La Nationalité hellénique d'après les chants populaires

LA
NATIONALITE HELLENIQUE
D'APRES LES CHANTS POPULAIRES

I. Zambélios. Ἅσματα δημοτικἁ τῆς Έλλάδος, Corfou 1852. — II. Ellisen. Analekten der mittel-und-neugrichischen Literatur, Leipzig 1857. — III. A. Passow. Τραγούδια Pωμαϊκἁ, Carmina popularia Grœciœ recentioris, Leipzig 1860. — IV. Dr Kind. Anthologie Neugriechischer Volkslieder, Leipzig 1861. — V. G. G. Pappadopoulos et A. Zannettaki Stéphanopoli Ἅσματα δημοτικἁ τῶν ἐέν Κορσική Ελλήνων, Athènes 1864. — VI. D. Comparetti Saggio di dialetti greci dell’ Italia meridionale, Pise 1866. — VII. G. C. Khassiotis. Συλλογὴ τῶν κατὰ τὴν Ήπειρον δημτικών ἀσμάτων, Athènes 1866. — VIII. A. Pylarinos, Ἀπάνθισμα Κρητικών ἀσμάτων, Paris 1867.

L’insurrection qui a éclaté en Crète au mois d’août 1866 a dû rappeler à beaucoup de nos contemporains quelle joie excitèrent en Occident les débuts de la révolution hellénique. Les chrétiens y voyaient le triomphe de l’Évangile sur le Coran ; les libéraux saluaient la résurrection d’une démocratie illustre qui promettait de substituer dans Athènes au plus grossier despotisme le gouvernement des assemblées délibérantes. Historiens, poètes, critiques, philosophes, artistes, tous à quelque degré fils spirituels de la Grèce, partageaient naturellement cet enthousiasme, aujourd’hui, hélas ! bien refroidi. Parmi les nombreux ouvrages qu’inspira ce réveil, on n’a pas oublié les Chants populaires de la Grèce moderne. Ce curieux travail de Fauriel ne contribua point seulement à passionner l’opinion publique en faveur des héros de la Grèce renaissante ; il apprit aussi à l’Europe étonnée qu’il existait encore des rhapsodes dans la patrie d’Homère, et fit rechercher avec curiosité les innombrables monumens de cette littérature, jusque-là ignorée, qui, par sa sobriété, son énergie, sa grâce un peu sauvage, reproduit naïvement tous les caractères de la poésie des temps primitifs. De cette enquête minutieuse, ardente, infatigable, sont déjà sorties d’intéressantes publications, jusqu’à présent peu connues en France, si ce n’est d’un petit nombre d’érudits. Cependant les chants helléniques se recommandent par d’autres qualités que l’étrange beauté qui parfois les distingue ; on en a recueilli de fort anciens et sur des sujets très variés, ils racontent l’histoire et peignent les mœurs. On peut à leur lumière étudier d’assez près les tragiques et obscures vicissitudes de ce peuple à partir du temps où il semblait avoir perdu pour jamais son existence autonome. C’est en se débattant sans secours et presque sans témoins sous la main brutale des Turcs qu’il sentit peu à peu renaître en lui la force virile qui l’avait en quelque sorte abandonné même avant la conquête. Débarrassé des liens énervans qui l’enchaînaient au vieil empire byzantin, mais abhorrant le joug nouveau qui venait de s’appesantir sur lui, il se fit de sa haine contre les barbares un instrument de nationalité et de délivrance.

Ce n’est pas seulement dans les refrains de guerre, c’est encore dans les complaintes du foyer paisible, c’est dans les gaies chansonnettes d’amoureux et jusque dans certaines hymnes ou prières qu’on sent respirer et vivre cette nationalité hellénique, que l’Europe alors croyait morte et ensevelie pour jamais. Elle revit par sa haine implacable et par ses espérances obstinées, comme par le tour original de son imagination. Elle n’a plus d’indépendance, plus d’organisation extérieure qui manifeste son existence aux regards du voyageur ; politiquement elle a disparu du monde ; mais elle a dans cet abaissement gardé l’instinct de son individualité, elle a une âme qui souffre, et de même que les Juifs entendaient aux bords de l’Euphrate des prophètes qui leur annonçaient, contre toute vraisemblance, le rétablissement d’Israël, de même du fond des îles, des rivages de l’Asie, du haut des rochers de la péninsule, de rustiques rhapsodes rappellent incessamment, sous mille formes directes ou indirectes, à ce peuple opprimé qu’il est chez lui, et qu’il n’a qu’à chasser l’étranger pour reprendre son rang parmi les nations.

Je voudrais dans cette étude, et à l’aide de quelques publications nouvelles, donner une idée, sinon entièrement neuve, au moins plus complète, de ce peuple grec pendant les longues épreuves qui l’ont transformé. Sa vie militante, ses croyances, ses mœurs, tout se reflète en ses chansons ; interrogeons donc successivement dans cet ordre d’idées ce vaste romancero.

I. — LA GUERRE.

Les plus anciens chants populaires de la Grèce moderne datent du temps où les Turcs menaçaient le cœur même de l’empiré byzantin, et se ressentent de l’enfantillage béat dans lequel était tombé le vieil empire. Les Turcs, avant d’attaquer Constantinople, avaient commencé par s’assurer des provinces qui en faisaient la force. Andrinople succomba en 1361, et Thessalonique (Saloniki) en 1386 ; mais les malheurs de la Thrace et de la Macédoine ne semblent éveiller dans les âmes engourdies par un monachisme quiétiste aucun sentiment véritablement patriotique. Dans le chant sur les malheurs de la cité d’Adrien, le plus ancien qui existe en grec moderne, le poète raconte comment « les rossignols de Valachie et les oiseaux de l’Occident » pleurent, non pas sur la patrie ; foulée aux pieds, mais sur les trois fêtes retranchées, sur « le feu sacré de Noël, les saintes palmes des Rameaux et l’éclat du dimanche où le Christ est ressuscité. » Le chant sur la prise de Thessalonique révèle un ordre d’idées complètement analogue. L’auteur regrette « les trois cents crécelles et les soixante-deux cloches de Sainte-Sophie, » ces cloches dont chacune « avait son prêtre. » Le désastre de Constantinople (1453) oblige sans doute la poésie populaire à s’apercevoir qu’il « n’y a plus de Romanie[1] ; » mais elle paraît moins attristée des douleurs du pays que des malheurs, « des trois cents nonnes et des soixante caloyers[2]. »

Les miracles, comme cela arrive aux époques monastiques, se mêlaient aux lamentations. Une « voix de Dieu » se fait entendre aux prêtres de Sainte-Sophie, à Constantinople ; une colombe descend des cieux et leur ordonne de préserver le saint-sacrement des profanations des infidèles. Les poissons grillés dans la casserole d’une vieille religieuse « sautent et ressuscitent, » et on va encore les voir le vendredi après Pâques dans l’église de Baloukli, à Stamboul. Les images de la Panaghia versent des pleurs, et on les entend gémir dans les temples. Les chrétiens ne pouvaient se persuader que Dieu laisserait longtemps ses saints dans une pareille affliction, et ils disaient naïvement à la Panaghia désolée : « Cessez de pleurer et de gémir, avec le temps et les années tout vous reviendra ! »

Si l’on compare les pesmas[3], avec les chants grecs de cette époque, on sera au premier coup d’œil frappé d’une grande différence. Tandis que la ruine de l’empire serbe à Kossovo a inspiré aux poètes populaires de la Serbie leurs plus belles œuvres, la chute de l’empire de Constantin n’a fait jaillir de la bouche du peuple aucun cri digne de retentir dans la postérité. C’est que les grands poètes ne naissent pas toujours, en tout pays, à l’heure des grandes catastrophes, et d’autre part c’est que l’empire serbe a été frappé dans toute sa vigueur, l’empire grec dans sa caducité. Il y a peut-être une autre raison de cette différence : les Serbes ont l’instinct en quelque sorte communiste des Slaves et s’intéressent surtout aux luttes dont la nation en masse est elle-même le héros ; les Grecs au contraire, dont le génie est tout européen, cherchent dans la multitude un Ajax, un Ulysse, un Agamemnon, quelques grandes figures qui se détachent vivement de la masse confuse et brumeuse, et en personnifient avec éclat, par un certain côté, le caractère et les passions. Or aucune de ces individualités puissantes ne leur est apparue dans l’agonie et les dernières convulsions du césarisme byzantin, c’est pourquoi la muse grecque s’est tue ; elle ne s’est réveillée qu’un peu plus tard, et alors elle a trouvé, pour chanter les klephtes et la vie kléphtique, des accens bien supérieurs aux pesmas serbes consacrées aux haïdouks.

Par muse grecque, j’entends la muse populaire. Les classes supérieures en effet supportaient assez patiemment les avanies du Turc, et même ne dédaignaient pas de l’aider à asseoir sans trop d’obstacle sa domination en Europe. Elles lui fournissaient, mais à bon prix, des truchemens pour faciliter ses rapports avec les principautés vassales ou avec les puissances étrangères. A mesure que l’élan qui avait animé les premiers sultans s’éteignait dans les langueurs malsaines du harem, les Hellènes riches et instruits devenaient de plus en plus nécessaires à ces maîtres apathiques et ignares. Les évêques eux-mêmes trouvaient moyen de trafiquer de leur influence aux dépens des deux races. Dans la vieille Hellade, où l’avaient refoulé peu à peu ses longs revers, le peuple avait d’autres sentimens. Ses champs dévastés, ses filles enlevées, les inquiétudes, les souffrances et les outrages de chaque jour ne lui permettaient pas de s’accoutumer à sa nouvelle condition. Aussi dès les premiers temps de la conquête avait-il détourné la vue de Constantinople pour la reporter vers les montagnes d’Albanie, où brillait le glaive vengeur du « prince Alexandre » et de ses invincibles Chkipetars. Devinant d’instinct la parenté, alors profondément oubliée, des nations d’origine pélasgique, il salua comme frères les guerriers qui, sous les ordres du « soldat de Jésus-Christ, » relevaient la chrétienté des humiliations de Byzance. Des masses slaves, devenues en partie musulmanes, le séparant des héros qui combattaient aux bords de l’Ister sous les drapeaux des Etienne et des Vlad, il se passionna, dans les hautes vallées de l’Olympe, du Valtos et du Xéroméro, pour ceux qui, sur la rive voisine de la mer Ionienne, faisaient reculer Mahomet II et ses bandes asiatiques. Le surnom de Scander-Beg, donné à Jean Castriote, montre assez que le peuple voyait en lui un autre vainqueur de l’Asie, un héritier du fils de l’Albanaise Olympias, le « dernier des héros de la Macédoine, » suivant la juste expression de Pouqueville. C’est ainsi que, dès le lendemain de la conquête, la Grèce, comme l’Albanie, trouva dans un homme extraordinaire le type du guerrier chrétien[4], bien supérieur au Marko Kraliévitch des pesmas, à ce « valet des Turcs » que la belle et fière Roçanda refusait d’accepter pour époux. Scander-Beg, devint l’idéal de ces klephtes dont la muse populaire a tant flatté le portrait, sans doute parce que leur cause s’identifiait au fond avec celle de la patrie.

Le peuple grec devint dès ce moment l’allié naturel et le secret complice des Albanais ; des Roumains, des Serbes, des Bulgares, et vit en eux, non plus comme autrefois des étrangers à expulser ou à soumettre, mais des chrétiens aspirant comme lui à la délivrance. Qu’on ne s’abuse pas cependant sur la force de cette alliance au point de vue politique, ni sur le caractère du sentiment chrétien qui l’a formée. Cette alliance, toute de sympathie, n’aboutit jamais à une action d’ensemble bien concertée, ou, si l’on veut, à une sorte de fédération militaire. Chaque race applaudissait volontiers au succès des autres, profitait avec joie, quand elle le pouvait, des embarras créés à l’ennemi commun, mais ne combattait guère que pour elle-même et à son heure. Quant à la religion, elle entrait en effet pour beaucoup dans la haine qu’inspiraient les Turcs, et sous ce rapport elle fut un des éléments les plus actifs du patriotisme renaissant ; mais elle parlait au cœur des Grecs plus qu’à leur imagination ; elle dirigeait plus facilement leurs bras que leur intelligence. Elle se modifie même d’une façon assez heureuse à ce moment de leur histoire. les dissensions monacales, les aberrations mystiques, ces dernières passions d’un peuple déchu et désœuvré à qui son gouvernement n’avait pas laissé d’occupations plus mâles, tout cela s’évanouit presque en même temps que les puérilités de l’étiquette de cour et les sottes intrigues des « clarissimes » et des « illustrissimes. » La réaction est telle que les poètes klephtiques iront bientôt chercher leurs inspirations, dans les vagues souvenirs de la Grèce païenne et libre plutôt que dans les lâches enseignemens d’une théologie depuis des siècles façonnée au goût des autocrates ; Proscrits et fuyards s’assemblent dans les montagnes ; l’Olympe rouvre à ses vieux enfans ses flancs miraculeux, et au sortir de ces retraites sacrées, quand ils apparaissent dans la plaine le poignard à la ceinture, le mousquet sur l’épaule, déjà vous ne reconnaissez plus en eux les Grecs du bas-empire. Chasseurs, pâtres, guerriers, ce sont de nouveaux hommes, plus semblables à beaucoup d’égards aux rudes compagnons d’Achille qu’aux timides sujets du dernier Constantin. Alors la poésie renaît avec ces héroïques personnalités qu’étouffait naguère la discipline impériale. Dans cette société brusquement ramenée aux mœurs de son berceau, les rhapsodes marchent à côté des chefs.

Kostas Boukovalas a pour confident un « chanteur rustique » nommé Noghiatis. Dans un autre chant, un jeune klephte, fier comme le paon des forêts (paunasul codrilor) de la ballade roumaine, prend lui-même son tambouro pour chanter le bonheur et la gloire de sa vie indépendante. Les chants se mêlaient même au bruit de la bataille. Kazavernis est cerné par les Turcs ; trois jours il combat « sans pain, sans eau, » ses pallicares exténués remettent l’épée dans le fourreau ; mais son ardeur est telle qu’il ranime le courage de ses braves, « et Kazavernis faisait le tour du rocher en chantant. » Il faut que cet usage ait été répandu parmi les klephtes, car Katarakhias, voulant amener les Turcs sans défiance jusqu’à l’embuscade qu’il leur a tendue, recommande à ses pallicares de s’interdire « les chansons » qu’ils avaient coutume d’entonner, parfois peut-être d’improviser à l’approche des Ottomans.

Un klephte célèbre, devenu un des héros de la guerre de l’indépendance, T. Kolokotronis, en a déjà fait la remarque, tout chant klephtique, quelqu’en soit l’auteur, ressemble au bulletin d’un capitaine : c’est l’histoire naïve, sincère, passionnée, d’un combat ou d’une embuscade. En lisant ces hymnes des Tyrtées de la Thessalie et de l’Acarnanie, on respire l’air âpre, et vif de la montagne, l’odeur de la poudre, on entend les cris des combattans, on est transporté sur le théâtre de la lutte acharnée de deux races, de deux religions, de deux mondes irréconciliables. Pendant quatre siècles, le klephte improvisateur célébra, le sabre à la main, sur les monts habités autrefois par les dieux immortels, les exploits des vainqueurs et la mort intrépide des patriotes vaincus.

Malheureusement le temps n’a laissé subsister qu’une partie de cette œuvre anonyme. Le plus ancien chant klephtique ne remonte pas au-delà du XVIIIe siècle ; il est consacré à Khristos le Milionis (Khristos au long fusil), klephte de l’Acarnanie méridionale. On regrette que les échos de l’Olympe n’en aient point retenu auxquels on puisse assigner avec certitude une date plus, éloignée. Les chants du matin de la Grèce rajeunissante seraient curieux à étudier ; nul doute que c’est dans ces vallées qu’ils ont été entendus. Ceux qui les ont peu à peu remplacés dans la mémoire populaire semblent se rattacher en effet par plus d’un lien visible à un cycle perdu ; on y trouve des allusions à des héros oubliés, c’est-à-dire à des chants oubliés. On y reconnaît que l’Olympe a, comme dans l’antiquité, ses traditions religieuses, poétiques et guerrières, il est pour les chantres klephtiques ce qu’il était pour les « maîtres de l’ancienne musique. » La chapelle de saint Élie « le foudroyant » y remplace l’autel du fils de Kronos, armé de la foudre. Les prodiges n’ont pas cessé de se manifester sur ce Sinaï de la Grèce. On croit que les hauteurs sublimes habitées par le dieu qui ébranlait la montagne d’un froncement de ses sourcils sont encore le théâtre de merveilles comme avant le triomphe du christianisme. Autrefois l’on disait que les offrandes placées là échappaient une année à l’action des élémens, et maintenant la poésie klephtique affirme que les blessures se ferment, que le corps devient plus robuste et se pénètre d’une ardeur belliqueuse sur ces sommets « environnés d’un air pur, enveloppés d’une blanche clarté, où les dieux, goûtent un bonheur qui dure autant que leurs jours éternels. » Là, aux « trois cimes du ciel » résident les parques des parques (Μοῖραι τῶν Μοῖρων), ces arbitres suprêmes de nos destinées. Aussi le klephte pense-t-il qu’aucun mont ne peut rivaliser avec ce vieil Olympe si renommé, qui a quarante-deux sommets, soixante-deux sources, et dont les couvens ont tant de fois abrité le pallicare contre la colère des Turcs. Sur la célèbre montagne, en face du Kissavos esclave (l’Ossa), foulé aux pieds par les Turcs, « chaque source a sa bannière, et chaque branche d’arbre son klephte. »

Les souvenirs nationaux s’unissent, on le pressent, aux traditions religieuses pour rendre encore plus vénérable cette montagne, qui a conservé la beauté des premiers jours, et qui n’a pas, comme tant d’autres parties du territoire hellénique, subi les irréparables outrages des hommes et du temps. L’Olympe, qui est le premier rempart de la péninsule, arrêtait jadis les tribus pélasgiques de la Macédoine ; si longtemps rebelles à l’influence grecque, comme il semble arrêter aujourd’hui les Slaves (les Bulgares) dans leur marche infatigable vers le sud. Après avoir servi de boulevard contre la victorieuse Rome, il a protégé les Hellènes contre l’invasion asiatique, et quand cette invasion eut triomphé, il devint l’asile des derniers défenseurs de l’indépendance. Dans un chant qui n’a pas le caractère des poèmes klephtiques et qui semble appartenir à ce cycle perdu dont nous parlions tout à l’heure, on voit le défenseur de la patrie sous les traits d’un vieux cerf qui se couche sur le mont Olympe, dans les basses forêts de sapins, pour y pleurer abondamment ; les Turcs sont venus au village, et avec eux soixante-douze lévriers. Si ce chant mélancolique remonte, comme on l’a dit, au temps de Mourad II et de la prise de Thessalonique, il donne une idée assez exacte du découragement des esprits à cette lamentable époque. La situation des Hellènes était en effet excessivement critique des deux côtés de la montagne[5]. Entourés de populations hostiles ou indifférentes, les Olympiotes montrèrent une singulière énergie. Dès la fin du XVe siècle, le gouvernement ottoman fut obligé de reconnaître un vieil adversaire, Kara-Mikhalis, pour armatole du mont Olympe. Ces armatoles, espèces de capitaines de gendarmerie, avaient sous leurs ordres un lieutenant nommé protopallicare, parce qu’il était le premier parmi les soldats ou pallicares, mais en certaines contrées, telles que l’Albanie et l’Acarnanie, où les musulmans, possesseurs de fiefs militaires, se montraient eux-mêmes fort indociles, le pouvoir central ne devait pas attendre une grande soumission des armatoles. Quand ceux-ci avaient à se plaindre des pachas, ils se transformaient en klephtes et allaient rejoindre dans la montagne leurs frères révoltés. De même dans l’Olympe le banditisme et la gendarmerie volontiers se donnaient la main. Au XVIIIe siècle, l’esprit national avait déjà repris tout son ascendant et reconquis, moitié par force, moitié par ruse, une indépendance d’allures que la Porte croyait prudent de respecter. Le goût de l’étude, inhérent à la race hellénique, renaissait dans les villages et jusque dans les bourgades les plus obscures perdues dans la montagne. La science descendait des hauteurs sur la plaine asservie. L’école de Rapsani devint aussi célèbre que Zagora dans le Pélion et Ambélakia dans l’Ossa. Il y eut même, tant la liberté est féconde, une sorte de réveil de la peinture religieuse ; mais la tradition olympiote ne nous apprend point quels étaient sur les frontières de la Thessalie et de la Macédoine les émules de Khristos le Milionis. Nous savons seulement que les Koutsokhristos et les Nikotsaras, qui jouèrent un rôle important au commencement de notre siècle, appartenaient à des familles klephtiques.

Un des chants consacrés à Zidros atteste que l’Albanie musulmane. constituait pour l’Olympe un danger bien plus grand que toutes les forces ottomanes. La race asiatique ou finno-mongole, réduite à ses propres forces et qui diminue à vue d’œil, — grâce au harem,[6], à la guerre et à l’ignorance de toute hygiène, — ne se maintiendrait pas dans la péninsule, si elle n’avait converti à l’islamisme, dans les pays serbes et en Albanie, une fraction éminemment guerrière d’Indo-Européens. Elle doit son salut à ces recrues. C’est ainsi que lorsque le terrible Chkipétar Ali-Pacha eut réussi à s’imposer en Epire aux populations toskes, les Olympiotes se virent engagés dans une lutte à laquelle l’insouciance ottomane et le peu d’accord qui régnait parmi les beys de Toskarie ne les avaient pas préparés ; mais aucun symptôme de division ne s’était encore montré parmi les chrétiens de la montagne. Sans doute l’élément roumain n’a pas dans ces contrées l’importance qu’il avait au temps (XIIe siècle) où les Hellènes eux-mêmes nommaient la Thessalie « grande Valachie, » et où Cantacuzène, malgré sa passion pour les noms anciens, l’appelait « principauté de Valachie. » Cependant depuis le moyen âge une grande et puissante tribu roumaine a continué d’occuper les hautes vallées de l’Albanie méridionale et de la Thessalie. Une ville du versant occidental de l’Olympe, Vlakho-Livadhi, et plusieurs villages sont occupés par ces Latins. Krania, sur les plateaux du Bas-Olympe, est une localité à moitié roumaine. Aussi un chant, en parlant du plus célèbre des klephtes olympiotes, Nikotsaras, dit-il que son héritage paternel est parmi les Valaques. Ce Nikotsaras se distingua assez parmi les guerriers la montagne pour appeler sur lui l’attention du farouche pacha de Janina. Quand Ali travaillait à soumettre tout le midi de la péninsule aux Albanais musulmans afin de se tourner plus tard contre la dynastie asiatique de Stamboul[7], il devait trouver l’Olympe, où l’élément chkipetar n’avait aucune influence, peu disposé à entrer dans ses vues. L’incurie traditionnelle de la Sublime-Porte, jointe à la vénalité de ses vizirs, lui avait permis d’acheter (1783) le titre de grand prévôt des routes et le pachalik de Trikala. Grâce à ces fonctions, il restaura la puissance mahométane en Thessalie, où l’accord des Hellènes et des Roumains avait réduit à néant l’autorité des conquérans. « Klephtes, dit un chant qui est l’expression. de la terreur inspirée par le terrible Albanais, descendez tous de l’Olympe, venez vous soumettre à Ali-Pacha. » Nikotsaras, d’abord armatole, puis chef de bande, se montrait peu disposé a écouter ces prudens conseils et à reconnaître le pouvoir du maître de la Thessalie ; mais Ali, dont on redoutait le fanatisme, n’était au fond qu’un politique et des moins scrupuleux. On montre dans l’Olympe une église qu’il a fait bâtir ; il buvait dans l’occasion à la « Panaghia couronnée, » et, quand il y trouvait avantage, négociait volontiers avec ses ennemis. Il attira Nikotsaras à Janina, où ils firent la paix. Ce ne fut, à vrai dire, qu’une trêve. Les caresses du vizir inspiraient toujours de la méfiance. Retiré à Karitza, sur les côtés de la Thessalie, où il s’était marié, Nikotsaras reprit bientôt les armes, non plus pour lutter dans les gorges de l’Olympe, où son nom était devenu populaire, mais pour se lancer dans de plus grandes aventures, comme cette expédition destinée à ruiner en Roumanie l’influence ottomane, expédition dont les poètes populaires ont célébré un mémorable épisode, le combat du pont de Pravi.

Cependant l’ascendant toujours croissant d’Ali rendait difficile le séjour de l’Olympe, même à ceux qui, comme Nikotsaras, s’étaient fait « un cœur de fer, une poitrine d’airain. » Un chant fait croire qu’il n’était pas d’ailleurs toujours d’accord avec les primats, et les traitait parfois très durement. Il « prit la mer pour se promener » et aussi pour livrer aux musulmans « quelque rude bataille. » Le fils de Tsaras, « semblable à la rose, » beau comme les guerriers de la Grèce antique, devint un de ces klephtes de mer dont s’éprit l’imagination d’un poète célèbre de cette époque qui devait mourir dans les rangs des défenseurs de Missolonghi, où j’ai trouvé son souvenir vivant. « Niko, la fleur de nos montagnes, le cyprès de nos champs, la tour inébranlable au sein de la mer, » était bien l’idéal rêvé par l’auteur du Corsaire. Ses traits réguliers, son regard perçant, son air à la fois noble et sauvage, sa taille haute et svelte, sa vigueur et son agilité, qui allaient jusqu’au prodige, révélaient en lui l’enfant de la montagne olympienne, un digne fils du capitaine des armatoles d’Alassona. Élève de l’archimandrite Anthimos, du couvent d’Haghia-Triada (Sainte-Trinité), couvent qui, encore aujourd’hui, a la réputation de ne pas fermer toujours sa porte aux klephtes, il avait, dans ce cloître caché au milieu des sapins, et dont les quatre murs droits, percés de hautes lucarnes, ressemblent à une forteresse, étudié avec passion l’épopée homérique. Peut-être avait-il rêvé de devenir le héros d’une nouvelle lutte entre l’Europe et l’Asie ; peut-être avait-il cru qu’il lui serait donné du moins d’abattre le croissant sur les rives du vieil Ister comme sur les cimes sacrées du mont Olympe. Il est certain qu’il faisait une impression tellement extraordinaire sur ses farouches compagnons d’armes, qu’ils ont enseigné à leurs fils que la mort n’a pas prise sur son cœur d’airain, et que le capitaine invulnérable, bercé par les flots d’azur de la mer Egée, se réveillera au jour fixé par les destinées[8] pour exterminer les conquérans de la Hellade.

On aurait pu croire que les énergiques klephtes de l’Olympe auraient arraché la Macédoine et la Thessalie au joug étranger. Il n’en fut pas ainsi, et l’on peut entrevoir, en plus d’un chant, la cause de cet insuccès. Une partie de la Macédoine est occupée par ces pacifiques Bulgares (Finno-Slaves), dont l’inertie fait dans la péninsule la plus grande force des Ottomans. Dans l’Olympe même, les efforts mal combinés ne correspondirent point à la gravité de la situation. Les Olympiotes, en arrêtant les armées turques dans leur marche vers le sud, pouvaient assurer le triomphe de l’insurrection thessalienne et donner à la Grèce la riche vallée du Pénée (Salamvrias) ; mais l’Olympe s’était épuisé dans sa lutte contre Ali et ses terribles Chkipétars. Les capitaines trouvaient d’ailleurs trop d’avantages dans les fonctions d’armatoles pour montrer une grande énergie patriotique. On était tour à tour klephte dans la montagne, armatole au service turc dans les villes situées au pied de la montagne. En somme, les Olympiotes agirent tard, ne donnèrent point la main aux insurgés macédoniens de la Chalcidique et du mont Athos, et furent à leur tour négligés par les provinces actuellement indépendantes. Le pacha de Thessalonique, Aboulaboul, leur fit plus tard cruellement expier, à eux comme aux Macédoniens, leurs impuissantes démonstrations. L’Olympe ne s’est pas relevé de ses coups, et s’il est difficile de réveiller l’ancienne ardeur parmi les populations helléniques épuisées, il serait encore plus malaisé de soulever les Roumains de ces contrées à cause du peu d’accord qui a régné jusqu’à présent dans les mouvemens des nations indo-européennes de la presqu’île, situation fâcheuse, mais qui, à en juger par quelques nouveaux symptômes, n’est peut-être pas sans espérance.

Les tribus pélasgiques de la Macédoine et de la Thessalie avaient jadis longtemps résisté à l’influence hellénique ; toutefois cette influence, on peut l’affirmer avec l’historien Grote, n’avait guère pénétré dans les sauvages contrées qui s’étendent du golfe d’Arta au golfe de Corinthe. Or telle est la nature de l’homme que ses facultés, au lieu de se développer harmonieusement toutes ensemble, ne se perfectionnent qu’aux dépens les unes des autres, et qu’il ne se civilise qu’en s’énervant. Les Acarnanes et les Etoliens avaient donc, au temps de la décadence des pays situés au sud du golfe de Corinthe, conservé une virilité dont ils donnèrent plus d’une preuve sur les champs de bataille. Le despotisme byzantin n’adoucit point leurs mœurs et ne réussit pas à assouplir leurs caractères. Aussi les habitans de la partie de l’Acarnanie qu’on nomme Valtos et Xéroméro prirent-ils aux luttes des klephtes contre la domination étrangère une part fort active. Si j’ai insisté sur le klephtisme olympiote à cause de l’intérêt spécial qu’inspire de nos jours la Thessalie, et aussi à cause des traditions de toute espèce que rappelle le mont Olympe, je dois constater que les autres contrées où s’établirent les klephtes ne manquèrent ni de types originaux ni d’épisodes dramatiques ; mais il faudrait entrer dans des détails infinis, si l’on prétendait reproduire d’après les chants la physionomie des principaux klephtes.

Quelle que soit la province grecque où l’on étudie la vie klephtique, elle offre partout des traits communs. Les excès inséparables d’une telle profession ne l’empêchaient pas d’être populaire. « C’était un honneur que d’être klephte, disait Théodore Kolokotronis, et le meilleur souhait qu’une mère pouvait faire à son fils, c’était qu’il devînt klephte. » La multitude qui se courbait devant les Turcs était secrètement frère de penser qu’ils n’osaient sans trembler jeter les yeux sur la montagne où brillaient des glaives ornés comme celui de Kontoghiannis, d’inscriptions menaçantes : « celui qui ne craint point les tyrans, — qui vit libre dans le monde, — met son honneur, sa gloire, sa vie, uniquement dans son sabre. » Un Germain n’aurait peut-être pas enfermé toute sa joie dans le sentiment de cette fière indépendance. Des solitudes telles que les pentes merveilleuses de l’Olympe l’auraient autrement ému et inspiré ; mais la nature ne remue pas si profondément des âmes méridionales. Sans doute le klephte salue joyeusement « les forêts, les monts élevés, les sources cristallines, les nuits éclairées par la lune » sans doute quelques traits épars dans les chants montrent qu’il n’est pas insensible aux transformations que les saisons amènent dans la nature, à la beauté du printemps, alors que « les monts verdoient, que les plaines s’émaillent de fleurs, que les rossignols chantent le renouveau sur les hauts lieux et les perdrix dans les campagnes ; » mais, fidèle aux instincts nationaux, il est moins préoccupé du monde extérieur que de sa personne. Tandis que le montagnard albanais dédaigne comme indigne d’un soldat toute espèce d’ornement, qu’il aime à faire contraster la beauté de ses armes avec la pauvreté de ses vêtemens, le klephte se pare d’un long fez rouge incliné avec élégance, sa veste à manches ouvertes est ornée de broderies, son gilet étale plusieurs rangées de boutons, une ceinture de laine ou de soie serre sa taille bien prise, la foustanelle, — jupon blanc à plis innombrables (le kilt celtique apporté en Illyrie par les Gaulois), — descend jusqu’à ses genoux ; ses jambes sont entourées de guêtres brodées, des boucles d’argent brillent à sa cheville et à ses genoux. Ce pallicare qui soigne avec amour son énorme moustache et sa longue chevelure ressemble médiocrement au haîdouk que nous peignent les pesmas serbes.

Les chants donnent une idée aussi précise des mœurs des klephtes que de leur costume. Transportons-nous donc au bivouac, à l’ombre de ces beaux platanes qu’on ne se lasse pas d’admirer en Grèce, le « platane aux larges feuilles » de Moschus. « Trois platanes se dressent sur la même ligne ; l’un d’eux répand une ombre épaisse ; à ses branches sont pendus des sabres, son tronc est hérissé de carabines, et Varlamis est couché à son ombre. »

Grâce aux pasteurs roumains, qui leur fournissaient des moutons, les klephtes faisaient une cuisine dont j’ai pu apprécier les avantages dans les gorges du Parnasse. Totzkas et des braves « rôtissent des agneaux et ont des boucs en broche ; ils ont aussi du vin doux qu’ils tiennent au frais dans un puits. » Chez ce peuple jaseur, on peut deviner que ces festins ne s’achevaient pas en silence. « Hier comme avant-hier, je passais auprès des bivouacs des klephtes, et j’entendis Totzkas endoctriner ses pallicares. — Enfans, si vous voulez vivre indépendans et libres, cuirassez-vous le cœur d’acier et ferrez-vous la plante des pieds ; ne buvez pas de vin[9] et n’aimez pas le sommeil, car le sommeil est la mort et traître est le vin[10]. » Lorsque les klephtes descendaient dans la plaine, ils ne se contentaient, pas du mouton klephtique. Ils se faisaient traiter comme des primats. « Qui a vu le soleil dans la soirée et des étoiles à midi ? qui a vu le capitaine Athanase Karabélas ? — Moi j’ai vu le soleil dans la soirée et des étoiles à midi., J’ai vu le capitaine Athanase Karabélas au khani (Χάνι) du Gui. Cinq aubergistes lui servent d’échansons, cinq autres apportent les plats… »

Le liméri, le camp des klephtes, présente, selon les circonstances, des spectacles bien différens. Tantôt à « la fontaine du platane » on voit les klephtes protégés par les hauts pics et au bord d’une source fraîche faisant rôtir les agneaux et les béliers que le capitaine arrose de vin doux versé à Diakos sous le sapin par Kroustallo aux sourcils bien dessinés et aux joues roses ; tantôt les « liméris des klephtes, la klephtourie, les redoutes klephtiques » offrent l’image de la désolation. On y trouve des têtes à terre, des têtes suspendues et de sinistres oiseaux qui font d’étranges conversations avec une « tête séparée des autres. » Dans la péninsule, ainsi que dans tous les pays orientaux, l’hiver est en général aussi froid que l’été est brûlant, et la neige rend les montagnes, qui sont le séjour favori des klephtes, impraticables une partie de l’année. De là la nécessité de descendre dans la plaine et d’y chercher un refuge pour quelques mois. Les pesmas nous entretiennent des périls que le haïdouk trouvait dans ces retraites peu sûres ; les chants grecs nous parlent aussi de semblables retraites. Syros de la Serbie et Nannos de Verria s’y montrent des hôtes tellement incommodes pour un papas et pour sa fille, que celle-ci s’écrie irritée de leurs façons soldatesques : « Moi je suis fille de papas, je suis fille de prêtre, — jamais je n’ai versé à boire à aucun capitaine. — C’est une honte pour moi, une honte aussi pour les miens, — une honte aussi pour mon père, qui est un seigneur. » Le célèbre Androutzos se conduisait probablement mieux avec ses hôtes de Prévésa, car « Tsarlambas lui écrit : — Viens, Androutzos, dans ma maison, viens y passer l’hiver, — et même je te ferai mon beau-frère, tu prendras ma sœur. » On usait de telles précautions pour cacher ces lieux de refuge que la mère d’Androutzos, à la fois fière et inquiète d’avoir des fils « capitaines, » demande aux voyageurs où est le « capitaine Androutzos. » — « Les uns disent il est allé à Prévésa, d’autres disent qu’il est allé à Parga. — Et Androutzos a hiverné dans les maisons de Tsarlambas. — Enfans, le printemps est arrivé, l’été est arrivé, retournons sur les monts, sur la cime de Liatroura (Parnasse). » Le klephte était quelquefois obligé de briser des liens déjà solides pour retourner dans la montagne. Un chant exprime cette situation avec un naturel parfait.


« Maintenant est mai, maintenant est la rosée, maintenant est l’été, — maintenant l’étranger peut retourner parmi les siens. — Il prend, il selle son noiraud (cheval noir), il le prend et le ferre. — Il met des fers d’or et des clous d’argent ; — il met ses éperons, ceint aussi son épée ; — il dit adieu à ses amis et à toutes ses connaissances, — et sa belle l’interroge avec des yeux pleins de larmes. — Tu vas partir, mon seigneur, et moi, où me laisses-tu ? — Je te laisse à ta mère, à tes amis, aux tiens, — et moi je vais trouver mes parens (frères d’armes). — Prends-moi, mon seigneur, mène-moi aussi là où tu iras, — pour que je prépare a manger afin que tu dînes, que je fasse le lit afin que tu dormes, — pour que je lave tes pieds dans le bassin d’argent. — Là où je vais, ma fille, les jeunes filles ne vont pas ; — la route est longue et a beaucoup d’amertume. — On ne fait pas la cuisine pour manger, ou ne fait pas de lit pour dormir, — on ne lave pas les pieds dans des bassins d’argent. — Reste, mon enfant, dans ta maison, reste chez tes parens, — et s’il arrive que je revienne encore, tu seras mienne. — Moi, je ne t’oublierai jamais, tout le temps que je vivrai. »


On sait que le klephtisme a continué de se maintenir en Grèce après la fondation du royaume, mais en se confondant de plus en plus avec le pur brigandage. Sans rechercher toutes les causes qui lui ont conservé quelque vie, — il faudrait, pour cela, embrasser les trois péninsules de l’Europe méridionale, où il continue de prospérer, — je voudrais tâcher de déterminer quelles classes de la population contribuent principalement à le perpétuer. Les uns pensent que les Sarakatzanes et les Karagounis fournissent au brigandage un élément permanent, et peuvent être confondus tous ensemble avec la race nomade connue en ces contrées sous le nom de Valaques ; les autres regardent les Sarakatsanes comme une « population grecque, » sortie de Sakkaretzi dans le Valtos, ou de Syrako en Épire. Il est du moins certain que cette population parle le grec et mène une vie errante. Quant aux Karagounis (du turc kara, noire, et du grec gouna, capote de paysan) ou Albanovalaques (Ἀρβανιτόβλαχοι), ces deux noms semblent indiquer leur costume et leur origine. Comme ils se nomment eux-mêmes Roumains, on peut croire que l’élément latin domine parmi eux. Cependant ils parlent trois langues, le roumain, l’albanais et le grec. Bien différens des Roumains de l’Olympe et du Pinde[11], qui s’occupent avec succès de commerce et qui ne dédaignent nullement l’agriculture, les Albanovalaques, comme les bohémiens de Béranger, pensent que la « vie errante est chose enivrante. » Leurs stanis (de στάνη, bergerie), villages mobiles, ont des chefs héréditaires nommés tchélinggus. Un voyageur qui les a rencontrés en Acarnanie dit que c’est une « race de fer. » Tels je les ai vus dans diverses nomarchies (préfectures). Leurs femmes, infatigables travailleuses, ne veulent épouser que des hommes de leur race, et les cérémonies des noces nous rappellent d’une manière frappante les usages de la Valachie, de la Moldavie, de la Sardaigne, usages venus peut-être des Romains. Le paysan acarnane les regarde comme une nation maudite, composée d’excommuniés, et on a même affirmé qu’ils sont idolâtres. Il est vrai que ces pasteurs ont, comme tous les nomades, fort peu de respect pour la propriété, et leur esprit de ruse, l’union qui règne entre eux, leur énergie extraordinaire, les font redouter des cultivateurs hellènes. Sobres, robustes, agiles, s’ils pouvaient supporter la discipline militaire, ils deviendraient d’excellens soldats. Un gouvernement intelligent finira par tirer parti de ces heureuses dispositions, et si les Valaques voyageurs (Βλάχοι οδίται) dont parle le moine George Cédrénus, qui au Xe siècle erraient entre le Pinde et l’Olympe, ont pu devenir une des populations les plus laborieuses de la péninsule orientale, si les riches négocians de Metzovo, dans le Pinde, ont su mériter l’estime de maîtres peu disposés à l’enthousiasme pour les raïas, il faut espérer que, sous des autorités chrétiennes, les Albanovalaques finiront par rivaliser avec dès frères qui ont compris la nécessité de sacrifier les coutumes de leurs pères à l’intérêt de leur race et à la cause de la civilisation.


II. — LES CROYANCES.

Le sentiment religieux qui se fait jour dans les chants klephtiques n’est pas exclusivement chrétien : même dans l’invocation des saints et de la Vierge, il n’a le plus souvent de chrétien que la forme ; le fond en est encore tout païen. Cela tient sans doute à l’opiniâtre vitalité des superstitions populaires, que l’église grecque, non plus que l’église latine, n’a nulle part complètement déracinées ; mais cela tient aussi à une cause plus profonde, à l’esprit de la race indo-européenne, laquelle semble constituée de telle sorte qu’elle inventerait de nouveau nombre de ces vieux mythes, si par hasard elle les avait oubliés. De même que l’Hellène des anciens temps éprouvait un irrésistible besoin de personnifier les forces de l’univers, de même le fils de la Grèce moderne, tel qu’il nous apparaît dans les chants à une époque où les vives lumières de l’Occident n’avaient pas brillé sur la péninsule, ne peut comprendre la nature qu’en supposant sous chaque phénomène une force vivante. De ces êtres mystérieux, dont l’antiquité avait peuplé le monde, il n’a que par exception retenu les noms, parce que ces noms ont été maudits par la religion nouvelle ; il les appelle des esprits (par exemple, l’esprit du fleuve). Les uns, à l’en croire, prennent la forme d’un dragon, et les autres la forme d’un taureau[12]. Les astres sont, ainsi que les animaux, doués d’intelligence, et, comme eux, s’intéressent à tous les accidens de notre vie, doctrine que Socrate lui-même préférait à « l’extravagante » théorie d’Anaxagore, qui faisait du soleil un corps insensible. « O ma belle lune dit une mère affligée invoquant la chaste Artémis, lune brillante qui fais le tour du monde, qui d’en haut où tu te promènes vois les choses d’en bas où nous sommes, n’as-tu pas aperçu mon fils, mon enfant chéri ? » La a mère du soleil » maudit une jeune fille parce que sa chanson et le bruit de son métier retardent le coucher de son radieux fils. Ces traits rappellent la ballade roumaine : Soarele si lima. Un vieux coursier, « pour l’amour de sa belle maîtresse » qui lui portait à manger « dans les plis de son tablier, » s’épuise de fatigue, et l’amène à son amant menacé de la perdre. Cette légende de l’enlèvement est une des plus curieuses, car elle nous montre toute la création, jusqu’à l’inerte matière, sensible aux angoisses d’un amant. La poésie occidentale, qui n’a pu se soustraire à l’influence de la science, cherche ailleurs ses inspirations. Sachant combien la nature, uniquement préoccupée de la conservation des espèces, est profondément indifférente aux souffrances individuelles, elle fait contraster le calme inaltérable de l’univers avec les agitations qui consument les forces de l’humanité. Le poète oriental au contraire, qui nous montre un amoureux mangeant « à sa table de marbre, » a soin de nous apprendre dès le début que tout ce qui entoure le bel adolescent s’intéresse à sa destinée.

On n’attribue pas seulement à l’animal la bienveillance, on lui accorde au besoin la sagesse. L’oiseau surtout, qui dans son vol plane au-dessus de cette terre de misères, l’oiseau possède une intelligence supérieure. Une colombe, organe de Zeus, qui s’exprimait avec une voix humaine[13], donna, dit une antique légende rapportée par Hérodote, naissance au célèbre oracle de Dodone. Chez les Grecs modernes, on trouve des philosophes ailés, notamment ce « gentil petit oiseau » qui adresse à la jeunesse des conseils épicuriens assez semblables d’ailleurs à ceux qu’on lit dans un des livres sacrés attribués à Salomon. L’homme de son côté aime et comprend ces hôtes de l’air. « Qu’as-tu, pauvre corbeau, à te plaindre et à crier ainsi ? — Serais-tu altéré de sang, serais-tu affamé de cadavres ? — Prie Dieu alors que la guerre commence, — et tu te repaîtras de têtes de Turcs, de têtes de pachas ; — tu dévoreras aussi le fils de la veuve, lequel n’a point de frères. — Cinq hommes lui tiennent les bras, cinq autres les jambes, — et cinq l’égorgent et emportent sa tête. »

Je n’oserai pas appeler cette poésie panthéiste, ni comparer ce naturalisme à celui des Védas, où l’on voit, en quelque sorte, germer la théologie des brahmes. Les chants populaires de la Grèce, comme ceux de l’Albanie, autre pays pélasgique, rappellent plutôt la théologie de l’Iran, postérieure au système védique. Soit que l’esprit hellénique ait avec le temps perdu la sérénité de sa brillante adolescence, soit que les doctrines de la Perse, propagées en Occident par les adorateurs de Mithra et plus tard par les sémites et les chrétiens de Judée, aient exercé sur les Hellènes une profonde influence, le monde nuisible et pervers joue un grand rôle dans la poésie klephtique. Les anciennes divinisés y ont subi la même métamorphose que les dieux des Védas dans le Zend-Avesta ; ce sont des démons. Les Néréides, par exemple, sont devenues les perfides Anaraïdes[14]. Voici néanmoins un chant crétois où la Néréide apparaît encore avec toute la grâce que lui prêtait l’antiquité ; mais c’est évidemment au grand péril de l’âme du jeune chrétien qu’elle séduit.


« Une belle Néréide — en habit blanc — me rencontra dans un sentier ; — elle arrosa mon cœur — avec une petite cruche d’argent — pleine d’eau fraîche. — Et je lui demandais de l’eau. — De l’eau, elle ne m’en donna pas, — et dans sa bonté — elle me donna ses lèvres : Bois de l’eau, rafraîchis-toi, mais ne va pas t’en vanter. »


D’un autre côté, certains dieux appartenant primitivement au monde infernal ont, sous l’empire de ces idées dualistes, grandi dans l’imagination des masses. Tel est Kharos, le vieux et sombre nocher de l’Hadès, dont le rôle a pris des proportions si étranges, un caractère si saisissant, que Goethe a pu dire : « Dans les chansons que la poésie populaire des Grecs modernes a fait passer devant mon esprit[15], je n’ai jamais rien rencontré que je puisse, sous le rapport du mérite poétique, mettre à côté de Caron. »

Les auteurs des chants nous montrent Kharos établi sur notre terre et livré à de sinistres occupations qui semblent faire sa joie. Il ne transporte plus les morts dans sa barque comme autrefois, il tue les vivans. Dans les pesmas, où le dualisme, tient si peu de place, Dieu est appelé avec une logique singulièrement hardie « l’antique tueur. » De même dans le système brahmanique Siva, le destructeur, n’est qu’une des formes de l’indivisible Trimourti ; mais la Grèce, qui jadis donnait à Zeus le nom de « père des dieux et des hommes, » répugne à attribuer de telles fonctions à l’auteur même de la vie, et elle esquive la difficulté en imitant la théologie de la Perse et en attribuant la mort à la rage homicide de Kharos. C’est ainsi que les Juifs ont supposé qu’elle était entrée dans le monde par la fureur de Satan. En général, les rêves annoncent l’arrivée de Kharos :


« Mère, ma douce maman, — quel songe j’ai eu hier ! — Dis-le-moi, ma fille, — pour que je te l’explique, ma gentille. — J’ai vu une tour d’argent — qui avait deux fenêtres, — et deux petites fontaines avec de l’eau ; — mes deux frères me suivaient. — La tour était ton époux, la fenêtre ton mariage, — et les deux fontaines avec de l’eau, — tes deux frères qui te suivaient… — Mère, ma douce maman, — tu ne me l’interprètes pas bien : — La tour était ma mort, les fenêtres ma tombe, — et les deux fontaines avec de l’eau, — mes deux frères qui me portaient. » Les plus braves eux-mêmes sont troublés par les fantômes sinistres de la nuit, et Katzanonis, l’intrépide capitaine, a quelque peine à rassurer ses pallicares, que la pensée de Kharos effraie :


« Cette nuit, j’ai fait un rêve : il me semblait en dormant — que je traversais une rivière et que je ne pouvais gagner l’autre rive. — Les eaux étaient troubles et bourbeuses ; — le courant roulait des têtes devant moi et des têtes derrière. — Donne-moi, Andonis, donne-moi l’explication de ce songe. — ne vous inquiétez pas, enfans, je vais vous l’expliquer. — Beaucoup de Turcs tomberont sous nos coups, et nous ferons un riche butin. »


Tout être humain assez audacieux pour braver « dans une heure néfaste » le pouvoir de Kharos n’a pas besoin de rêves pour savoir qu’il doit attendre sa visite. L’histoire de « la jeune fille, » d’Evghénoula, de la « petite Evghénoula » (Evghénaki pour Evghénia, Eugénie, diminutif familier), racontée diversement dans plusieurs chants, atteste cette vérité. Evghénoula est jolie, elle est « nourrie de musc, » elle est nouvellement mariée, elle a neuf frères pour la protéger et un mari pallicare fort capable de la défendre. Elle possède des maisons seigneuriales avec des cours et des jardins. Elle se trouvé dans ces rares momens de l’existence où la plénitude de la vie gonfle la poitrine d’orgueil, où l’existence semble si solide et si longue que la mort apparaît comme une simple hypothèse. Les Hellènes sont autant que les autres méridionaux portés à méconnaître dans de pareilles circonstances la lugubre fragilité de tout ce qui nourrit l’orgueil humain, tandis que l’instinct mélancolique des races du nord leur montre l’abîme où va toute chose. La poésie populaire, qui s’irrite de ce travers, les rappelle durement à la réalité. Quelque oiseau, « mauvais oiseau, » avertit Kharos, ou lui-même entendit les discours de la jeune femme et en fut « très fâché. » Les uns disent qu’il la frappa de ses flèches invisibles, d’autres qu’il se transforma en serpent et qu’il la mordit comme autrefois un reptile mordit Eurydice dans tout l’éclat de sa beauté. Une troisième version affirme qu’il parut tout à coup dans la salle du festin où les frères étaient attablés, audacieux comme les prétendans que devait châtier Ulysse. Dans cette version, la jeune Grecque perd soudain dans l’infortune (c’est encore un trait national) la confiance et l’orgueil. Elle supplie Kharos de ne pas la saisir par les cheveux, mais de la prendre par les bras, c’est-à-dire qu’elle a peur de mourir sur-le-champ et qu’elle dispute quelques momens de vie à l’implacable bourreau. Dans les trois versions, l’époux est absent. Un des chants donne à supposer qu’il se consolera facilement. Deux autres le montrent au contraire, tellement frappé de la mort inopinée de sa jeune femme qu’il se tue pour aller la rejoindre. Dans cet univers fantastique assez semblable à celui du polythéisme, nous ne devons pas nous étonner de voir un de ces chants transformer le mari en roseau et la femme en cyprès. Leurs feuilles s’entrelacent, et un prodige dont nous ignorons la cause peut rapprocher dans la mort « ceux qui ont peu vécu et dont la vie a été tranchée. »

Jusqu’à présent nous n’ayons fait qu’entrevoir le sinistre personnage de Kharos ; mais il joue un trop grand rôle dans l’imagination de la multitude pour qu’elle ne s’efforce pas de se rendre un compte exact de toutes ses habitudes. Kharos ferre son cheval aux rayons d’un faible clair de lune qui semblent brûlans, comparés à sa vieillesse glacée. Il cause avec sa mère comme un vieux et farouche klephte (un chant le nomme « premier klephte) se préparant à quelque funèbre expédition. Il se dispose à aller à la chasse pour rassembler sa provision ordinaire de gibier humain ; il choisit avec un plaisir particulier « un dimanche, un jour de Pâques, un jour solennel. » De même qu’un poète serbe, nous montre la mère de Marko fatiguée de laver les vêtemens ensanglantés du kraliévitch, la mère de Kharos trouve que l’humeur homicide de l’infatigable bourreau dépasse toute limite. « Fils, lui dit-elle, à la chasse où tu vas, à la chasse que tu feras, — ne prends pas des mères qui ont des enfans et des frères qui ont des sœurs. — Ne prends pas des époux jeunes et à peine couronnés (de la couronne des mariés). » — « Quand j’en trouve trois, répond Kharos avec un flegme lugubre, j’en prends deux ; quand j’en trouve deux, j’en prends un ; — si je n’en trouve qu’un, je l’emporte. »

Une autre version de ce chant parlant de la « maison de Kharos, » on se demande naturellement quelle idée le poète se fait d’une habitation construite par celui qui personnifie la destruction et la ruine. Tout fait croire qu’il s’agit de cette tente peinte ailleurs de la façon la plus sinistre, Les uns disent qu’elle est verte[16] au dehors et noire au dedans ; d’autres prétendent qu’elle est au dedans sombre comme la nuit et au dehors rouge comme le sang. Le bois est formé avec les mains (ailleurs les bras) des pallicares ; les cordes et les nœuds sont des tresses de jeunes filles. Dans les coffres qui la garnissent, on voit des têtes de petits enfans[17]. Son jardin est encore plus étrange que sa tente. Il y met les jeunes filles pour arbres, les garçons pour cyprès et les petits enfans pour pommiers ; mais un chant semble donner à entendre qu’il s’agit là d’une fantaisie passagère de pacha ennuyé. La tente suffit au « premier des klephtes » pour abriter un moment les esclaves et le butin qu’attend, une prison plus solide, cette prison fermée par une trappe, dont Kharos et son fils gardent les clés.

On s’imaginerait qu’une fois les vivans arrachés des bras de tous ceux qui les ont aimés, ils vont, délivrés de la tyrannie de Kharos, entrer dans une autre sphère pour y expier leurs fautes ou être récompensés de leurs vertus. La poésie populaire ne saurait ignorer cette idée, mais elle ne semble pas y attacher plus d’importance pratique que les catholiques n’en attachent aux dures théories de saint Paul sur la prédestination, l’imagination des peuplés oubliant les dogmes contraires à ses tendances. Un poète nous peint les montagnes affligées comme si elles étaient battues par le vent et par la pluie. Le sombre ouragan qui les obscurcit, c’est Kharos qui les traverse avec les morts. Les jeunes forment l’avant-garde du triste cortège, les vieux viennent ensuite ; quant aux petits enfans, il les tient empilés sur sa selle. Tous ces morts, loin de songer à la vie éternelle, n’ont de pensée que pour la vie terrestre, et pour eux « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. » Aussi prient-ils le « cher Kharos » de s’arrêter au village, afin que les vieux, puissent boire à la fontaine, les jeunes y jouer au disque, et les « tout petits y cueillir des fleurs. » Kharos, qui sait combien est puissant chez les Hellènes le sentiment de la famille, répond avec ironie que, si les mères venaient à retrouver les enfans et les ménages à se rejoindre, il n’y aurait plus de séparation possible. Kharos, qui précédemment personnifiait la mort, est considéré ici comme Hermès Psychopompe.

L’Hellène n’a point la résignation fataliste de l’Asiatique. Tout en reconnaissant la puissance de la destinée, il peut, comme le fier Jacob, lutter contre un ange. Tel est ce brave, plein de gaîté et d’espérance, qui défend résolument sa vie contre Kharos. Dans tous les chants de ce genre, la victime veut obtenir quelque répit ; mais Kharos se montre, inflexible. Quant à la lutte dont il est parlé ici, elle peut avoir lieu de plus d’une façon. Il s’agit ordinairement d’un engagement corps à corps, parfois pareil au pugilat de deux boxeurs anglais. Kharos et un berger luttent comme Jacob et Jéhovah ; mais le duel, au lieu de finir au lever du soleil, dure deux nuits et deux jours et ne se termine qu’à l’aube du deuxième jour. Ailleurs Kharos remplace la force par la violence ; il prend la forme d’un oiseau ou d’un autre animal. Il n’est pas difficile de reconnaître ici l’antique génie de la Grèce, qui substitue aux réalités physiologiques des conceptions poétiques capables, à son avis, de faire mieux comprendre les manifestations si variées de la force destructive de la nature, force constamment agissante, qui semble souffrir avec impatience l’épanouissement de la vie humaine. Pour adoucir les sombres tableaux tracés par les chants kharoniens, on prétend quelquefois que Kharos sait compatir ; mais cette compassion, un peu dérisoire, ne se manifeste qu’envers ceux pour qui la mort serait une véritable délivrance. Comme l’attachement instinctif des êtres vivans à l’existence rend ces cas nécessairement exceptionnels, un chant dit sans restriction que Kharos n’a « ni discrétion, ni pitié, » qu’il prend avec les vieillards « les petits enfans sur le sein des nourrices, » et qu’il « est résolu à ne pas laisser une âme sur la terre. » Le dernier trait est franchement et profondément dualiste, il rappelle moins le caractère panthéiste du « dieu de la mort » dans le Mahabharata que la fureur acharnée de l’Ahriman (Angramanyou) de l’Iran contre les œuvres produites par Ahoura-Mazda (Ormuzd). Sans doute ce dualisme n’est pas logique, puisque Kharos lui-même dit à un berger contre lequel il lutte : « Dieu m’a envoyé pour prendre ton âme ; » mais les superstitions populaires, de même que les religions le mieux systématisées, ne se préoccupent nullement de pareilles contradictions ; le dualisme de l’Iran, — le plus complet qui ait jamais existé, — n’était pas non plus aussi absolu qu’on le croit, puisque le bien devait finalement triompher et Ahriman être anéanti.

Comme ces triomphateurs antiques qui, après avoir enchaîné les captifs à leur char, les faisaient jeter dans un cachot, Kharos précipite les âmes dans les enfers. Une jeune fille le prie d’emporter aux enfers celui qu’elle aime. Alors peut-être, dit-elle mélancoliquement, il m’épousera[18]. Une veuve nous apprend que les bien-aimés arrivés dans le « monde d’en bas » passent un fleuve (le Léthé), boivent son onde et oublient leurs demeures et leurs enfans. Semblables à Achille, qui aimait mieux être le plus misérable des hommes sur la terre qu’un héros dans le royaume des ombres, les morts plongés dans le Tartare regrettent la lumière divine. Les belles filles se lamentent et les beaux garçons pleurent. Les turbulens pallicares ne se résignent pas à rester dans l’autre monde. Un chant fort original, dont il existe plusieurs versions, nous par le de trois braves qui veulent s’échapper de l’enfer. Une gentille fille qui les entend les prie de l’emmener dans le « monde d’en haut. « Elle veut, dit-elle, revoir son enfant, « un petit enfant au berceau, » qui a pleuré le matin pour la mamelle et le soir pour la mère. » Les animaux ne se plaisent pas mieux dans l’Hadès que les humains, et un petit oiseau qui un jour s’en échappa avait les ongles rouges de sang et les ailes noires de deuil. Cet oiseau donne des nouvelles du monde inférieur. De leur côté ceux qui meurent peuvent, comme les anciens Gaulois, se charger de véritables commissions pour les morts. — « Qui a des commissions les donne, dit un mourant, qui a des chagrins trop grands les écrive et m’apporte sa lettre. »

De pareils passages portent M. Passow à dire : « Les klephtes n’ont aucune foi aux séjours des bienheureux et des méchans. » Ils ne croient, suivant le savant allemand, qu’au « triste royaume inférieur, où Kharos conduit les morts. » M. de Marcellus lui-même va jusqu’à dire que pour le peuple grec « l’enfer est encore une demeure souterraine et ténébreuse où descend un escalier que ferme une porte. » Pluton ou Hadès n’était aussi pour les Hellènes primitifs que la terre considérée comme réceptacle des morts, une forme masculine de l’Aditi védique. Plus tard, l’idée anthropomorphique dominant davantage, Hadès finit par devenir presque toujours un dieu du Tartare et des lieux inférieurs sous le nom de Pluton ; mais la vieille idée pélasgique avait jeté trop de racines dans l’imagination du peuple pour ne pas reparaître dès qu’elle serait délivrée des conceptions des théologiens.

Sans avoir le caractère hargneux de Kharos, de la Peste[19] ou des Parques, les êtres mystérieux dont le monde est rempli sont assez misanthropes. Ghiannis chantait en cheminant sur la neige. Le dragon se montre et lui dit : « Ghiannis, je vais te manger. » Ghiannis, étonné de la colère du monstre, s’informe des motifs de son courroux. « Tu réveilles, répondit-il, les rossignols dans leurs nids, et tu troubles mon sommeil et le repos de ma dragonesse. » Les êtres qui obéissent à l’instinct s’irritent de voir la turbulente « raison » de l’homme troubler sans cesse la paix de la nature ; mais qu’on soit victime de Kharos ou de la Peste, qu’on tombe sous la dent de quelque dragon irrité, on descend sous la terre « qui doit nous dévorer. »

Tous ces faits, — et il serait aisé d’en citer bien d’autres, — montrent que la doctrine fondamentale des chants grecs n’est guère plus orthodoxe que celle des pesmas ; mais ainsi que dans les poèmes serbes les idées ou les pratiques chrétiennes y apparaissent, surtout en certaines provinces, comme des épisodes. Les dieux immortels sont remplacés par les saints, transfigurés conformément aux besoins des imaginations. Par exemple tout en croyant toujours aux « esprits des eaux » auxquels appartient l’empire des mers, le matelot n’invoque plus Poséidon, leur ancien souverain, mais il place sur son navire l’image protectrice du patron des ondes, saint Nicolas, qu’on nomme le Poséidon des chrétiens, qui, pendant la tempête, marche sur les flots soulevés avec des bottes faites d’herbes marines, et qui conduit au port les marins fidèles à son culte. Aussi tout navire gardé par lui est bien gardé. « Il te faut, mon maître, disent les matelots dans un chant de la Saint-Basile (le jour de l’an), armer une frégate — qui ait la poupe haute, la proue comme un lion, — qui ait des mâts de bronze et des vergues d’argent — et les voiles de soie et les antennes d’acier. — Qu’à l’avant soit le Christ, au milieu la Panaghia — et à l’arrière, au gouvernail, saint Nicolas ! » En général, la poésie, fidèle à ces instincts polythéistes, si puissans chez les Indo-Européens, traite les saints comme des puissances de premier ordre. Un chant suppose que saint Athanase peut accorder une longue vie. Saint George est encore plus estimé, surtout des filles, car sa fête, qui tombe au printemps, est toujours féconde en mariages.

Le Christ « roi du ciel » apparaît aussi à la tête du cortège des bienheureux ; mais, quoique le dogme de l’incarnation soit aussi conforme au génie européen qu’il répugne au monothéisme rigide des sémites, il n’a inspiré à la poésie populaire[20] aucun chant digne de ce Verbe éternel dont Platon et les alexandrins ont raconté la mystérieuse origine. Les chants consacrés à sa naissance ont plutôt, quand ils ne sont pas complètement insignifians, l’accent satirique des noëls français que le ton mystique des « séquences » du moyen âge. Le pâtre oriental, dont la vie ne ressemble guère à celle d’un farmer anglais ou d’un cultivateur flamand, adresse à la Panaghia les mêmes prières que ses pères récitaient aux pieds du protecteur des bergers, à « Pan maître de la glorieuse Arcadie[21], » — « Les voleurs m’ont pris le bélier qui portait la clochette… Je vous en supplie, Panaghia, punissez les voleurs… »

Les chants consacrés à Perpérouna, médiatrice des paysans en temps de sécheresse (la Papaluga des Roumains), ont un caractère encore plus primitif que cette naïve prière, car ils rappellent d’une manière frappante les hymnes du Rig-Véda dans lesquels d’autres fils de la race indo-européenne demandent la pluie au ciel. Il faut avoir parcouru à cheval la Grèce pendant la saison brûlante pour comprendre l’ardente supplication exprimée dans de pareils chants. Le calcaire nu des nombreuses collines n’absorbant ni ne retenant l’humidité, la pluie s’écoule aussi rapidement qu’elle tombe. Comme elle ne manque ni en automne ni en hiver, les rivières sont des torrens au printemps, « en mars les monts fleurissent, avril arrive avec les roses, mai remplit toute la campagne de bourgeons et de fleurs ; » mais ces fleurs sont promptement fanées, mais ces rivières sont desséchées avant la fin de l’été, et le manque de sources oblige le laboureur à contempler avec une espèce d’angoisse l’inaltérable sérénité du ciel. C’est alors que Perpéria doit « apporter la rosée, » que Perpérouna doit « prier pour la pluie. » — « Seigneur, verse une pluie, une pluie pour qu’on puisse labourer ! — que les eaux arrivent en ruisseaux !… — Que les champs fructifient, — que les vignes fleurissent, — que nos semailles mûrissent !… — Qu’ils fleurissent, les blés, les cotons, les herbes fraîches ; — que l’eau arrive à flots, le blé en masse ! »

Une pareille poésie nous reporte fort au-delà de l’époque chrétienne. Le moyen âge même, qui vit en Occident régner à peu près sans partage le sombre esprit du catholicisme, si bien empreint dans l’architecture des cathédrales, dans des chants religieux tels que le Stabat et le Dies iræ, le moyen âge n’eut pas dans la péninsule le même caractère et la même influence. Les chants roumains sont plus préoccupés du soleil et de la lune que du Christ et de la Vierge ; les Serbes ainsi que les Bulgares semblent toujours fidèles au culte des vilas ; quant aux Hellènes, qui multiplient les traits frappans pour donner une nouvelle vie aux traditions antiques, ils sont sans verve dès qu’il faut chanter les mystères de Jésus, les souffrances de Marie et les grandeurs de saint Basile. Bien que leurs pères eussent trouvé d’inimitables accens pour exprimer les angoisses maternelles de Déméter, et que leurs mères eussent versé des torrens de larmes sur les douleurs d’Aphrodite et sur la mort d’Adonis, leurs poètes de l’âge intermédiaire, lorsqu’ils ont voulu peindre Marie au pied de la croix, n’ont su nous montrer qu’une vulgaire matrone gémissant avec un saint Jean qui s’arrache les cheveux au pied d’un gibet sans grandeur, faisant des « mirologues, » maudissant le bohémien qui prépare les clous, et voulant se jeter dans un précipice comme une chrétienne poursuivie par des Turcs. Dira-t-on que le caractère mélancolique du christianisme répugne profondément à cette race méridionale, tandis que les Germains et les Celtes, dans les brouillards de l’Occident, devaient s’assimiler beaucoup mieux l’esprit de la religion nouvelle ? L’observation ne manque pas de vérité ; cependant on remarquera aussi que certains chants kharoniens ne sont pas, comme poésie lugubre, inférieurs aux tableaux sinistres du moyen âge catholique. La cause principale de cette infériorité de la Grèce dans l’expression des croyances chrétiennes réside donc, ce me semble, dans la liberté qu’eurent les masses de rester fidèles à leur attachement instinctif aux vieilles traditions pélasgiques. En Occident, une église éminemment politique et fortement centralisée a pu, avec le temps et l’appui énergique du bras séculier, arracher des âmes les souvenirs du passé, non pas tous cependant, comme en font foi tant de légendes et tant de superstitions encore populaires aujourd’hui ; mais en Orient l’église, plus préoccupée de discussions métaphysiques ou mystiques que du gouvernement des consciences, fit une guerre moins heureuse au paganisme, et lorsque la chute de l’empire byzantin l’eut complètement désarmée, les vieilles racines païennes se mirent de tous côtés à refleurir.


III. — LES MOEURS.

Tous les chants grecs ne sont point le produit de la même inspiration et ne sont pas tous nés sur le même sol. M. de Marcellus l’avait déjà remarqué ; il avait distingué avec raison les « œuvres d’art » des chansons moins correctes, mais improvisées par les véritables poètes du peuple ; il avait également bien compris que la montagne, la plaine et la plage n’avaient pu inspirer les mêmes accens, et qu’il serait nécessaire de remonter à l’origine de chaque chant pour savoir de quelle classe d’Hellènes il peint les mœurs et représente les sentimens. En effet, quelle distance ne sépare pas le klephte de l’Olympe des Phanariotes de Stamboul ! A Constantinople, tout en subissant le joug d’un maître, l’Hellène a constamment conservé les traditions de la culture antique, traditions qui ont brillé plus longtemps qu’on ne le croit généralement. Même au IXe siècle, — M. Renan l’atteste, — l’Occident n’aurait pu trouver un seul lettré qui pût être mis sur la même ligne que le patriarche Photius. Sans doute le despotisme des autocrates byzantins et la folle manie des discussions théologiques finirent par obscurcir l’intelligence de la nation, sans doute la conquête étrangère acheva la décadence littéraire ; mais, même dans les temps les plus difficiles, les esprits restèrent si peu étrangers à la vie intellectuelle[22], qu’il serait difficile de trouver dans les productions écloses sur ce sol la spontanéité et l’originalité qu’on admire avec raison dans les chants klephtiques. Le marin de son côté ne se soustrait pas aussi bien que le montagnard à l’influence des idées du dehors. Si peu lettré qu’il soit, il est constamment en contact avec les mœurs et les idées des autres peuples ; plus encore que l’homme de la plaine, il se trouve, du moins momentanément, dans une atmosphère où les passions fermentent, où les intérêts s’agitent, où les idées se produisent, où le passé et le présent se livrent un perpétuel combat. Quoique les anciennes qualifications continuent d’être employées, elles sont loin d’exprimer les mêmes réalités. L’habitant de la plaine était avant la guerre de l’indépendance presque aussi isolé du monde civilisé que le klephte des montagnes, et le genre de vie qu’on menait à Stamboul et dans quelques autres centres était véritablement exceptionnel. Le Phanar, où vivaient les familles des hauts fonctionnaires et des gens riches, n’aurait guère compris la rudesse originale des sentimens qu’éprouvaient les « lions » et les « vautours » de la montagne.

La situation de cette partie de la population offrait trop d’analogie avec l’état des Hébreux vivant à Babylone sous le joug étranger, sans jamais se confondre avec leurs maîtres, pour que les poètes ne s’inspirassent pas des patriotiques lamentations des écrivains juifs de la captivité. « O ma patrie, » s’écriaient-ils au milieu de la « ville barbare » — en imitant un passage célèbre du psaume CXXXVII, — si je t’oublie jamais, que la flamme aussitôt me consume ! » Mais si à l’ombre des vieux cyprès de Kalki le patriote voyait toujours dans ses songes l’image sacrée de la Grèce, combien n’étaient pas exposés à oublier dans les honneurs et dans les plaisirs la triste condition du reste de la nation ! « Pourquoi fuir le plaisir ?… — chantaient ces héritiers d’Épicure. — La jeunesse ainsi que la fleur se flétrit… » Cette morale asiatique trouvait des interprètes à Smyrne comme à Constantinople. « Dans un joli jardin, plein de fleurs, — je passe un matin pour me consoler — et distraire mon esprit de ses pensées, — car une jeune fille que j’aime me torture. — Et tandis que je parcourais le jardin, — je m’arrête à regarder les fleurs que j’aimais. — Sur la branche d’un citronnier était un petit oiseau, — et il gazouillait doucement comme un véritable oiseau ; — mais son gazouillement paraissait dire : — Voyez, ô jeunes hommes, comme tout est passager ! — Jeunes hommes, jeunes filles, ne perdez pas de temps, — parce que le temps s’en va et ne revient plus. »

Ainsi chantait la molle Ionie. Ces conseils étaient-ils absolument sans influence sur quelque capricieuse coquette dont l’étourderie est comparée par un chant de Constantinople à celle de l’hirondelle, et que sa malice fait nommer « diablotin ». Ce petit chat qui jouait avec les cœurs n’était-il pas tenté de faire quelque infraction aux règles sévères du gynécée ? On le craignait, ce semble, car les filles et même les veuves, — celles-ci en vertu des règles[23] tracées par saint Paul et conformes à toutes les traditions de l’Asie, — étaient soigneusement éloignées de ces réunions où la domnitza et la cocona, vêtues à la mode orientale, étincelantes de diamans, causaient languissamment sur les divans circulaires, tandis que des pages, en robes à la mode turque, en vestes grecques brodées, promenaient à la ronde le mastic de Khios[24]. Filles et veuves n’étaient pas invitées à s’asseoir le jour des festins officiels à ces tables longues et larges, couvertes de girandoles ornées de mille colifichets en papier peint, au-dessus desquelles s’agitaient, suspendus par des fils, de petits oiseaux qu’on finissait par lâcher, et qui portaient aux conviés ces distiques dont sont remplis les recueils de poésies populaires.

Mais l’amour est ingénieux. Combien de fois un jeune Hellène épris, ne pouvant franchir le seuil si bien gardé du gynécée, n’a-t-il pas profité de l’obscurité pour glisser en bateau sous les jalousies des palais grecs de Thérapia, dans l’espérance que son chant arriverait porté par la brise, jusqu’à des oreilles attentives ! D’autres plus timides, après avoir contemplé de loin l’objet aimé, confient leurs vœux au zéphyr, comme l’aurait fait un fils de la Grèce antique.

Si dans ces sphères élevées de la société la prévoyance et l’sprit de calcul, bien plus développés chez les Hellènes que chez les Roumains et les Slaves, mettaient un frein aux instincts turbulens des races méridionales, dans le peuple l’amour du plaisir l’emportait sur toute considération. Les filles des paysans et des bûcherons, qui formaient les lentes ondulations de la romaïka dans les majestueuses forêts de Beligradi, et en général les Hellènes des bords du Bosphore applaudissaient avec trop d’ardeur au refrain de Madame Mariora pour que la morale de ce chant populaire n’eût pas quelques analogies avec leurs propres impressions. Même la papadia (femme de prêtre), qui joint à la turbulence un manque absolu d’orthodoxie, ne semblait pas causer trop de scandale. Cette papadia d’un chant rouméliote, comme Mme Mariora, ne se plaît qu’au bal avec les élégans, au milieu des tabliers brodés, verts et bleus. Son mari s’approche d’elle en priant et lui dit :


« Arrête-toi un moment, papadia, que je te dise deux mots : — Folle, où as-tu laissé les enfans et ta pauvre maison ? — Va chez toi, mon papas, va aussi chez tes enfans ; — moi, je vais aller avec les jeunes gens, avec les élégans. — Hé ! où as-tu mis les choses saintes pour que j’aille faire la liturgie (dire la messe) ? — Que le feu brûle les choses saintes, toi et la maison ! »


Chez les Hellènes asiatiques, la lutte des races et des religions, sans produire des conflits armés comme en Europe, se manifeste pourtant avec une grande vivacité. Dans l’île de Chypre, la poésie populaire atteste l’antagonisme des Hellènes et des Israélites : « Après un jour de dimanche, le lundi de grand matin, — je me lève et vais en bas, au quartier juif. — J’y trouve une jeune fille juive qui se peignait — avec un petit peigne d’or, et qui se parait. — Avant que je lui parle, avant que je lui dise rien, — elle se tourne et me dit : Sois le bienvenu, toi que j’aime. — Bienvenus soient mes deux yeux, que je désire. — Je dis à la jeune Juive : Fais-toi chrétienne ; — tu te baigneras le samedi et tu feras ta toilette le dimanche, — et tu communieras à Pâques. — Elle le rapporte à sa mère pour voir ce qu’elle dirait : — Mieux vaudrait, ma fille, que tu fusses dévorée par le sabre d’un Turc — que de me répéter ce que tu m’as dit. »


Un chant smyrniote, quoique moins développé, n’est pas en ce sens moins caractéristique. La lutte entre l’Europe et l’Asie qui se révèle dans ces vieilles querelles de race existe même parmi les Hellènes. Sans doute le monde hellénique tout entier a pris part à la catastrophe qui a frappé Khios au commencement du siècle ; cependant on retrouve encore dans la poésie populaire la trace des divisions qui ont existé de tout temps entre les Hellènes d’Asie et les Hellènes d’Europe, les premiers ayant toujours beaucoup mieux supporté que les seconds le joug de l’étranger. On trouve enfin en Grèce, comme partout, des rivalités provinciales. Un chant rouméliote maudit les Moréotes et les Maïnotes qui ont tué le gouverneur (le président Capo d’Istria). Ce chant, accuse les profondes différences qui existent entre les deux élémens qui forment le royaume hellénique, la Morée et la Roumélie. Parfois, quand les rapports entre les localités de la même province sont rares et difficiles, comme en Acarnanie, tel canton maudit tel autre, comme dans le joli chant qui nous montre les intrépides montagnards du Xéroméro anathématisant les gens du Valtos, non moins braves qu’eux : « Qu’Arta devienne un rocher et que le Valtos s’abîme, — et que Dieu garde le pauvre Xéroméro, — qui a de doux vins et de belles, jeunes filles ! — Les belles sont à Makhala et les blanches à Kattouna — et à Biko et aux villages des blondes et des yeux noirs. »

Enfin il ne serait pas impossible de découvrir en Grèce des partisans des théories exposées dans Candide, qui traitent avec une égale sévérité les gens de l’Attique et les gens de Lesbos. C’est un de ces imitateurs de Martin le manichéen qui est l’auteur de ce proverbe : « les Athéniens, les Thébéens et les méchans Mityléniens disent d’une façon le matin, — et le soir ils n’en font rien. » Les antipathies provinciales n’empêchent point la nationalité hellénique de posséder une très forte unité. Elle ne s’est point laissé comme d’autres populations, les Serbes par exemple, diviser par les religions étrangères. Sauf quelques fractions sans importance, les Hellènes appartiennent tous à une église vraiment nationale, en ce sens que sa métaphysique s’est, dès l’origine, profondément empreinte et de l’esprit et des méthodes des antiques philosophies indigènes. Si à l’époque des invasions, qui n’ont pas plus épargné l’Orient que l’Occident, la Grèce n’a pas pu fermer l’accès de son sol à tout élément étranger, sa population vivace est sortie pure du mélange, avec son type primitif, son caractère historique, ses vifs instincts et même avec sa langue toujours reconnaissante, quoique visiblement plus altérée. Elle a sans doute, cela était inévitable, contracté quelques défauts dans sa longue servitude, et dans ses vaillantes luttes elle a dû en contracter d’autres. Elle a, comme les Israélites, pris des habitudes mercantiles ; le commerce était à peu près la seule issue régulièrement ouverte à son activité, et si c’est une école de prudence et d’économie, il laisse trop souvent sommeiller de nobles facultés. D’autre part, il est beau de combattre longtemps et avec acharnement pour son indépendance ; mais plus dure la lutte, plus il est à craindre qu’elle ne dégénère, surtout dans les classes ignorantes, en brigandage et en désordre. C’est à la liberté de faire disparaître ces derniers vestiges de l’oppression étrangère.

Il faut, après avoir constaté les modifications superficielles qui n’atteignent la race ni en son essence ni dans la majorité de ses enfans, considérer les Hellènes dans leur ensemble et essayer de caractériser leurs tendances d’après leurs chants populaires. De toutes les professions, l’agriculture est chez eux la plus délaissée. Le poète sourit au guerrier, au matelot, au marchand, au prêtre, au moine, au savant, au berger, jamais à l’homme de la charrue. L’instabilité de la propriété foncière sous la domination turque, l’incertitude même où était le pauvre colon de recueillir ce qu’il avait semé, les craintes qui l’agitaient sans cesse, avaient peuplé de klephtes la montagne, la mer de marchands et de corsaires, et fait prendre en dédain ceux qui se résignaient à la tâche ingrate et misérable de labourer pour autrui. C’est pourquoi dans cet immense romancero, si l’on en excepte quelques vers d’un chant de Trébizonde, les laboureurs semblent, comme les soudras de l’Inde, être nés des pieds de Brahmâ. Ce sentiment d’aversion, qui se remarque aussi en Albanie, eût fort scandalisé l’ancien monde pélasgique, qui adorait la terre non-seulement comme une nourrice, mais encore comme une mère, personnifiée en Cybèle ou Déméter (la terre mère) ; il eût fort étonné la Grèce au temps où Hésiode chantait les travaux et les jours. C’est là encore une trace visible de la servitude.

Le beau chant populaire bulgare qui raconte la conversation du riche Iovan avec un pacha prouve que les Finno-Slaves établis des deux côtés du Balkan (Hémus) comprenaient mieux le rôle considérable que l’activité agricole peut donner à une nation. On y trouve même dans la conclusion un sentiment de légitime fierté qui fait un contraste remarquable avec certains traits bizarres de vanité klephtique. En effet, tandis que le klephte, s’exagérant follement son importance, répète dans plusieurs chants qu’il « est connu du sultan et connu du vizir, » et même « connu dans l’univers, » Iovan remplace ces vaines manifestations d’un individualisme sans frein par la simple et homérique exposition des biens de toute espèce qu’il doit au travail, et il finit par affirmer, avec la calme et inébranlable résolution de la force, que si ses richesses sont à la disposition de celui qui a recours fraternellement à sa générosité, il saura les défendre jusqu’au dernier soupir contre ceux qui prétendraient les obtenir par la violence.

Dans toute poésie du peuple, l’amour joue un grand rôle et souvent le rôle principal. Pour qu’on ait une notion complète de la manière dont un peuple comprend l’amour, il n’est pas inutile que les deux sexes révèlent leurs sentimens, comme le font en Occident les hommes et les femmes qui écrivent des romans. Les poèmes qu’on nomme chez les Serbes « chants de femmes » ont fourni à cet égard d’assez vives lumières. Grâce aux traditions du gynécée, il ne faut s’attendre ici à rien de pareil. Chez les Hellènes, la femme du peuple ne peut guère chanter d’inspiration que devant un tombeau[25]. On peut cependant considérer comme conformes à la réalité les chants ou les passages des chants qui montrent chez les filles un vif désir de ne pas mourir célibataires. Ce désir éclate de la façon la plus piquante dans les plaintes d’une fillette qui, ayant rêvé qu’elle était mariée, cherche en s’éveillant querelle à son « oreiller. » La « colombe d’or » est assez portée à considérer le gynécée comme une « cage » où elle ne saurait passer sa vie, et assez disposée à suivre « l’aigle » qui doit la ravir à la famille. Elle dira franchement à sa mère : « Bonne mère, marie-moi, — fais-moi maîtresse de maison. » Et même : « Ma mère, marie-moi, — ou taille le drap mortuaire et mets-le-moi. » Avec des personnes aussi pressées, la tâche imposée à la sollicitude maternelle paraîtrait aisée ; Il semble pourtant qu’il n’en est pas toujours ainsi. Les poètes grecs ont comme l’immortel fabuliste français des « filles qui ont le goût difficile. » Vous en trouverez qui ne veulent point d’épicier « parce qu’il sent les olives, » ni des barbiers ni des tailleurs pour des motifs assez semblables. Si l’on peut appeler « une honte » la pensée d’épouser un « étranger, » que faudrait-il penser de la jeune Grecque qui accepterait un Ottoman ? « Ma mère, je me tue ; de Turc, je n’en prendrai pas ! » Tel est le fond de la réponse dans plusieurs chants. Quant aux vieillards, toutes sont unanimes à se railler de leurs prétentions, et dans des termes qui sont bien loin d’être toujours d’une parfaite convenance. Comparés aux « caresses du vieillard, » on peut dire que « les coups de bâton du jeune homme sont des ris et de la joie. » Une papadia mariée à un vieux prêtre exprime ses ennuis avec une énergie bien faite pour décourager les folles qui seraient tentées de l’imiter.

Cherchons maintenant dans les chants grecs quelle impression la beauté fait sur les hommes. Si l’on en juge par quelques chants, son prestige ne serait pas moins grand que dans le monde ancien. Le sein de Diamanto, son « sein blanc, blanc comme la neige, » est comparé à la splendeur du soleil et à l’éclat de la lune. Le souffle de la brise marine ayant remué légèrement la robe d’une jeune fille qui « lavait au port » et montré sa jambe, « le port en fut éclairé, — les vaisseaux en furent éclairés, — les galères venaient, et elles en furent éclairées… » Une jeune fille « aux formes angéliques » chante à sa fenêtre les ennuis que lui cause l’absence de son amant. « Des matelots qui entendent sa voix et voient de tels attraits — oublient leurs voiles et laissent leurs rames. — Voyager, ils ne le peuvent plus ; naviguer, ils ne le savent plus. » Quand une blonde à la taille fine, dont les yeux regardent la terre, se met à sourire, son « sourire fait pleuvoir les roses dans son tablier. » Personne n’échappe à l’impression produite par de pareils spectacles. A peine le nautonier a-t-il aperçu Melpomène, « la belle au corps d’ange, » qu’il lui jette « d’amoureux regards ; » à peine l’amante de Rhally a-t-elle paru dans la maison de Dieu, que l’église en tressaille d’un bout à l’autre, le clergé se trouble, « le papas se tait, le diacre cesse d’officier, — et les petits lecteurs laissent leurs livres de prières. »

S’agit-il de traduire l’admiration produite par les charmes d’une belle personne, on emprunte des comparaisons aux trois règnes de la nature. Les expressions « mon âme, ma vie, » indiquent des sentimens plus profonds que les termes d’amour préférés par les Albanais, et trahissent une civilisation plus avancée ; mais les deux nations pélasgiques affectionnent pourtant une même comparaison. Hellènes et Chkipétars aiment à peindre une jeune fille sous les traits d’une perdrix. Il s’agit non de la perdrix grise, au plumage terne, mais de la charmante perdrix rouge ou bartavelle, dont le bec est rose comme le corail des lèvres, dont la gorge est blanche et pure comme le sein d’une vierge, et dont les tarses couleur de pourpre font penser aux brodequins éclatans des césars de Byzance. C’est bien « la perdrix au beau plumage[26] » dont parle un chant grec, « la bartavelle aux ailes d’or » des poètes albanais ; mais, si la jeune Hellène est proclamée « telle comme une perdrix » par une poésie qui ne saurait avoir perdu tout souvenir des admirables types antiques, la comparaison prend au besoin un ton moquer. Un amant irrité reproche à une jeune fille d’avoir « les tromperies » d’une perdrix, en faisant allusion aux ruses emploies par cet oiseau pour tromper les chasseurs et sauver sa couvée.

L’hirondelle, si souvent chantée en Grèce comme messagère du printemps sans être un sujet de comparaison habituelle comme la colombe, fournit pourtant un trait significatif. Certaine « petite fille belle comme une perdrix » est en même temps « étourdie comme une hirondelle. » L’amour, on le voit, chez un peuple dont la défiance naturelle éclate même dans des poésies fort antérieures au christianisme, l’amour n’est donc pas constamment aveugle. Quand il s’envole, la vieillesse répète des proverbes misogynes qui auraient charmé Euripide. « Au monde, il est trois fléaux, — le feu, la femme et les eaux. »

Le règne végétal et même le règne minéral ne fournissent pas aux amoureux moins de comparaisons que le monde des oiseaux. Après les fleurs, les diamans et les perles, les astres ne pouvaient être oubliés. L’idée banale est ici parfois présentée avec des développemens d’une incontestable originalité ! « Une jeune fille sortait et se vantait — Mon soleil, eh quoi ! es-tu plus beau que moi ? — Toi tu fanes le fenouil et les herbes fraîches, — et moi je fane les Hellènes, les pallicares grecs. » Cette idée, très populaire, se retrouve encore dans un chant que j’ai copié sur le Parnasse lorsque j’y ai visité l’intéressante population d’Arakhova. « Cabane, vieille cabane couverte de roseaux ! — Une fille y est assise et enfile des pièces d or. — Et elle grondait après le soleil, et elle lui disait : — Sort mon soleil, pour que je sorte aussi. — Et toi, si tu brilles, mon soleil, — ce sont les pallicares que je fane, — je fane les neuf frères, les dix-huit cousins. »

Cet orgueil que la beauté inspire ne fait pas négliger les ressources que l’art peut offrir. Les femmes grecques aiment volontiers tout ce qui brille. « La fille, dit un chant, veut des caresses, elle veut aussi des perles. » Elle mettra cinq rangs de pièces d’or en collier, et quatre rangs en bracelets. L’arbre aux « feuilles d’or » et aux « rameaux d’argent » dont un amoureux fait la description à la « folle » Diamanto donne une idée assez exacte de ces fiancées qui portent leur dot au cou. Il ne faudrait pas prendre trop à la lettre les déclarations que l’orgueil de la beauté dicte à quelques filles, car en Grèce l’amour n’établit pas entre les deux sexes une égalité réelle, encore moins suppose-t-il ce règne passager de la femme qu’exprimait si bien jadis le mot « maîtresse. » Plus les mœurs sont patriarcales et guerrières, plus la femme se sent portée à accepter comme naturelle et immuable la condition modeste qui lui est assignée dans la famille barbare. L’amante du pallicare lui porte le flambeau, lui présente le verre et lui donne respectueusement le nom de « maître. » La fille qui aime assez Kyrkos pour chercher les noms les plus beaux à ses yeux, « basilic[27], tige de vigne, branche de musc, baguette de jonc[28], » le nomme « mon maître et mon amant. » Cette humilité excessive fait parfois contraste avec la suffisance des garçons. La différence que la foi religieuse et la monogamie établissent entre les Grecs et les Ottomans fait qu’on s’étonne de ce défaut de personnalité chez la femme chrétienne, et tous ceux qui liront avec quelque attention certains chants helléniques en seront d’autant plus frappés que ce n’est pas là, tant s’en faut, un trait de mœurs qui soit commun à toute la grande famille pélasgique.

N’exagérons rien cependant : la claustration domestique est déjà beaucoup moins rigoureuse dans les villes qu’elle ne l’était il y a trente ans, et elle a presque toujours été inconciliable avec les exigences de la vie champêtre, surtout dans les montagnes. Ici la nature se joue des conventions qui la blessent. C’est pourquoi, de même que les lois du harem perdent de leur sévérité dans les villages musulmans, de même les lois du gynécée plient sans effort sous la volonté plus ou moins capricieuse des rustiques filles de la Grèce. La jeune villageoise qui s’ennuie devant son métier est assez disposée, dès que le fil se casse, à courir à la fenêtre, puis à la fontaine, dût-elle s’exposer en chemin à « quelque étroite embrassade. » Nous ne sommes pas ici en Albanie, où un baiser peut se payer fort cher, et sauf en quelques localités, notamment dans les montagnes habitées par les Maïnotes, qui ont gardé les usages terribles des Chkipétars, les Hellènes sont moins sévères que les compatriotes de Scander-Beg. Sans doute les femmes sont surveillées, sans doute aussi les filles ne jouissent pas d’une pleine et entière liberté ; mais quel paysan grec interdirait à la sienne, comme le font les rudes Albanais, toute conversation avec les hommes de son âge ? D’ailleurs la jeune Hellène n’a pas la naïveté un peu crédule des vierges de la Serbie et de la Bulgarie. Elle se défié généralement des « tromperies et des embûches de l’amour, » et plus elle tient à être promptement mariée, moins elle est disposée à compromettre par de périlleuses concessions les chances qu’elle a de trouver un époux. On lui apprend de bonne heure que celles qui « s’endorment sous un pommier s’éveilleront flétries comme une pomme, comme une prune comme une cerise de Patras. » Un dialogue entre une fille et un jeune homme qui épuise tous les raisonnemens pour la convaincre donne une idée de la prudence dont elles usent en pareil cas. Les guides spirituels de ces filles avisées sont souvent plus faibles qu’elles. Il suffit de citer l’histoire de la « belle jeune fille » qui vient dans la maison d’un papas pour se confesser. On voit poindre dans le récit de cette entrevue la pensée morale à laquelle Paul-Louis Courier a donné un relief si puissant, dans cette page célèbre où, à propos d’un crime alors récent, il peint la situation périlleuse d’un jeune prêtre écoutant, à travers la grille du confessionnal, les confidences d’une fille de son âge, l’interrogeant sur les plus secrets mystères du cœur et des sens. On n’a jamais rien écrit de plus simple et de plus concluant contre le célibat ecclésiastique.

Cette pensée prend une forme plus accentuée encore quand il s’agit des moines. L’histoire, racontée dans un chant d’Andros, du « diable de calogheros, » qui cache le froc que chaque calogria (nonne) a laissé pour se baigner sur la rive du fleuve, rappelle les virulentes satires du moyen âge. Dans une autre histoire analogue, où figurent un calogheros et une kyra (dame), on trouve brutalement outré un trait finement indiqué dans Tartufe. Le principe même de l’institution monastique est attaqué dans des chants d’un réalisme violent qui montrent la calogria affolée sous la croix et le chapelet, allant à l’église, ne priant point, tout en proie à d’autres idées, entraînée comme malgré elle au cabaret, et là (on croirait lire un pèlerinage dans les couvens roumains) proposant à un pallicare de venir dans sa cellule, où l’attendent « perdrix rôtie et vin doux. » le ton cynique de ces chants fait contraste avec tout ce qu’un calogheros raconte ailleurs de sa propre vie. La première partie de ce récit naïf et plein de vie a une frappante analogie avec les admirables conversations de Luther sur « le temps du papisme, » sur ses jeûnes et ses mortifications ; mais dans la seconde il s’agit bien moins de théologie que d’une « jeune blonde » qui un jour de Pâques décide le moine à maudire les vœux qu’il a faits après avoir été mis au couvent « orphelin, tout petit. »

Le peuple grec, très porté, comme les Germains, à la vie de famille, devait, dès que les cloîtres cesseraient d’être un refuge nécessaire aux insurgés chrétiens, préférer le mariage au célibat monastique. De là la rapide décadence des couvens dans la Grèce indépendante et le prompt développement de la population, si lent dans les pays latins, où le monachisme renaît perpétuellement de ses ruines. Ce n’est pas que les Grecs aiment le home, — ils sont trop gens du midi pour avoir de semblables inclinations, — mais ils ont l’esprit de prévoyance assez développé, des passions dont l’ardeur méridionale est modérée par le désir de s’enrichir et de briller, et ils savent fort bien de quel secours peut être une femme à un mari économe et ambitieux.

Les dictons populaires nous donnent une idée des principes qui guident un Hellène raisonnable dans le choix d’une compagne. « Si vous prenez des milliers d’écus et une femme méchante, les écus s’en vont au diable et la méchante vous reste, » proverbe qui n’empêche point les amateurs de dot d’aller chercher une femme dans les pays étrangers, et les négocians de faire des mariages de convenance. Comment pourrait-on savoir si une fille est le trésor dont parle Théognis quand on prend une personne inconnue ? « Si tu veux bien te marier, cherche dans ton voisinage, » dit un proverbe. Aussi les mariages sont-ils précoces, et l’homme du peuple se marie-t-il de dix-sept à vingt ans, la fille de quatorze à quinze.

L’analogie qu’offrent sur ce point les mœurs de la Grèce et celles de l’Allemagne est d’autant plus remarquable que la cérémonie des fiançailles est chez les Hellènes non moins sacrée que chez les Germains ; c’est à ce point que le jeune homme qui briserait ce premier lien s’exposerait à toutes les vendette de la famille offensée. Cela est d’autant plus terrible que les familles, ainsi que nous l’apprend mainte chanson, voulant s’allier entre elles selon leurs propres convenances, et considérant le mariage comme une affaire où l’imprévoyante jeunesse n’entend rien, enchaînent souvent d’avance la liberté de leurs enfans en les unissant dès le berceau. Vienne l’âge où les yeux s’ouvrent, où le cœur parle, il est quelquefois bien dur pour un pauvre garçon, d’avoir à choisir entre la main de la fille ou la carabine des frères. La fiancée elle-même, quand c’est elle qui se parjure, n’est guère plus en sûreté.


« Une jeune fille, dit un chant crétois, cueillait des fleurs et mettait des roses dans son sein — pour tresser des guirlandes avec les fleurs et des couronnés avec les roses. — Et le roi passa (venant) de la chasse au lièvre. — Il lui demanda deux roses ; elle lui en donna quatre. — Il lui met au doigt du milieu une petite bague. — Et la mère la voyait de la fenêtre : — Chienne folle, diablesse de chienne, n’as-tu pas craint Dieu — en donnant des roses au chasseur et prenant une bague ? — Quand viendra ton fiancé, je vais le lui dire. » — Tout le jour elle la gourmanda, et le soir elle la dénonce. — Dix-sept frères la battent et dix-huit cousins, — et son fiancé la bat aussi avec une petite verge d’or. — La jeune folle était mourante, la pauvrette râlait… »


Voilà un des dangers de ces fiançailles trop précoces ; elles ont un autre inconvénient, relevé dans plus d’un couplet : c’est de favoriser dans l’adolescence, quand les adolescens se conviennent, une imprudente intimité.

« Couronner une jeune fille, » c’est l’épouser ; mais, le couronnement faisant partie de la cérémonie religieuse, les chants des noces ne se rapportent qu’à la toilette de la fiancée et à son départ de la maison paternelle. Il en est de même en Albanie. On se demandera peut-être quel est en somme le résultat le plus ordinaire de ces unions si bizarrement contractées, tantôt dès l’enfance pour ainsi dire, et par la seule volonté des grands parens, tantôt en vertu d’un choix plus libre et par l’active entremise de personnes fort peu désintéressées. Si Thomas Morus pouvait dire qu’un homme qui se marie ressemble à celui qui mettrait la main dans un sac où se trouveraient, avec une seule anguille, beaucoup de vipères, les femmes sont bien exposées aussi à quelques fâcheuses aventures. Les chants grecs ne le dissimulent pas. Sans parler des lamentations contre les « méchantes » belles-sœurs et contre les belles-mères qui ressemblent à la mère de Constantin, on se plaint aussi des « méchans » maris : « Mon miroir d’Alexandrie, tu me fais toujours laide, — toujours laide, toujours pâle, toujours hâlée. — Je ne suis ni enlaidie par le soleil, ni par le soleil noircie. — Mais j’ai un méchant mari, un fardeau — qui me donne le pain sur le tranchant du poignard — et l’eau de rose sur le revers du verre. »

Tout en tenant compte de ces exceptions, tout en faisant d’un autre côté la part des passions indomptées dont les différentes versions du chant sur « la femme infidèle » présentent un dramatique tableau, tout en réduisant à leur juste valeur les exagérations nationales, on peut affirmer que la Grèce, comme l’Allemagne du nord, les états Scandinaves et les pays anglo-saxons, fournit un très fort argument contre ceux qui prétendent que l’existence du divorce relâche les liens de la famille. Dans peu de pays, ces liens sont plus solides. La femme semble en général satisfaite de sa condition ; mais ce qui met ici le comble au bonheur de l’épouse, et même a ses vertus, c’est l’orgueil d’être mère, ce sont les joies inquiètes et pourtant ineffables qu’elle trouve à nourrir et élever ses enfans. Si elle est un peu la servante du mari, elle devient reine au milieu de ces petits êtres, et la reine la plus tendre et la plus dévouée. Ignorante des distractions qu’une civilisation plus avancée multiplie, surtout dans les grandes villes de l’Occident, autour des jeunes mères, elle s’enferme en son ménage et y déploie avec une infatigable constance les fortes et aimables qualités qui sont la grandeur de son sexe. Aussi ne faut-il pas s’étonner du rôle que joue la mère de famille dans les chants populaires. Elle est le centre et le symbole rayonnant de toutes les affections domestiques. Unis ou dispersés, frères et sœurs la voient toujours au milieu d’eux ; l’absent rêve du toit natal, et ceux qu’il y a laissés, au lieu de serrer les rangs après son départ, lui gardent sa place au coin du feu et l’attendent.

L’attachement au foyer, à la « petite mère, » aux « petits frères, » aux « petites cousines, » explique ce sentiment que les Hellènes appellent ξενιτεία, espèce de nostalgie qui leur rend haïssables les mœurs et usages de l’étranger. Pour excuser les exagérations de ce sentiment morbide, il convient de se rappeler que, pour l’Orient même chrétien, l’Occident était, il n’y a pas beaucoup d’années, un monde incompréhensible et qui semblait absolument hostile. Ces gens qui, à l’exemple de leurs ancêtres, attachent une si grande importance à la sépulture étaient exposés, dans les pays protestans, à être enterrés sans cérémonie, et dans les pays catholiques à voir leur dépouille mortelle repoussée « comme les restes d’un chien » de tous les cimetières[29]. « Mes yeux, à moi, dit un chant grec, ont vu comment on enterre les étrangers, — sans encens, sans cierges, sans prêtres, sans diacres. » Les mœurs ne leur semblaient pas moins étranges que les idées. L’Hellène, hospitalier comme on l’est dans les sociétés primitives, jugeait fort mal des pays où toutes les maisons ne s’ouvrent pas comme une auberge au voyageur, où la charité, craignant d’encourager la paresse vagabonde, songe plutôt à fonder des institutions durables qu’à secourir des inconnus. A présent que l’Europe comprend mieux que la Grèce elle-même le respect qui est dû à toutes les croyances religieuses et que les relations de peuple à peuple, rendues plus faciles, se sont aussi multipliées, le voyageur grec, qu’il revienne d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, emporte en son pays des impressions tout autres et un sentiment de plus en plus vif de la supériorité de la civilisation occidentale ; mais les vieux chants, curieux sous ce rapport et même fort instructifs, expriment naïvement, parfois avec énergie, les répugnances jusqu’à un certain point très légitimes du temps passé. Quand on a une idée exacte de la situation de tout Hellène qui jadis voulait voyager, on comprend sans peine que le départ fût pire que la mort. « La mort a des consolations, et Kharos est capable de pitié ; — mais pour les vivans qui se séparent, il n’y a pas de consolation. » Celui qui part croit donc pouvoir regretter que sa mère l’ait engendré. Un autre plus modéré compare cependant « l’heure d’aller à l’étranger » à « l’heure de l’esclavage, » en ajoutant que « l’herbe ne pousse plus » dans le lieu où l’enfant se sépare de la mère, où se séparent « les époux qui s’aiment. » Les argumens ne manquent pas pour justifier ces appréciations sinistres. « Mon petit oiseau blanc, affligé, — où tu veux aller, aller passer l’hiver, — il n’y a ni arbrisseau, ni douce verdure ! , » L’homme n’est pas meilleur que la nature « dans les tristes pays étrangers. » Chacun s’y lasse de la plus vulgaire hospitalité. On raconte des histoires qui prouvent que la femme même n’y connaît pas la compassion. « Des étrangères lavent mes habits, des étrangères les époussettent. — Elles les lavent une fois, elles les lavent deux fois, elles les lavent trois fois et cinq fois, — et après les cinq fois elles les jettent dans la rue. — Prends tes habits, étranger, prends aussi tes hardes, — et va chez ta mère ! » Dans un autre chant, ces mégères ajoutent, après avoir lavé seulement trois fois le linge : « Ici on ne trouve pas d’eau, on ne vend point de savon ; — ici les pierres sont pesées, la terre se vend à la drachme. »

D’autres inquiétudes se mêlent à ces terreurs. Quoiqu’on prenne la sage précaution de maudire celui qui aime « bien loin à l’étranger, » qui n’aime pas « chez nous, ici, dans notre voisinage, » les mères ni les jeunes filles ne sont pas rassurées. La mère ne redoute pas seulement « la fascination et le mauvais œil, » elle craint aussi que l’étranger « n’égare son fils et que celui-ci n’oublie ses parens. De fait, il arrive quelquefois qu’un jeune homme charge les oiseaux de dire à ses « anciennes amours » qu’il ne peut revenir parce qu’une sorcière qui « charme les fleuves et les mers » le retient auprès de sa fille. On comprend qu’une jeune personne qui voit partir son bien-aimé ne songe pas sans épouvante à de tels périls, fort sérieux pour les imaginations méridionales, que la magie n’inquiète pas moins que le mauvais œil. De beaux yeux sont d’ailleurs, et on s’en doute, de dangereux sorciers. Mères et amantes ne connaissent-elles pas cette énergique et mélancolique conclusion d’un chant : « Au premier baiser d’une femme aimée, il soupire ; au second, il se trouble ; — au troisième, empoisonné, il oublie sa mère ? » Aussi les adieux des amans sont-ils parfois mêlés de tristes pressentimens. « La pierre que tu as foulée en entrant dans la barque, — que ne sais-je où elle est pour la couvrir de larmes ! » — « Et là où tu vas, mon petit oiseau, là où tu aborderas, — tu verras bien des jeunes filles, et moi, tu m’oublieras ! » Le véritable Hellène ne perd pas ainsi le souvenir de tout ce qu’il aime. Les amours des tourterelles le font penser aux siennes, et il prend les nuages pour messagers. « Mars est venu, avec mars sont venues les hirondelles, — et aux sources descendent les tourterelles par couples, — et moi, je suis toujours sans compagnon, le printemps comme l’été… — Je vois seulement de sombres nuages dans les airs ; —. heureux nuages, si vous allez dans ma patrie, saluez pour moi les jardins du Bosphore ! » Les poètes populaires grecs comprennent très bien l’influence que certaines circonstances exercent sur les souvenirs. Plusieurs font commencer les remords de la « mauvaise » mère à la Saint-George, quand, regardant à l’église « les jeunes filles, les jeunes hommes et les pallicares, » elle voit « vide la stalle » où devrait être assis son fils. Ainsi la jeune mariée que son mari a quittée pour aller à l’étranger, « trois jours seulement » après son mariage sent croître ses douleurs quand elle aperçoit « le voisin avec l’enfant dans les bras. » Elle ne peut plus retenir ses larmes, car son cœur est « lassé, » et son âme éprouve la même fatigue. — « Sans mari dans les bras, dit-elle avec désespoir, sans enfant dans les mains ! » Si déjà les séparations paraissent tristes quand elles sont volontaires, comment pardonnerait-on à la « mauvaise mère » qui oblige son fils à s’éloigner de son toit ? L’horreur qu’elle inspire a donné naissance à une idée qui a été reproduite avec un certain nombre de variantes. La « mauvaise mère, » une fois son fils parti, est saisie de remords, et dans son angoisse elle interroge tous ceux qu’elle rencontre sur le sort de ce brave et beau jeune homme.


« Il était, dit-elle tristement, grand et svelte ; ses sourcils étaient des arcs, — et au doigt de la main droite il avait l’anneau des fiançailles ; — le doigt brillait plus que l’anneau. — Oui, hier, avant-hier, nous l’avons vu couché sur le sable ; — des oiseaux noirs le mangeaient, des oiseaux blancs l’entouraient, — et un oiseau, bon oiseau, ne mangeait pas, mais volait en formant des cercles autour de lui. — Les autres oiseaux lui disaient : — Ne manges-tu pas, toi aussi, bon oiseau, de l’épaule d’un brave, — afin que ton aile grandisse d’une pique et tes serres d’un empan ? »


En somme, la famille est en Grèce plus unie que dans bien des pays plus civilisés, et lorsque la mort y fait un vide, la douleur de tous éclate avec impétuosité. C’est alors seulement que la veuve, affranchie de la réserve que les mœurs imposaient à l’heureuse épouse, peut laisser déborder, avec sa tristesse, tous les sentimens de son pauvre cœur, dans les chants mortuaires qu’on nomme des mirologues.

La masse, — aujourd’hui vraiment considérable, — des chants helléniques nous présente la Grèce dans le temps où elle ne s’est pas encore transformée sous la puissante influence des idées modernes. La conquête ottomane ayant coïncidé avec la renaissance et la réformation, la péninsule est restée absolument étrangère à l’action que ces grands faits ont exercée sur les contrées occidentales. L’absolutisme asiatique des sultans, s’étant substitué sans aucune peine au despotisme byzantin, continua de maintenir victorieusement l’égalité dans l’ignorance et dans la servitude ; mais si même après la nouvelle renaissance et l’immense réforme européenne qui a pour point de départ le mouvement français de 89, l’Occident cherche encore si péniblement sa voie, s’il est livré aux plus incompréhensibles tergiversations et obligé de défendre chaque jour contre des revenans du moyen âge des institutions déjà anciennes, il faut être indulgent envers la Grèce, et ne pas trop s’étonner des difficultés que cette nation, à peine sortie, pauvre et couverte de sang, des mains des vizirs, trouve dans l’accomplissement de sa tâche laborieuse.

Est-ce dans l’esclavage qu’elle aurait appris l’art si difficile de se gouverner elle-même, d’user avec une sagesse souveraine de cette liberté qu’elle a si héroïquement conquise, et dont elle sentait si bien la grandeur sans en avoir encore acquis l’expérience ? La France a-t-elle toujours su se servir de ces belles institutions dont elle a doté la Grèce et l’Italie, et qu’elle leur envie aujourd’hui ? Quelques coups de fusil de loin en loin dans les rues d’Athènes ou sur les montagnes voisines font plus de bruit en Europe que les améliorations profondes et incessantes qui ont en peu d’années renouvelé la face de ce pays. Le despotisme y avait tout stérilisé et tout détruit ; la liberté y féconde et y relève tout, l’agriculture, le commerce, les mœurs, les sciences. Et quand ces changemens dont on parle si peu ne seraient pas encore accomplis, il suffirait de parcourir les vastes recueils que nous venons d’analyser pour croire à l’avenir d’une nation qui, dans sa longue et abrutissante servitude, n’a cessé de produire des chants tour à tour si mâles et si délicats.

Certes le nom du peuple qui, à la fin du dernier siècle, a proclamé à la face des rois les droits de l’homme et tenté de substituer le règne de la fraternité universelle aux fureurs homicides des vieux âges, sera toujours cher aux amis de la raison et du progrès ; mais, pourrions-nous oublier les services que la Grèce a rendus au monde dans le temps où par ses luttes héroïques contre l’Asie, par ses arts et sa philosophie, surtout par le sentiment alors extraordinaire qu’elle avait de la dignité de l’individu, elle créait l’esprit européen, et posait les premières pierres d’un édifice que nos mains débiles n’ont pas encore achevé ?


DORA D’ISTRIA.

  1. Un des noms de Constantinople était ή νέα Ῥώμη, de là le nom de Ῥώμαῖος ; donné au Grec.
  2. καλόγερος, moine, littéralement bon vieillard.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1865.
  4. Sur Scander-Beg, voyez la Revue du 15 mai 1866.
  5. De nos jours, elle est bien loin d’être satisfaisante. En Macédoine, les Bulgares ont presque tout envahi, et leur masse a refoulé les populations helléniques vers la mer, où elles se sont maintenues sur une lisière étroite et marécageuse entre Platamona et Kolakia. La péninsule chalcidique est restée grecque. Les Turcs koniarides (venus de Konieh) ont contribué plus tard à ce refoulement dans le Tcherchanbe à l’occident et à l’est depuis Thessalonique jusqu’au Strimon (Karasou). De ce fleuve jusqu’à Makri, le pays hellénique n’est qu’une zone fort resserrée occupée par des marins. À partir de Makri, les laboureurs grecs occupent le sol des deux côtés de l’Hèbre (Maritza) jusqu’à Andrinople au nord, jusqu’à la Mer-Noire au levant, et jusqu’au Bosphore au couchant et au sud. À Constantinople, les Hellènes sont en minorité. Même en Thessalie, au sud de l’Olympe, ils sont loin de former une masse compacte. Dans cette riche province, si anciennement hellénisée, les Turcs se sont établis entre Pharsale et la mer Egée, dans les plus fertiles vallées, et les Roumains, représentans de la conquête romaine, habitent plusieurs cités. — Du reste les ethnographes grecs pensent que cet exposé des choses, accepté généralement par l’ethnographie occidentale, fait la part trop large en Macédoine à l’élément slave.
  6. M. Viquesnel, l’auteur du Voyage dans la Turquie d’Europe, qui n’est pas hostile aux Turcs, évalue au chiffre énorme de 35,000 le déficit causé à la population musulmane de Constantinople en vingt-six ans par les avortemens.
  7. Ali pensait, comme tous les Albanais, que « l’Ottoman n’est bon qu’au plat » (au festin).
  8. Cette légende se trouve dans la vie de Marko Kraliévitch. Voyez la Revue du 15 janvier 1865.
  9. Probablement avec excès. Au reste j’ai entendu dans ma jeunesse des Orientaux,. d’ailleurs instruits, regarder le vin comme une substance dangereuse.
  10. Dans un autre chant, Déli-Iskos donne à peu près les mêmes conseils à ses Albanais.
  11. Koutzovalaques, Κουτσόβλαχοι, ou Valaques boiteux, parce qu’ils mêlent des mots grecs aux mots latins.
  12. Voyez Passow, verbo, et Thiersch, Ng. Volkspoes. P. 28.
  13. L’écrivain grec qui a écrit le troisième Évangile fait apparaître l’esprit de Jéhovah sous la forme d’une colombe.
  14. Voyez Passow, Index verborum, Nερό.
  15. Voyez Passow, 291-310, Carmina Charonea.
  16. Couleur de Mahomet et des émirs, et par conséquent couleur détestée.
  17. « Si tu vois ma tente, dit Kharos a un jeune berger, la terreur te saisira. »
  18. les croyances grecques de l’antiquité et du moyen âge admettaient ces mariages étranges. « Il y a dans la tombe, dit Théodore Prodrome, moine du XIIe siècle, des amours et des noces. »
  19. La ballade roumaine sur le choléra donne une idée de la manière dont l’Orient personnifie la peste. Le choléra est une vieille édentée, ayant la peau collée aux os et les cheveux ornés de serpens sinistres.
  20. L’antique poésie chrétienne s’est exercée sur ce sujet. On trouvera dans les Analekten de M. Ellisen le Christ souffrant, par saint Grégoire le théologien.
  21. Hymne à Pan, dans Athénée, l. XV, ch. 14.
  22. V. A. Pappadopoulos Vrétos. Littérature de la Grèce moderne, ou Catalogue raisonné des ouvrages publiés par les Grecs depuis la chute de Constantinople jusqu’à la fondation du royaume hellénique, 2 vol. in-8o. Athènes 1854-57.
  23. Voyez Première épître à Timothée, v, 5-6.
  24. Résine du pistachia lentiscus de l’île de Khios.
  25. Voyez Passow, Myriologia, ou Chants composés par les femmes pleurant un mort, 257-288. — Ces chants vont du chant CCCVII au chant CCCCVII.
  26. « Il n’est guère d’oiseau plus brillant par son plumage et de couleurs aussi variées que la perdrix grecque, qui est la grosse bartavelle, » dit M. de Marcellus.
  27. « Basilic a triple épi » est un nom qui sert de refrain à un chant.
  28. Baguette de jonc est une allusion à la taille de guêpe des jeunes gens.
  29. Lorsque le célèbre Shelley se noya à la Spezzia, Byron fut forcé de brûler son cadavre (1822).