La Nation armée à propos de l’ouvrage du baron Von der Goltz

Revue des Deux Mondes tome 64, 1884
Général Cosseron de Villenoisy

La Nation armée à propos de l’ouvrage du baron Colmar von der Goltz


LA
NATION ARMEE
A PROPOS DE L'OUVRAGE DU BARON VON DER GOLTZ

L’honneur, le salut même d’un pays exigent que toutes ses forces vives puissent à un moment donné se réunir en un seul faisceau : l’armée nationale. A moins d’une impossibilité physique bien constatée, il faut donc que chacun apporte son concours le plus dévoué et se prépare, dès le temps de paix, par une période d’instruction sur la durée et la nature de laquelle l’accord n’a pu s’établir. Tout homme de vingt à quarante ans, d’après les lois militaires en vigueur presque partout en Europe, se tient prêt à répondre au premier appel du ministre de la guerre et à courir du jour au lendemain à la frontière, pour la défendre ou la franchir. C’est la nation armée, ou plutôt la nation toujours en armes, toujours frémissante, exposée aux dangers qui peuvent résulter d’un état constant de surexcitation.

Qu’il y ait là un devoir à remplir et un devoir égal pour tous, cela n’est pas douteux. S’ensuit-il toutefois qu’il doive être rempli de la même manière par tous, et que celle adoptée en ce moment soit la meilleure, la plus conforme à l’intérêt du pays ? Voilà qui est beaucoup moins certain. On assure cependant que l’égalité absolue entre tous les hommes est la loi des sociétés modernes, et que le service militaire obligatoire, égal pour tous, est exigé par les progrès de la civilisation. Depuis 1871, sous l’influence de ces idées, les lois militaires ont été profondément modifiées en France et dans toute l’Europe ; et l’on croit néanmoins n’avoir pas encore assez fait. On s’imagine, bien à tort, que certaines classes de la société ont été relativement ménagées[1], et l’on se préoccupe beaucoup de les atteindre, moins par un sentiment de basse jalousie que dans l’espoir de présenter au combat des effectifs assez formidables pour triompher avec certitude de toute tentative d’invasion.

Si l’obligation est indispensable, on peut le regretter, mais il faut s’y soumettre sans hésitation, dût-on souffrir les maux qui résultent de ces grands déplacemens d’hommes et de peuples, tels que l’on n’en avait pas vu de semblables en Europe depuis l’époque de Tamerlan. Seulement on est en droit d’examiner s’il est absolument nécessaire de jeter ainsi sur la frontière toute la population valide d’un grand pays, et si c’est bien la manière la plus avantageuse et la plus certaine de le défendre. Il convient aussi de se rendre compte des résultats qu’amènera la mise en mouvement d’armées considérables, des conditions mêmes de leur existence, de leur organisation, et du mode de recrutement qu’il convient d’adopter.

Ces réflexions, et d’autres encore, sont suggérées à l’esprit par la lecture de l’ouvrage que vient de publier un officier fort distingué de l’état-major allemand, le baron Colmar von der Goltz. C’est l’expression des idées qui dominent aujourd’hui de l’autre côté du Rhin, et la peinture fidèle d’une armée que l’auteur regarde comme « la plus parfaite et la plus puissante machine de guerre qui ait jamais existé. » Toutes les parties du livre sont très bien coordonnées. L’auteur a profondément médité sur tout ce qui se rattache à l’organisation et à la mise en œuvre d’une armée. Il s’exprime avec clarté ; ses idées sont nettes. Les événemens des dernières guerres se présentent naturellement à lui comme des sujets d’études, des occasions de remarques ; mais il ne les envisage qu’au point de vue de l’art militaire, et il ne témoigne ni haine ni animosité contre les ennemis qu’a combattus la Prusse. Le légitime orgueil d’un homme qui a pris une part honorable à la lutte ne lui inspire même aucune présomption, ce dont on doit lui savoir d’autant plus de gré qu’on ne trouve pas toujours les mêmes sentimens chez ses compatriotes. On peut, on doit différer quelquefois d’opinion avec le baron de Goltz, — nous le croyons du moins, — mais il ne faut point le faire sans s’étayer de solides raisons, car lui-même ne néglige jamais d’en donner à l’appui de ce qu’il avance.


I

La mode veut aujourd’hui que l’on ait des armées immenses. Le nombre des troupes, qui a toujours été regardé comme un puissant élément de succès, semble désormais le seul dont il faille se préoccuper. Cela a été érigé en principe, et la passion populaire en a déjà poussé les conséquences bien au-delà de ce que voudrait la saine raison. L’erreur que l’on commet n’a pas échappé à M. le baron de Goltz. « Un jour peut-être, dit-il, un nouvel Alexandre surgira, qui, à la tête d’une petite troupe d’hommes parfaitement armés et exercés, poussera devant lui des masses énervées qui, dans leur tendance à toujours s’accroître, auront franchi les limites prescrites par la logique et qui, ayant perdu toute valeur, se seront transformées, comme les Pavillons-Verts de la Chine, en une innombrable et inoffensive cohue de bourgeois boutiquiers. » Ce n’est pas là la boutade d’un humoriste ; ce n’est pas non plus une phrase prophétique, une vue lumineuse de l’avenir ; c’est une appréciation tout actuelle, fondée sur les enseignemens de l’histoire. La recherche de l’énorme n’a jamais réussi. Les aspirations et les tentatives qui dépassent la mesure des forces humaines ne peuvent aboutir qu’à des déceptions. Depuis les temps de Xerxès jusqu’à nos jours, les armées trop considérables ont toujours été détruites par des troupes bien moins nombreuses, mais très exercées et aguerries par une longue habitude du service militaire. Cela est arrivé aux bandes indisciplinées des Teutons et des Cimbres, anéanties par les vieux soldats de Marius, comme à la fameuse Armada de Philippe II, vaincue par l’escadre légère de Drake ; et les Gaulois, malgré leur bouillante valeur, n’ont pas plus résisté à la savante tactique de César que les nations de l’Amérique à celle des compagnons de Cortez et de Pizarre.

La constance de ces échecs prouve assez qu’ils ne résultent pas de l’occasion et du hasard, mais de causes générales que l’esprit peut aisément saisir. Le désordre s’introduit d’autant plus facilement dans une masse d’hommes qu’elle est plus nombreuse ; une foule, arrachée subitement à des occupations pacifiques, ne peut être une troupe exercée, car on ne sait bien un métier qu’à la condition de le pratiquer sans cesse ; enfin la capacité du chef le plus habile est fatalement impuissante à diriger des forces qui dépassent les bornes de sa prévoyance. Il y a là des limites qu’il ne saurait franchir ; elles ne sont pas les mêmes dans tous les temps ni dans tous les pays ; elles dépendent des ressources que les arts, l’industrie, et l’organisation sociale mettent à sa disposition. La veille de la bataille de l’Isly, on avertissait le maréchal Bugeaud que d’importans renforts avaient rejoint l’armée marocaine, et l’on exprimait devant lui l’appréhension que l’armée française, trop peu nombreuse, ne se trouvât comme noyée dans la foule des ennemis. « Tant mieux ! répondit-il, car plus nous en aurons devant nous, plus notre triomphe sera grand, à cause du désordre qui ne manquera pas de se mettre dans leurs rangs. » L’événement a prouvé combien il voyait juste. Il est très rare que tous les soldats d’une armée nombreuse combattent le jour d’une bataille. Ceux-là seuls sont utiles qui sont directement engagés dans la lutte. Et non-seulement les autres ne servent pas, mais ils peuvent devenir très nuisibles, à cause de l’ébranlement nerveux qui les atteint et qui devient souvent une dangereuse cause de trouble, surtout si ces hommes ne sont pas habitués à compter les uns sur les autres, endurcis aux fatigues et aux épreuves de tout genre qui surviennent inopinément à la guerre.

Une grande armée, par le seul fait de l’agglomération d’hommes jusqu’alors étrangers les uns aux autres, présente d’inquiétans élémens de désordre qui doivent éveiller toute la sollicitude de son chef. Turenne, aussi modeste qu’habile, limitait à 30,000 le nombre des soldats qu’il croyait pouvoir utilement commander. Dès la fin du règne de Louis XIV, une administration déjà fort perfectionnée permettait à des généraux d’un moindre mérite de diriger des armées plus considérables ; et l’on ne s’est pas arrêté là. Napoléon se jouait avec des armées de 200,000 hommes, dont il tenait tous les ressorts dans sa main puissante ; mais, lorsqu’il en a voulu entraîner 500,000 dans les steppes de la Russie, ses ordres, donnés de trop loin, ne pouvaient plus être exécutés, quoiqu’il eût des troupes incomparables et des lieutenans de la plus rare valeur. Sa prévoyance, quelque grande qu’elle fût, ne pouvait suffire à tout. La nuit même du passage du Niémen, un orage lui faisait perdre plus de 2,000 chevaux, et, après cinquante-deux jours d’une marche qui n’avait pas été très rapide, 100,000 hommes, malades ou traînards, avaient été perdus par le fait seul de cette marche. De nos jours, les chemins de fer, la télégraphie mettent à la disposition du général en chef des moyens d’information et de transports susceptibles de faciliter beaucoup sa tâche. Il peut faire en toute assurance ce qui aurait été inexécutable il y a cinquante ans ; mais où trouver des chefs comparables à ceux qu’avaient formés les grandes guerres du commencement de ce siècle ? Le seul remède à cette infériorité, c’est d’avoir des soldats robustes, très exercés, habitués à la marche et aux fatigues de tous genres, des troupes assouplies par une forte discipline et unies à leurs chefs de tous grades par les liens d’une confiance réciproque. Or c’est ce qui ne s’acquiert que par une longue habitude de la vie commune, et c’est ce qui a fait dans tous les temps, dans tous les pays, la supériorité des vieilles troupes sur celles de formation récente.

Il semble surprenant que M. le baron de Goltz, après avoir saisi d’un œil si clairvoyant les inconvéniens, les dangers même qui résultent d’une agglomération d’hommes excessive, l’accepte cependant comme résultant d’une nécessité inéluctable. S’il en fait la base obligée de l’organisation que doivent avoir les armées modernes, c’est qu’il a toujours en vue l’armée prussienne et qu’elle lui paraît un modèle à imiter en tout. Voyons, cependant, si les faits ne conduisent pas à des conclusions souvent différentes, et si ce qui convient dans un pays et à un état social déterminé est à imiter dans des contrées où l’esprit national est tout autre.

Depuis quinze ans, les principales puissances militaires de l’Europe ont fait de grands efforts pour augmenter l’effectif de leurs troupes et elles sont en mesure d’appeler sous les armes 2 millions et demi à 3 millions d’hommes, appartenant pour moitié à l’armée active et pour moitié à une armée de seconde ligne (réserve, landwehr, ou armée territoriale). Elles tâcheront naturellement d’en diriger la plus grande partie sur le théâtre de la guerre, mais tout le monde ne répondra pas à l’appel, et, outre les défaillans, il faudra pourvoir à la garde des côtes, des forteresses, conserver des troupes à l’intérieur. On ne saurait donc supposer que plus d’un million d’hommes soient jetés de prime abord sur la frontière ; et ce sera déjà beaucoup. En Allemagne, on admet que la plus forte des unités entre lesquelles l’armée est sectionnée ne doit pas dépasser 30,000 hommes. En France, on admet très bien 35 à 38,000 hommes pour l’effectif d’un corps d’armée. Si l’on s’en tenait là, on devrait, au début d’une guerre, pour encadrer un million d’hommes, créer un si grand nombre de corps d’armée nouveaux, qu’on en serait embarrassé, et nous pensons qu’on peut très bien porter à 45,000 hommes ceux que l’on possède. À ce taux, il faudrait encore en avoir vingt-deux, et aucune nation n’en a autant d’organisés en temps de paix. Rien ne s’oppose toutefois à ce que ce chiffre soit obtenu par l’appel des réservistes et il ne doit point d’ailleurs paraître exagéré, car les premières marches ont pour effet de réduire beaucoup les effectifs. Dans un pays comme la France, la convocation des neuf premières classes doit donner plus de 1,300,000 hommes, et la garde des forteresses doit être principalement confiée aux troupes territoriales. Prenons donc ce chiffre de 45,000 hommes pour base provisoire de nos calculs.

Un corps de 45,000 hommes, en marche sur une seule colonne, n’occuperait pas moins de 36 kilomètres ; le train, les munitions de rechange, les parcs et les bagages formeraient une seconde colonne d’une égale longueur. Il suit de là que ces deux parties d’un corps d’armée doivent prendre des routes différentes ou se succéder à un jour au moins de distance. Une étape de 36 kilomètres est bien au-dessus des forces d’une troupe aussi nombreuse, et la queue de la colonne ne pourrait se mettre en marche que lorsque la tête serait déjà arrivée depuis longtemps. Il en serait encore souvent de même si le corps d’armée n’était que de 30,000 hommes, car une étape de 24 kilomètres serait déjà bien longue[2]. Dans l’un et l’autre cas, les bagages seraient à une journée de distance, de sorte que les officiers ne les verraient jamais ; les malades devraient attendre un jour pour entrer à l’ambulance ; les munitions, la poste, les secours de tout genre seraient aussi rejetés au lendemain, à moins qu’on ne prît un jour de repos pour recevoir les distributions. On est donc conduit à reconnaître qu’il ne faut faire marcher un corps d’armée sur une seule route que dans des circonstances exceptionnelles. On devra toujours chercher à se ménager au moins autant de routes distinctes qu’on aura de divisions d’infanterie. Cela n’est pas toujours possible. On peut rencontrer des obstacles, des ponts coupés, qui empêchent d’utiliser certains chemins. Il y aura souvent aussi des points de passage obligés où le corps d’armée se trouvera concentré, où même plusieurs corps d’armée seront réunis. Il faut se garder de pousser l’accumulation plus loin, car on arriverait à des résultats fantastiques. Une armée d’un million d’hommes avec tous ses convois, en colonne sur une seule route, n’occuperait pas moins de 1,600 kilomètres. C’est la distance qui sépare Paris de la frontière russe ; deux fois celle de Paris à Marseille.

Une armée en marche, alourdie par des parcs, de nombreux convois de vivres, de munitions, des ambulances et des impedimenta de toutes sortes, devrait donc pouvoir disposer d’au moins deux routes par corps d’armée, et il serait souvent bon d’en avoir une troisième pour le train et les bagages. Sans cela on sera exposé à d’étranges difficultés, et on ne parviendra peut-être pas à éviter l’encombrement aux abords des gares de débarquement, où l’accumulation des hommes, des chevaux, des voitures ne peut manquer de défoncer le sol des routes, pour peu que le temps ne soit pas très favorable.

Une fois arrivées aux lieux de concentration, les troupes devront y séjourner au moins jusqu’à ce que le mouvement soit achevé, et les péripéties de la guerre pourront prolonger beaucoup ce séjour pour certaines d’entre elles. Deux méthodes ont été alternativement mises en usage : camper ou se cantonner. Les campemens, qui peuvent s’établir partout, pourvu qu’on ait de l’eau et du bois à proximité, conviennent mieux aux exigences de la guerre, car les villages peuvent très bien ne pas se trouver aux endroits qu’il est nécessaire d’occuper ; mais les cantonnemens procurent toujours plus de repos et de bien-être au soldat. On les a prônés après la dernière guerre comme une découverte moderne, sans se souvenir qu’on y a eu recours de tout temps, lorsque les circonstances l’ont permis. Impraticables dans les pays de montagnes, où il faut se tenir sur les crêtes, et dans les endroits peu habités, où les maisons font défaut, ils sont d’un emploi commode dans les plaines riches et populeuses. Pourra-t-on toujours y recourir, même lorsque des considérations supérieures n’obligeront pas à éloigner les troupes des habitations ? C’est ce que les chiffres vont faire voir.

Le baron de Goltz, acceptant ceux que l’expérience a fait adopter par l’état-major allemand, estime qu’un corps de 30,000 hommes a besoin d’un espace de 400 à 500 kilomètres carrés pour se loger et trouver sur place les ressources les plus indispensables. C’est presque exactement le carré du côté que ce corps occupe en colonne serrée sur une route, sans y comprendre le train, qui viendra se ranger derrière lui en seconde ligne. En se resserrant sur un espace moindre, on s’exposerait à des souffrances et on serait dans de mauvaises conditions hygiéniques. Il est avantageux, d’ailleurs, qu’une troupe occupe la même longueur en bataille et en colonne : cela facilite les manœuvres de déploiement, le passage de l’ordre de route à l’ordre de combat. Si un corps d’armée compte 45,000 hommes, comme cela arrivera au début, il faudra donc tabler sur l’occupation d’un rectangle de 600 kilomètres carrés, ayant en nombres ronds 30 kilomètres de longueur sur 20 de profondeur. La population moyenne de la France étant de 70 habitans par kilomètre carré, ce rectangle devra contenir approximativement 42,000 habitans. Or l’état-major allemand suppute qu’on peut imposer à une population donnée un nombre égal de garnisaires ; un peu moins dans les villes, où l’on est trop resserré, un peu plus dans les campagnes, qui offrent plus de ressources. Ces données représentent des moyennes qui se trouveront souvent fort éloignées de la vérité, car il ne suffit pas d’abriter les troupes contre les intempéries, il faut aussi les faire vivre. Bien des localités ne présenteront pas des ressources suffisantes pour les hommes et surtout pour les chevaux, — il y en aura 12,000 à 15,000 par corps d’armée pour la cavalerie, l’artillerie, le train, les états-majors, les colonnes de vivres, de munitions, et les équipages de tous genres. — Tel bourg où l’on pourrait loger trois ou quatre soldats par habitant sera hors d’état de fournir l’avoine, les fourrages, l’eau surtout dont on aurait besoin pour les chevaux. En 1870, l’armée allemande a beaucoup souffert de la disette d’eau autour de Metz, notre auteur nous l’apprend. Et si ce fait s’est présenté dans un pays abondamment pourvu de fontaines, arrosé par deux rivières, et à une époque où les pluies ont été assez fortes pour amener un débordement de la Moselle, on peut se demander ce qui arrivera dans des circonstances moins favorables. Comme pourtant on ne doit pas s’attendre à jouir de toutes ses aises à la guerre, on se contentera de peu et il faudra bien savoir se tirer d’affaire sur le terrain de cantonnement dont s’accommode l’état-major allemand. Ce que pourra souffrir la population civile n’entre pas en ligne de compte. Les héros de la guerre de trente ans, Bernard de Saxe-Weimar, Mansfeld, Christian de Brunswick ne s’en sont jamais préoccupés, et leurs successeurs ont toujours agi de même. On se borne à faire observer qu’il est très avantageux de porter la guerre sur le territoire ennemi, où l’on n’a rien à ménager. Les soldats d’infanterie se serreront donc dans les maisons et dans les granges, les chevaux resteront en plein air, gardés par une partie des cavaliers, les soldats du train s’abriteront sous leurs voitures, qu’il sera prudent de garnir de bâches pour préserver ce qu’elles contiennent.

M. de Goltz estime que si la guerre éclatait entre la France et l’Allemagne, il faudrait occuper tout l’espace compris entre Épinal et Verdun. Une telle étendue surprend, au premier abord ; en y regardant de près cependant, on s’aperçoit qu’elle est insuffisante et suppose qu’un tiers environ des corps seront sur une seconde ligne en arrière. Car vingt-deux corps de 45,000 hommes, rangés sur une seule ligne, exigeraient une longueur de 660 kilomètres en ne laissant entre eux aucun intervalle, c’est-à-dire l’espace compris entre Belfort et Verdun. C’est pourquoi le baron de Goltz déclare que la frontière franco-allemande a tout juste la longueur nécessaire pour y ranger une armée d’invasion. Les stratégistes qui ont analysé les campagnes de Frédéric et de Napoléon pour en déduire des règles de conduite, ont longuement discuté la question de savoir s’il convenait d’avoir une ligne d’opération unique, pouvant comporter plusieurs routes parallèles, ou s’il était préférable d’adopter plusieurs lignes convergeant vers le point objectif, afin d’y amener plus aisément les troupes. Que nous sommes loin de ces théories avec deux armées ennemies se faisant face sur une ligne de 110 lieues au moins, de 160 lieues peut-être ! Les combinaisons stratégiques qui ont amené de si grands résultats avec des ressources beaucoup plus restreintes seront-elles encore possibles ? Comment concentrer avant la bataille des troupes réparties sur d’aussi vastes espaces ? La moindre manœuvre n’aura-t-elle pas pour résultat de laisser des vides où l’ennemi pourra pénétrer s’il est vigilant ? Et, dans l’ordre le plus serré que l’on puisse prendre, ne s’étendra-t-on pas encore sur une ligne bien longue ? Quand on aura opéré cette concentration si désirable, sera-t-il possible de marcher en ordre oblique de manière à déborder toujours une aile de l’ennemi, comme à Leuthen ; d’attirer dans un piège un corps imprudemment porté en avant et de l’écraser, comme à Austerlitz ? d’enfoncer le centre de l’ennemi et de détruire ensuite les deux ailes par une poursuite divergente, comme l’a fait souvent Napoléon ? d’envelopper une armée entière, comme à Sedan ? Sans doute un homme d’un génie supérieur saura trouver le moyen de renouveler de pareils coups d’audace, mais bien plus souvent encore il ne pourra maîtriser la fortune à d’aussi grandes distances : « Le général en chef pourra déchaîner la tempête, il sera incapable de la diriger. » Cette exclamation désolée donne à croire que, par momens, le baron de Goltz ne compte plus sur le talent des chefs, mais sur la toute-puissance de la fortune.

Une fois à portée de l’ennemi, les corps d’armée auront une tendance presque invincible à agir pour leur propre compte, sous la pression des événemens qui se passeront sous leurs yeux, et souvent au grand détriment de l’intérêt général. On doit prévoir qu’au lieu de combinaisons d’ensemble, on se laissera entraîner à des luttes partielles, engagées inopinément, et sur lesquelles le hasard aura une influence considérable. Ce qui arrivera ainsi en un point d’une ligne si étendue ne saurait avoir une influence matérielle sur des points distans de dix à quinze jours de marche, mais cela aura peut-être une influence morale tout aussi dangereuse, si l’on ne parvient pas à rétablir l’ordre et la confiance dans l’armée qui aura éprouvé un revers. Il sera très difficile de savoir ce qui se passe et de coordonner les efforts de troupes si éloignées les unes des autres. Télégraphes et téléphones seront insuffisans pour transmettre à propos des ordres et surtout pour en apprécier l’opportunité. Et si l’on cherche à grouper les corps d'armée de manière à en former des armées distinctes, mais devant concourir au même but, ne s’exposera-t-on pas à un autre inconvénient tout aussi grave : les degrés multiples que la pensée du généralissime devra franchir avant d'arriver aux troupes qui auront à l’exécuter ?

Toutes ces difficultés ne frappent pas l'ambitieux, toujours prêt à jouer un rôle qui ne lui paraît jamais au-dessus de ses forces. Elles écrasent l'homme honnête qui y réfléchit et n'ose se croire capable de les résoudre. Pour obtenir l’unité d’action sans laquelle il serait illusoire de mettre des masses innombrables en mouvement, il faudrait, en effet, posséder des qualités exceptionnelles, et qu'on trouve bien rarement réunies chez le même homme. Qui pourrait dominer un si vaste échiquier militaire d'un œil calme et assuré, veiller à tout, pourvoir à chaque instant aux incidens les plus imprévus, démêler les projets de l'ennemi et préparer les coups qui doivent l’abattre, inspirer partout la confiance, se faire obéir partons avec intelligence et ponctualité ? Le grand Frédéric et le prince Charles ont reconnu avoir fait des fautes, et en y regardant de près on trouverait peut-être qu’ils ne les ont pas avouées toutes ; malgré son merveilleux génie, Napoléon a succombé pour avoir trop présumé de lui ; qui oserait se flatter d’être plus grand ou plus sage et de suffire à une tâche plus difficile que la leur ? Il est aisé de tracer le tableau des qualités nécessaires à un général d'armée, cela a été fait souvent : autre chose est de trouver un tel homme.

Il semblerait qu'à défaut d'un génie supérieur, qu’on n'a pas le don de faire naître, un gouvernement dût s'efforcer de mettre à la tête de ses armées le meilleur général qu'il possède. On ne procède pas toujours avec une semblable simplicité et l’on a imaginé de fonder sur une situation toute particulière et tout exceptionnelle une théorie singulière.

Le général en chef, quelqu’éclairé qu’il soit, dit le baron de Goltz, aimera toujours à connaître la manière de voir des personnes les plus capables de son entourage. Mais les discussions des conseils de guerre n'ont jamais donné de bons résultats : on y entend les avis les plus opposés, parmi lesquels on est fort embarrassé de faire un choix, et les opinions les plus timides réunissent presque toujours le plus grand nombre de voix, parce que chacun redoute la responsabilité. « Le pire ennemi de la résolution à la guerre, c’est le sentiment de la responsabilité ; ceux-là donc prennent le plus facilement des résolutions qui n'ont à répondre de rien. » En français, ne douter de rien parce que l’on ne risque rien s'appelle avoir de la présomption et n'a jamais passé pour une vertu. Telle n'est pas cependant l'opinion de tout le monde. Au contraire, le remède à l’indécision du général, c’est, dit-on, de lui donner un chef d’état-major chargé de penser pour lui et de lui présenter des solutions qu’il n’aura qu’à revêtir de sa signature. « Il ne peut pas n’en pas tenir compte s’il ne veut jeter le désordre dans son armée ; » et « le chef d’état-major contribuera à compenser le génie militaire qui peut faire défaut au généralissime. » Tel est l’avis du baron de Goltz ; mais cela ne suffit pas à le rassurer, et, dans sa sollicitude, il s’efforce de rendre le remède plus efficace encore. Il adjoint au chef d’état-major un second « qui sera d’un grand secours pour conseiller le généralissime ; deux hommes éclairés étant plus persuasifs qu’un seul et moins vite à bout d’argumens. » Ainsi non-seulement le général en chef doit avoir un chef d’état-major auquel il donne toute sa confiance, mais celui-ci doit être aidé par un second. Il en sera de même des commandans de corps d’armée, qui auront aussi leurs tuteurs, et il sera bon que ceux-ci, « désignés à l’avance en temps de paix, coopèrent à l’élaboration des projets d’opérations. » Quant aux généraux, on n’examine même pas s’il est nécessaire qu’ils en soient instruits.

Voilà donc le généralissime, ce chef tout-puissant, sur qui repose le salut du pays, réduit au rôle d’un roi constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas ! non pas même d’un roi constitutionnel, mais d’un roi fainéant, dont le seul privilège est d’endosser la responsabilité des actes d’un maire du palais, dominateur et irresponsable ! Voilà tous les généraux de l’armée soumis à leurs inférieurs et réduits à n’avoir que l’écorce du commandement. Les uns comme les autres sont enveloppés dans le réseau serré d’un corps de subalternes qui correspondent entre eux, sont instruits les premiers du secret des opérations, et arrêtent les mesures à prendre. Les chefs nominaux paraissent donner des ordres qui émanent en réalité d’un état-major dont le pouvoir n’a pas même cette limite morale qu’imposent les conséquences d’une faute. Si l’officier d’état major a fait une fausse démarche, c’est son général qui en pâtit. Un tel commandement ad latus peut avoir les résultats les plus funestes, comme à Sadowa, où le général Benedek a vu avec stupeur les troupes prussiennes pénétrant sans obstacle au centre de son armée, que son chef d’état-major avait dégarni, sans l’en prévenir, des régimens qui devaient s’y trouver.

Une semblable organisation est insensée. Le chef d’une armée, responsable de la vie de ses hommes et du salut de l’état, doit jouir d’un pouvoir en rapport avec ce qu’on attend de lui. Rien de ce qui concerne la guerre ne doit lui être dissimulé ; c’est lui qui doit arrêter les plans de campagne, décider de tout et donner des ordres souverains aux officiers de tout grade. L’état-major, chargé de certains détails, est un organe du commandement, qu’il doit servir avec zèle et soumission, et auquel il ne doit jamais chercher à substituer son action propre. C’est une règle élémentaire que l’on n’a jamais violée sans avoir à s’en repentir. L’armée prussienne aurait-elle donc obtenu des succès en suivant une ligne de conduite tout opposée ? Nullement, et la contradiction n’est qu’apparente. Le roi Guillaume, chef de l’armée comme de la monarchie, a compris qu’il n’avait pas reçu de la Providence les dons supérieurs qui font le grand général. Il a donc sagement délégué ses pouvoirs, en se contentant d’exercer une prudente surveillance. L’homme honoré de cette haute confiance s’en est montré digne par ses talens, par la modération et l’habileté avec laquelle il a usé de cette délégation, sans paraître exercer le commandement en chef. Sous le titre modeste de chef d’état-major, le maréchal de Moltke a été le véritable généralissime de l’armée prussienne. Il a eu à donner des ordres à des généraux plus anciens ou supérieurs en grade ; mais, agissant toujours sous le couvert du souverain, il n’a pas éprouvé de résistance. Aux lieux où il ne se trouvait pas en personne, cependant, il avait besoin d’agens bien informés, discrets autant que soumis, et qui pussent toujours le tenir au courant de tout. Il a pris soin de dresser lui-même des officiers d’ordonnance, remplissant la double fonction d’officiers d’état-major et de conseillers des généraux auprès desquels ils étaient employés. Un pareil rôle exige un tact et des qualités qui se rencontrent malaisément. La situation en elle-même est du reste anormale, et le caractère de M. de Moltke a pu seul la faire accepter. L’armée allemande tout entière est convaincue de sa droiture et de son patriotisme ; il a l’absolue confiance de tous ; mais cette confiance lui est personnelle. Son successeur, quelque talent qu’on lui suppose, ne pourra en hériter ; il aura des rivaux. Les officiers d’état-major trouveront des jaloux. Eux-mêmes se contenteront-ils toujours d’avoir la direction effective de l’armée, sans jouir des honneurs du commandement ? Leur mérite justifiera-t-il toujours des faveurs exceptionnelles, et les généraux mis à la tête des troupes consentiront-ils à suivre sous forme de conseils les ordres de leurs subordonnés ? Il faudrait ne pas connaître la nature humaine pour conserver des doutes à cet égard. L’institution de l’état-major allemand, telle qu’elle a été fondée par et pour le maréchal de Moltke ne saurait lui survivre : elle se transformera, sous peine de devenir un élément de désorganisation pour l’armée à laquelle elle a rendu de si grands services.

C’est donc en vain que d’ambitieux plagiaires espéreraient imiter ailleurs ce qui n’a pu réussir que dans une monarchie militaire et grâce à une circonstance exceptionnelle. Une saine appréciation des besoins d’une armée montre combien la création de Gouvion-Saint-Cyr est plus habituellement convenable, et on la prendra certainement pour modèle dans bien des organisations futures. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la prépondérance effective, mais soigneusement dissimulée de l’état-major, qui donnera au général d’une armée le moyen de triompher des difficultés qu’amène l’exagération du nombre de ses troupes. Il faut renoncer à violenter la nature, être fermement convaincu que les foules ne sont point des armées. Il est nécessaire d’avoir un nombre suffisant de soldats aguerris, bien commandés, bien encadrés, endurcis aux fatigues et à la marche, munis du nécessaire, mais débarrassés de la masse énorme des bagages et des impedimenta qui alourdissent les colonnes, sous le prétexte de tout prévoir et de pourvoir à tout. Alors on pourra manœuvrer, porter la masse principale de l’armée défensive sur un point de cette ligne longue et faible à laquelle on donne le nom, très mal justifié, de ligne de concentration. On aura moins de troupes que l’adversaire peut-être ; mais ce qui donne la supériorité, c’est le nombre de celles qui se trouvent au lieu où l’on combat ; le reste ne sert qu’à faire figure. On a faussement attribué nos revers de 1870 à une infériorité numérique ; cela n’est pas exact. La France a appelé aux armes plus d’hommes que l’Allemagne. Paris comptait un bien plus grand nombre de soldats, ou réputés tels, que l’armée assiégeante. A quoi cela a-t-il servi ? Et depuis la guerre, à quoi a conduit cette préoccupation exclusive de la recherche du nombre ? A une série de dispositions incohérentes, qui ont amené le désordre partout, augmenté considérablement les charges du budget, et aussi le chiffre des non-valeurs. Des réformes s’imposent ; elles devraient être préparées par des hommes compétens : une commission composée des sommités de l’armée, et non d’hommes très bien intentionnés sans doute, mais qui n’apportent ni les connaissances, ni les études nécessaires. Il n’est possible de donner ici que quelques indications très sommaires sur les principaux desiderata ; nous allons les exposer rapidement.

Il n’y a d’ailleurs aucun système qu’il faille toujours suivre pour procéder à l’organisation d’une armée. L’histoire nous montre des différences considérables, selon les temps et les lieux. C’est que l’armée doit avant tout être nationale et faite à l’image du pays dont elle reflète les institutions. Ainsi on aurait tort de vouloir imiter servilement en France ce qui réussit en Allemagne sans se rendre compte des motifs que l’on peut avoir d’agir différemment. La France est un pays démocratique ; l’Allemagne, la Prusse surtout, est restée aristocratique. Sans discuter ici les avantages respectifs de ces deux régimes, il suffit de constater cette différence pour conclure qu’il doit en résulter une analogue dans la constitution des deux armées, et, de fait, il y en a toujours eu. Il faut donc conserver à cet égard une parfaite indépendance d’esprit, comparer, et ne se préoccuper que de l’intérêt militaire. Il est bon aussi de se souvenir que bien des choses que l’on propose aujourd’hui comme des innovations ont déjà été essayées, n’ont pas réussi, et ont dû être rejetées à la suite d’un examen approfondi.


II

La préparation à la guerre comprend trois parties principales : le recrutement de l’armée ; son organisation ; et la mise en marche des troupes, ce que l’on appelle aujourd’hui la mobilisation et la concentration.

Autrefois, les armées françaises se recrutaient en principe par des enrôlemens volontaires. On ne recourait à la conscription que pour compléter des effectifs trop faibles. En fait, et depuis qu’il fut devenu nécessaire de maintenir un grand nombre d’hommes sous les drapeaux, on a eu recours d’abord à des expédiens, puis la conscription a fini par former la masse principale des appelés. Jusqu’en 1872, cependant, on eut toujours soin de maintenir dans la loi que l’armée se formait d’abord par des engagemens volontaires. On ne voulait pas considérer le service militaire comme une charge imposée, c’était pour beaucoup une carrière pleine d’attraits, et l’on a eu grand tort, dans un moment d’entraînement, de repousser les volontaires, qui ont fourni tant d’excellens soldats. Quel a été le résultat de cette exclusion ? Chacun est soldat malgré soi, cherche à retarder le moment du départ, à hâter celui du retour ; et l’on sert mal avec ces sentimens-là. Tout en conservant le principe que chacun doit concourir dans la mesure de ses forces à la défense du pays, il faudrait donc laisser une plus large part au volontariat, faire en sorte que le service militaire fut un honneur et non une charge. Le mot obligatoire a toujours mal résonné aux oreilles françaises.

Mais le recrutement de l’armée par des volontaires est-il compatible avec la nécessité reconnue d’apprendre à tout le monde le métier de soldat ? Oui ; parce que si tout le monde doit pouvoir l’exercer au besoin, il n’est pas nécessaire que tout le monde serve pendant le même temps et de la même manière. Les exigences de la constitution d’une armée ne permettent même pas cette parité absolue. Aucune nation, si riche qu’elle soit, ne peut entretenir en temps de paix le nombre d’hommes qu’elle arme pour sa défense en temps de guerre. Montesquieu a fixé au centième de la population le chiffre des soldats qu’un état peut avoir d’une manière permanente, sans se détruire par là même, et l’expérience, a prouvé que si l’on dépasse ce chiffre, ce doit être de fort peu. Il eu résulte qu’au moment d’une guerre., ou doit créer des corps nouveaux ou augmenter considérablement les effectifs des anciens corps. Or ces deux mesures sont fâcheuses, surtout si on ne les a pas soigneusement préparées. — Les corps de nouvelle formation manquent toujours de cohésion et de solidité. L’incorporation d’un trop grand nombre de recrues ou de réservistes affaiblit les corps permanens et amène la dissolution des meilleurs élémens dont ils sont formés. On ne doit pas se faire d’illusions à cet égard ; les anciens soldats rappelés reviennent toujours de mauvaise grâce, ils ont beaucoup oublié, se plient mal à la discipline, et ne se montrent pas très supérieurs aux recrues. — Il faut donc combiner avec art ces deux mesures ; renforcer sans excès les anciens corps et en dédoubler un certain nombre pour en organiser de nouveaux.

Une compagnie d’infanterie peut, au moment d’une guerre, recevoir un nombre de réservistes égal à celui des soldats qui la composent, si elle a ses cadres complets et un noyau d’hommes assez anciens pour avoir conservé les traditions du corps, et apprendre en rappeler aux nouveau-venus comment on campe et comment on se garde en campagne. On ne saurait sans danger en introduire davantage. L’habitude du service militaire se perd très vite et la plupart des hommes rappelés auraient besoin de faire un stage de quelques mois dans les dépôts. Avec la composition actuelle de l’armée, la médiocrité des cadres inférieurs, l’instruction du soldat reste très faible sur bien des points, celui des gardes en particulier.

La cavalerie est soumise à des exigences particulières. Le dressage des chevaux et les soins à donner à ceux du corps s’accommodent mal de la variation des effectifs. On ne peut d’ailleurs réquisitionner des chevaux de selle avec la même facilité que des chevaux de trait. Sans compter qu’il ne s’en trouve pas un égal nombre dans le pays, il faut toujours un certain délai pour les habituer aux manœuvres des escadrons, sans quoi ils pourraient y porter le désordre. On est donc obligé de maintenir la cavalerie à un effectif beaucoup plus rapproché du pied de guerre que les autres armes. C’est une dépense indispensable. Malgré cela, on pourra la compléter par l’adjonction d’un petit nombre de réservistes et adopter l’expédient de dédoubler un certain nombre d’escadrons.

Il serait très avantageux qu’on pût traiter de même les autres armes spéciales, qui exigent un assez long apprentissage. On s’efforce bien de faire entrer dans les troupes du génie une forte proportion d’ouvriers d’art, mais ils n’ont pas le même genre d’instruction et sont trop jeunes pour être bien experts dans leur métier spécial.

L’artillerie réclame un noyau d’hommes très sûrs et très expérimentés pour les fonctions de chefs de pièce, de pointeurs, et d artificiers. Les autres servans au contraire peuvent se façonner plus vite que les fantassins. Il serait à désirer qu’on s’arrangeât de manière à conserver très longtemps les premiers, dont le service exige une haute dose de calme, de prudence et de fermeté. La marine forme au prix d’exercices dispendieux d’excellens canonniers brevetés ; ce serait une institution à introduire dans l’armée de terre. Tout homme n’est pas susceptible de faire un bon pointeur ; il faut pour cela des aptitudes spéciales. Tout homme non plus n’exerce pas bien les fonctions d’artificier ; il est nécessaire d’avoir beaucoup d’ordre et d’attention, du sang-froid, et un mépris habituel du danger. L’art de manier la poudre et les substances explosives sans qu’il en résulte d’accidens ne s’acquiert que par une longue habitude. En revanche, la présence de quelques hommes très expérimentés inspire aux autres une confiance extraordinaire, et le service du canon permet le mélange d’hommes ayant des temps de service très divers. Il en est de même de la conduite des voitures et des pièces, pourvu qu’on n’y attache que des hommes ayant été charretiers ou voituriers. Au combat, le service du canon n’exige pas que tous les hommes soient engagés à la fois. Ceux qui y prennent part les premiers doivent avoir fait l’apprentissage de la bravoure, qui s’acquiert par la durée du service, comme toutes les autres qualités militaires ; les autres suivront.

Le train a besoin d’être très bien commandé, très bien encadré. Si cette condition est remplie, c’est le corps qui supporte le mieux les fortes variations d’effectif. On le sait, et on en abuse quelquefois, ce qui amène souvent le désordre dans les colonnes. Il en est de même pour les services administratifs, que l’on aurait grand tort de regarder comme secondaires. Il faut un bon noyau d’hommes de confiance, suffisant pour alimenter les cadres secondaires ; les autres pourraient ne servir qu’un temps très limité, ce qui donnerait le moyen, en augmentant le nombre des rappelés, de fournir l’énorme accroissement nécessaire en temps de guerre. L’armée possède en ce moment tant d’infirmiers qu’on ne peut les employer, ni même les introduire dans les hôpitaux. On en forme des sections séparées, qui font les exercices d’infanterie, mais n’apprennent absolument rien des fonctions que des infirmiers auraient à remplir. Mieux vaudrait appeler ces hommes pendant six mois à tour de rôle, pour les instruire sous la direction d’infirmiers permanens et les congédier ensuite.

Il faut donc que chaque arme possède une certaine quantité d’anciens soldats, dont la proportion n’a pas besoin d’être la même pour toutes. Sans doute, on n’obtiendra pas ainsi la solidité des corps uniquement composés de vétérans, mais ce noyau suffira pour entraîner la masse et il entretiendra les traditions de corps. La loi actuelle s’est contentée de demander cinq ans de présence sous les drapeaux, qui dans la pratique ont dû même être réduits à quatre. C’est trop peu dans la plupart des cas, et il faudrait que cette durée de cinq années pût être intégralement maintenue, car il ne suffit pas que le soldat apprenne le maniement du sabre ou du fusil. La partie la plus importante de l’instruction dont il a besoin consiste à connaître les manœuvres, la vie en campagne, l’art de garder les camps et les positions sans se laisser surprendre par les ruses de l’ennemi ; celui de marcher en corps, sans s’isoler, malgré la dispersion qui résulte du service des tirailleurs ; l’attaque d’une position ; la discipline enfin et surtout la discipline morale, qui résulte de la confiance que l’on a dans la sagesse d’un chef dont on a éprouvé la prévoyance et la sollicitude. Tout cela ne s’acquiert qu’avec le temps, et c’est ce qui fait la force des armées. Ajoutez que l’homme n’est pas complètement formé avant vingt-cinq ans, et que jusqu’à cet âge il n’est pas capable, la plupart du temps, de supporter les fatigues de la vie militaire. Les troupes trop jeunes encombrent les hôpitaux, les ambulances, et, loin d’être utiles, les hommes malades ou éclopés paralysent ceux qu’on est obligé de consacrer à leur donner des soins. Pendant la dernière guerre, le baron de Goltz nous apprend que, malgré un état sanitaire très favorable, 400,000 malades entrèrent aux ambulances de l’armée allemande, en sus de 100,000 blessés. Ils y firent un séjour qui a été en moyenne de vingt jours. Beaucoup naturellement durent retourner chez eux pour compléter leur convalescence ; et combien n’y en aurait-il pas eu davantage, si cette armée avait éprouvé de sérieux revers ! Il est résulté de là un affaiblissement graduel des effectifs et un sentiment de lassitude générale, qui était très marqué au mois de janvier 1871 et faisait vivement désirer la fin de la guerre. On améliorerait beaucoup la situation, et au grand avantage de la santé publique, en retardant d’une année l’appel des jeunes soldats, afin de n’incorporer que des hommes plus robustes. La légère modification à introduire dans les lois existantes consisterait à porter de vingt et un à vingt-six ans l’âge du service actif, de vingt-sept à trente celui de la réserve ; le service de l’armée territoriale, dont l’utilité est fort secondaire, serait diminué d’un an.

Le montant déjà fort élevé du budget de la guerre, qu’on ne peut songer à augmenter encore, ne permet pas l’incorporation de cinq classes complètes, ni même de trois, à cause du nombre assez élevé des serviteurs de l’état qui ne se recrutent pas par la voie des appels. De là vient la nécessité de composer chaque contingent de deux portions, dont l’une sert en temps de paix pendant un moindre nombre d’années. La présence de la seconde portion pourrait n’être que d’un an et même de six mois dans certains corps, ce qui serait un soulagement très sensible pour le pays. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes dotés de la loi militaire la plus dure, la moins élastique, qu’il y ait en Europe, et tout ce qui permet de l’alléger doit être accueilli avec empressement. La mesure n’a rien de contraire à l’égalité démocratique, puisqu’aucune classe de la société n’est favorisée, le sort donnant à tous la même chance d’être absent moins longtemps de chez soi. La justice ne consiste pas plus à contraindre chacun de rester le même nombre d’années sous les drapeaux qu’à l’obliger de servir de la même manière. Puisque l’un est enrôlé dans l’infanterie tandis que l’autre entre dans la cavalerie et qu’un troisième ne sort pas des bureaux d’un comptable, on peut bien accepter aussi que Pierre reste cinq ans à la caserne tandis que Paul n’y fera qu’un séjour de six mois. Il serait même sage de faire une concession aux goûts et aux aptitudes particulières des jeunes gens et de leur permettre d’échanger entre eux les numéros que le sort leur a attribués. Ce serait une atténuation sans inconvéniens des rigueurs de la loi et un heureux ressouvenir du service volontaire.

Le service volontaire, que nous rappelons ici par opposition au service obligatoire, n’a rien de commun avec le volontariat d’un an, emprunté à la législation prussienne par la loi de 1872. Cette institution est considérée avec raison en Allemagne comme d’une haute importance, et elle y rend des services réels. En France, elle n’a nullement réussi. Rien ne montre mieux la différence qui existe entre les deux pays, tant pour l’esprit public que pour l’organisation sociale, et le danger de vouloir implanter dans l’un ce qui convient parfaitement à l’autre. On avait espéré que le volontariat fournirait de bons sous-officiers et serait même une utile pépinière d’officiers de réserve, il n’en a rien été. On a éprouvé l’inconvénient de confiner dans des positions subalternes des hommes de haut rang ou d’une instruction développée, inconvénient signalé avec force par le baron de Goltz. Le dévoûment et le patriotisme de ces hommes ne l’atténue en rien. Au contraire, ils souffrent de ce qu’on ne leur demande pas des services qu’ils se sentent en état de rendre et, s’ils observent la discipline matérielle, la discipline morale leur fait défaut. On ne pourrait d’ailleurs leur confier de prime abord des emplois militaires élevés, auxquels ils n’ont pas été préparés par leurs études. On n’a jamais songé à improviser un homme peintre ou architecte, sous le prétexte qu’il est bon avocat ou savant médecin ; pourquoi donc les connaissances littéraires ou scientifiques constitueraient-elles un titre au commandement des hommes ?

L’intérêt militaire n’est pas le seul à considérer. On ne peut pas désorganiser la société civile sous prétexte de la défendre ; entraver le développement des carrières libérales, rendre l’exercice même de certaines d’entre elles impossible. Il faut donc admettre des adoucissemens au service personnel soit pour sa durée, soit pour le moment où l’on reçoit l’instruction militaire. Il faut les régler au point de vue seul des intérêts civils, et cela est d’autant plus faisable que la loi incorpore dans l’armée plus d’hommes que l’on ne peut en entretenir. Ce que l’on doit absolument repousser, c’est la faculté laissée au ministre de choisir les dispensés. Les sursis d’appel, les congés illimités dont il dispose déjà donnent lieu à des abus considérables et peu connus. Aller plus loin dans cette voie serait lui procurer le moyen d’exempter du service militaire tous les jeunes gens qui auraient trouvé un protecteur assez puissant.

La composition des cadres d’officiers et de sous-officiers, qui n’a pas moins d’importance que le recrutement des soldats, atteste encore la profonde différence qui existe entre l’armée française et l’armée allemande. Tandis que, dans celle-ci, le corps des officiers est complètement étranger à la troupe, chez nous il lui est intimement uni et sort de ses entrailles mêmes, pour la plus grande partie. Suivant le baron de Goltz, organe en cela de l’opinion publique dans son pays, le corps des officiers fait la véritable force, l’essence de l’armée, à laquelle les sous-officiers et les soldats n’appartiennent que temporairement. Aussi veut-il qu’il se recrute en dehors de la troupe, dans une classe privilégiée de la société, où il soit de tradition que chacun des membres doit se consacrer à la carrière des armes. Des hommes habitués dès leur plus jeune âge à diriger toutes leurs pensées vers les choses de la guerre, et entourés de la considération publique, acquièrent par cela seul une aptitude exceptionnelle au commandement. Cet avantage compense-t-il l’inconvénient grave de scinder l’année en deux classes distinctes, qui ne se mêleront jamais entre elles et dont les intérêts pourront se trouver opposés ? Il serait superflu de le discuter, car cela est inapplicable en France, où l’on se glorifie avec raison que tous les rangs de l’armée soient accessibles à tous ceux que leur mérite appelle à y prendre place. Sous l’ancien régime déjà les plus hautes dignités pouvaient devenir la récompense du simple soldat.


Roze et Chevert ont ainsi commencé.


C’est une très grande force pour notre armée que ce mélange des officiers qui ont acquis une instruction très complète dans les écoles militaires avec d’autres péniblement sortis des rangs de la troupe. Toutes les aptitudes peuvent ainsi se faire jour, et l’on trouve dans un corps d’officiers des hommes préparés à remplir toutes les fonctions de la hiérarchie militaire, tempérant le savoir dogmatique des écoles par les connaissances que donne la pratique du métier. Ce qui est à craindre, c’est qu’on ne se laisse entraîner trop loin par le désir, très louable, de procurer à tous une instruction générale très étendue, encyclopédique, ce qui ferait durer outre mesure le stage que l’on fait dans les écoles, créées avec une fâcheuse profusion. Des officiers y ont passé huit et neuf années. C’est beaucoup trop. Il faut savoir se borner et ne pas réduire outre mesure la durée de la vie utile, dont la moyenne ne dépasse pas vingt-deux ans dans l’armée. On la raccourcit outre mesure, d’un côté par le séjour dans les écoles, de l’autre, par des retraites prématurément données à des officiers capables de rendre encore d’utiles services.

On veut ainsi, dit-on, favoriser les officiers, en rendant l’avancement plus rapide. C’est envisager une question très grave sous un point de vue tout à fait faux. L’avancement n’a pas pour objet de satisfaire les convoitises des hommes, ni même, ce qui serait plus acceptable, de récompenser les services rendus ; l’avancement est le moyen de recruter les cadres supérieurs. L’état a besoin de colonels et de capitaines comme il a besoin de sous-lieutenans et de soldats. Où les prendra-t-il, si ce n’est parmi ceux qui ont acquis de l’expérience par un long séjour dans un grade inférieur ou qui s’y sont distingués par leur manière de servir ? C’est dans l’intérêt seul de l’état que l’avancement doit être réglé. C’est cet intérêt qui doit le faire donner avec une équité rigoureuse, en faisant une part variable, selon les circonstances, au choix et à l’ancienneté. Il ne conviendrait pas de soumettre à des examens des hommes déjà âgés. Des examens ne donnent pas d’ailleurs la vraie mesure de la valeur d’un homme, qu’on doit juger sur ce qu’il a fait, dès qu’on lui a donné quelque chose à faire. Aussi ne sont-ils admissibles qu’à l’entrée dans la carrière, ou lorsqu’il s’agit de passer à des emplois très différens. Mais surtout ils n’apprennent rien sur les qualités les plus importantes d’un homme de guerre : la bravoure, le sang-froid, la fermeté, la grandeur du caractère. Si Condé ou Masséna avaient dû se présenter à Saint-Cyr, ils auraient été écartés par une note éliminatoire pour n’avoir pas su l’allemand. Ney ou Bugeaud, si clairvoyans en présence de l’ennemi, n’avaient pas le don de la parole ; un examinateur les aurait mal cotés. Napoléon lui-même qui ne se trouvait pas dans la première moitié des élèves sortans de Brienne, n’aurait peut-être point été admis à l’école de guerre s’il en eût existé une de son temps. De tels exemples montrent à quels faux jugemens on serait exposé en prétendant apprécier le mérite des hommes de guerre d’après des compositions écrites ou des examens oraux.

Les règles actuelles de l’avancement ont donné des résultats satisfaisans ; elles sont à conserver. La limite d’âge est aussi la manière la moins blessante de fixer aux hommes le moment de la retraite ; elle a été parfois trop reculée, on a maintenant une tendance à l’avancer trop. On doit utiliser le plus possible les connaissances des hommes et l’on pourrait, par exemple, affecter aux officiers en retraite un certain nombre d’emplois dans les écoles ou dans les bureaux, qui écartent des régimens bien des officiers dont l’absence se fait sentir. Il y aurait là aussi un allégement pour le budget, car on devrait tenir compte de la solde de retraite dans la fixation du traitement attribué à ces emplois.

Les sous- officiers et les caporaux sont les instructeurs de la troupe, ce qui exige qu’ils aient une parfaite connaissance du métier militaire et exercent leur autorité sur les recrues avec autant de patience que de fermeté. Plus rapprochés du soldat que les officiers, ils ont toujours eu sur lui une très grande influence. La composition de ce cadre inférieur mérite donc une très grande attention. On y attache beaucoup d’importance en Allemagne, où tous les sous-officiers et la plus grande partie des caporaux sont rengagés. Ils présentent des garanties d’instruction, la maturité d’un âge plus avancé, et, n’ayant pas été soldats en même temps que la plupart de leurs subordonnés, ils ne sont pas gênés par les liens d’une camaraderie trop intime. En France, toutes les tentatives faites pour retenir les sous-officiers au service n’ont eu que des résultats fort médiocres, et les mesures prises en 1872 pour repousser de l’armée les anciens soldats n’ont que trop réussi. Le petit nombre des sous-officiers instruits et capables est une cause de faiblesse pour notre armée, et elle acquerrait une gravité inquiétante si la durée du service était réduite à trois ans. En ce moment, la moitié à peu près des sous-officiers sont remplacés chaque année au départ de la classe. Les sergens-majors ne font que passer dans un emploi où ils n’ont pas le temps d’apprendre les règles de la comptabilité. Il en résulte une charge pénible et rebutante pour les capitaines, qui ne sont pas soulagés, comme ils devraient l’être, de la surveillance des détails. Avec le service de trois ans, on ne trouvera plus de sergens-majors. C’est en vain que l’on compterait former des sous-officiers avec les jeunes gens qui maintenant font leur volontariat ou avec les élèves d’écoles destinées à en procurer. En supposant qu’ils convinssent et ne pussent pas profiter de dispenses sous une autre forme, ils seraient en nombre très insuffisant. Et puis on n’enseigne pas dans une école à diriger des hommes, à prendre sur eux de l’ascendant. L’âge seul, par la maturité qu’il amène, et l’habitude du service, peuvent donner à un homme les qualités nécessaires pour commander à ses semblables. Que la durée du service soit reportée à cinq ans pour une partie du contingent, et les sous-officiers ne manqueront pas.


III

L’organisation d’une armée est un sujet d’étude si considérable, si complexe, qu’il faudrait des volumes pour en parler convenablement. On se contentera donc d’indiquer ici quelques-uns des points les plus importans, en en laissant de côté beaucoup d’autres, dignes d’intérêt cependant, et tous les détails secondaires.

Deux choses ont frappé ceux qui ont été victimes des événemens de 1870 : l’insuffisance des préparatifs et les voyages inutiles faits en tous sens par les hommes qui allaient de tous côtés rejoindre leurs corps pour reprendre ensuite avec eux la direction même qu’ils venaient de parcourir. On a donc résolu de former les corps sur place et de les pourvoir de tout ce dont ils avaient besoin avant de les mettre en marche. Certes l’idée était bonne, mais elle a été singulièrement gâtée dans l’application par un parti-pris de symétrie à outrance, qu’on a confondu avec la simplicité, quoiqu’il en soit justement le contraire. La moindre réflexion aurait dû faire comprendre que le but de l’armée étant la défense du pays, on ne pouvait traiter Limoges ou Clermont de la même manière que Nice ou Nancy, menacées par les premières démonstrations de l’ennemi. Nos pères avaient voulu que les principales forces fussent massées en temps de paix le long de la frontière : la cavalerie tenait garnison dans les régions riches en fourrages ; les magasins étaient abrités dans les places fortes ; on parait ainsi aux premiers dangers, et les renforts affluaient ensuite de tous les points du territoire. La première partie de ce plan était excellente ; la seconde devait être modifiée, puisqu’on avait besoin de plus de monde et qu’on disposait d’ailleurs d’un réseau de communications bien préférable. On a tout bouleversé, réparti l’armée uniformément dans toutes les parties de la France en dégarnissant la frontière. Il est bien difficile de concevoir cependant qu’un procédé, si habile soit-il, puisse amener plus rapidement des troupes aux points de concentration que si elles s’y trouvaient déjà.

L’égalité de répartition a été poursuivie sans aucun égard pour la nature des lieux ni pour celle des produits du sol, sans considération pour la garde des forteresses à laquelle il a fallu pourvoir à l’aide d’expédiens. On ne s’est uniquement arrêté qu’à la manière de répartir les contingens. Fallait-il, à l’exemple de l’Allemagne, adopter le recrutement régional, avoir des régimens de Parisiens, de Flamands, de Bretons, de Languedociens, ou, mélanger entre eux des conscrits de toutes les provenances ? Le parti que l’on a choisi réunit les inconvéniens de ces deux manières de faire, en les aggravant même, et sans en avoir aucun des avantages. Les corps sont formés, en principe, d’hommes pris dans toutes les parties de la France ; mais, après avoir accompli la première partie de leur service, ils sont versés comme réservistes dans le régiment qui tient garnison au lieu de leur résidence. Au moment de la mobilisation, la composition sera donc régionale pour les deux tiers environ de l’effectif. L’esprit de corps se trouve ainsi détruit ; le soldat rappelé au service ne retrouvera plus les chefs auxquels il était habitué à obéir, ne sera pas lui-même connu de ses nouveaux officiers ; et les régimens, presque entièrement composés de soldats nouveaux, seront, en réalité, en voie de reformation au début d’une guerre. Cela sera d’autant plus grave que les différentes armes ne devant pas être accrues de la même manière par le passage du pied de paix au pied de guerre, on a décidé qu’un certain nombre d’hommes ayant fait leur apprentissage dans l’une seraient envoyés dans une autre où ils seront tout à fait novices. C’est ainsi que le train sera composé en grande partie avec des hommes tirés de la cavalerie. La mesure est des plus mauvaises ; les militaires expérimentés n’ont jamais rien fait de semblable que dans des circonstances exceptionnelles, et ils ont toujours regardé les changemens de corps, le passage d’une arme il une autre surtout, comme une chose très contraire à la solidité des troupes.

Les quatrièmes bataillons des régimens d’infanterie ne faisaient point partie des projets primitifs. C’est un expédient auquel on a eu recours pour ne pas trop affaiblir l’infanterie, lorsque la chambre a voulu réduire les bataillons à quatre compagnies. Depuis, on les a séparés de leurs corps pour former les garnisons des places fortes et augmenter la sécurité de la frontière. Ils dérangent sans utilité l’uniformité de la répartition des contingens. L’éloignement où ils sont de la portion principale complique la comptabilité, donne lieu à des transports coûteux de matériel, ou oblige à créer des magasins supplémentaires. Enfin les colonels portent peu d’intérêt à des fractions détachées qui échappent à leur influence et ne serviront pas sous leurs ordres en cas de guerre. C’est donc une création regrettable qu’il faudra abandonner tôt ou tard, et l’on a déjà parlé de réunir les quatrièmes bataillons pour en faire de nouveaux régimens, ce qui serait une augmentation peu justifiée des états-majors.

Les compagnies de dépôt sont aussi une création malheureuse. Les dépôts, si indispensables en temps de guerre, ne sont d’aucune utilité en temps de paix. Leur objet est de recevoir les jeunes soldats quand les compagnies actives ne peuvent le faire, et de les instruire. Ils recueillent aussi les hommes éclopés, fatigués, qui n’ont pas besoin d’un traitement à l’hôpital, ceux qui ont perdu une partie de leur équipement par suite d’un accident quelconque, ceux enfin qui se trouvent éloignés momentanément de leur corps. Le dépôt rend un service considérable en recueillant tous ces soldats qui, par suite de leur isolement, ne reçoivent pas de distributions et dont la nécessité de vivre ferait de dangereux maraudeurs. Il les pourvoit des effets qui leur manquent et les ramène à leur corps sous la direction d’un cadre de conduite. On n’imagine pas, à moins de l’avoir expérimenté, ce qu’une armée en campagne perd ainsi d’hommes de bonne volonté par le seul fait des marches et de l’agglomération. Pendant la campagne d’hiver de 1870-71, l’armée du Nord, opérant dans un pays plantureux, et quoiqu’elle ait rarement compté plus de 30,000 hommes actifs, perdait ainsi 600 hommes par jour en dehors des combats. Ils étaient repris par les dépôts et reparaissaient dans les rangs au bout de quelques jours.

Ce rôle tutélaire, les compagnies de dépôt, telles qu’elles sont organisées, ne sauraient le remplir. En temps de paix, elles sont inutiles d’ailleurs, les recrues étant instruites dans les compagnies actives. Il faudrait donc les supprimer. A leur place, on créerait des dépôts départementaux, qui ne comporteraient en temps ordinaire que quelques gardes-magasins, mais dont les cadres seraient formés d’officiers retraités dans la localité même et de sous-officiers réservistes présens aussi sur les lieux, de manière que l’ensemble pût fonctionner dès le jour de la mobilisation. Ces dépôts recevraient les hommes appartenant à des corps quelconques, les habilleraient, les armeraient, et les feraient partir sous la direction de cadres de conduite. L’institution permettrait de composer les régimens d’hommes recrutés dans toute la France et de conserver la précieuse unité d’origine de tous les corps de l’armée. En passant dans la réserve, les soldats resteraient immatriculés dans le corps où ils ont servi et iraient le rejoindre en des endroits désignés d’avance. Ce premier travail fait, les dépôts continueraient de fonctionner comme établissemens d’instruction ; ils serviraient à maintenir l’effectif de l’armée, ce dont on ne s’est nullement préoccupé jusqu’à ce jour.

La question des remplacemens destinés à combler les vides qui se font incessamment dans une armée se lie à celle de l’effectif des compagnies. Une expérience bien ancienne, — car elle remonte au temps des Romains, — a démontré la convenance d’établir dans l’infanterie des groupes correspondant à l’unité administrative et à l’unité tactique. Celle-ci s’est appelée cohorte, bataillon ; il a toujours fallu qu’elle fût comprise entre 600 et 1,000 hommes. Moindre, elle manquait de solidité ; plus nombreuse, elle cessait d’être maniable. Pour éviter des frais d’administration trop considérables, on a toujours été conduit à réunir plusieurs de ces unités tactiques sous un même chef, qui, dans les petites armées, pouvait être en même temps à la tête d’une grande unité tactique : la légion par exemple. Chez nous, la division, et même la brigade, ont paru former des groupes trop forts, et on leur a préféré à juste titre les demi-brigades ou les régimens. Comme sous-unité de détail, à la fois administrative et tactique, on a dû admettre celle où le nombre des hommes est assez limité pour que l’officier les connaisse tous et puisse les diriger de la voix. C’était la centurie chez les Romains, c’est chez nous la compagnie. Voilà à quoi ont été amenés, par une très longue expérience et par une sage appréciation des faits, des chefs militaires dont la capacité et les succès dépassaient de beaucoup ce que peuvent s’attribuer les hommes de notre époque. « La victoire, ont-ils dit, est aux gros bataillons. » Ce précepte ne doit pas être entendu seulement en ce sens qu’il faut des armées nombreuses ; mais les unités qui les composent ont besoin d’être elles-mêmes assez fortes pour posséder la solidité convenable. Au bataillon de 800 à 1,000 hommes on a substitué comme unité tactique la compagnie de 250 hommes. C’est trop peu, l’unité est faible ; c’est trop pour la sollicitude du chef, qui ne peut plus bien connaître tous ses soldats. Puis, on a monté le capitaine, ce qui l’éloigné des hommes au milieu desquels il doit vivre, d’autant plus qu’il sera secondé par des sous-officiers trop jeunes, sans autorité et sans expérience. Tous ces inconvéniens ont frappé ; on s’est effrayé des dangers qui peuvent naître de l’ordre dispersé, et on cherche à en corriger les défauts. Le meilleur, et peut-être l’unique moyen de rendre à l’infanterie française la solidité qu’elle a perdue, c’est de ne donner aux capitaines que le nombre de soldats qu’ils peuvent tenir dans la main et de renforcer le bataillon.

Une autre modification non moins importante, et d’un ordre plus élevé, consisterait à rendre les corps d’armée indépendans du commandement territorial, du moins dans les régions de l’intérieur. On a voulu que chaque corps d’armée fût assuré de posséder, au début d’une mobilisation et pendant toute la durée d’une guerre, tout ce qui lui était nécessaire en hommes, chevaux, voitures et matériel de tout genre. Pour cela, on a partagé la France en régions d’une égale population, destinées à subvenir chacune en temps de guerre, aux besoins du corps d’armée qui l’occupe en temps de paix. Le commandant du corps d’armée doit conserver le commandement de la région d’où il est parti, donner les ordres nécessaires pour y lever des hommes, y recueillir des vivres, des chevaux et du matériel ; il doit assurer l’exécution de ces ordres. La fabrication des armes, des munitions, du matériel de guerre, l’achat des effets d’habillement et d’équipement doivent seuls dépendre du ministre lui-même.

Ces dispositions sont inexécutables pour beaucoup de raisons. Il en résulte des désaccords incessans entre le ministre, responsable de l’emploi du budget, et les chefs des corps d’armée, qui, n’ayant pas à s’en préoccuper, veulent quelquefois donner des ordres engageant des dépenses. D’un autre côté, les régions ont beau être établies en vue de l’égalité de la population et, par suite, du nombre de soldats qu’elles fournissent, elles n’en sont pas moins très inégales sous les autres rapports. Montera-t-on la cavalerie légère avec les chevaux du Perche ou du Boulonnais ? Attellera-t-on les voitures du train avec les chevaux de Tarbes ou nos légers ardennais ? Est-ce la Provence qui enverra des fourrages au 15e corps, la Flandre du vin au 1er, ou la Gironde du blé au 18e, lorsqu’ils seront sur la frontière de l’Est ? Le général en campagne avec son corps d’armée n’aura pas trop de toute son attention pour diriger les troupes sous ses ordres, surveiller les mouvemens de l’ennemi, faire profiter ses soldats des ressources de la contrée qu’il occupe. Comment veut-on qu’il donne des ordres utiles à Rennes, à Nantes, ou à Toulouse, et qu’il en surveille l’exécution ? Et quand même il pourrait y faire organiser un convoi, comment en assurerait-il l’arrivée, puisqu’il faudrait le diriger à travers des territoires affectés à des collègues, qui, eux aussi, voudront se réserver l’usage des voies ferrées ? Exécuter les prescriptions légales n’est pas possible. Il s’est trouvé cependant des personnes qui ont voulu les prendre au pied de la lettre. Pour mettre leur responsabilité à couvert en s’attirant un refus, elles ont demandé la création de parcs de prolonges toutes chargées, à l’effet de nourrir sur la frontière les chevaux auvergnats avec de l’avoine et du foin d’Auvergne, les chevaux bretons avec du foin breton.

Si, maintenant, serrant la question de plus près, on considère les rapports des corps d’année avec la défense du territoire, on est surpris de voir combien les régions ont été mal délimitées. Sans doute cela importe peu pour les corps d’armée de l’intérieur, car les commandans, éloignés dès l’abord de la région, se désintéresseront de ce territoire sur lequel ils n’auront aucune action efficace ; mais les commandans de la frontière sont exposés à recevoir le choc de l’ennemi avant que la concentration des autres corps soit achevée et qu’ils puissent être secourus. Outre la part qu’ils prendront aux opérations générales de l’armée, ils auront deux autres préoccupations très graves qui suffiraient chacune à les absorber tout entiers : ils devront protéger la mobilisation et couvrir la concentration des autres troupes ; ils auront aussi à garder la frontière et à défendre les places-fortes où seront les principaux magasins des armées. Les régions affectées aux corps d’armée frontières sont de véritables provinces militaires qui doivent constituer des unités géographiques et topographiques. C’est donc avec étonnement qu’on voit Dijon et la vallée de la Saône séparés de Besançon pour être réunis à Bourges. Le chef du corps d’armée de Besançon est chargé de surveiller à la fois la trouée de Belfort et le passage du Rhône à Culoz, qui est la défense avancée de Lyon. La partie nord des Alpes est un système bien défini, dont le centre est à Grenoble et non à Lyon, mais on ne peut en séparer la vallée de Barcelonnette, rattachée bien à tort à Marseille et à la ligne du Var. Rien ne justifie de pareilles erreurs, résultant de la volonté préconçue de tout subordonner à l’égalité du nombre des habitans dans chaque région.

S’il importe beaucoup de corriger ces dangereuses anomalies, il importe encore plus d’établir une différence fondamentale entre les régions frontières et celles de l’intérieur. Pour les premières, le commandement du territoire et celui des troupes doivent rester indissolublement réunis, celles-ci devant être nécessairement chargées de défendre celui-là. Pour les autres régions, les commandemens doivent être séparés. Il faut répartir les troupes selon les ressources que présentent le casernement, les récoltes, les voies ferrées qu’elles ont à prendre pour rejoindre la frontière. Il y aurait, croyons-nous, avantage à diminuer le nombre de ces corps d’armée et à les composer en principe de trois divisions d’infanterie. Les corps frontières, dont la tâche est très lourde, se trouveraient ainsi renforcés. Quant aux divisions de l’intérieur, elles ne seraient pas toutes égales. Deux seraient maintenues à peu près complètes, de manière à pouvoir être mises en marche au premier signal, sans attendre l’arrivée des réservistes. Le chef de la troisième, dont les effectifs de paix seraient bien moindres, aurait le commandement du territoire en temps de paix, et dédoublerait ses bataillons de manière à encadrer un grand nombre de réservistes. Chacun de ses régimens formerait une brigade, et on lui affecterait pour cela des officiers de réserve, avec un nombre convenable de sous-officiers pris parmi l’excédent que fourniront toujours les classes de la réserve. Au bout de peu de jours, chacune de ces troisièmes divisions formerait le noyau d’un corps d’armée qui se placerait en seconde ligne. Les garnisons de Paris et de Lyon, au lieu de se composer de quatrièmes bataillons et de divisions empruntées à d’autres corps, seraient formées chacune d’un corps d’armée complet, d’autant mieux préparé qu’il se trouverait toujours groupé. Les ressources importantes que renferment ces villes favoriseraient la prompte formation de nouveaux corps, composés de réservistes ou de territoriaux.

Ces dispositions, dont on ne peut indiquer ici que le principe et non les détails, faciliteraient, par des dédoublemens sagement ménagés, la formation des corps nouveaux, auxquels on ne peut échapper, en temps de guerre, sous peine de noyer les anciens corps dans la masse trop considérable des hommes rappelés ou même appelés pour la première fois au service. C’est d’ailleurs une nécessité que l’on a déjà comprise, car on a prévu, en cas de mobilisation, le dédoublement d’un certain nombre d’unités, des batteries d’artillerie en particulier. La réduction du nombre des corps d’armée ne serait pas une cause d’affaiblissement, puisqu’ils seraient plus forts, mais elle donnerait le moyen de composer à l’avance, sans augmentation de personnel ni de dépenses, les états-majors des armées elles-mêmes. C’est ce qu’on ne pourrait faire en ce moment qu’en désorganisant les états-majors divisionnaires ou de corps d’armée.

Un autre avantage, et fort notable, serait de pouvoir porter immédiatement sur la frontière menacée un nombre de troupes suffisant pour lui donner une protection efficace, permettre à la mobilisation de se faire sans danger, et garantir les habitans de dévastations méthodiques destinées à enlever au pays les ressources indispensables aux armées défensives. D’après les décisions prises, les corps d’armée ne doivent se mettre en mouvement qu’après avoir été complétés par l’arrivée des réservistes et s’être munis de tous les accessoires qui peuvent leur être nécessaires : parcs d’artillerie, vivres de rechange, ponts de bateaux, ambulances, services auxiliaires, train et bagages. Si l’ennemi envoie des coureurs ou une avant-garde légère, il faut pourtant aviser ; il faut aussi que rien ne vienne troubler l’œuvre si compliquée de la mobilisation et de la concentration des troupes. On ne peut disposer, pour obtenir un peu de sécurité, que du petit nombre des troupes non comprises dans la composition des corps d’armée, quelques bataillons de chasseurs ; et ce n’est pas assez ; c’est d’autant moins qu’il leur faudra partir incomplets : aussi a-t-on cru devoir leur adjoindre la cavalerie indépendante. Autrefois, lorsqu’il fallait faire des courses rapides, on jugeait que c’était le rôle de la cavalerie légère. Maintenant, comme elle est presque entièrement répartie dans les corps d’armée, on est obligé de faire remplir le service de coureurs par les cuirassiers, qui n’y sont pas du tout propres. Lorsqu’une organisation d’armée conduit à de semblables conséquences, elle est jugée, et il ne faut pas hésiter à la modifier. Notre cavalerie est mieux montée qu’avant la guerre, on l’exerce avec beaucoup de soin ; il serait bien à regretter qu’elle fût compromise au début par de mauvaises mesures.

L’artillerie a de nombreux détachemens ; c’est la perte de cette arme où les hommes ne se forment que par l’instruction donnée dans les polygones et ont besoin d’une très grande habitude de manier et de tirer les bouches à feu qu’ils doivent servir. L’idée de l’égale répartition entre tous les corps d’armée a conduit à installer des garnisons d’artillerie loin des champs de tir et de manœuvre, en des lieux même où l’eau et les fourrages sont rares, comme elle a fait disperser un certain nombre de batteries loin des corps auxquels elles appartiennent.

Quelques réformes seraient à introduire aussi dans l’organisation des services secondaires de l’armée. Le corps du génie a dans ses attributions tout ce qui se rapporte aux engins employés à la guerre, ainsi que le service des constructions. Cela exige une instruction aussi étendue que variée : on ne peut la posséder qu’à la condition de s’entretenir par une pratique constante et en se tenant au courant des progrès réalisés par l’industrie. Comme elle en a fait beaucoup depuis le commencement de ce siècle, les méthodes à suivre pour l’attaque et la défense des places éprouveront de notables changemens. Il faudrait donc modifier en conséquence l’instruction à donner aux officiers et à la troupe.

Les ouvriers d’administration se trouveront avec facilité parmi les appelés des classes, et, rendus à la vie civile, ils continueront à se perfectionner dans leur état. Mais, pour obtenir de leur travail le produit qu’on doit en attendre, il faudrait en faire de véritables compagnies d’ouvriers, comme en Allemagne, et non des ouvriers-soldats, qui ne sont bons, ni comme ouvriers, ni comme soldats. Par égard pour la convention de Genève, il importe aussi particulièrement que les infirmiers ne soient pas organisés comme une troupe armée.

Quant au train, il a des cadres très insuffisans. On a toujours trouvé très difficile de maintenir le bon ordre dans un convoi, qui constitue toujours un commandement fort important à cause du nombre et de la variété des élémens dont il est composé. D’après l’organisation actuelle, un corps d’armée sera accompagné de plus de 2,000 voitures, dont la file occupera 25 à 30 kilomètres. Un tel commandement comporterait un général expérimenté, secondé par un groupe d’officiers habitués à la conduite des convois, connaissant les précautions à prendre pour l’entretien du matériel. On n’y veut affecter qu’un ou deux officiers supérieurs et quelques capitaines avec des officiers de réserve, c’est-à-dire des personnes étrangères à l’armée et au service très compliqué qu’elles auront à diriger. On risque fort d’avoir, dès le premier jour, nombre de chevaux blessés, de voitures détraquées, et de réquisitionnaires débandés. A la moindre alerte, il se produirait une panique et une vraie débâcle.

L’augmentation des cadres du train comporterait une certaine dépense, qu’il faudrait compenser par des économies faites d’autre part. On peut en réaliser d’assez importantes par les modifications à introduire sur bien des points. Ainsi les sections de secrétaires des divers bureaux ont une hiérarchie et des cadres que rien ne justifie. N’ayant jamais à se montrer en corps de troupes, les secrétaires n’ont nul besoin d’être encadrés par des sous-officiers et des brigadiers qui n’ont rien à faire. Il suffirait de les répartir en deux classes, seconds et premiers soldats, pour donner un petit avantage aux plus méritans ; et, comme leur service est fort doux, on trouvera toujours des jeunes gens ayant une bonne plume qui le préféreront à la vie active. On les mettrait en subsistance dans un des corps de la garnison, et il résulterait de cette simplification une économie sensible. Une autre suppression devrait atteindre les musiques de cavalerie et celles des établissemens de l’artillerie, qui prélèvent déjà dans les rangs un grand nombre d’hommes à titre d’élèves et en réclameraient bien davantage si la durée du service devenait moindre. La vie de caserne a souvent besoin d’être égayée, et les musiques des régimens d’infanterie, qui accompagnent toujours la troupe, sont utiles pour procurer quelque distraction aux hommes ; mais la musique équestre n’a rien qui charme l’oreille, elle ne justifie pas la dépense énorme qu’elle nécessite et qui égale celle de deux régimens de cavalerie. Les musiques de l’artillerie ne suivent pas les régimens, elles restent attachées aux établissemens, et les travaux des forges ou des scieries ne favorisent en aucune manière le son des instrumens. C’est une dépense qui profite uniquement aux oisifs des villes, et il n’y a aucune raison de l’imputer au budget de la guerre.

Une autre institution fort coûteuse et qui est loin de rendre les services qu’on en attend, ou ceux mêmes qu’elle rendait autrefois, est celle des enfans de troupe. A l’origine, on voulait venir en aide aux sous-officiers mariés ; et il n’y en a plus. On préparait au métier de soldat un certain nombre de volontaires issus de l’armée ; et cela n’est plus nécessaire. Maintenant, on espère, en réunissant les enfans de troupe dans des écoles, en faire une pépinière de sous-officiers qui resteront au service un temps assez long pour que l’état profite des dépenses qu’il aura faites pour eux : c’est une double illusion. On a cru pouvoir lier ces enfans au service par des contrats signés d’eux ou de leurs parens ; mais la loi, fort sage, ne reconnaît ni les engagemens pécuniaires souscrits par des mineurs, ni ceux dont la réalisation dépend de la volonté d’une autre personne : toutes les promesses de rester plus tard au service ou de payer une certaine somme seraient déclarées nulles par les tribunaux. D’ailleurs, on ne formerait pas ainsi des sous-officiers au courant du service. Le ministère de la guerre est un fort médiocre instituteur et de plus habiles que lui échoueraient devant une tâche aussi difficile. On n’enseigne pas à des enfans l’art de commander à des hommes. Cela exige une maturité d’esprit, un sang-froid, une réflexion qu’on n’acquiert pas avant vingt-quatre ou vingt-six ans. Retenir des jeunes gens jusqu’à dix-huit ans dans une école sans leur apprendre autre chose que l’instruction primaire et le maniement du fusil, ce serait les condamner à l’oisiveté et nullement leur donner le moyen de gagner leur vie. Il n’y a aucune analogie entre les écoles d’enfans de troupe et celles des mousses de la marine. Ceux-ci apprennent le métier de matelot, qu’ils peuvent exercer sur les bâtimens de commerce comme à bord des navires de l’état, tandis que le métier de soldat ne prépare à remplir aucune carrière civile. Il n’y a pas de rapport non plus entre ces écoles et celles de Saumur ou de Saint-Maixent, qui doivent donner à des sous-officiers déjà formés le complément de connaissances dont ils ont besoin pour devenir officiers. Le meilleur parti à prendre serait donc de renoncer complètement à l’institution des enfans de troupe. On devrait prendre le même parti à l’égard de l’école de La Flèche, destinée à élever des fils de militaires sans fortune. Elle coûte près d’un million par an, et, pour une somme bien moindre, on donnerait un nombre équivalent de bourses dans les lycées : ce serait un secours plus réel, et plus utile à ceux qui en ont besoin.

Il est très important de rechercher les économies qu’il serait possible de réaliser dans le budget de la guerre, car il atteint un chiffre énorme et l’on doit prévoir que, dans un avenir rapproché, de nouvelles dépenses viendront encore s’imposer malgré toutes les répugnances. Les unes proviendront de l’alimentation du soldat, qui doit suivre les progrès de l’aisance générale dans le pays. Le soldat ne boit jamais de vin, à moins qu’il ne l’achète. L’allocation d’une ration de vin tous les deux jours coûterait 15 millions par an. D’autres dépenses seront motivées par l’armement ; et ce point a besoin d’être développé.

Bien que les armes aient acquis un haut degré de perfection, on ne cesse de chercher à les rendre plus parfaites et plus puissantes encore, en profitant de tous les progrès réalisés par les arts industriels, par la métallurgie surtout. Depuis vingt ans, outre diverses améliorations de détail, l’armement de l’infanterie a été renouvelé deux fois. Les canons l’ont été bien plus souvent. Depuis l’invention récente encore des canons rayés lançant des projectiles à ailettes, nous avons vu ceux des systèmes de Reffye, Lahitolle et de Bange, la substitution des pièces en acier à celles en bronze. Tout n’est pas fait encore. Les affûts et les plates-formes pour les bouches à feu de gros calibre sont si peu satisfaisans qu’on fait les plus grands efforts pour arriver à une transformation radicale. Quels seront les résultats de toutes ces études ? Est-il supposable que l’art des inventeurs va subir un temps d’arrêt prolongé ? et la découverte d’armes très supérieures à celles en usage n’obligerait-elle pas à subir les frais d’une réforme radicale ? Au point de vue simplement budgétaire, on peut désirer qu’aucune invention importante ne voie le jour, mais une loi supérieure condamne impitoyablement les nations comme les industries qui s’obstinent à conserver un outillage de qualité inférieure. Il faut donc prévoir le moment, — peut-être éloigné, peut-être prochain, — où des dépenses considérables viendront s’imposer d’une manière absolue.

De profondes réformes seraient à faire aussi dans les principes qui régissent les deux services de l’habillement et des approvisionnemens de l’armée. Sans doute, l’adoption de l’uniforme a été une grande amélioration de la discipline de l’armée, mais, comme le disaient nos pères : « L’habit ne fait pas le moine, » et ce serait une dangereuse erreur de confondre les vertus militaires avec ce qui n’en est que l’étiquette. L’armée territoriale ne devant servir que rarement et pendant un temps très court, on pourrait restreindre les effets d’équipement dont elle serait pourvue. Il y a un inconvénient fort grave à porter les approvisionnerons au-delà du strict nécessaire : ils se détériorent, la mise en service devient difficile ; le soldat n’est vêtu que d’effets défraîchis ou ayant perdu une partie de leur solidité ; il mange du pain fait avec de vieilles farines, des conserves approchant de la limite de leur durée. Puis il y a des frais de surveillance et de manutention. On est obligé de construire des magasins coûteux et qui exigent eux-mêmes un entretien d’au moins 1 1/2 pour 100 de la valeur des bâtimens.

On a cru introduire des économies dans l’administration de l’armée en supprimant le service en régie des subsistances et des fourrages, pour le livrer à l’entreprise. C’est aller trop loin. Oui, en principe, l’état ne doit pas se faire fabricant, il doit acheter dans le commerce tout ce que le commerce peut lui fournir couramment, mais cette règle souffre quelques exceptions. L’état a un certain intérêt à faire ce qu’il consomme seul. Il y a un intérêt de sécurité à lui confier la fabrication de la poudre. En lui donnant celle des armes, on arrive à ce grand et utile résultat de rendre toutes les pièces interchangeables, de réparer, sans ajustement, un fusil fait à Tulle avec des pièces qui viendront de Saint-Etienne ou de Puteaux. Toutes les parties d’un affût ou d’une voiture pourront aussi être remplacées par des rechanges quelconques. Jamais des industriels ne pourraient en arriver là. Il est bon aussi que les garnisons les plus importantes, celles des places de guerre, ne soient pas à la merci d’une grève de boulangers, et que des magasins à fourrages approvisionnées pour le temps de guerre se renouvellent au moyen de la consommation courante. Il y a donc des tempéramens à observer, et en y ayant égard on pourra apporter de salutaires réductions dans l’administration de la guerre sans en compromettre le bon fonctionnement. Le précepte de Coligny n’est pas moins vrai aujourd’hui que de son temps. Une armée est un monstre, et pour le mettre au monde, c’est par le ventre qu’il faut commencer. Voilà ce que ne doivent pas oublier ceux qui affectent souvent un dédain trop prononcé pour les services auxiliaires de l’armée. Tout, sous ce rapport, doit être prévu et préparé à l’avance, car on compterait vainement sur le concours que pourraient donner les réquisitions. La législation actuelle appelle sous les armes toute la population virile jusqu’à quarante ans ; elle a établi la conscription des chevaux et des voitures ; où trouverait-on une base assez large pour établir des réquisitions fructueuses, puisqu’il ne restera personne pour y obéir, puisque les moyens de transport auront disparu ? Les chemins de fer eux-mêmes étant absorbés par le service militaire, ce qui restera de la population civile aura souvent la plus grande peine à pourvoir à ses propres besoins. N’est-il pas à craindre qu’ici encore on ait dépassé la limite de ce qu’il était convenable de faire ?


IV

Tout concourt à prouver qu’un ordre très exact doit régner dans les mesures à prendre pour transporter les troupes sur les lieux où elles doivent opérer. Des dispositions mal conçues peuvent compromettre d’une manière irrémédiable le succès de la campagne. M. de Goltz pense qu’à l’avenir les guerres dureront très longtemps, à cause de la difficulté même de déplacer les masses considérables qu’il faudra mettre en mouvement. On peut opposer des raisons très fortes à cette présomption. Un état aussi violent, qui absorbera, pour les rendre improductives, toutes les forces d’un pays, ne saurait se prolonger ; la dépense, qui s’élèvera à 7 ou 8 millions par jour, épuiserait les ressources de la nation la plus riche, et celle contre laquelle se prononceraient les chances de la guerre ne trouverait plus de prêteurs ; enfin les armées elles-mêmes fondront avec une incroyable rapidité et l’épuisement mettra fin à la lutte. Les premiers résultats peuvent donc avoir une influence décisive, tant par eux-mêmes que par la prépondérance morale qu’ils donneront à l’une des parties belligérantes. M. de Goltz, trouvant bien téméraire la marche de Napoléon en 1806 entre la Saale et la frontière de la Bohême, fait cette remarque que l’on peut tout oser quand on est le plus fort pour le combat. Rien de plus vrai ; mais qui peut affirmer qu’il sera le plus fort pour le combat avant de l’avoir éprouvé par une longue suite de succès ? Il convient donc toujours de se ménager le plus de chances possible.

Le premier point est d’être bien fixé sur ce que l’on veut faire, d’avoir un bon plan de campagne. Il ne s’exécutera pas en toutes ses parties tel qu’on l’aura formé, car il faudra tenir compte des entreprises de l’ennemi et des vicissitudes qui en résulteront ; mais ce plan servira de point de départ, et on s’en rapprochera le plus possible, sauf à le modifier suivant les circonstances. La concentration des troupes devra se faire en vue de son exécution, et un changement notable ne saurait intervenir au dernier moment, car il exigerait des mesures prises de longue main. Les quais de débarquement, par exemple, doivent être préparés à l’avance. L’existence de ces quais donne même le moyen de prévoir avec assez d’exactitude les projets de l’ennemi. Il ne lui est plus possible de dérober la marche d’armées innombrables, comme on a pu le faire pour les 50,000 hommes qui ont conquis l’Italie à la journée de Marengo. Enfin la mise en route, ce qu’on appelle aujourd’hui la mobilisation, est un ensemble de mesures ayant pour objet de faire passer l’armée du pied de paix au pied de guerre et de l’amener aux lieux choisis pour la concentration. C’est un moyen, ce n’est pas un but. On ne saurait commettre une erreur plus dangereuse que celle de subordonner les opérations de l’armée à la mobilisation, comme on est tenté de le faire. Il ne faut jamais vouloir que ce qui est possible et en rapport avec les moyens dont on dispose, mais la mobilisation n’a d’autre objet que de préparer la concentration des troupes, et celle-ci sera bien ou mal conçue selon qu’elle facilitera plus ou moins les opérations qu’on se propose de faire.

Personne aujourd’hui ne doute qu’il faille activer la concentration des troupes ; on semble même disposé à exagérer cette rapidité, qui pourrait compromettre le succès de l’opération. L’armée prussienne peut à cet égard nous servir d’exemple, car elle a fait en 1866 et en 1870 deux expériences heureuses de mobilisation d’armée, ce qui lui a permis d’apprécier sainement les règles suivies, et de connaître en quoi elles doivent être maintenues ou améliorées. Le baron de Goltz nous apprend qu’en 1870 on voulut trop se presser, « et alors la machine refusa de marcher. » Il est dangereux, dit-il, de trop précipiter la mobilisation, car on perd le calme et la lucidité d’esprit nécessaires. Ce témoignage est précieux, car le même auteur nous fait connaître à diverses occasions avec quel soin extrême les dispositions préliminaires avaient été prises. En préparant les projets de mobilisation pour 1870, on avait poussé la prévoyance jusqu’à étudier un champ de bataille près de Manheim. On ne peut blâmer des précautions d’une si grande prudence ; il est difficile seulement de les concilier avec cette assertion que la nation la plus pacifique de l’Europe a été surprise alors par une agression inattendue de la France. Quelque opinion que l’on se fasse du reste à cet égard, contentons-nous de retenir ce précepte important que la mobilisation et la concentration des armées ne doivent être menées qu’avec le degré de vitesse compatible avec le maintien du bon ordre, sans dépasser la limite au-delà de laquelle les forces de l’homme viendraient à fléchir et où les ressorts mis en œuvre perdraient leur élasticité. Ceci fait ressortir combien il serait avantageux d’avoir la plus forte proportion possible des troupes casernée dès le temps de paix sur la frontière menacée, au lieu de les répartir uniformément sur toute l’étendue du territoire.

La seconde condition à remplir, la mobilité des corps d’armée, dont l’importance n’est pas moindre, est connexe avec la première. Les armées modernes sont, sous ce rapport, bien moins favorisées que celles d’autrefois. Elles ont à traîner avec elles des munitions, une artillerie dont le poids les alourdit beaucoup, et elles doivent en outre satisfaire à une foule de besoins sociaux, bien moins développés ou même inconnus au siècle dernier. Ainsi elles doivent être pourvues d’un service sanitaire très complet, de trésoreries, postes, télégraphes ; il leur faut même des aérostats. On dispose, il est vrai, de la précieuse ressource des chemins de fer, mais on n’est pas encore complètement d’accord sur la meilleure manière de les utiliser, et d’ailleurs, c’est le propre des instrumens très perfectionnés de rendre les embarras beaucoup plus grands lorsqu’ils viennent à manquer subitement. Or il est malheureusement certain que la circulation sur les chemins de fer peut être entravée, même fort loin des armées belligérantes, par des moyens simples, efficaces, et dont on n’a pas encore fait usage. Il y a là un aléa de nature à porter un grand trouble dans La concentration des troupes, et il importe de le prévoir afin d’y porter remède s’il venait à se produire.

Notre réseau de chemins de fer, malgré les critiques dont il a injustement été l’objet, est bien disposé, bien construit, et susceptible de permettre une concentration rapide, si l’on sait bien s’en servir. Il y a fort peu de lignes à y ajouter pour qu’il soit possible d’affecter une direction spéciale à chaque corps d’armée, condition importante de l’indépendance des mouvemens. Les trains pourront se succéder d’assez près pour que le nombre de ceux qui seront expédiés chaque jour ne dépende que de la rapidité des débarquemens fit de la fatigue à laquelle on soumettra le personnel des gares, point capital et auquel cependant on n’a peut-être pas apporté une attention suffisante. C’est sans doute pour cela que l’état-major allemand fixé de huit à douze le nombre de trains à expédier par jour sur une ligne à simple voie, et de douze à dix-huit sur une ligne à double voie. Cela parait faible et l’on croit chez nous, peut-être à tort, pouvoir en faire passer beaucoup plus. En tous cas, le débarquement une fois opéré, il convient de dégager aussitôt les quais et les gares, qui doivent être pourvues pour cela de voies d’accès commodes et bien entretenues.

Nul pays en Europe, à l’exception de l’Angleterre et de la Belgique, ne possède un réseau de routes comparable au nôtre. On doit donc espérer que chaque division d’infanterie disposera d’une route ou d’un chemin carrossable distinct, ce qui permettra de mettre en mouvement un corps d’armée à la fois et de le faire arriver de bonne heure à l’étape. Même avec une pareille facilité, il ne faudra pas moins réduire dans une forte proportion le nombre des voitures, qu’on tend au contraire à augmenter chaque jour, par le désir bien naturel de pourvoir la troupe de tout ce dont elle a besoin. Il résulte de là que les mouvemens seront entravés au point d’être rendus impossibles, car la colonne des voitures d’un corps d’armée, telle qu’elle est organisée, mettrait toute une journée à défiler sur une seule route et ne rejoindrait jamais la troupe en marche. Partagée en deux, à la suite des divisions d’infanterie, elle ne pourrait le plus souvent partir que l’après-midi, pour arriver à une heure avancée de la soirée. Ce serait une chose déplorable, qui augmenterait beaucoup la fatigue des hommes et des chevaux, rendrait les distributions impossibles et ruinerait promptement les attelages. D’ailleurs, si une agglomération de plus de deux mille voitures de natures très diverses est un encombrement terrible, une masse de mille à douze cents n’est point du tout maniable. Il faut absolument réformer cela. On devra diviser le convoi en plusieurs colonnes légères de vivres ou de munitions ; avoir une ambulance volante pour les premiers besoins avec chaque division, et laisser celles des hôpitaux à une marche en arrière, pour ne les approcher que si l’on prévoit un combat. Cela n’aura pas d’inconvéniens, car les malades sont toujours beaucoup plus nombreux que les blessés. Chaque jour on les laissera au gîte et ils seront recueillis le soir par les ambulances. Enfin on devrait réduire à presque rien les bagages des corps, supprimer les cantinières qui les accompagnent. Le sacrifice serait plus apparent que réel, car l’officier en marche ne revoit presque jamais ses bagages, et il ne peut compter que sur ce qu’il porte avec lui. Les caisses-cantines dont on l’oblige à se munir sont reléguées à l’arrière-garde, c’est-à-dire à 20 ou 30 kilomètres de lui. L’armée fait-elle séjour, les bagages ne le rejoignent pas. On les réunit au parc, et il lui faut faire plusieurs lieues pour les retrouver. Heureux encore si un mouvement imprévu, un détachement quelconque ne l’en séparent pas à jamais ! De tout cela résultent des dépenses et une gêne très grandes pour l’officier, des chevaux, des voitures, des rations employées en pure perte par l’état ; la dissémination de beaucoup de soldats d’ordonnance, qui, faute de chefs, accroîtront l’armée des fricoteurs.

Mais là n’est pas le plus grand mal. Les bagages, les convois, les impedimenta de tout genre formeront une masse plus considérable que l’armée combattante, et dans laquelle celle-ci se perdra au premier mouvement de retraite, à la moindre évolution exigeant une marche rétrograde. Noyer les corps d’armée dans leurs propres bagages, c’est le danger le plus grand qui puisse se présenter au début d’une campagne et ce serait un désastre complet. Il faut donc à tout prix alléger les troupes actives, ne leur faire emporter que les objets les plus indispensables et pourvoir à tous les rem-placemens au moyen de magasins abrités derrière les remparts des places fortes qui se trouveront à proximité. Avec tout ce que l’on a la prétention de traîner avec l’armée ou à sa suite, aucune manœuvre n’est possible ; la mobilisation elle-même se trouve compromise.

Une diminution considérable du nombre des voitures attachées aux corps de troupes ne rendra pas seulement l’armée plus leste, ses mouvemens plus faciles ; elle profitera surtout à la mobilisation, qui est une œuvre beaucoup trop compliquée. Le matériel exige une préparation bien plus longue que les hommes. Plus on a de voitures, plus on a de chevaux à réquisitionner, de harnachemens, de selles à ajuster pendant la période critique, plus il faut de bâtimens pour les conserver et de personnel pour les entretenir pendant la paix. On ne peut, à moins de l’avoir expérimenté soi-même, se faire une idée de l’énormité de tous ces approvisionnemens. On n’imagine pas à quelles exagérations a pu conduire la superstition de l’uniformité et l’application pharisaïque des règles ; chose très commode du reste, car elle dispense de réfléchir et affranchit de toute responsabilité. De même qu’on a voulu rendre tous les corps d’armée semblables, on a voulu les doter tous des mêmes impedimenta, bien qu’ils fussent placés dans des situations différentes. On a pris pour chacun d’eux les mêmes précautions, ce qui a conduit quelquefois à des résultats puérils ou grotesques. Les places fortes ont été rangées en deux catégories seulement, dont chacune a dû recevoir les mêmes approvisionnemens de vivres et de munitions, lors même qu’on aurait pu se les procurer sans difficulté sur place. On pourrait donner de tout cela des exemples singuliers et frappans, mais cela ne serait pas sans inconvéniens. Les bureaux de la guerre se sont inquiétés des conséquences qui pourraient en résulter pour la population civile. L’affectation des chemins de fer à l’usage exclusif de l’armée au moment d’une mobilisation devant compromettre l’approvisionnement des villes, elle a demandé, il y a une dizaine d’années, à préparer des magasins contenant vingt jours de vivres pour les habitans. L’opposition des ministres des finances et de l’intérieur fit rejeter la mesure. Il serait difficile de trouver un exemple plus sensible des exagérations où on se laisse entraîner lorsqu’on suit une fausse voie.

Il est grand temps d’adopter une ligne de conduite plus rationnelle, d’arrêter des dépenses excessives et insuffisamment justifiées. A la guerre comme dans l’industrie, il faut viser à produire les plus grands résultats avec la moindre dépense de forces possible et l’on peut y parvenir par un meilleur emploi de celles que l’on met en usage. Il faut supprimer les rouages mal graissés, les accessoires peu utiles, simplifier la mobilisation, rendre les corps d’armée plus libres dans leurs mouvemens et indépendans du commandement territorial. Peut-être sera-t-on amené à ne pas leur donner à tous la même importance, une organisation tout à fait pareille. La suppression des compagnies de dépôt et des quatrièmes bataillons simplifierait la comptabilité des corps. Le volontariat tel qu’il existe n’est bon ni pour l’armée ni pour les intérêts civils, dont on doit tenir compte. Il faut chercher autre chose pour donner satisfaction à l’une et aux autres. Le moyen paraît facile à trouver, si l’on veut bien admettre en principe que chacun doit servir le pays, non de la même manière, mais de celle qui est le plus utile au pays et la plus conforme à ses talens ou à ses aptitudes.

Quelque convaincu qu’on soit de l’utilité de ces changemens, il importe de ne pas les brusquer. L’armée n’a que trop souffert de l’état d’instabilité où elle se trouve depuis quatorze ans et il ne faut pas imiter la malheureuse précipitation que l’on a mise en 1872 à bouleverser toutes nos institutions militaires. Améliorer n’est pas détruire. Sans être bien satisfaisante, notre organisation actuelle peut fonctionner et l’on aurait très grand tort de vouloir la bouleverser de fond en comble. On peut d’abord fortifier les cadres inférieurs, s’attacher à former des pointeurs, des artificiers très exercés ; réduire l’effectif des compagnies de dépôt au profit des compagnies actives ; préparer des états-majors d’armée, sans modifier en rien ce qui existe. Ce seront des améliorations de détail que chacun accueillera avec plaisir. Les autres viendront avec une grande facilité, quand tout le monde aura la conviction qu’elles sont opportunes et nécessaires. C’est la marche sûre et méthodique qu’il faut suivre pour faire une œuvre de durée. Le temps ne respecte pas ce que l’on fait sans lui.


Gal COSSERON DE VILLENOISY.

  1. Le métier de soldat est extrêmement pénible, beaucoup plus que ne le croient les personnes qui ne l’ont pas expérimenté. Celui qui s’y consacre doit savoir se contenter d’une nourriture grossière, souvent mal préparée, car les alimens ne cuisent jamais bien dans des cuisines improvisées en plein air. Il lui faut renoncer au bien-être, à toutes les jouissances de la vie ; faire de longues marches en portant une lourde charge, exposé à toutes les intempéries le jour et souvent la nuit. L’habitant des villes, et plus encore l’ouvrier des fabriques ou des ateliers, sont beaucoup moins propres à mener cette existence que le paysan, façonné dès l’enfance à la vie en pleins champs, ou l’homme exercé à des métiers qui exigent un grand déploiement de force : le terrassier, le charpentier, le forgeron. Les classes riches souffrent plus que les classes pauvres, par la privation d’une aisance à laquelle elles sont habituées, et ne résisteraient pas si elles n’avaient une force morale supérieure, que donnent l’élévation de l’esprit et un plus profond sentiment du devoir.
  2. La distance à parcourir par des hommes chargés doit être d’autant moindre que la troupe en marche est plus nombreuse, parce que la poussière, les incidens de tous genres, les à-coups qui résultent des arrêts ou des difficultés de la route pèsent d’autant plus lourdement sur les hommes qu’ils se trouvent plus loin de la tête. Si 30,000 hommes parcourent le même chemin, il est très difficile d’en obtenir une vitesse régulière de 15 à 16 kilomètres par jour. La marche doit alors être reniée avec un soin et une régularité extrêmes. Les résultats diffèrent d’un corps à l’autre d’une manière extraordinaire, suivant la prévoyance et le talent des chefs. Certains généraux de l’armée d’Afrique, le maréchal Bugeaud, le général Perrégaux étaient réputés pour les grandes marches qu’ils savaient faire sans trop fatiguer le soldat.