthétique (ne fut-ce que celle de la nature et de la vie) bien longtemps avant d’avoir posé et agité les problèmes de l’âme?

C’est toujours le même vice de méthode entraînant les mêmes conséquences et nous inspirant les mêmes regrets. Le penseur distingué dont nous venons d’étudier les théories et dont les esprits délicats aimeront les rares qualités a eu un tort à l’égard de la philosophie de la nature : il a donné à cette science un point de départ qui n’est pas le sien, une méthode qui n’est pas la sienne; il est vrai qu’il l’a sans cesse ramenée au point de départ et à la méthode qu’il lui avait interdits, mais sans le vouloir ni le savoir, de sorte qu’il lui a ravi le plus grand bénéfice de ce retour aux vrais procédés métaphysiques. Du moins aura-t-il contribué à démontrer d’une façon péremptoire que, si l’on ne peut expliquer philosophiquement l’univers avant de l’avoir observé en physicien, en chimiste, en naturaliste, on ne devient capable d’en éclairer tant soit peu les côtés invisibles et les profondeurs idéales que du moment où l’on sait projeter sur la nature la pure lumière dont le foyer est au fond de l’âme. Or d’autres ont prouvé cela, non point malgré eux, mais avec le dessein arrêté et méthodiquement accompli d’en fournir la démonstration. C’est de ces derniers qu’il nous reste encore à parler.


III.

La philosophie de la nature n’est ni la chimie, ni la physique, ni aucune des sciences naturelles. Elle est beaucoup moins et beaucoup plus, beaucoup moins parce qu’elle n’a pas à répondre aux questions spéciales que se posent ces sciences, beaucoup plus parce qu’elle agite et tâche de résoudre des problèmes que ces sciences particulières, quand elles s’en tiennent à leurs ressources propres, n’ont pas le pouvoir d’aborder; mais à cause même du caractère spéculatif et purement théorique des questions de philosophie naturelle il arrive que les travaux de ceux qui s’y appliquent passent plus ou moins inaperçus. Cependant les savans qui se hasardent sur ce terrain si voisin du leur ne sont pas tout à fait excusables de ne pas voir les hommes qui s’y sont établis avant eux. On a raison de compter parmi ceux qui se sont occupés de la philosophie de la nature MM. Saisset, Janet, Vacherot, Tissot, Bouillier et d’autres; on se trompe si l’on pense que le mouvement auquel ils ont pris part avec honneur n’existait pas avant eux. Eux-mêmes, ils seraient plus justes ou moins distraits, comme on voudra, et à l’occasion ils rendraient un hommage public à ceux qui les ont précédés dans la carrière.

Déjà en 1842, sans remonter plus haut, M. de Rémusat publiait pour la seconde fois un important essai sur la matière[3]. Convaincu de l’utilité d’une alliance fraternelle entre les savans et les philosophes, il conseillait à ceux-ci de faire les premiers pas, et au conseil il joignait très habilement l’exemple. Avec sa merveilleuse souplesse d’esprit, sa pénétration aisée, son savoir étendu et son style clair et flexible, il débrouillait et ramenait à leurs termes les plus simples les questions épineuses de la constitution de la matière, du mouvement, de la force, de l’espace. Moins pressé de conclure que de préparer de bonnes conclusions, il analysait les difficultés, en montrait le nœud et s’efforçait d’en découvrir les formules précises; puis il proposait, avec une réserve dont le secret semble se perdre chaque jour, des solutions qui lui paraissaient très voisines de la vérité, mais dont il appelait lui-même la vérification. Là il déclarait, comme l’école à laquelle il appartient, bien qu’avec des argumens qu’il avait su découvrir par ses réflexions personnelles, que le philosophe qui veut définir la nature et déterminer les élémens de la matière était forcé d’employer tout d’abord la méthode psychologique, sauf à aller ensuite plus haut et plus loin, c’est-à-dire à s’élever jusqu’à la métaphysique. Comment se fait-il que son traité sur la matière (car sous une forme modeste c’est un véritable traité) ait échappé à l’attention de l’auteur des Problèmes? Et, s’il l’a connu, comment ne l’a-t-il ni cité, ni discuté, ni réfuté, au moment où il se préparait à suivre une marche nouvelle et à mettre à la fin cette même psychologie que M. de Rémusat place au commencement? Un autre auteur, un érudit justement renommé, M. Th.-Henri Martin[4], a donné au public en 1849 deux remarquables volumes intitulés Philosophie spiritualiste de la Nature, où une connaissance peu commune des sciences positives et de leur histoire s’unit à une grande pratique des questions de psychologie et de métaphysique. M. Th.-Henri Martin ne s’emprisonne pas plus que M. de Rémusat dans le cachot de la psychologie. Il en sort, il étudie l’univers; il a des idées sur la matière, sur les atomes, sur l’éther, sur les genres et les espèces. Pourquoi ne rien dire de son vaste et consciencieux travail? Comment les philosophes et les savans s’éclaireront-ils, se corrigeront-ils, s’aideront-ils les uns les autres, si les savans, satisfaits d’avoir prononcé quelques paroles de pure politesse, rentrent ensuite dans leurs frontières et refusent d’entendre ou de lire ce qui s’écrit ou s’enseigne au-delà?

Ce n’est pas ici le lieu de réparer de fâcheux oublis ou de regrettables omissions. Il convenait toutefois de bien établir que la philosophie de la nature n’est pas née seulement d’hier dans l’école spiritualiste, que dès ses débuts elle y a pris la psychologie pour point de départ, que ceux qui prétendent employer le procédé contraire ne l’ont point convaincue qu’elle faisait fausse route, et que, bien loin de là, dès qu’ils ont visé au même but, ils se sont engagés dans les mêmes chemins. Il faut que ces voies soient naturelles, puisque voici qu’elles attirent de jeunes et fermes talens; il faut qu’elles soient sùres et fécondes, puisque ces vaillans chercheurs, au lieu de s’y égarer ou de n’y moissonner que des redites, y recueillent sinon de grandes vérités nouvelles, au moins quelques preuves nouvelles à l’appui d’anciennes vérités.

C’est dans ces régions âpres, mais salubres, que M. F. Magy a médité à loisir et composé avec amour son livre intitulé De la Science et de la Nature, essai de philosophie première. Dès qu’on ouvre ce volume, on se sent en présence d’un esprit robuste et austère qui aurait pu se donner le plaisir des triomphes remportés dans les luttes brillantes de la polémique, mais qui a préféré cueillir parmi les ronces et les épines les fruits savoureux et nourrissans de la pensée solitaire. Fervent défenseur des idées spiritualistes, il croit de toutes ses forces qu’à la métaphysique fondée sur la conscience que l’âme a de sa liberté est attaché l’avenir moral et politique de notre pays, ou plutôt de tous les pays. « La conscience de notre énergie autonome, dit-il, et la croyance à un idéal divin, voilà les deux conditions primordiales du droit et du devoir, et en quelque sorte les deux ancres de toute société bien ordonnée. » Plein de cette idée, il a voulu retrouver les bases essentielles de cette métaphysique à laquelle il accorde justement un prix infini malgré les discours assourdissant de ceux qui mettent leur gloire à la décrier, et du même coup il a essayé de poser les fondemens de toute connaissance et les conditions de toute existence. Aidé des sciences mathématiques et physiques qu’il a sérieusement étudiées, mais guidé principalement par la conscience du pouvoir actif et libre dont lame est douée, il déclare et il démontre que toutes nos idées scientifiques sont autant d’expressions ou de formes diverses, tantôt médiates, tantôt immédiates, des deux notions de force et d’étendue. Cette démonstration est un modèle de clarté, de suite, de rigueur. Toutes les sciences, mathématiques, physiques, naturelles, philosophiques, y passent chacune à son tour sous les yeux du lecteur; elles ouvrent leurs mains en quelque sorte, et font voir qu’elles n’y portent que les deux idées d’étendue et de force, que chacune cependant manie, développe et présente sous des aspects et selon des méthodes diverses. Il est pourtant à regretter que l’auteur n’ait pas expliqué comment d’autres idées très considérables, telles que celles de rapport et de loi, rentrent dans la double notion qu’il a mise en évidence. Les puissances, les énergies diverses de l’univers ne sont point isolées : des liens innombrables comme elles les rattachent et les rapprochent. J’aurais voulu apercevoir dans cette forte étude le réseau de lois, de relations, de réciprocités, qui, semblables à un filet, enveloppent les êtres et les empêchent de se disperser. Pour donner une mesure exacte de la valeur particulière de ce travail comme de sa nouveauté relative, il faudrait pouvoir en citer quelques fragmens; mais nous avons bientôt reconnu qu’on ne saurait en rien détacher. Point de morceaux, point de pages à extraire : tout se tient. C’est un seul bloc coulé d’un seul jet. Considérons du moins dans ce volume, qui n’a qu’un chapitre et qu’un sommaire, une théorie remarquable à laquelle les préoccupations de l’heure actuelle donnent un singulier intérêt d’à-propos : nous voulons dire la théorie de la matière dans son rapport avec les idées de force et d’étendue.

Il n’est pas un philosophe à l’esprit un peu large et un peu élevé qui n’ait vivement souffert, au moins quelquefois, du triste antagonisme que créent entre les penseurs les vues exclusives du matérialisme et du spiritualisme. Cette lutte sera-t-elle éternelle? Qui le sait? Mais qui niera qu’elle ne soit pénible, douloureuse et même, à certains momens, décourageante? Un historien illustre a écrit quelque part à propos des discordes sanglantes qu’excitent les passions politiques : « L’un crie : vive la monarchie! l’autre crie : vive la république! et Là-dessus, ils s’entre-tuent. Ils s’embrasseraient, s’ils pouvaient s’entendre. » Les matérialistes et les spiritualistes ne s’entr’égorgent pas, Dieu merci; mais ils perdent à se réfuter mutuellement un temps énorme. Sans aller jusqu’à s’embrasser, ne pourrait-on quelque jour réussir à s’entendre? Les spiritualistes ne demandent pas mieux, et après tout ils sont plus concilians que leurs adversaires, puisqu’ils admettent fort bien l’existence de quelque chose qui se nomme matière, tandis que de l’autre côté on ne veut entendre parler ni d’âme ni de principe spirituel, quel qu’il soit. Si jamais la paix est signée, au moins pour un temps, ce sera sans doute sur le terrain leibnizien, où se sont récemment placés MM. Magy et Janet, et où nous-même nous oserons appeler des contradicteurs que nous aimerions à convaincre.

Ce qui nourrit et éternise l’antagonisme qui existe entre les spiritualistes et les matérialistes, c’est que ces derniers se persuadent qu’ils connaissent à fond la matière, ou du moins qu’ils savent des choses claires et certaines sur l’existence des corps, par exemple celle-ci : que la substance de la matière est en tous points le contraire de la substance de l’esprit. La matière, disent-ils, est pesante, résistante, tangible, étendue, divisible : les sens, organes positifs de la connaissance, constatent que la matière a toutes ces propriétés, tandis que l’esprit, l’âme, n’a aucune de ces qualités: elle n’est ni pesante, ni résistante, ni tangible, ni divisible : l’âme est donc le contraire du corps. Elle n’a aucune propriété réelle et positive : donc elle n’est rien. Mais si par hasard ils se trompaient : si les différences essentielles entre la matière et l’esprit n’étaient que des différences de forme et que le fond fût le même; si les élémens constitutifs des corps, en dépit de toutes les apparences, n’étaient que des choses simples, indivisibles, inétendues et actives, de même que l’intime fond de l’âme n’est qu’une substance active, une force, une énergie purement simple; si enfin, tandis que l’âme est une seule force simple et active, les corps étaient des groupes de forces simples et actives, la contradiction n’existerait plus; l’antinomie serait résolue. Les deux partis auraient trouvé un terrain commun où ils pourraient commencer à s’expliquer et à s’entendre. Le spiritualisme aurait l’espoir d’attirer à lui peu à peu son adversaire, et, comme on dit en politique, d’absorber l’opposition.

C’est à établir démonstrativement ces profondes analogies entre la constitution intime des corps et la substance de l’esprit que travaillent quelques jeunes métaphysiciens. Non point qu’ils se proposent de ramener l’esprit à la matière : interpréter ainsi leur dessein, ce serait le comprendre à rebours. Ce qu’ils cherchent, ce sont plutôt les traits de ressemblance que la matière peut avoir avec l’esprit. — En conséquence ils soutiennent que l’élément dernier de la matière est toujours la force active, simple et indivisible comme l’âme elle-même, et qu’en second lieu les propriétés de la matière ne sont que des manifestations de la force active et simple. Ils prouvent de la sorte que, si le physicien comprend quelque chose à l’idée de la matière, c’est précisément grâce à l’idée de l’âme, dont pourtant il se vante de n’avoir que faire.

Sur le premier point, la physique moderne parle catégoriquement le même langage qu’eux. On a vu précédemment qu’aux yeux de M. Laugel il n’y a dans toute la nature que des forces et des formes. « Partout, en tout temps, dit-il, l’atome, possédé d’une infatigable énergie, se balance, ondule, voltige, vibre, qu’il soit logé dans les corps ou perdu dans les espaces éthérés qui séparent les astres. C’est la monade traversée par un (lux éternel de mouvement qui, à chaque instant, subit l’action de l’univers et la renvoie à l’univers. Qu’on nous montre un point dans le monde où n’arrive aucun rayon lumineux, où s’éteignent les regrets de tous les soleils, où toute chaleur soit anéantie, où tout mouvement expire... Dans le vide barométrique, il n’y a plus d’air, mais il reste encore quelque chose. Cet inconnu, dont la masse est si faible que nous sommes obligés de le nommer impondérable, est pourtant animé encore par une part si faible qu’elle soit de l’énergie universelle. » Les remarquables travaux de M. Edgar Saveney récemment publiés par la Revue[5] ont éclairé d’une vive lumière le rôle nouveau et considérable que la notion de force active joue dans les conceptions synthétiques de la science contemporaine. Nous n’avons point à examiner en ce moment si l’usage qu’elle en fait est plus ou moins légitime, et si par exemple elle ne confond pas quelquefois des causes qui sont semblables sans être identiques. Il suffit à la métaphysique de compter des témoins, mieux encore, des auxiliaires ailleurs que dans les rangs des philosophes de profession. Il lui est assez agréable de voir le fondateur même de l’école positiviste venir déposer en faveur de l’activité spontanée des corps, c’est-à-dire confesser en termes à peine déguisés que la nature est pleine d’énergies actives ou, comme nous disons, de forces. «... Il est devenu évident, dit Auguste Comte, pour tout observateur que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité spontanée plus ou moins étendue... Il est aisé de reconnaître dans les corps bruts une activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais seulement moins variée. » Cette unanimité des philosophes et des physiciens à regarder la force active comme l’un des élémens constitutifs des corps n’a pas paru à M. Magy fournir à sa théorie un suffisant appui. Il s’est fait un devoir, — et c’est peut-être là le principal mérite et le côté le plus nouveau de son ouvrage, — il s’est imposé la tâche de réunir et de compléter tous les argumens qui démontrent que la force active est partout dans la matière. Après avoir invoqué cette raison psychologique, souvent alléguée avant lui et toujours à bon droit, que l’âme, consciente de son énergie personnelle, ne peut s’empêcher de concevoir les êtres physiques comme des forces agissantes semblables à elle-même, il appelle à son aide l’observation directe des corps et de leurs mouvemens. Par exemple, il tire un parti très habile du phénomène de la pesanteur. Qu’est-ce qu’un corps pesant? dit-il. C’est un corps que je ne puis soutenir à une certaine hauteur au-dessus du sol sans un effort dont j’ai conscience. Tout corps pesant est donc une cause de résistance, c’est-à-dire une force, ou plutôt un système de forces, puisque toute substance corporelle est divisible en plusieurs fragmens, dont chacun est lui-même un corps au même titre que le composé qui l’a fourni. Cela n’est pas moins vrai des gaz que des solides. En effet, un fluide que je ne saurais saisir et soupeser avec la main, je puis l’enfermer dans un vase de poids connu, suspendre ce vase à l’un des plateaux d’une balance et lui faire équilibre avec un poids auxiliaire dont l’excès sur le poids du récipient mesurera le poids du fluide, c’est-à-dire la résistance que j’éprouverais moi-même, s’il m’était possible d’en obtenir la perception directe. — Cette façon de raisonner, M. Magy l’applique très ingénieusement à toutes les causes que la physique nomme des forces, cala cohésion, à l’élasticité, à la chaleur, au magnétisme, à la lumière elle-même, et il en conclut que le monde des corps n’est qu’un ensemble de forces, ou plutôt un ensemble de systèmes de forces.

Par ce côté, les corps sont donc analogues aux esprits, et voilà l’intervalle qui séparait le matérialisme du spiritualisme un peu diminué. Toutefois cet intervalle demeure très grand encore, car si les corps sont des systèmes de forces actives, ce qui les rend un peu semblables aux âmes, ils sont étendus, divisibles, composés, et l’âme n’est rien de pareil. Se peut-il qu’il y ait un moyen, on ne dit pas de supprimer, mais seulement d’atténuer d’aussi profondes différences?

Il y en a un en effet, et MM. Magy et Janet croient l’avoir trouvé chacun de son côté. Le premier soutient que l’étendue n’est qu’une apparence pure; le second démontre que l’atome étendu se réduit à la force active, ou n’est rien. L’un et l’autre éliminent l’étendue comme élément des corps et ne laissent subsister que la force. Les raisons qu’en apporte M. Magy ne m’ont point convaincu; elles sont subtiles, obscures même, et l’examen qu’il en faudrait faire pour les réfuter m’entraînerait beaucoup trop loin. Au contraire l’argumentation de M. Janet[6] est simple, claire, décisive. C’est un de ces morceaux qu’on doit reproduire dans les termes mêmes où ils ont été écrits. «...Les atomes en se déplaçant occupent successivement dans l’espace vide des places qui leur sont adéquates, qui ont exactement la même étendue et la même figure que l’atome lui-même. Si, au moment où l’atome est immobile en un lieu, vous décrivez par la pensée des lignes suivant les contours de cet atome (comme lorsqu’on décalque un objet), n’est-il pas évident que, l’atome disparaissant, vous pouvez en conserver l’effigie et en quelque sorte la silhouette, la figure géométrique sur le fond de l’espace vide? Vous obtenez ainsi une portion d’espace que j’appellerai un atome vide, en opposition à l’atome plein qui l’occupait tout à l’heure. Cela posé, je demande aux atomistes de m’expliquer ce qui distingue un atome plein d’un atome vide, quels sont les caractères qui se rencontrent dans l’un et ne se rencontrent pas dans l’autre. Est-ce d’être étendu? Non, car l’atome vide est étendu comme l’atome plein. Est-ce d’être figuré? Non, car l’atome vide est figuré comme l’atome plein et a exactement la même figure. Est-ce d’être indivisible? Non, car il est encore plus difficile de comprendre la division de l’espace que la division des corps. En un mot, tout ce qui tient à l’étendue est absolument identique dans l’atome vide et dans l’atome plein... Examinez bien : vous verrez que ce qui distingue essentiellement l’atome plein de l’atome vide, c’est la solidité ou la pesanteur. Mais ni la solidité ni la pesanteur ne sont des modifications de l’étendue, et l’une et l’autre dérivent de la force. C’est donc véritablement la force et non l’étendue qui constitue l’essence du corps. »

S’il en est ainsi, et nous l’admettons pleinement, la matière n’a pas au fond d’autre élément substantiel constitutif que l’esprit. L’essence de l’une et de l’autre, c’est la force active. Dès lors le matérialisme n’a plus de raison d’être : il n’y a plus dans la nature, comme dans l’esprit, que du spiritualisme, ou, plus exactement, que du dynamisme. Or ce dynamisme n’a rien qui menace la dignité et la prééminence de l’âme. L’âme demeure seule capable de penser ou de vouloir, parce que seule elle est une force simple, tandis que le moindre corps est un composé de forces simples. On objectera sans doute, et M. Janet l’a prévu sans répondre toutefois à l’objection, on objectera qu’avec des forces simples, qui sont des élémens inétendus, il n’est pas possible de constituer les corps, lesquels après tout sont étendus, puisqu’ils occupent une portion quelconque de l’espace. Voici ce que, pour nous, nous oserions répondre à cette ancienne et spécieuse objection. Dans les actes de la vie ordinaire, nous avons souvent besoin de certains corps étendus sur lesquels nous puissions agir à notre aise. Ainsi, pour prendre nos repas, il nous faut des tables; pour forger le fer, des enclumes; pour travailler le bois, des établis. Avec quoi faisons-nous l’étendue dont nous avons besoin ? Toujours avec de la résistance. Ainsi, quand l’étendue n’est pas une pure abstraction, quand elle est réelle, concrète, elle est toujours équivalente à une somme de points résistans ou de forces. Il n’est pas évident, a dit M. de Rémusat, que l’étendue ne puisse être ramenée à la force. Il est permis d’être plus hardi et de dire : L’étendue peut toujours se ramener à la force. S’agit-il de supprimer une étendue quelconque qui vous gêne, c’est toujours une masse quelconque de forces que vous avez à combattre; mais si l’étendue d’un corps n’est qu’une somme de résistances, si l’étendue d’un mètre cube de marbre n’est que la totalité des résistances exercées par ce bloc à tous les points de l’espace qu’il occupe, l’objection de tout à l’heure n’existe plus. En effet, il n’y a plus lieu de demander comment avec des élémens inétendus on forme de l’étendue. Une seule question demeure possible, c’est celle-ci : avec des points résistans, comment formera-t-on une somme de résistances? Or la réponse à cette question est dans l’énoncé même.

N’insistons pas. Qu’il nous suffise d’avoir indiqué brièvement par ces quelques exemples et ces premiers résultats d’une analyse plus hardie de quel côté pourraient s’ouvrir les voies de la conciliation entre des ennemis qui ont déjà cela de commun d’aimer pareillement la science et la vérité. Ces voies seraient aussi celles du progrès pour l’étude philosophique de l’univers. En y entrant avec précaution, mais avec courage et persévérance, — en joignant de plus en plus l’observation physique et physiologique à l’observation psychologique, en s’élevant ensuite aux conceptions que suggère celle-ci et que vérifie celle-là, la science de l’esprit n’aurait qu’à se prolonger elle-même pour devenir la science de la nature. Allant toujours du plus connu au moins connu, elle passerait régulièrement, sans hiatus, sans saut périlleux, de l’homme aux animaux, des animaux à la vie végétale, de celle-ci aux êtres inorganiques. A coup sûr, elle ne serait jamais une science achevée ni irréprochable à tous égards; mais cette philosophie de la nature, fondée sur l’idéalisme psychologique, marcherait d’un pas plus sûr et arriverait à des conclusions plus solides que l’idéalisme logique de Hegel et que l’idéalisme physique et physiologique des savans. On l’a vu en effet: pour féconder leur principe, ces deux idéalismes sont obligés d’emprunter à la psychologie les notions de substance et de force que la science de l’âme ne doit qu’à elle-même. La métaphysique spiritualiste possède le vrai point de départ et la méthode. Elle a aussi l’avantage de l’étendue impartiale, puisqu’elle ne supprime aucun élément fondamental de la connaissance ou de la réalité. Que lui manque-t-il donc? Un peu plus d’audace. Habile à se défendre et à conserver ce qu’elle a acquis, il lui faut maintenant un peu de cette ambition qui vise non pas seulement à protéger ses richesses, mais à les accroître constamment. Ceux qui combattent pour elle la servent bien, ceux qui cherchent pour elle la servent mieux encore.


CHARLES LEVEQUE.

  1. La Philosophie italienne contemporaine, par M. Auguste Conti.
  2. T. Ier. Introduction du traducteur, p. 136.
  3. Dans le tome II de ses Essais de Philosophie.
  4. M. T.-H. Martin est l’auteur de plusieurs ouvrages très estimés, notamment d’un récent volume fort curieux qui a pour titre la Foudre, l’Électricité et le Magnétisme chez les anciens.
  5. Livraison des 1er novembre, 15 novembre et 15 décembre 1860.
  6. On la trouve dans l’introduction de l’édition récente des Œuvres philosophiques de Leibniz, par M. Janet.