La Néerlande et la vie hollandaise
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 82-119).
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LA NEERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

I.
FORMATION DU TERRITOIRE. - INONDATIONS ANCIENNES ET RECENTES. - DESSECHEMENT DU LAC DE HARLEM.



Il y a un pays où les fleuves coulent, pour ainsi dire, suspendus sur la tête des habitans, où de puissantes villes s’élèvent au-dessous du niveau de la mer, qui les domine et qui les presse, où des portions de champs cultivés ont été tour à tour envahies, cédées et reprises par les eaux, où le cours naturel des rivières a rattaché d’anciennes îles au continent par un lien de sable, et où d’anciennes parties du continent, détruites, naufragées, ont formé des îles récentes : ce pays est la Hollande. À la vue d’une constitution géographique si étrange, qui s’écarte de toutes les lois connues, on ne s’étonne point seulement qu’avec une poignée d’hommes la Hollande ait saisi et maintenu son indépendance, que sans carrières de pierre elle ait bâti des villes et des édifices remarquables, que presque sans bois elle ait construit des navires qui ont disputé la mer aux plus formidables flottes ; on ne s’étonne point même qu’avec des terres stériles, inondées, défiant le soc de la charrue, elle ait fait de ses cités des marchés de bestiaux et des greniers d’abondance. Non, ce qui étonne avant tout, c’est qu’un ici pays existe. Ce qui intéresse ici le voyageur plus encore que les accidens du paysage, le caractère des habitans, l’étendue et la prospérité du territoire, c’est le mystère d’une formation et d’une destinée singulière, qui s’expliquent on partie par la nature, en partie par l’industrie humaine.

Uni et plat comme une mer parfaitement calme, échancré par des golfes ou des baies, entrecoupé de lacs intérieurs, baigné par des fleuves qui se ramifient en plusieurs petites rivières, le sol de la Hollande parait avoir été le théâtre d’une lutte entre la terre et les eaux. L’état actuel du pays, sorte de transaction entre les deux élémens, est évidemment la conséquence d’événemens curieux et de causes particulières. Ces événemens ne sont pas aussi anciens qu’on pourrait le croire. Quand la science veut remonter au berceau géologique des autres parties de l’Europe, elle est contrainte de s’adresser à des monumens sur l’interprétation desquels l’histoire est muette. Le génie humain poursuit à travers des ténèbres et des ruines le fil des événemens qui ont dû s’accomplir sur la terre dans un temps où l’homme, selon toute vraisemblance, était encore absent de la création. Ici, en Hollande, s’offre un spectacle plus singulier et plus nouveau : ces golfes, ces lacs, ces groupes d’îles, ces terrains d’alluvion qui constituent des provinces entières, l’homme les a vus naître ; il a vu depuis les temps historiques la bouche des fleuves se fermer sous le dépôt toujours croissant des sables ; il a vu la terre se convertir en eau et les mers intérieures se dessécher. Plusieurs des causes physiques auxquelles les naturalistes rapportent les très anciens changemens survenus dans l’économie du globe terrestre, — telles que les déluges, les vents, les marées, les mouvemens dans le niveau de la terre et de la mer, — sont restées, même depuis l’établissement des villes, en pleine activité sur le sol des Pays-Bas. Longtemps après que la structure du continent européen était plus ou moins arrêtée, la Hollande a commencé, a poursuivi, aujourd’hui même elle poursuit encore le cours de ses formations géographiques. L’histoire naturelle des variations du sol revêt donc ici un intérêt tout particulier. Cette histoire se lie aux destinées sociales du peuple qui habite les Pays-Pas ; c’est de la géologie d’hier et d’aujourd’hui, de la géologie en action, et même, à un certain point de vue, de la géologie politique. Jusqu’ici les voyageurs et les moralistes ont trop négligé de reconstruire le théâtre physique sur lequel les diverses civilisations de l’Europe sont venues s’établir. La date et la nature de ce théâtre, les conditions au milieu desquelles il s’est formé, ne sont pourtant pas étrangères aux faits essentiels de la nationalité. Les peuples sont ce que les influences extérieures des pays qu’ils habitent les déterminent à être, ce que les font l’eau, le ciel et la terre. La valeur de ces causes topographiques augmente encore, quand une nation se trouve placée dans des conditions uniques de position entre le continent et la mer. La géographie de ce peuple est alors la préface de son histoire, la racine de ses mœurs, de ses institutions et de son génie.

On peut savoir, à l’aide de documens certains, ce qu’était la Hollande à l’origine, ce qu’elle a subi de changemens par suite de l’action des fleuves et de la mer, ce qu’elle est devenue sous la main de l’homme, en un mot comment la Hollande s’est faite. Ce que l’action des fleuves a de puissant et souvent de terrible s’est révélé dernièrement encore dans les inondations qui ont désolé plusieurs provinces néerlandaises : c’est sur ce théâtre de désastres récens que nous l’étudierons. L’action de la mer, nous pourrons l’observer dans la région des dunes ; celle de l’homme, sur tous les points du territoire, mais particulièrement aux environs de Harlem. Les élémens de l’histoire géographique de la Hollande nous seront ainsi fournis par les monumens mêmes de la nature, que viendront compléter d’autres documens tirés des collections scientifiques, trop peu connues, qui existent dans les Pays-Bas.


I

En 1851, une commission fut nommée pour explorer scientifiquement le sol de la Néerlande[1]. Cette commission établit sa résidence à Harlem, célèbre par ses orgues, par le siège soutenu en 1572 contre les Espagnols, et par l’honneur d’avoir donné naissance à Laurent Coster, qui est regardé en Hollande comme l’inventeur de l’imprimerie. Un autre titre désignait Harlem aux préférences de la commission : c’est l’abondance des documens scientifiques que renferme cette ville, dont les habitans ont eu de tout temps le goût des collections. On sait que Harlem est la ville des fleurs. Là vivent les descendans de ces fameux amateurs de tulipes qui plaçaient leur fortune et leur amour-propre dans un oignon. Aujourd’hui ce n’est plus une fureur, une manie, mais c’est encore un goût, et des plus délicats. Il y a tout un art de créer des variétés nouvelles, d’assembler des couleurs, de produire des ornemens artificiels, en un mot d’inventer des fleurs que n’avait pas prévues la nature. Sans être connaisseur, il est impossible, au mois de mai, de ne point voir avec intérêt ces riches cultures de jacinthes et de tulipes jetées en plein champ, quelquefois même sur le sable de la dune, comme un châle de Perse ou de Cachemire. Des collections de fleurs, le goût s’est porté dans ces derniers temps sur les collections d’objets d’art et d’histoire naturelle. Seulement la plupart des voyageurs qui traversent la ville de Harlem à vol d’oiseau ou de vapeur ne soupçonnent pas même l’existence de ces richesses. En France, les trésors scientifiques sautent aux yeux ; en Hollande, il faut les chercher. Ces dépôts, chefs-d’œuvre de patience et d’étude, la plupart des habitans eux-mêmes les ignorent, les livres n’en parlent point, et une modeste sollicitude les conserve religieusement sous clé. Ici la science sait être riche avec discrétion, mais pourtant elle n’est point avare. Une véritable urbanité hollandaise, sans faste et sans recherche, ouvre volontiers la porte aux amateurs.

À la tête des institutions estimables qui fleurissent dans la ville de Harlem, se place d’abord la Société hollandaise des sciences, dont un professeur distingué, M. van Breda, est le secrétaire perpétuel. Cette société existe depuis cent trois ans. Il est curieux de voir une sorte d’académie indépendante de l’état, et qui, soutenue par les contributions annuelles d’une trentaine de ses membres, possède un cabinet d’histoire naturelle, donne des prix de 1,000 florins, publie un grand nombre de mémoires. Ces créations particulières sont tout à fait dans les mœurs et dans le caractère de la Hollande. À Harlem vécut un honnête homme qui s’appelait M. Teyler : ce n’était point un savant, c’était un fabricant et un bourgeois de la ville ; mais en mourant il laissa une somme considérable pour fonder, entre autres établissemens, un musée qui porte aujourd’hui son nom, le Musée Teylérien[2]. Là, dans une maison extérieurement simple, intérieurement vaste et splendide, se cachent une bibliothèque riche en livres de science et de voyages, une galerie de tableaux dans laquelle figurent les meilleurs ouvrages des peintres hollandais vivans, un cabinet de minéralogie et de physique, une rare collection de fossiles[3]. On sera peut-être étonné d’apprendre que ce musée, dont toutes les villes de la France et de l’Europe envieraient les trésors, a été fondé seulement par douze personnes. Plus libéraux encore que le donateur, les directeurs actuels admettent deux fois par semaine le public de Harlem dans ce sanctuaire de l’art et de la nature ; mais c’est une tolérance, on pourrait presque dire une généreuse infraction au testament.

Aux portes de Harlem s’élève un bois qui rivalise en agrément et en beauté avec celui de La Haye. Ces deux bois ont été touchés par la main de l’homme, mais avec cet art délicat et parfait qui respecte la nature en l’ornant. On n’imagine point, en été, de plus délicieuse promenade ; ces parcs où errent en demi-liberté des cerfs et des daims, ces îles peuplées par des cygnes, ces pièces d’eau sur lesquelles s’écroulent pour ainsi dire des masses de fraîche et opulente verdure, ces clairs-obscurs qu’interrompt tout à coup la lumière, ces silences troublés par la voix des oiseaux, tout cela tient de l’enchantement et du rêve. Quelques parties du bois de Harlem sont évidemment de plantation récente ; mais, dans les allées sombres, on rencontre des arbres au port superbe et centenaire, à l’allure vaillante, qui ont avec les arbres de La Haye un air de famille. Des naturalistes ont même cru que ces deux bois étaient les lambeaux d’une ancienne forêt, située autrefois à une assez grande distance de la mer, et qui avait été déchirée par les révolutions du sol.

C’est à l’entrée du bois de Harlem, dans une ancienne résidence royale dont on a fait un musée de tableaux, que la commission de géologie nationale a déposé le résultat de ses recherches. Ce musée des antiquités naturelles de la Hollande est encore à l’état embryonnaire : on y trouve pourtant des exemplaires curieux, — la tourbe à ses différens degrés de formation, les sédimens des rivières de la Hollande et des mers qui baignent les côtes, les variétés de couches trouvées dans les puits artésiens aux différentes profondeurs du forage, de nombreux fossiles du terrain tertiaire, les mêmes qui se retrouvent dans les environs de Paris, de Londres et de Bruxelles. La commission, composée de trois membres, MM. van Breda, président, Miquel et Staring, se propose de publier une carte géologique des Pays-Bas. À l’aide des documens recueillis, on peut déjà se former une idée de ce que sera cette carte. Sablonneuses ou argileuses dans les régions situées près de la mer, les terres de la Néerlande se transforment en craie du côté de l’Allemagne, et en faibles couches de houille du côté du Limbourg. Ces muets monumens de la nature demandent d’ailleurs à être interprétés par les vues de la commission et par l’histoire scientifique des faits.

On peut diviser en trois temps la formation du sol néerlandais sous l’action des eaux douces : — une période antérieure à l’existence du Rhin, — une autre période durant laquelle le fleuve s’est ouvert un passage vers la mer, — enfin une dernière période durant laquelle il a tracé la forme actuelle de la Hollande.

Avant la naissance du Rhin, la plus grande partie des Pays-Bas était une mer. Limitée du côté de l’Allemagne par une chaîne de rochers, cette mer a laissé dans son ancien lit des dépôts de coquilles marines, des ossemens de haleine, de rhinocéros et de mammouth, fracassés, brisés. Ces colosses du vieux monde se retrouvent partout ; la Mer du Nord est pleine de pareils débris. Ce qui étonne le plus sur le théâtre de cet océan disparu, desséché, c’est la présence d’énormes blocs de granit et de gneiss dont l’origine est aujourd’hui connue. On retrouve en effet les masses d’où ils ont été détachés, en un mot la souche de ces blocs, dans les montagnes de la Scandinavie. Il ne reste plus qu’une question à résoudre : comment sont-ils venus là ? Selon toute vraisemblance, ces quartiers de roche sont venus de la Suède et de la Norvège sur des radeaux de glace. L’existence de ces glaçons voyageurs n’est point une chimère géologique : ils se promènent encore aujourd’hui sur nos mers. Ces des flottantes, dont quelques-unes ont l’éclat blanchâtre et cristallin du sucre, ont été vues dans ces dernières années : l’une d’entre elles a même atteint le cap de Bonne-Espérance. Du temps où la Hollande était encore sous l’eau, ces bancs de glace arrivaient des mers polaires, ou bien encore c’étaient des ruines d’énormes glaciers qui, du haut des montagnes de la Scandinavie, descendaient en s’écroulant jusque dans la mer. Les quartiers de roche tombaient pêle-mêle avec les neiges. Ces débris, enlevés loin de leur gisement naturel par la rapidité de la chute, se voyaient ensuite comme portés et voiturés sur les glaçons qui traversaient en tout sens l’Océan. Les blocs erratiques se retrouvent en masse ; la Mer du Nord en est pavée. Il est probable que le radeau de glace venant à fondre, la plupart de ces blocs ont échoué sur des bancs de sable, peut-être même sur quelques îles basses, d’où ils s’élevaient à fleur d’eau, comme des pierres druidiques dans un champ de blé.

À l’époque reculée où nous nous plaçons, toute la masse imposante des Ardennes, plissée du nord-est au sud-ouest, se dressait, formant un rempart entre cette ancienne mer et des lacs grossis dans l’intérieur de l’Allemagne par l’écoulement des rivières. La mer battait les chaînes de montagnes, les blocs erratiques entraient dans les anfractuosités de ce mur et s’arrêtaient collés aux parois comme une pierre lancée par la fronde. Un jour (si l’on peut appeler jours ces époques de la nature), soit qu’une impulsion fût communiquée à la masse des eaux douces par des tremblemens de terre, soit que la force de gravitation seule ait déterminé un conflit, les Ardennes et leurs dépendances furent battues en brèche ; les lacs emprisonnés dans une ceinture de rochers s’émurent. L’obstacle était gigantesque, mais il céda, car les rochers, que le langage humain a choisis comme des termes de comparaison pour exprimer la force de résistance, cèdent toujours dans la nature à la puissance formidable et lente des eaux comprimées. Une partie des montagnes fut emportée. Ce premier bond du Rhin (car c’était lui) dans la mer fut terrible. L’ouverture par laquelle il s’élança est encore là, visible, béante : cette ouverture, beaucoup plus considérable que le cours actuel du fleuve, montre par quelle masse d’eau la barrière primitive fut forcée. Les traces d’une si prodigieuse débâcle ne sont point encore effacées sur le sol de la Néerlande : l’œil les suit pour ainsi dire au loin ; les ruines de la muraille du Rhin ont été portées de deux côtés à des distances énormes. Les débris de l’immense brèche ouverte par le fleuve ont servi à former des provinces entières. Le sol de la Gueldre, de l’Over-Yssel et de l’île du Texel est jonché de cailloux roulés, dans lesquels on reconnaît les fragmens des roches de basalte, de granit et de porphyre qui bordent, en Allemagne, le cours du fleuve. Ces Titans du règne minéral ont été foudroyés par l’explosion des eaux.

On le voit, le Rhin s’est fait lui-même ; il s’est creusé parmi des décombres la voie orageuse qui devait le conduire à des formations nouvelles. Ici nous sortons de la nuit des âges, nous sortons de la géologie conjecturale pour entrer dans la géologie positive. Partout les fleuves tracent la physionomie des contrées qu’ils traversent ; mais cette action exercée par les cours d’eau n’éclate nulle part si manifestement que dans la configuration du sol néerlandais. On a dit que l’Égypte était un présent du Nil ; on pourrait dire, avec non moins de vérité, que la Hollande est un présent du Rhin. Il serait pourtant injuste de rapporter au Rhin seul l’honneur de cette formation géologique. L’ensemble des eaux courantes du pays constitue, à travers mille caprices, les deux côtés d’un triangle dont l’Océan est la base. La terre, composée en grande partie d’alluvions fluviatiles, et qui se trouve renfermée dans ces lignes d’eau, présente ainsi la figure plus ou moins régulière de la lettre grecque Δ. La Hollande est un delta du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut.

La plupart des voyageurs se sont contentés de décrire l’état actuel du Rhin ; il y aurait une série d’études nouvelles à ouvrir, il y aurait à faire l’histoire de ce fleuve. Nous venons de voir que le Rhin n’avait pas toujours existé : il n’est pas maintenant ce qu’il était à sa naissance ; la direction de ses eaux et le niveau de son lit ont varié depuis les temps historiques. L’homme, qui vit peu, se figure aisément que la nature ne change pas ; mais celui qui étend sa pensée dans les âges et qui consulte les monumens de la science ne tarde point à reconnaître qu’il n’y a pas dans le monde physique de formes éternelles. Le cours des fleuves est lui-même temporaire, provisoire, soumis à toutes les causes de variation qui influent sur l’économie générale des continens. Il faut connaître la loi qui préside à ces changemens, si l’on veut expliquer les événemens qui ont tracé la forme présente de la Hollande. Cette loi, la voici : — deux grandes forces sont en antagonisme perpétuel sur notre globe, les neuves et la mer. La masse des eaux courantes rencontre aux embouchures l’action opposée des vagues, des marées et des sables. Plus que tout autre endroit du globe, la Hollande se trouve être, depuis son origine, le théâtre de cette lutte naturelle ; on peut même dire que l’existence du sol néerlandais est due, en grande partie, à la rivalité du Rhin et de l’Océan. L’histoire du fleuve mérite, à ce point de vue, toute notre attention, car elle se lie à l’histoire physique de la contrée que nous cherchons à connaître.

Nous avons vu par quels obstacles les eaux avaient été retenues : une fois le passage ouvert, on vit commencer l’opposition séculaire de l’Océan et du Rhin. D’abord ce fut le fleuve qui obtint l’avantage, l’Océan recula. Tous les géologues savent que la puissance des rivières est assez forte pour jeter dans la nier des terrains d’alluvion qui prolongent, au bout d’un certain nombre de siècles, l’extrémité des continens. Le sol de la Hollande se constitua et s’étendit en vertu de ce mécanisme. Formée des sables voyageurs que le Rhin apportait de l’Allemagne, la Hollande a flotté, si l’on ose ainsi parler, dans les eaux du fleuve, tenue quelque temps en suspension par la rapidité orageuse du courant, puis déposée couche par couche au sein de l’Océan, qui battait en retraite. Les progrès du delta ne s’accomplirent d’ailleurs qu’à travers des réactions immenses. Les eaux douces et les eaux salées se disputaient, tour à tour le terrain occupé maintenant par les deux plus riches provinces des Pays-Bas. Cependant le fleuve conservait une supériorité marquée, il refoulait la mer : tout annonce que le niveau relatif de la côte et des marées différait alors de ce qui existe maintenant Puis, par un de ces reviremens de la fortune qui atteignent les puissances mêmes de la nature, le résultat de cette lutte paraît avoir tourné, depuis deux mille années, en faveur de l’Océan. Le Rhin a été vaincu, il traîne dans le cours humilié de ses eaux le sentiment de sa décadence. Entendez-vous sa plainte ? Cette plainte, ce murmure étouffé des flots qui se souviennent de leur grandeur passée, tout cela ressemble à de la poésie, mais tout cela est en même temps de l’histoire. Le Rhin, dont il est si souvent parlé dans les auteurs du XVIIe siècle, finit, comme le règne de Louis XIV, par la division et l’amoindrissement.

On pourrait comparer le cours des fleuves à celui de la vie humaine : ils ont une enfance, une jeunesse, une caducité. La vieillesse du Rhin ne manque, elle, ni de mélancolie, ni de grandeur. Au nord de Clèves, un peu au-dessous du village de Pannerden, ce fleuve se divise en deux rivières, dont l’une prend le nom de Wahal, tandis que l’autre retient le nom de Vieux-Rhin. Affaibli bientôt par des divisions nouvelles, perdant à chaque pas ses eaux et son nom, le fleuve orgueilleux de la grande Allemagne court misérablement vers sa perte. Quoi ! c’est le Rhin, cela ? Les habitans eux-mêmes ne le connaissent plus : ils appellent ses eaux les eaux de la Potence. Ce n’est pas tout, il a fallu que l’art lui vint en aide et lui prêtât en quelque sorte la main pour le porter jusqu’à la mer, car, au commencement de ce siècle, il se mourait honteusement dans les sables[4].

Tous les fleuves de la Hollande sont en décadence. La Meuse paraît avoir été moins soumise aux changemens que le Rhin ; il s’en faut pourtant que le cours de cette rivière soit aujourd’hui ce qu’il était anciennement l’embouchure de la Meuse, près de Brielle, s’est beaucoup rétrécie depuis seulement deux siècles. C’est de là que, le 22 avril 1691, Guillaume III se rendit en Angleterre avec sa flotte, et maintenant c’est à peine si un petit bateau peut entrer dans cet étroit passage. Un auteur hollandais a constaté qu’en 1600 et 1611 cette embouchure était quatre fois plus large qu’en 1730. L’Escaut a également perdu de son importance : sa bouche a été déformée par des irruptions de la mer. Les changemens dans le cours des fleuves ne se sont point accomplis sans de grandes perturbations intérieures. Ici les inondations ont été en quelque sorte périodiques. La force d’immobilité de la mer opposée à la force des eaux courantes, la tendance des fleuves à ensabler leurs embouchures, la violence des vents du sud-ouest, l’abondance des pluies, surtout pendant l’hiver, les dégels, toutes ces causes ont fait refluer et déborder les rivières. Les eaux, en se répandant, ont laissé dans le pays des marais, des lacs, presque des mers, dont la formation successive n’a pas peu contribué à changer, depuis les temps historiques, la physionomie de la Hollande. L’histoire des inondations connues est une histoire longue et lamentable. Grâce à des cartes anciennes, à des notices commémoratives, qu’a réunies dans sa riche collection géographique un habitant de Leyde, M. Bodel Nyenhuis, nous avons pu suivre, surtout depuis 1702, la trace de ces fléaux répétés. Notre siècle avait vu deux inondations fluviales tristement célèbres, celles de 1809 et de 1820. Il faut y ajouter maintenant une troisième date, 1855.

C’était au mois de mars dernier. Après un dur hiver, qui avait suspendu le cours du Rhin et de la Meuse, le printemps était brusquement venu pour la partie de ces deux fleuves située au midi, tandis que la partie située au nord restait pétrifiée sous le froid. La surface solide du Rhin s’étant à moitié brisée, la débâcle rencontra en Hollande la masse du fleuve qui était encore gelée. Un fleuve immobile, des glaçons mouvans, ce fut un épouvantable choc. La force de résistance opposée à la force d’expansion devait amener une catastrophe. Il y eut un moment solennel et terrible durant lequel le fleuve, en lutte avec lui-même, fit entendre un sourd frémissement. Tout à coup la couche de glace gronde et se fend. Alors la force tumultueuse des eaux, exaspérée par les lourds glaçons qui s’entrechoquent, ne connaît plus d’obstacles ni de frein. Le fleuve mugit et se lève comme une mer ; il déborde. Si fortes et si hautes que soient les digues, elles sont emportées, coupées par la glace comme par une lame de rasoir. Toute la campagne se change en eau. Ce n’est plus une débâcle, c’est un déluge. Les glaçons se précipitent sur les glaçons : ces ruines du dégel détruisent, arrachent, écrasent tout ce qui se rencontre sur leur passage. De grands chênes tombent brisés, fracassés, dans l’eau qui monte, monte toujours. De tous les côtés, les flots accourent comme un troupeau de loups hurlans. Le Rhin a déjà saisi un quart de la Gueldre et de la province d’Utrecht : cette terre est à lui, il s’y précipite. Une partie du Brabant septentrional a disparu sous les eaux de la Meuse. Ne cherchez plus les grasses prairies, les rians polders, les riches cultures hollandaises : tout ce qui se trouve au-dessous du niveau des deux fleuves est comblé par les flots débordans. Dans quelques endroits, l’eau s’élève au-dessus du toit des maisons. De frêles barques, qu’entoure un cercle de rochers mouvans et flottans, luttent seules contre cette tempête de glace. Les remparts, les ponts, sont rasés. De clocher en clocher, le tocsin s’agite, et le canon d’alarme se fait entendre le long de la ligne menacée. Une désolation infinie descend avec la nuit sur les villages, les fermes, les étables. On entend retentir sur tous les tons de la douleur et de l’épouvante ces mots : « La digue est rompue ! » Les hommes craignent pour leurs foyers, pour leurs richesses rustiques, pour leurs provisions d’hiver, pour leur bétail ; ils craignent pour eux-mêmes, ils craignent surtout pour leurs femmes et leurs enfans. Devant l’ennemi qui avance, sombre, irrésistible, inévitable, on abandonne les habitations ; on se réfugie sur les coteaux, dans des édifices bâtis sur des lieux élevés, tels que les églises et les moulins. C’est de là que le regard effaré des habitans s’étend sur les campagnes noyées, sur les villages où l’on a laissé des amis. Apercevez-vous là-bas cette maison où brille une petite lumière ? Une ombre de femme se dessiné sur la vitre éclairée. Cette femme a refusé de prendre la fuite ; un glaçon énorme heurte la maison et l’emporte. De moment en moment passent, dans un tourbillon d’eau et de glace, des toits, des meubles, des cadavres d’animaux domestiques. Hélas ! n’avez-vous pas vu flotter un berceau vide ? Qu’est devenu l’enfant ? qu’est devenue la mère ? Une pitié morne, taciturne, glacée comme le ciel, a d’abord engourdi les bras. Cependant tous les courages ne se laissent point abattre. Grand est le désastre, mais grand aussi est le dévouement, et l’homme se montre aussi magnanime que la nature est inexorable. Il est beau de voir, au milieu de ce fléau, des malheureux luttant avec sang-froid contre la grandeur du danger, non pour eux-mêmes, mais pour leurs semblables, qu’ils ramènent à bord tremblans, évanouis et sauvés. Le désespoir, la terreur, la joie, toutes les émotions de l’âme qui rendent l’homme fou se croisent et se combattent au milieu de la confusion des élémens, comme si les lois du monde physique et du monde moral étaient à la fois bouleversées.

Les inondations de 1855 présentent trois grands théâtres : 1° les pays submergés à partir du Wesel jusqu’à la rivière de l’Yssel, et même en-deçà, près de Deventer et jusqu’au Wahal, près de Nimègue ; 2° les campagnes entre la Meuse et le Wahal, ainsi qu’entre le Wahal, le Rhin inférieur et le Leck ; 3° la vallée de la Gueldre. Le déluge, embrassé dans son ensemble, défie en quelque sorte la compassion humaine, car c’est une des infirmités de notre nature de ne saisir l’ensemble de rien, pas même des grandes douleurs. Il convient donc d’arrêter notre attention sur un des points saillans du désastre. À quelques minutes du chemin de fer qui relie Utrecht et Harlem, s’élève le petit village de Venhendal[5]. Assis sur d’anciennes tourbières qui ont été jadis exploitées et qui ont laissé un terrain humide, coupé de fossés remplis d’eau, surtout en hiver, il est habité par une population pauvre, dont la principale industrie consiste à filer de la laine. Il y avait cent quarante-quatre ans que ce village n’avait été inondé. Cette longue trêve avait inspiré aux habitans une confiance funeste et leur avait fait négliger les précautions que commandait la nature du sol. Le 5 mars 1855, on apprit que la digue, située entre deux collines, et qui sert de rempart à la vallée de la Gueldre, venait de se rompre. Des messagers à cheval apportaient de moment en moment des nouvelles alarmantes. Le village le plus voisin, Elst, venait d’être saisi par l’inondation. Les habitans se portèrent aussitôt dans la direction du fléau ; mais, arrivés à moitié chemin, ils virent un paysan qui, pâle, éperdu, accourait en toute hâte et leur donna le conseil de retourner pour n’être point coupé par l’ennemi. Ils revinrent. À leur entrée dans le village, ils trouvèrent tous les visages inquiets : les femmes étaient éplorées, les petits enfans s’accrochaient aux mères et poussaient des cris de détresse. Plus hardis, les jeunes gens, les adolescens même, aidaient à porter les meubles sur des chariots, à sauver le bétail ; on enlevait les malades. Cependant les eaux ne paraissaient pas encore. À deux heures de la nuit, on vit, au clair de la lune, la glace se dresser dans les flots qui s’avançaient. L’effroi fut universel. La blancheur des glaçons rejaillissait en une lumière électrique assez semblable à celle que dégage dans la nue un tonnerre lointain. Cet éclair de glace fut suivi d’un long et terrible craquement. Les habitans des parties les plus basses du village se réfugièrent dans les parties élevées, et surtout dans l’église : les pauvres fuyards s’y précipitèrent comme pour demander à Dieu l’hospitalité. La nuit se passa dans des angoisses inexprimables. Le lendemain, les eaux pénétrèrent dans le village ; elles envahirent successivement les rues et la grande route, qui furent sillonnées de bateaux[6]. Deux jours plus tard, la partie la plus élevée de Venhendal était atteinte, et les chaloupes passaient sur le marché comme sur un lac. Heureusement, pendant ces tristes journées, le ciel resta calme : si le vent eût soufflé, un quart de la province eût été emporté.

À la suite de tels bouleversemens de la nature arrive un fléau plus triste encore, la faim. Les malheureux qui s’étaient réfugiés dans l’église de Venhendal manquaient de vivres. Des caravanes de femmes, d’enfans, de vieillards, erraient silencieuses et sombres autour du théâtre de l’inondation, cherchant la terre ferme et un toit pour s’y reposer de leurs fatigues. Par suite de l’entassement de toutes ces misères humaines dans les granges, des maladies commençaient à se déclarer. Cinq cents des plus pauvres habitans de Venhendal furent alors dirigés, par les ordres du roi, sur la ville d’Utrecht[7]. Une vieille église de cette ancienne cité avait été disposée pour les recevoir. Les dons affluèrent : on envoyait du linge, des habits, de l’argent. Une commission, qui s’était formée volontairement, recevait les offrandes et dirigeait le service : elle se montra constamment intelligente pour le bien et supérieure aux difficultés. Nous visitâmes les pauvres inondés de Venhendal dans leur église, à l’heure du repas qu’ils prenaient en commun, autour de tables très simples, mais proprement et abondamment fournies. La figure de ces malheureux respirait un air d’indifférence et même de joie qui contrastait avec leur triste condition. La vérité est que quelques-uns d’entre eux ne s’étaient jamais vus si bien traités : la charité publique leur avait fait des loisirs qui succédaient doucement à de pénibles émotions et à une vie de dur travail. Une vieille femme, à laquelle on demanda si elle ne s’ennuyait pas, répondit avec une naïveté touchante : « Comment voulez-vous que je m’ennuie ici ? je n’ai rien à faire. » La plupart des fileuses de laine avaient cependant repris leurs occupations ordinaires ; des rouets en mouvement palpitaient sous leurs doigts. Quelques-unes de ces femmes avaient cette beauté du malheur qui pénètre l’âme. Leur costume était rustique, mais convenable. Les dames de la ville avaient tout d’abord envoyé des objets de leur garde-robe pour habiller ces infortunées : le président de la commission jugea avec un goût parfait que ces vêtemens de luxe, bien loin de rehausser la condition de ces pauvres villageoises, feraient d’elles les caricatures vivantes de la bienfaisance publique. La plupart de ces femmes avaient des enfans, quelques-unes étaient même accouchées depuis la catastrophe. Ces pauvres petites créatures aux yeux bleus, aux cheveux blonds, à la figure ignorante du mal, étaient caressées par leurs mères avec un orgueil et une tendresse qui n’avaient rien d’étudié. Dans toutes les conditions de la vie, dans tous les rangs de la société, la femme ne se montre jamais si bien mère qu’après un danger qui a mis son existence en question et celle de son enfant. L’église, convertie en lieu d’asile, était appropriée, non sans art, à la nouvelle destination, et, si on l’ose dire, au culte nouveau qui venait de s’y établir. Les exercices de la journée étaient marqués par le son de la cloche : l’ordre le plus parfait régnait, et le lien de la discipline était visiblement la reconnaissance. Une partie du bâtiment avait été préparée pour la nuit ; les hommes et les femmes couchaient séparément dans des cases, sur un lit de paille. Dans cette église, d’où le service religieux s’était retiré pour céder la place au soulagement des misères humaines, le christianisme en était revenu à l’histoire de la crèche. Des murs sanctifiés naguère par la prière, sanctifiés maintenant par la bienfaisance publique, des victimes rachetées par le sentiment qui honore le plus les civilisations modernes, des souffrances consolées, tout cela était bien placé dans la maison de celui qui préférait la miséricorde au sacrifice.

Le lendemain de notre visite aux inondés, nous nous rendîmes par le chemin de fer sur le théâtre même de l’inondation. Par le même convoi, des femmes que nous avions vues la veille dans l’église d’Utrecht retournaient à Venhendal ; elles allaient retrouver leurs pauvres maisons et s’assurer par elles-mêmes de l’étendue des désastres. Le chemin de fer avait été lui-même frappé et rompu par les vagues : la circulation n’était rétablie crue depuis une semaine. Arrivé à la station, près de Venhendal, nous demandâmes la voiture qui conduisait au village : on nous montra une barque. Les chemins en effet étaient encore sous l’eau. Ce fut un triste et pénible voyage. Nous allions, à vrai dire, reconnaître un village perdu. La vue seule des lieux pouvait donner une idée des pertes que les habitans avaient essuyées. À chaque instant, le long d’une mare profonde qui avait été jadis une chaussée, nous rencontrions des toitures dont les tuiles avaient, pour ainsi dire, été effeuillées, des pans de muraille renversés, déchirés, des portes enfoncées, des vitres brisées, des greniers rompus qui pendaient tristement sur des pilotis mis à nu, en un mot des squelettes de maisons. Ailleurs, ce n’étaient plus que des lambeaux de maçonnerie, des amas de décombres et de briques, un fouillis sans nom. Plus nous avancions dans l’intérieur du village, et plus notre émotion redoublait à la vue de ces habitations sans habitans, de cette petite église qui avait servi d’arche au milieu du déluge, de ces rues qui étaient une rivière. Notre barque s’arrêta. Nous entrâmes dans quelques maisons : les moins maltraités d’entre ces pauvres gens étaient occupés à réparer ce qui pouvait encore être sauvé de leurs meubles et de leurs instrumens de travail. Une ligne onduleuse marquait sur les murs intérieurs la hauteur à laquelle les eaux s’étaient élevées. Nous avions partout devant les yeux la désolation, la destruction, la misère.

La barque que nous avions frétée se remit en route et se dirigea vers la campagne avoisinante. Ce n’était qu’une mer, au-dessus de laquelle s’élevaient des têtes d’arbres. Une bande de canards folâtres nageait avec des cris autour de la barque et insultait par sa joie à la mélancolie du paysage. Si loin que s’étendit le regard, on voyait l’eau, toujours l’eau. Un rayon de soleil était répandu comme un sourire de réconciliation ou d’ironie sur cette vallée, creusée naguère par la bêche et la charrue, labourée maintenant par la rame. Si nous avions pu oublier l’homme, nous nous serions volontiers complu dans la contemplation de ce lac, sous lequel les semailles et les espérances de l’année étaient ensevelies. La nature se montre belle jusque dans ses ravages. Nous eûmes la curiosité d’aller jusqu’à l’endroit où la digue du Rhin s’était rompue. La blessure à travers laquelle le fleuve avait perdu ses eaux était fermée par des travaux provisoires. La vue de cette cicatrice durcie au flanc du géant était bien faite pour inspirer une grande idée des ouvrages de l’homme et des forces tumultueuses de la nature. Quant au Rhin, il était rentré dans son lit, tranquille et sommeillant comme un lion dans son antre après un mauvais coup.

Si l’homme se montre supérieur à la puissance aveugle des élémens, c’est surtout par le courage moral, par l’oubli de soi-même et par l’exercice de la générosité publique. La poésie et la peinture s’emparèrent bientôt de ces scènes locales où la sympathie, l’admiration et la pitié s’étaient égalées aux proportions terribles du fléau. On avait vu dans le pays inondé par le Rhin ce que peut le sentiment du devoir aux prises avec la fureur des élémens. Devant une calamité semblable, devant un héroïsme si désintéressé, toute la Hollande s’émut. Une souscription fut ouverte et devint une affaire nationale. Les troncs coururent de ville en ville. La Haye, à elle soûle, contribua pour une somme de 65,000 florins. Dans ce pays, où chacun est en quelque sorte menacé par l’eau dans ses foyers et dans ses autels, il existe entre tous les Hollandais une fraternité touchante et soudaine pour les victimes de chaque grande inondation. Cette compassion naît de la communauté du danger, mais elle est aussi dans le sang, car la race néerlandaise se montre généralement charitable. L’émotion produite par les derniers malheurs s’est étendue au-delà des frontières hollandaises : de la Belgique, de l’Angleterre, de l’Allemagne, des secours sont arrivés aux victimes de l’inondation[8]. Puisse ce généreux mouvement se propager et attirer quelques dons nouveaux sur des populations dont les plaies saignent encore ! La conscience antique frémit le jour où un acteur récita sur la scène romaine ces simples mots : Homo sum, humani nihil à me alienum puto. Il est temps, il est juste que les nations se disent de même : « Je suis peuple ; rien de ce qui arrive aux autres peuples ne m’est étranger. »

Aujourd’hui les traces du dernier déluge ne sont pas entièrement effacées ; les eaux se retirent, mais lentement, et cette retraite découvre de plus en plus l’étendue des ravages. D’énormes troncs d’arbre ont été coupés par la glace ; des maisons pourries par les eaux s’écroulent encore tous les jours. Cependant le paysage renaît. C’est un spectacle tristement beau, unique dans le monde, que cet archipel d’îles, ces fermes, ces campagnes, ces villages sortant avec le printemps des flots d’une mer qui s’abaisse. Semblables à la baigneuse qui secoue au soleil ses membres retrempés et vigoureux, les terres de la Gueldre, de l’Over-Yssel, du Brabant septentrional se remontrent plus fécondes qu’avant l’inondation. Des colombes viennent, comme au temps de Noé, reconnaître que le pays est desséché et ramènent l’espérance. Il était depuis longtemps question de creuser dans la province d’Utrecht un canal vers le Zuiderzée : les eaux, depuis la dernière inondation, ont tracé elles-mêmes le plan de ce canal, en se frayant un passage vers le golfe. On dirait comme une nouvelle rivière provisoire que s’est donnée la Néerlande. Les changemens introduits ainsi dans la configuration du delta par le débordement des fleuves ont dû être considérables. À chaque inondation nouvelle, des terres stériles se sont trouvées fécondées par le limon de la Meuse ou du Rhin, sorte d’engrais voyageur que les eaux traînent après elles, tandis que d’autres parties fertiles de la province se sont au contraire changées en sables. Sur certains points le niveau des terres s’est élevé, sur d’autres il s’est abaissé. Cette action des fleuves est lente, il faut plusieurs déluges successifs pour qu’on puisse même la constater ; mais nous devons toujours nous souvenir que les siècles sont comme de la poussière dans le sablier de la nature. Ces changemens seraient d’ailleurs plus rapides, si la main de l’homme n’était là, toujours présente, pour effacer les traces d’altération, et pour ramener le pays aux conditions artificielles de la culture des terres. Dans les temps anciens, le lit des fleuves étant bien plus incertain que maintenant et l’intervention de l’homme étant moins efficace, les inondations ont dû être plus fréquentes, et les conséquences de ces débordemens beaucoup plus graves. Une grande partie de la Hollande consiste effectivement en terrains d’origine récente, dus principalement à l’action des eaux. Ces terrains, l’époque historique les a vus naître, et ils se forment encore tous les jours sous nos yeux. Une création incessante, et dont les signes sont visibles, ne doit point nous étonner dans un pays où les déluges, qui ailleurs sont de l’histoire ancienne, presque de l’histoire fabuleuse, constituent de l’histoire toute moderne. Des fouilles nombreuses ont prouvé en outre que les terrains dont l’origine se rapporte aux eaux douces alternaient, en Hollande, avec les terrains que déposent les eaux salées. Pour expliquer le mystère de cette nouvelle formation, il est nécessaire de recourir à un autre ordre de phénomènes naturels, qui sont plus ou moins particuliers à la géographie des Pays-Bas.


II.

Nous venons d’indiquer à grands traits l’histoire des inondations fluviales : il existe pour la Hollande un autre ennemi plus terrible encore, la mer. Le Rhin et la Meuse ont plusieurs fois désolé ce pays ; mais, à l’exemple du Nil, ces fleuves débordés fécondent en ravageant. Il n’en est pas ainsi des inondations marines : ces dernières laissent au contraire derrière elles la stérilité, la mort. Nous avons dit que, dans sa lutte avec l’Océan, le Rhin parait avoir été vaincu : les défaites du fleuve peuvent s’évaluer par les empiétemens de la mer sur le sol de la Néerlande. C’est sur ces progrès de la mer que notre attention doit maintenant se porter.

Que la forme primitive de la Hollande ait été altérée dans le cours des siècles, que, par suite des invasions successives de la mer, l’étendue de cette contrée se soit trouvée de plus en plus circonscrite, c’est un fait dont témoignent à la fois des récits douteux et des document positifs. Il existe une ancienne tradition qui veut que, dans les temps reculés, on ait aperçu des côtes de la Hollande les cotes de l’Angleterre. Un des changemens les plus considérables qu’une portion des Pays-Bas aurait subis se rattacherait, selon quelques géologues, au cataclysme qui sépara, dit-on, la Grande-Bretagne du continent. On conçoit en effet que la langue de terre qui s’étendait entre Douvres et Calais ayant été brisée, la mer ait dû maltraiter dans ce mouvement les côtes anciennes de la Batavie.

Nous ne nous arrêterons point à ces récits plus ou moins fabuleux, à ces cataclysmes peut-être imaginaires, ou tout au moins sur la date desquels les savane ne sont pas d’accord : il est un autre ordre de monumens plus certains qui prouvent que la constitution physique du pays a changé depuis des époques relativement récentes. Il suffit de visiter avec attention les côtes du sud de la Hollande pour juger par soi-même de l’étendue des changemens introduits dans la forme du delta. Cette plage désolée qui s’étend depuis Ostende jusqu’à Harlem et depuis Harlem jusqu’au Helder, ces dunes sapées par la vague, ces bancs de sable déchirés, tout cela porte la trace des ravages de l’Océan. Au mois de mars (c’est le mois des tempêtes), nous avons vu, sur plusieurs points, les côtes de la Hollande battues, ébranlées par la fureur des vagues, que poussait un formidable vent d’ouest : c’était à croire que la terre allait s’enfoncer. Il est malheureusement trop certain que les barrières élevées contre les flots ont cédé, l’une après l’autre, surplus d’un rivage depuis les temps historiques. Des chaînes de dunes ont été dévorées, cette perte augmente constamment, et l’on peut déjà prévoir le jour où cette défense naturelle devra être remplacée par une digue. C’est seulement au moyen de remparts artificiels que, plus loin vers le nord, quelques places ont pu être maintenues contre les forces assaillantes de la mer, et encore ces ouvrages de pierre s’affaissent-ils de divers côtés. La forme seule de la Hollande est en contradiction avec celle des autres deltas, et indique par cela même une altération lente, mais continuelle. Trois fleuves comme le Rhin, la Meuse et l’Escaut, qui déchargent concurremment leurs eaux presque sur le même point géographique, ont dû étendre autrefois dans la mer un promontoire ou tout au moins une langue de terre semblable à celle que projette le Mississipi. Or aujourd’hui on cherche en vain ce promontoire : les contours de la Hollande sont au contraire affaissés, rentrés, comprimés ; ils décrivent une courbe concave, une échancrure.

La mer ruine les côtes de la Hollande, c’est un fait constaté : l’œil peut suivre, à travers des écroulemens de sable, ce triste et silencieux travail de destruction ; mais il existe de ce cataclysme perpétuel des témoins plus irrécusables encore. À Katvijk, le village de pêcheurs dont nous avons parlé, près de l’endroit où, soutenu par de magnifiques travaux d’art, le Rhin s’écoule laborieusement dans la mer, nous avons vu, par les marées basses, les fondations d’un château romain (la maison des Bretons) qui dominait la bouche du fleuve dans un temps où le Rhin, alors plus jeune et plus vigoureux, se portait lui-même dans l’Océan. C’est une preuve évidente que le sol a reculé ; mais ce n’est point la seule. On a conservé le souvenir d’une antique forêt qui couvrait autrefois la Hollande méridionale, et qui s’étendait même très avant vers le nord ; les arbres qu’on retrouve couchés dans les tourbières, à une heure et demie de la côte, sont, selon toute vraisemblance, les cadavres de cette ancienne forêt, que le vent ou les inondations ont dépeuplée, que la hache a détruite. Tout porte à croire que ces géans de la végétation du Nord s’élevaient sur des terres alors éloignées de la côte. Ces conjectures ont pour fondement certains faits positifs. Plusieurs tourbières, qui doivent leur origine à l’eau douce, se rencontrent aujourd’hui, spécialement du côté du Zuiderzée, sous le niveau de la mer. Tout dans la physionomie actuelle du delta indique donc de vastes et profondes révolutions. Une partie de ces changemens s’est accomplie presque sans désastres ; d’autres fois au contraire l’homme a été non-seulement témoin, mais acteur de ce grand drame de la nature. Les anciens habitans de la Hollande ont péri par milliers au milieu des guerres intestines de la terre et de la mer. Les événement géographiques dans lesquels se sont trouvés enveloppés des villes, des villages, des populations entières, fournissent, depuis l’ère romaine, le sujet d’une histoire tristement authentique, à laquelle ne manquent ni les dates, ni les récits des contemporains. La Hollande, ce vaste radeau flottant sur les vagues de la Mer du Nord, a vu plusieurs fois la tempête déchirer ses flancs, et lui enlever une partie de ses hommes, de ses troupeaux, de ses richesses.

Du temps des Romains, il y avait une plaine d’une grande fertilité à l’endroit où l’Ems entrait dans la mer par trois bras. Cette contrée basse projetait une péninsule au nord-est, du côté de Emden. En 1277, un déluge détruisit d’abord une partie de cette péninsule : trente-trois villages périrent[9]. À cette incursion de la mer est due l’existence du Dollard, ce golfe dont le nom en hollandais signifie le furieux, sans doute pour exprimer l’impétuosité du choc qui rompit les défenses naturelles et ouvrit le passage aux vagues. D’autres inondations survinrent à différentes périodes dans le cours du XVe siècle. En 1507, une partie seulement de Torum, ville considérable, était demeurée debout : le reste de cette ville, en dépit de l’érection des digues et du barrage des rivières, fut enfin emporté ; cinquante monastères disparurent, engloutis, balayés par les flots.

Une des plus mémorables entreprises de la mer est encore celle qui éclata le 18 novembre 1421. Sur une réunion d’îlots formés par les sables de la Meuse s’élevaient soixante-douze villages : en un instant, les sables furent remplacés par un désert d’eau. La marée avait fait éclater une écluse près de Wieldrecht, dont il n’est resté que le nom. Trente-cinq villages furent irrévocablement perdus : on n’a pu en découvrir aucun vestige, si ce n’est pourtant une vieille tour, morne, solitaire, appelée la maison de Merwed. Plus tard, pour fixer les lieux où il était permis aux pêcheurs de jeter les filets, on reconstitua par conjecture le cours de la rivière, le vieux Maas, qui traversait le pays avant la submersion. Chercher dans l’eau où fut une rivière, quelle sombre et biblique figure du déluge ! L’endroit où les villages ont été détruits porte encore aujourd’hui le nom de Biesbosch, bois de joncs[10].

Tous ceux qui ont vu La Haye connaissent le village de Scheveningue, auquel conduit une des plus agréables routes qui existent dans le monde. Scheveningue était autrefois éloigné de la mer, et maintenant il touche à la plage. En 1570, la moitié de l’ancien village a disparu sous les flots. L’église actuelle, dont le charmant clocher semble demander grâce à la mer, fut élevée au milieu des sables pour en remplacer une qu’on avait construite à deux mille pas plus avant sur la côte, au centre du village d’alors, et qui fut anéantie[11]. Plus loin, vers Katvijk, autre village de pêcheurs, la mer, en quinze années, et cela au XVIIe siècle, avait fait disparaître quatrevingts maisons. Il y avait deux rues qu’on cherchait et qu’on ne trouvait plus. Nous abrégerons cette trop longue histoire. Ceux qui croient que notre planète doit périr par l’eau trouveront dans les tragiques annales de la Hollande un avant-goût de leurs sinistres prophéties. Là, l’homme a senti de siècle en siècle la terre manquer sous ses pieds ; il a vu les abîmes de l’Océan monter au-dessus des contrées les plus florissantes et les balayer comme le flot qui raie le sable.

Les auteurs latins ne font aucune mention de l’énorme golfe par lequel la mer pénètre aujourd’hui si avant dans les Pays-Bas. Divers récits indiquent au contraire que la Frise touchait alors à la Hollande par la terre ferme. Il existe une carte de 1584 dans laquelle l’auteur, Abraham Ortelius, reconstruit, sur le témoignage des historiens, l’ancienne configuration du pays avant l’existence du Zuiderzée. Là s’étendait une vaste région, entrecoupée par différens lacs intérieurs : le plus considérable de ces lacs était le lac Flevo (Vlieland), dont parle Tacite. Ce lac s’était formé, selon Pomponius Mela, par les débordemens du Rhin. Il était traversé par une rivière du même nom (Flevum), qui avait son embouchure dans la mer. Un jour l’Océan s’élança, creusa un isthme et entra dans le lac Flevo : renforcé de cet auxiliaire, l’ennemi ne tarda point à s’avancer dans l’intérieur du pays. Les invasions successives par lesquelles une grande partie du territoire fut transformée en une baie commencèrent et finirent avec le XIIIe siècle. Des documens certains, des relations écrites par les habitans des provinces voisines, témoins contemporains du désastre, ne laissent aucun doute sur la formation récente du Zuiderzée. C’est par des mouvemens réitérés de la mer qu’une immense étendue de terres basses a été ensevelie. En l’année 1205, l’île appelée maintenant Wieringen, au sud du Texel, faisait encore partie de la terre ferme ; elle en fut détachée par plusieurs déluges dont on connaît les dates : en 1251, la séparation était achevée. Encouragée par ces premiers succès, la mer se jeta sur un isthme riche et populeux, qui s’étendait au nord du lac Flevo, entre Staveren en Frise et Medenblick en Hollande ; vers l’an 1282, toute cette région était anéantie. Il est impossible de promener ses regards sur les côtes du Zuiderzée, si belles l’été, si calmes parfois, sans songer aux catastrophes qui ont fait cette mer, aux cités florissantes qui ont trouvé leur tombeau dans ses vagues.

Ces révolutions de la nature ont exercé une influence sur l’histoire politique des Pays-Bas. La destinée des villes qui touchent aujourd’hui les bords du golfe a été modifiée par suite des changemens survenus dans la géographie de cette contrée. L’importance d’Enkhuisen, de Merlenblijk, de Hoorn, anciennes métropoles de la Frise au temps où l’espace occupé maintenant par le Zuiderzée faisait encore partie du continent, a successivement décru depuis la formation de la baie. C’est à ce déclin et aux événemens qui l’ont amené qu’Amsterdam doit d’être aujourd’hui une des principales villes du monde et un des ports les plus fréquentés par les vaisseaux. Les voyageurs qui passent à Amsterdam négligent trop généralement de visiter Marken, Urk et Schokland ; ces trois îles du Zuiderzée sont les derniers vestiges du continent qui a sombré. Tout homme qui se livre à l’étude des pays et des peuples doit entreprendre ce voyage, qui est en même temps un cours d’histoire. Les habitans de ces trois îles séparées de la terre ferme et comme démembrées l’une après l’autre par de terribles inondations en sont restés aux divers degrés de l’échelle morale où le cataclysme les a saisis. Voyager dans le Zuiderzée avec ce point de vue, c’est revenir dans le passé. Quel ne fut pas notre étonnement de voir ces débris de races anciennes sortant de l’abîme des eaux et de l’océan des âges avec les mœurs, le langage, les traditions, les coutumes et les figures d’un autre temps ! C’était pour nous comme une apparition des anciennes sociétés. Les Bataves et les primitifs Frisons ne sont pas morts ; vous les retrouvez là. Dans ces îles, dernières traces de la terre ferme, et sur les cotes voisines du Zuiderzée, on est surpris de rencontrer un étrange assemblage de traits particuliers, de caractères physiques et surtout de costumes qui ne se retrouvent ailleurs que chez plusieurs nations différentes. Ces médailles vivantes attestent l’origine d’anciennes races qui ont conservé leur genre de vie, leurs travaux habituels, leurs modes, leur physionomie distincte. On a de la sorte sous les yeux non-seulement la preuve matérielle d’anciens déluges qui ont laissé partout des monumens de destruction, mais encore des fossiles d’un ordre nouveau qui détachent, pour ainsi dire, dans la vie les formations successives de l’histoire. À mesure qu’on s’éloigne des côtes du Zuiderzée, c’est-à-dire du théâtre des anciennes catastrophes, on voit en grande partie disparaître, chez les habitans de l’intérieur du pays, les caractères de cette originalité saisissante. Les types s’effacent dès que les communications géographiques se rétablissent. Le naufrage d’une partie du continent a donc isolé certaines populations de la société des Pays-Bas, et, en les détachant de la terre ferme, il les a, pour ainsi dire, pétrifiées dans les formes anciennes, mais diverses, de la civilisation.

La formation tempétueuse du Zuiderzée parait avoir été la conséquence de désastres encore plus anciens. Tout au nord de la Hollande, on rencontre une série d’îles égrenées dans l’Océan comme les perles d’un collier dont le fil est rompu. Ces îles sont les derniers reliefs d’une côte qui servait autrefois de rempart aux Pays-Bas ; ce rempart a été enfoncé, et les débris en ont été dispersés dans la Mer du Nord. Le nombre de ces îles a diminué environ d’un tiers depuis le temps de Pline, car ce naturaliste en comptait vingt-trois entre le Texel et l’Eider, tandis que nous n’en comptons plus maintenant que seize. Encore ces îles ne sont-elles que les ruines d’une ruine. L’an 800, Héligoland, situé à l’embouchure de l’Elbe, commença d’être tourmenté par les vagues ; dans les années 1300, 1500 et 1649, d’autres parties de terres furent abîmées, jusqu’au moment où enfin un seul débris de l’île originelle restât debout. Un rocher de marne rouge, haut environ de deux cents pieds, est là qui surnage au désastre, comme un de ces grands chênes qui survivent aux forêts disparues.

Pour être juste envers l’Océan, nous devons placer, en face, de cette sombre liste de villes détruites, noyées, de villages perdus, de régions entières supprimées, le tableau plus consolant des restitutions de la mer. Aux grandes destructions de terres succède généralement une réaction sur une certaine échelle. Entre Anvers et Nieuport s’étend une contrée basse qui consistait, du temps des Romains, en bois, marais, tourbières ; et qui était protégée contre l’Océan par une chaîne de dunes ; cette chaîne céda, vers le Ve siècle, à la fureur des tempêtes. De mer qu’elle était devenue par suite de l’irruption des eaux, cette contrée est aujourd’hui terre ferme et supporte une assez nombreuse population. Il est vrai que ce changement est dû, en partie du moins, à l’industrie et au courage des habitans, qui ont su profiler des bancs de sable déposés par la mer pour reprendre, en quelque sorte pied à pied, le sol que la mer leur avait enlevé. Le même fait s’est reproduit dans le Bieibosch ; là aussi l’eau a rendu une partie des terres qu’elle avait ravies. L’emplacement des villages submergés est indiqué maintenant par des terrains d’alluvion qui s’élèvent peu à peu. D’immenses plaines, portant déjà d’abondantes moissons de grains, ont pour ainsi dire oublié que là fut la mer. La vue de ces anciennes terre ; déchiquetées par l’eau et aujourd’hui renaissantes est un des spectacles les plus faits pour dévoiler la marche de la nature, qui crée avec la destruction même. L’eau débordée, furieuse, dépose avec le temps sur le théâtre de l’inondation le contre-poids de ses conquêtes et de ses violences. Par le mouvement naturel des choses, il se forme de siècle en siècle des bancs de sable que recouvre un limon fertile : ainsi la terre, envahie, vaincue, engloutie, se relève à la longue et se fortifie en quelque sorte de ses défaites.

Intéressante au point de vue de la géographie et de l’histoire, la formation de la Hollande ne l’est pas moins au point de vue de la géologie philosophique. Les savans se sont plus d’une fois demandé si les lois en activité sur le globe, durant l’âge embryonnaire de notre planète, différaient beaucoup de celles qui déterminent l’économie actuelle de la nature. La réponse à cette question est peut-être dans l’histoire physique, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans la genèse de la Hollande. Il n’y a pas deux systèmes dans la nature, il n’y a pas une géologie morte et une géologie vivante : partout où les causes neptuniennes ont agi dans les âges les plus reculés du globe, elles ont dû agir comme elles se comportent depuis les temps historiques sur le sol des Pays-Bas. Le duel de la terre et de la mer, qui joue dans les cosmogonies antiques un si grand rôle, se prolonge ici et amène les mêmes conséquences, — des déluges, des catastrophes, des changemens dans la forme du delta. L’Océan se retire de certaines côtes pour en occuper d’autres, rendant quelquefois ce qu’il a saisi, et saisissant de nouveau ce qu’il a lâché, sans que la loi de ces mouvemens soit encore parfaitement connue. À ce point de vue, l’histoire géographique de la Hollande est, en partie du moins, le secret de la création révélé. L’ensemble des événemens auxquels le sol néerlandais doit sa naissance, les variations qu’il a subies, nous mettent en effet sur la voie des causes qui ont plusieurs fois modifié et qui peuvent modifier encore la constitution physique de notre univers.

Quelques faits récens prouvent que l’Océan n’a pas renoncé à ses prétentions sur la Hollande. Le 4 février 1825, la mer se souleva ; les eaux coururent dans l’Over-Yssel, dans la Frise, dans la Nord-Hollande et dans la Gueldre. Cette inondation gigantesque fut, il est vrai, de courte durée : elle se retira avec le reflux, mais en laissant derrière elle le sentiment du danger qu’avaient couru les Pays-Bas. À la vue de cette contrée que menace le niveau des fleuves, que secouent les vents, qu’accablent de tout leur poids les marées, on aurait lieu de craindre pour le sol de la Hollande, pour ses richesses, pour son existence même, si dans cette lutte n’intervenait un agent d’un ordre nouveau, une force morale qui fit contre-poids aux puissances aveugles de destruction. Cette force existe : jusqu’ici nous avons vu le travail de la nature ; il nous reste à parler des changemens introduits dans la forme géographique des Pays-Bas par la main de l’homme.


III

Lorsque les premiers habitans arrivèrent sur le sol de la Néerlande, que trouvèrent ils ? Un marais. — Heureusement ces anciens pionniers étaient les Bataves et les Frisons : les Bataves appartenaient à la race saxonne, race patiente et forte contre les choses, née pour la conquête du sol ; les Frisons, d’origine orientale, étaient une branche du rameau Scandinave. Ils venaient à la suite des glaces et des blocs erratiques, car les déluges d’hommes suivent le chemin tracé par la nature aux grandes débâcles des élémens. Ces barbares manquaient de patrie ; ils jurèrent de s’en donner une. C’était un monde à faire, il fallait commencer, comme dans les cosmogonies antiques, par séparer la terre d’avec les eaux. Ce fiat lux de la puissance humaine, cette seconde création dans laquelle l’industrie se montre constamment la rivale de Dieu, ce triomphe de l’intelligence sur la matière, sur le chaos, tout cela ne fut pas l’œuvre d’un jour. L’homme ne crée point d’une parole ; il crée, comme la nature, avec le concours du temps et le développement successif de ses forces. Quelques terres stériles, vagues, effondrées, que se disputaient alternativement les crues des rivières et les hautes marées, voilà le berceau des Pays-Bas. Le génie néerlandais a grandi dans une lutte contre les élémens. Cette contrée, qu’habite une population nombreuse et florissante, est un véritable pays artificiel. Sans les Hollandais, la Hollande n’existerait pas. Cette patrie est leur ouvrage, leur création, et comme le Dieu de la Bible, ils ont le droit de trouver que ce qu’ils ont fait est bien fait, et vidit quod esset bonum. Sans l’art, jamais une telle région n’eût vu le jour ; sans l’incessante vigilance de ses habitans, elle se perdrait bientôt. Sa naissance est un miracle du génie humain, sa conservation est un prodige. Nous allons étudier les conditions au milieu desquelles cette annexe du continent s’est affermie ; nous rechercherons les procédés techniques à l’aide desquels l’industrie des habitans a repoussé les eaux, fondé des villes sur des sables mouvans que réclamait et que réclame encore la mer, enchaîné le cours des fleuves, introduit l’agriculture dans des terres basses et inondées, converti en un mot la Hollande primitive, — moins un sol qu’un mélange confus de terre et d’eau, — en une des plus délicieuses patries qui existent.

On peut partager l’histoire hydraulique des Pays-Bas en trois périodes : — les travaux d’endiguement entrepris contre la mer et les fleuves, — la création des polders, — l’application des machines à l’assèchement des lacs intérieurs.

Les premiers habitans se campèrent sur des tertres et des monticules qu’ils avaient eux-mêmes élevés. Cette position était sans cesse inquiétée par l’état primitif des fleuves, sortes de torrens vagabonds, inconstans dans leur lit, qui ravageaient à chaque instant les timides essais de culture. Il a fallu que l’art donnât des bords aux rivières et que les eaux apprissent à couler régulièrement vers la mer. La première date de î’endiguement du pays ne saurait être fixée. On croit que les Cimbres avaient établi des digues qui ont été détruites, puis relevées plus tard sur les mêmes bases. Ces rivages artificiels ont protégé la civilisation naissante ; sans eux, la Hollande serait restée ce qu’elle était à l’origine, une terre inhabitable. Une tradition veut que la première digue de la Hollande méridionale ait été établie contre le Rhin, aux environs de Leyde, dans le plat pays. Ce système se répandit : on se servit de semblables ouvrages pour prévenir les irruptions de la Meuse. Les historiens ne sont point d’accord sur l’origine des travaux, les uns les attribuent aux seigneurs, les autres au peuple. La noblesse avait autrefois une part dans l’établissement des digues ; mais ce serait une erreur de croire que les châteaux formassent les points de départ du système hydraulique ; beaucoup de châteaux, qui dominent le cours des fleuves et des rivières, sont au contraire de date beaucoup plus récente que l’endiguement. Ces remparts de terre ont été construits d’abord par districts ; les propriétaires du sol se cotisaient et formaient une sorte d’assurance mutuelle pour se prémunir contre le débordement des eaux. Les districts hydrauliques furent plus ou moins étendus, plus ou moins bien constitués selon les besoins de la défense. Non-seulement la noblesse féodale fut étrangère à ce mouvement, mais encore l’administration des eaux (le waterstaat) donna naissance à une noblesse nouvelle, d’origine toute plébéienne. Les comtes des digues, comme on appelait les inspecteurs chargés de la surveillance des fleuves, jouissaient de pouvoirs très étendus, qui surpassaient même, dans les temps de crise, l’autorité des comtes proprement dits. Partout la noblesse s’est greffée à l’origine sur les conditions de la conquête ; comme en Hollande l’ennemi c’était le sol, les fonctions qui avaient pour but la victoire de l’homme sur les élémens furent de tout temps honorées. Les travaux entrepris dans les Pays-Bas pour rectifier le cours des rivières ont été véritablement prodigieux. Avant l’ère chrétienne, Drusus avait fait creuser un canal pour joindre l’Yssel avec un bras du Rhin ; un demi-siècle plus tard, les Romains lièrent un autre bras du Rhin avec le Lock, qui n’était jusque-là qu’une petite rivière ; enfin, de notre temps, de gigantesques ouvrages ont réuni ce même Rhin à la Mer du Nord. Il serait trop long de rappeler les autres conquêtes obtenues sur les rivières de la Hollande, ces ennemies intimes du pays. La Bible nous représente quelque part le génie de Babylone assis superbement sur les quais de la ville, et se disant à lui-même : C’est moi qui ai fait l’Euphrate ! A la vue des magnifiques canaux qui relient ensemble les bras errans des rivières, à la vue de ces fameuses digues qui retiennent, comme les bords d’une coupe, les flots toujours prêts à déborder, le génie de la Hollande peut dire avec encore plus de vérité : C’est moi qui ai fait le Rhin ! c’est moi qui ai fait la Meuse ! — La nature n’avait donné aux Pays-Bas que des cours d’eau incertains et ravageurs : de ces cours d’eau, l’industrie nationale a fait des fleuves.

Les procédés d’endiguement varient avec la nature des obstacles qu’il s’agit de surmonter. Ici, les digues sont de simples murailles de terre ; ailleurs, on couvre le sol inégal ou mou d’une couche de fascines, quelquefois même il est nécessaire de soutenir ces remparts avec de la brique. Malgré ces grands ouvrages, bien faits pour donner une idée considérable du peuple qui les a élevés, l’état des rivières de la Hollande laisse encore à désirer. Une commission, nommée par Guillaume Ier, publia en 1827 un volumineux rapport sur les meilleurs moyens de provoquer l’écoulement des eaux. La plupart de ces projets pour l’amélioration des rivières ne figurent encore que sur la carte : les difficultés d’exécution, jointes à l’embarras des finances, les ont fait remettre à un temps indéterminé. D’un autre côté, une opinion toute contraire s’est produite depuis ces dernières années. De ce que le système d’endiguement n’est pas toujours efficace contre le débordement des eaux, quelques écrivains ont conclu qu’on avait eu tort d’endiguer les rivières. Ce paradoxe a été soutenu par Bilderdijk, un des plus grands poètes et un des meilleurs esprits de la Hollande. Le principal grief sur lequel on s’appuie pour accuser l’intervention de l’art dans les ouvrages de la nature est tiré de l’état actuel des rivières. Le lit des rivières en Hollande s’élève insensiblement et toujours ; les digues doivent s’élever dans la même proportion, et en s’élevant elles faiblissent. Fort des dangers que suspend sur le pays cette situation des eaux, on s’est demandé s’il n’aurait pas mieux valu abandonner les rivières à tous leurs caprices. Ces rivières, dit-on, auraient tracé elles-mêmes leur vie à travers les terrains d’alluvion, et la Hollande se trouverait aujourd’hui moins menacée d’être emportée. Ces visions poétiques rentrent dans le système de Jean-Jacques Rousseau, — l’optimisme de l’état de nature. Sans les travaux d’endiguement, les fleuves ne se seraient point tenus dans leur lit, l’agriculture n’aurait point obtenu ! e rang qu’elle a conquis en Hollande, les élémens de l’état social ne se seraient jamais dégagés de la confusion et de la barbarie. L’art doit soutenir la nature. « Si, par suite de la résistance opposée aux forces aveugles et aux élémens destructeurs, la nature proteste, si même elle se venge par des menaces de la contrainte qu’on lui impose, c’est à l’industrie humaine de découvrir dans ses ressources toujours croissantes de nouvelles armes pour combattre le danger. Malgré l’élévation des digues, qui montent, il est vrai, sur certains points a des hauteurs considérables, les ruptures et les inondations sont aujourd’hui moins fréquentes en Hollande que dans les derniers siècles. Ces fleuves qui coulent au-dessus des terres voisines se laissent mieux contenir qu’autrefois dans leurs rivages artificiels. Il est curieux, quand on voyage en barque ou en bateau à vapeur, de jeter, du haut des rivières, un regard sur les campagnes, qui se trouvent comme encaissées, et de suivre, le long des bords élevés par la main de l’homme, le cours de ces eaux mécontentes, mais enchaînées.

L’éducation des rivières, qu’on nous permette cette image, n’aurait encore rien été sans un système d’endiguement et de protection contre la mer. L’Océan, cette grande force de destruction, se limite lui-même par ses dunes ; mais l’industrie humaine a dû soutenir et fortifier la ceinture de sables derrière laquelle s’abritent les Pays-Bas. La première fois qu’on voit moutonner de loin ce troupeau de collines nues ou recouvertes d’une sèche végétation, on est frappé du caractère sérieux qu’elles donnent aux côtes de la Hollande. Les habitans distinguent trois rangs de dunes : les dunes extérieures, c’est-à-dire celles qui touchent la mer, les dunes du milieu, qui sont les plus hautes et les plus larges, et les dunes intérieures, qu’on croit être les plus anciennes. Cette triple défense naturelle, dont les géologues attribuent la formation à l’action combinée des vagues et des vents, pourrait servir à déterminer la date de la naissance des côtes, si la proportion suivant laquelle les sables s’avancent dans l’intérieur des terres n’était variable, et ne rendait, par conséquent, ce chronomètre fort douteux. Comme le pays est généralement plat, ces dunes forment des chaînes de montagnes relatives. Ces ouvrages avancés, qui servent de boulevart contre les eaux et d’abri contre les tempêtes, exigent un constant entretien. Les Hollandais garnissent leurs dunes avec une espèce de jonc ou de roseau qui est connu sous le nom de arundo arenosa, roseau des sables. On le plante au printemps ou en automne, et on l’abrite des vents dangereux avec de la paille. Quand cette herbe a pris racine, elle relie et consolide la masse mouvante des sables : c’est le ciment végétal des côtes de la Hollande. Les dunes ont, outre les vents, un ennemi très sérieux, le lapin. Cet infatigable mineur attaque sourdement le sol desséché qui s’élève comme un bourrelet entre la mer et l’intérieur du pays. Il faut donc une continuelle surveillance pour réparer les dégâts commis par ce faible animal. Sur tous les points du littoral où les dunes, ces digues naturelles, n’existaient pas, on les a créées ; quelquefois même il a été nécessaire de soutenir par des ouvrages de bois, de pierre ou de cailloutage les côtes ruinées. La vue de ces travaux donne une grande idée de la puissance de l’homme. Il est difficile d’imaginer ce que les Hollandais ont mis de persévérance, de courage et de sagacité dans ce système combiné de défense naturelle et artificielle qui forme aujourd’hui le bouclier de la Hollande contre la mer.

Pour comprendre l’étendue et la nature des dangers auxquels échappent tous les jours les Pays-Bas, il faut se représenter ce que les ingénieurs hollandais appellent l’échelle des eaux. On sait déjà qu’une grande partie de la Néerlande est située fort au-dessous du niveau de la mer et des rivières. Pour évaluer ces différences de position, l’art a tracé une ligne imaginaire qu’on a nommée le niveau d’Amsterdam. Ce plan est aux autres degrés de l’échelle hydraulique ce que le zéro du thermomètre est aux différens degrés de la température. En partant de cette base, on a pu se former une idée de la situation relative de la terre et des eaux dans le royaume des Pays-Bas. Les résultats de ces calculs, il faut bien le dire, n’ont rien de rassurant. Durant les mauvais temps ou, pour parler la langue locale, durant la tempête du nord-ouest, la marée monte, près de Katvijk, à 3m40 ; la marée de la Meuse, près de Rotterdam, s’élève à 3m20, et celle du Leeck, près de Vianen, s’élance à 5m80 au-dessus du niveau d’Amsterdam. On voit d’ici ce que deviendrait un pays placé dans de telles conditions, si la main de l’homme venait à se retirer. L’industrie a tiré la Hollande du néant ; c’est l’industrie qui la conserve. Au système des digues se lie, comme moyen de défense contre les eaux, le système des écluses. — On a dit que les Hollandais n’avaient pas d’architecture : quelques monumens civils ou religieux protestent contre cette opinion beaucoup trop exclusive ; mais il faut se souvenir que toujours l’art de bâtir se moule sur la nature et sur les nécessités d’un pays. Or en Hollande l’architecture vraiment nationale est l’architecture hydraulique. Celle-ci a jeté des constructions immenses, colossales. Les premières écluses étaient de bois : aujourd’hui ce sont des monumens de pierre, et les plus magnifiques ouvrages qu’on puisse voir. Le propre de cet art n’est pas l’élégance, c’est la force. Pour se faire une idée du style de pareils travaux, il faut visiter les grandes écluses d’Amsterdam, et surtout les constructions de Katvijk. Cette forteresse, élevée contre la mer, a vraiment un caractère sévère et imposant. Trois écluses se succèdent à l’embouchure du Rhin, dans le canal destiné à soutenir le cours défaillant des eaux, et protègent, de ce côté la Hollande. Les jours de grande tempête, on juge prudent de faire des concessions à la mer : les portes de l’écluse la plus avancée vers l’embouchure du fleuve livrent passage aux vagues, qui courent furieuses jusqu’à la seconde écluse et s’y brisent. Ces masses de pierre qui tiennent tête à l’Océan, ces puissantes machines que dirige un art fondé sur l’expérience, ces portes qui s’ouvrent et se ferment selon le courant et le niveau des eaux, selon la direction des vents, tout cela révèle l’existence d’un système admirable et compliqué ; tout cela annonce une sorte de providence administrative qui veille sur la Hollande. Dans les autres pays de la terre, celui qui met un frein à la fureur des flots, c’est Dieu ; ici, on dirait volontiers que c’est l’homme.

Les dignes, les écluses, tous ces grands ouvrages de défense élevés contre les eaux extérieures comme on appelle ici les fleuves et la mer, n’auraient point suffi à rendre la Hollande habitable, si le pays n’eut trouvé encore l’art de se débarrasser des eaux intérieures. Par suite des pluies, des crues et des débordemens de rivières, il s’était, de date immémoriale, formé des flaques, des lagunes, de perpétuels marais, qui s’étendaient très avant dans les terres, et qui défiaient partout la culture. Une autre cause de la présence des eaux était l’extraction de la tombe. Manquant de bois, les habitans se virent contraints de fouiller la terre pour se chauffer, et les tourbières exploitées ne tardèrent point à se changer en lacs. La Hollande présentait alors ce singulier spectacle d’un peuple sans cesse menacé par les inondations et occupé sans cesse, malgré lui, à faire de l’eau. C’est contre un tel état de choses et contre de tels dangers que l’art hydraulique était appelé à réagir par la création des polders. On appela ainsi, d’un mot hollandais qui veut dire terres endiguées, les anciens marécages que les premiers habitans entourèrent d’enclos, de faibles digues, et qu’ils munirent de grossières écluses. Le système des polders se développa avec les progrès de l’agriculture et de l’industrie. Dans l’enfance de l’art hydraulique, on ignorait l’emploi des machines. Ce n’est que plus tard qu’on mit à contribution, pour le dessèchement des terres, un des ennemis de la Hollande, le vent. On ne saurait dire où l’on a construit d’abord les premiers moulins occupés à tirer l’eau des polders. Une tradition porte à croire que ce système fut pratiqué en Hollande vers le commencement du XVe siècle. On raconte qu’en 1408, il y avait à Alkmar, dans la Hollande septentrionale, un certain Florent Alkmade, qui avait établi un moulin hydraulique à vent. Ce moulin servit de modèle à beaucoup d’autres machines du même genre, et l’invention se répandit bientôt dans les districts même éloignés.

D’abord ces moulins étaient chétifs et incomplets ; ils ne pouvaient fonctionner que dans une seule direction du vent, celle du nord-ouest, mais peu à peu ils grandirent en puissance. À la fin du XVe siècle, l’emploi des moulins dans les polders hollandais s’était généralisé. De cette époque datent l’endiguement régulier des terres basses, l’établissement des fossés pour la décharge et la conduite des eaux, la construction d’écluses pour maintenir le niveau entre les réservoirs, en un mot un système tant soit peu scientifique d’assèchement. Par cette découverte, l’état intérieur du pays fut changé, l’agriculture put naître. Aujourd’hui des moulins de toutes formes et de toutes dimensions s’élèvent au milieu des riches campagnes qu’ils déchargent du superflu des eaux ; leurs ailes agitées se confondent à distance dans un ciel tranquille, et donnent au paysage un caractère singulier. Quelques-uns de ces moulins sont de véritables édifices qui vont chercher le vent à des bailleurs considérables, d’autres plus petits, construits en brique ou en bois, n’en étalent pas moins un véritable luxe : recouverts d’un manteau de chaume qui les abrite contre la pluie, ils montrent avec orgueil l’axe qui porte les ailes orné de reliefs et de dorures[12]. Cette coquetterie champêtre, ces grandes voiles qui frémissent dans l’air comme les ailes d’oiseaux gigantesques et fabuleux, ce tic-tac mêlé au bruit entrecoupé des eaux, tout cela répand sur la nature si calme de la Hollande un mouvement et un charme qu’on ne peut définir. Ailleurs les moulins, ces mouvemens de la vie pastorale, ne sont guère appropriés qu’à un seul usage ; ici au contraire, ce sont des machines hydrauliques, des scieries, des instrumens de mouture. On voit des polders desservis par un seul petit moulin, on en rencontre d’autres que plusieurs grands moulins travaillent à dessécher. Autrefois on se bornait à débarrasser des eaux superflues les terrains peu bas ; mais depuis que la science a fait des progrès, on met le vent à l’attache pour épuiser même les marais profonds. L’art des polders a fait à la Hollande une seconde nature. Ce pays se trouve placé, sous le rapport agricole, dans des conditions toutes particulières : ailleurs il faut créer les produits du sol, ici il a fallu créer le sol lui-même. Lorsque maintenant on voit cette terre, créée et entretenue par la main de l’homme, se couvrir, l’été, de gras pâturages, de fruits et de légumes, souvent même d’abondantes moissons, on ne saurait trop admirer les conditions de l’art qui ont changé un sol perdu sous les eaux en un jardin de plaisir et de fertilité.

Une des difficultés consistait à maintenir l’équilibre entre les intérêts particuliers des polders et les intérêts généraux du système hydraulique auquel la Hollande doit son existence. Tout cela ne pouvait être réglé que par une administration pourvue de connaissances précises et délicates. Quand on songe que la mer est pour la Hollande un ennemi infatigable, quand on réfléchit à ce réseau de digues, de remparts, de canaux qui se relient entre eux et se rapportent à un système d’unité, quand on calcule les conséquences terribles de la moindre négligence dans un pays où un trou de taupe ou de rat peut mettre en question la sûreté d’une digue et ouvrir le passage aux eaux, on ne s’étonne plus que de tout temps les fonctions du walerstaat aient été considérées comme très importantes. Ces fonctions étaient conférées par les états-généraux et seulement aux hommes du culte réformé. À Delft, il existe aujourd’hui une école spéciale dans laquelle on forme des élèves pour le génie Hydraulique. Ce corps d’ingénieurs civils est la véritable armée qui veille à la défense du pays. On ne se figure point avec quelle science doivent manœuvrer les écluses pour ne point ouvrir les portes à l’ennemi, ni quel art pratique et minutieux doit présider dans tout l’intérieur du pays à l’harmonie des eaux. Notre conviction est que les Hollandais sont seuls capables de cette surveillance continuelle et méthodique, de ce travail sans distraction, faute duquel leur pays disparaîtrait à chaque instant sous les fleuves ou sous la mer. C’est à leur persévérance, aux lumières de leurs ingénieurs, à des dépenses énormes, au concours de tous les citoyens, que la Hollande doit de lutter contre les flots et de surnager, luctor et emergo.

Les succès obtenus dans l’assèchement des polders, dont quelques-uns se trouvent placés à quatre et cinq mètres au-dessous des terrains naturels, devaient inspirera l’homme une grande confiance dans ses forces. Ce fut en effet comme une prime d’encouragement pour ouvrir des travaux plus hardis encore. Au XVIIe siècle, des étendues de terre considérables furent pour ainsi dire tirées du sein des eaux. Le premier dessèchement sur une grande échelle se fit dans la Hollande septentrionale en 1614. Des lacs formés par la nature, notamment ceux du Beemster, du Purmer et du Shermer, se changèrent sous la main de l’industrie en une des campagnes les plus belles et les plus riches des Pays-Bas[13]. Un observateur de ce temps-là, William Tempel, nous raconte sa surprise et son admiration, quand il vit un ancien lac de deux lieues de large (le Beemster) sur lequel paissaient des bœufs ! Ce sol, divisé en canaux, traversé par des voies régulières, des avenues d’arbres, formait déjà de son temps le plus joli paysage qu’on pût imaginer. De 1608 à 1640, vingt-six lacs se transformèrent ainsi dans la même province en polders. En 1820, on comptait dans la Hollande septentrionale plus de six mille hectares mis à sec. Dans la Hollande méridionale, le chiffre des terres restituées à l’agriculture était en 18hh de vingt-neuf mille hectares. Dans ces derniers temps, on a encore épuisé les eaux du polder Nootdorp, qui était un marais, et où il y a maintenant un petit village. La Hollande, à laquelle la nature semble avoir dénié tous les élémens, pour nous servir des expressions de Dante, a su se donner par le travail ce que la nature lui avait refusé. Cette histoire de terres appelées du fond des eaux et répondant à l’homme : « Nous voici, » semblerait une histoire merveilleuse, si les moyens à l’aide desquels s’opéra ce miracle de l’industrie n’étaient connus. Ces moyens sont d’ailleurs très simples : jusqu’ici tous les desséchemens ont été accomplis par le travail des moulins à vent, et ce n’est qu’à une époque récente qu’on a mis en œuvre des agens plus puissans, dont il nous reste à parler.

Malgré tant de victoires remportées sur l’ennemi intérieur, un hôte dangereux et remuant inquiétait la province de Hollande, nous voulons parler du lac de Harlem. Ce lac, les Hollandais l’avaient vu naître. L’histoire de sa formation doit être étudiée sur les anciennes cartes : on suit alors pas à pas les développemens de cette masse d’eau, qui avait fini par intimider la ville de Leyde et la ville d’Amsterdam. Il existait en 1531, dans les environs de Harlem, quatre petits lacs insignifiant, et à côté de ces lacs florissaient trois villages, dont les noms ont été conservés : Nieukerk, Dorp Ryk et Wijk Huysen [Cinq-Maisons). En 1591, un des trois villages avait déjà disparu ; en 1647, c’en était fait des deux autres. Les lacs étaient d’abord séparés ; en 1531, il existait entre le lac de Harlem et celui de Leyde une ouverture encore si étroite qu’on pouvait la passer sur une planche ; en 1647, les quatre lacs s’étaient réunis, et leurs noms particuliers s’étaient confondus dans celui de Haarlemmer meer. Il n’y avait plus qu’un point de terre, le Beinsdorp, qui surnageait ; en 1687, le Beinsdorp avait diminué, et le lac s’accroissait toujours[14]. Dans ces derniers temps, il avait atteint onze lieues de circonférence. C’était une mer, et une mer orageuse. Sur cette mer s’étaient livrées des batailles navales, des flottes de soixante-dix bâtimens plats avaient manœuvré, plusieurs vaisseaux avaient péri[15]. Nous avons vu à Harlem, dans le cabinet d’histoire naturelle du docteur van Breda, deux individus du genre silurus glanis, qui avaient été péchés dans le lac, et qui appartiennent à la plus grande taille des poissons d’eau douce. Tour à tour d’humeur calme ou violente, ce lac paraissait se comporter selon des lois à lui. Le 1er novembre 1755, on l’avait vu s’émouvoir au moment du fameux tremblement de terre de Lisbonne, et l’on n’apercevait rien de cette agitation dans la mer. La traversée, de ses eaux était périlleuse : il y avait eu des naufrages. Comme ces animaux qui deviennent plus méchans avec les années, le lac de Harlem se montrait de jour en jour d’un caractère plus tempétueux. À chaque gros temps, on voyait dans cette mer intérieure des montagnes d’eau se soulever, battre avec une grande force les ouvrages de défense, et s’écrouler sur les bords avec beaucoup d’écume. C’était un voisin incommode et dangereux ; si les ouvrages dans lesquels en le contenait à peine fussent venus à céder, le lac se serait jeté dans d’anciennes tourbières inondées et eût recruté là de nouvelles forces pour menacer toute la Hollande. On dépensait, d’un autre côté, à combattre ses empiétemens et à le refouler dans son lit autant d’argent qu’il en eût fallu pour le mettre à sec. Cependant le lac de Harlem continuait d’exister, lorsque, le 9 novembre 1836, les eaux, chassées par un vent d’ouest furieux, s’élancèrent par-dessus les digues et les routes, et arrivèrent jusqu’aux portes d’Amsterdam. Cet événement décida du sort du Haarlemmer meer. Le lac avait menacé Amsterdam, Amsterdam dit au lac : Tu disparaîtras.

De ce jour en effet, son arrêt fut prononcé ; il ne s’agissait plus que de trouver les moyens pour exécuter la sentence. Le dessèchement du lac de Harlem avait été plusieurs fois proposé, et divers systèmes avaient été mis au concours. En 1643, un ingénieur et faiseur de moulins dans la Nord-Hollande, Jean-Adrien Leegh Water, voyant le péril qui menaçait la Hollande, si le lac de Harlem continuait d’exister, avait publié à Amsterdam un petit ouvrage dont la conclusion était : « Il faut se débarrasser de cette masse d’eau ruineuse et envahissante, ergo delendum est mare ! » A cet ouvrage, — Haarlemmer meer Boek, — étaient joints un plan de dessèchement et une carte. L’auteur du projet avait besoin de cent quarante moulins pour déverser l’eau du lac dans la mer. Ce projet rencontra plus d’un genre d’objections : il aurait fallu que le vent se fit sentir vite et longtemps dans la même direction pour que les moulins travaillassent convenablement. Beaucoup d’autres systèmes se produisirent ; mais pour extraire cette puissante masse d’eau, il fallait une force considérable, indépendante des variations de l’atmosphère, soumise seulement et entièrement à la volonté de l’homme. Ces plans embryonnaires n’étaient, relativement aux moyens d’exécution, que des utopies ; il leur manquait une découverte qui levât tous les obstacles et qui rendit praticables toutes les hardiesses du génie humain, il leur manquait la vapeur. La force de la vapeur trouvée, l’assèchement du lac de Harlem était décrété en principe. Cette invention moderne changea en effet de fond en comble les conditions de cette œuvre difficile et jusque-là téméraire. Au mois d’avril 1840 partit de la Hollande pour se rendre en Angleterre une commission chargée de faire des recherches sur la vapeur et sur les machines d’épuisement. On sait quel parti la Grande-Bretagne a tiré du nouveau moteur. À quelles profondeurs elle est allée chercher l’eau de ses mines, et à l’aide de quelles puissantes pompes elle a chassé cette eau vers la surface ; mais rien de tout ce qui avait été fait et pratiqué jusque-là n’était applicable à l’entreprise du lac de Harlem : il fallait un système de machines tout nouveau. Après quelques essais, les principaux organes du nouvel appareil furent constitués. C’était moins une machine qu’un être colossal et animé ; on lui donna le nom de Leegh Water, en souvenir de celui qui, le premier, avait osé conseiller le dessèchement de cette mer[16]. Le Leegh Water commença tout seul l’épuisement des eaux le 7 juin 1848. Deux autres machines, le Cruquius et le Lijnden, vinrent à son aide, l’une le 7 juin 1848, et l’autre au commencement d’avril 1849. Aujourd’hui le dessèchement est un fait accompli. Lorsque nous visitâmes dernièrement le lac de Harlem, cette redoutable mer intérieure n’existait déjà plus. Le Leegh Water travaillait encore, mais c’était à soutirer les eaux superflues d’un petit bassin, faible et dernier vestige de ce qui avait été le Haarlemmer meer. L’édifice qui contient la machine est une tour ronde, placée au midi de l’ancien lac et assise sur une forêt de pilotis. Les constructions de l’industrie moderne ressemblent quelquefois à celles de la féodalité ; dans les unes et les autres, l’art s’est proposé d’installer la force matérielle. Seulement dans les anciennes tours résidait la puissance de destruction, tandis que ce bastion colossal, debout au milieu des eaux vaincues, effacées, représente ici la puissance d’utilité. À cette tour est adossé un bâtiment carré pour les chaudières. Il nous a été permis de visiter les pièces intérieures du Leegh Water, dont quelques-unes sont d’une grandeur inconnue jusqu’ici dans le monde mécanique. Le Leegh Water ne fonctionne pas ; il travaille, il vit, tant une économie intelligente préside à tous ses mouvemens. Onze pompes, vastes et puissans suçoirs, fixées au flanc de la tour, lui donnent l’air d’un polype gigantesque occupé à boire les eaux du lac[17].

Nous venions surtout reconnaître le fond du lac mis à nu par le travail des machines. Ces terres récemment desséchées et comme étonnées de voir le jour, ces chemins à peine tracés où l’on marche et où hier on naviguait, ces oiseaux qui chantent où nageaient les poissons, tout cela forme un spectacle unique et sérieux. À propos d’oiseaux, nous rencontrâmes, chemin faisant, quelques bandes d’espèces aquatiques, venues avec le printemps et toutes surprises de ne plus retrouver le lac qu’elles avaient connu. Les pauvres bêtes se demandaient si elles avaient perdu la tête, ou bien si c’était la nature qui était devenue folle. Ni l’un, ni l’autre : c’était l’homme qui avait passé là ; sous son souffle, les mers aujourd’hui se dessèchent. Dix-huit mille hectares de terres retrouvées ont été vendus et bien vendus[18]. Le sol se remontre triste, nu, et ici que reparaîtrait le sol de l’Europe après trois siècles, s’il eût été couvert par un déluge universel. La civilisation recommence dans le désert, et elle recommence par le travail. Nous avons rencontré Robinson qui était occupé à construire sa hutte avec de la terre. D’autres cabanes provisoires en planches ou même en paille annonçaient le retour de la vie pastorale dans ces lieux qui furent autrefois le domaine de l’homme, et d’où l’homme s’était retiré. Quant aux anciens villages engloutis, on n’en a pas même retrouvé la trace ; du moins ces villages sont vengés : leur ennemi n’est plus. On s’attendait à recueillir au fond du lac mis à sec des pièces de monnaies, des médailles, des ouvrages d’art, et les débris des vaisseaux qui ont autrefois fait naufrage. Jusqu’ici ce qu’on a trouvé est peu de chose ; mais l’agriculture, en remuant ces terres, déterrera probablement d’autres richesses. Un trésor plus certain du reste que les pièces d’or ou d’argent enfouies dans le sol, c’est celui dont parle le fabuliste : travaillez, prenez de la peine. Ce fonds qui manque le moins est déjà cherché, exploité par la bêche. Des essais de culture ont été tentés sur remplacement de l’ancien lac, et ont réussi au-delà de toute attente. L’année dernière, on a semé du colza ; c’est toujours par là qu’on commence dans les polders desséchés : la première récolte a été magnifique, et l’on n’espère pas moins de la seconde. La terre est en ce moment toute jaune de fleurs, et des industriels ont amené des abeilles exotiques pour butiner cette moisson d’or. On a vu là comme un présage des richesses que ce sol doit produire entre les mains des cultivateurs hollandais. Jusqu’ici les habitations s’étaient élevées sans ordre, et les terres n’étaient point classées. Quelques enfans étant venus au jour par hasard dans ces maisonnettes de bois ou de brique, on ne savait à quelle commune rapporter leur état civil. La loi n’avait pas prévu qu’on dût naître dans cet endroit-là. Aujourd’hui des circonscriptions ont été tracées, des villages et des églises s’élèvent, des canaux, des routes, des avenues d’arbres doivent bientôt varier la figure de cette plaine monotone et telle que l’ont faite les eaux. C’est un monde qui naît. Dans quelques années d’ici, ces mêmes enfans, dont il y a six mois la patrie n’existait pas encore sur la carte, seront les habitans d’une riche campagne, peut-être même les propriétaires d’une ferme, où les vaches reviendront le soir, les flancs pleins d’herbe et le pis gonflé de lait.

La vapeur est appelée à introduire une révolution dans le sol de la Hollande : le vent sera toujours préféré comme moteur économique pour l’assèchement des petits polders ; mais les moulins céderont désormais la place aux machines dans tous les grands travaux d’art. Déjà plusieurs projets considérables sont à l’étude. Il existe un autre lac semblable à celui de Harlem, le Leymeer, qui présente une superficie de deux mille quatre cents hectares, et dont il est question de faire une prairie. Pour ouvrir les travaux il ne manque qu’une somme de 14 à 1,800,000 francs : on la trouvera. Une idée plus gigantesque encore, on pourrait même dire effrayante d’audace, a surgi dans ces derniers temps, c’est celle de mettre à sec le Zuiderzée. Quelques personnes traitent ce projet de chimérique et d’extravagant ; mais après les dernières conquêtes de l’industrie, après la découverte de la vapeur, après surtout le dessèchement du lac de Harlem, il n’y a plus rien d’impossible. Il faut en effet se souvenir que les vues de Leegh Water, ce faiseur de moulins, avaient d’abord rencontré le même sentiment de doute, sinon de malveillance et d’incrédulité. Une différence très sérieuse existe toutefois entre les deux entreprises : le lac de Harlem ayant des bords, les travaux s’appuyaient du moins sur une masse d’eau prisonnière et limitée, tandis que, le Zuiderzée communiquant à la Mer du Nord par une large ouverture, on opère, dans ce dernier cas, sur l’infini. Avant de dessécher le Zuiderzée, il faudrait lui donner des rivages. Aussi l’intention des ingénieurs qui rêvent ce grand projet serait-elle d’élever du côté de l’Océan une digue, une barrière qui isolerait les eaux du golfe. La création d’un tel polder, l’obligation de détourner les rivières qui se jettent aujourd’hui dans le golfe, tout cela présente des difficultés immenses ; cependant nous ne croyons pas ces difficultés insurmontables. Si les Hollandais conçoivent froidement et lentement, ils ne reculent devant aucun obstacle quand le jour de l’exécution est arrivé. Les travaux d’assèchement ont pour eux un intérêt suprême. La sûreté du pays est au prix du zèle que les habitans témoignent pour de tels sacrifices. L’eau appelle l’eau, les lacs appellent la mer : par ces lacs parasites, l’Océan a déjà, on peut le dire, un pied dans les terres. Dessécher des bassins comme le lac de Harlem, c’est rejeter l’ennemi hors de l’intérieur du pays, c’est repousser en quelque sorte l’invasion. Une autre considération toute politique fait du système de dessèchement un système de vie ou de mort pour la Hollande. Cette revendication des terres que les eaux leur ont ravies équivaut pour les Hollandais à de véritables conquêtes. Un pays qui regorge d’habitans, et auquel le sol manque, se donne tout ce que la nature lui a refusé, quand il profite de son industrie pour s’élever au rang des premières puissances du second ordre. La race géante des Bataves a poussé jusqu’au bout du monde les conquêtes de la guerre, de la navigation et du commerce. Les Hollandais modernes n’ont même plus besoin de jeter de nouvelles colonies sur les côtes lointaines : pour étendre leur territoire, il leur suffit de rester chez eux. Ce peuple industrieux et honorable, dont les ancêtres ont fait la terreur des mers, trouvera désormais dans les machines de dessèchement les ressources qu’il demandait autrefois à l’éclat de ses armes. Un géographe hollandais donnait déjà, il y a deux siècles, à ses compatriotes le conseil d’agrandir leur territoire sans en étendre les limites :

Quis furor, o Batavi, peregrinas quaerere terras ?
Ecce alio terram littore quœris : — habes.

Nous avons vu quel avait été le berceau des Pays-Bas, et comment l’industrie néerlandaise avait transformé un désert marécageux en une des plus agréables contrées du globe. À qui sera la terre ? A la mer ou aux fleuves ? L’homme intervient en Hollande, et les conditions de la lutte sont changées. Malgré tous les avantages obtenus par l’industrie, quelques géologues ne se montrent point rassurés sur les résultats définitifs de cette victoire. La Hollande, disent-ils, est conquise sur la mer ; mais c’est une conquête que la mer reprendra tôt ou tard. Cette opinion est appuyée sur certains faits et contredite par d’autres. Si l’on regarde au cours ordinaire et logique des choses, on est plutôt porté à la confiance qu’à la crainte. Les forces de la nature n’augmentent point, tandis que la somme des moyens de réaction dont l’homme dispose sur le globe, et particulièrement en Hollande, pour résister aux élémens, augmente chaque jour avec la vapeur, avec les progrès des arts mécaniques, avec les lumières de la science. Donc la victoire n’est pas douteuse. Une seule circonstance géologique pourrait déconcerter tous ces calculs, et donner raison aux pessimistes : c’est si, comme le croit M. Elie de Beaumont, le sol de la Hollande a subi une dépression lente et continue. Des fouilles entreprises à Amsterdam, à Rotterdam et sur les bords du Zuiderzée indiquent, il est vrai, que les terres se sont enfoncées, sur plusieurs points, au-dessous de leur ancien niveau. De tels faits ont conduit à présager, pour un temps donné, la submersion totale de la Hollande. Il ne faut pourtant point se hâter d’accueillir cette conséquence. D’abord les changemens de la nature ne s’accomplissent point avec la rapidité légère qui caractérise les œuvres de l’homme et les révolutions politiques. Toutes les civilisations de la vieille Europe auraient vraisemblablement le temps de vivre et de disparaître avant que le sacrifice de la Hollande, cette intéressante portion du continent actuel, fût consommé. Nous aimons d’ailleurs à croire que, dans le cas contraire, le génie humain grandirait avec l’étendue même du danger. Rien ne prouve que l’Atlantide n’aurait pas pu être sauvée, si les habitans de cette île plus ou moins fabuleuse avaient eu à leur service toutes les forces mécaniques dont disposent les civilisations modernes. D’un autre côté, la Hollande aurait eu depuis longtemps le sort de l’Atlantide, et ne figurerait plus que dans les récits des historiens, sans les connaissances de ses ingénieurs, sans les gigantesques ouvrages et les admirables remparts derrière lesquels ce pays s’est fortifié contre les eaux. Si le sol s’affaisse, le génie humain s’élève, et la lutte continue. On peut comparer la Hollande à un navire, et même à un navire menacé, qui déjà prendrait eau de toutes parts sans les manœuvres persistantes et les soins infatigables des pilotes expérimentés qui le dirigent. Soutenu par de telles mains, il se conserve depuis les âges historiques, et se conservera sans doute longtemps encore à un haut degré de puissance maritime, de grandeur commerciale et de prospérité.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Le mot de Néerlande (terre basse) a été adopté de préférence à celui de Hollande pour désigner l’ensemble des provinces constituées, depuis la séparation de la Belgique, sous le titre de « royaume des Pays-Bas. » La Hollande proprement dite ne forme en effet que deux provinces de ce royaume.
  2. Nous avons recueilli cette inscription commémorative, gravée en lettres d’or sur marbra blanc : Musæum Teilerianum ex testamento viri optimi de posteritate bene mérentis ædificandum curaverunt… Suivent les noms des commissaires qui ont exécuté les intentions du testateur.
  3. Parmi les ruines de l’ancien monde, nous avons remarqué quatre beaux échantillons du mystriosaurus, reptile qui vivait et courait sur la terre, une série d’insectes trouvés dans le terrain jurassique, des débris de squallodon ou grand serpent de mer, huit exemplaires de la salamandre, quelques os de l’oiseau géant de la Nouvelle-Zélande, et beaucoup d’autres monumens uniques ou précieux d’une création qui n’est plus.
  4. Le Rhin n’avait pas toujours fini de cette façon. Il existe une ordonnance de 1185 qui enjoint de faire disparaître une espèce de barrage dans le Rhin près de Zwammerdam, afin de ne point interrompre le cours de la rivière, — preuve évidente que l’embouchure de Katvijk existait alors.
  5. Venhendal signifie en hollandais « vallée des tourbières. »
  6. Les habitans de Venhendal, comme d’ailleurs beaucoup de paysans néerlandais, se servaient, en temps ordinaire, de barques pour transporter les engrais et les produits de la terre.
  7. Une moitié du village dépendre la province d’Utrecht et l’autre de la Gueldre.
  8. Tout dernièrement encore, une société de musique est venue de Matines donner des concerts en faveur des inondés, à La Haye, à Rotterdam, à Dordrecht. Toutes ces viles étaient pavoisées comme pour une fête. C’était une réconciliation de la Belgique, et de la Hollande sur l’autel de la charité.
  9. Le souvenir de ce désastre est consigné dans une carte géographique faite pour retracer le souvenir de l’événement ; ou y lit cette inscription brève et triste comme une épitaphe : Anna 1277 maris inundatione 33 pagi hoc in loco periere. Une autre carte manuscrite, un parchemin, représente les trente-trois villages qui existaient avant l’inondation, avec le cours des rivières et le tracé des routes. Cette carte est d’ailleurs conjecturale : les cartes positives ne remontent point en Hollande plus huit que le milieu du XVIe siècle.
  10. À ces exploits de la mer se rattachent des chroniques locales. On raconte qu’un enfant de l’un des villages sur lesquels l’inondation allait s’étendre vit, en pompant de l’eau, sortir des poissons de mer. Tout surpris, il avait divulgué le tait, mais on en avait ri. Lui, plus sage, se décida à prendre la fuite. Peu de jours après, la catastrophe survint. Cet enfant fut le seul de son village ou presque le seul sauvé. Malheureusement la tradition ajoute que l’enfant, devenu homme, fit un mauvais usage de sa sagacité : il vola et fut pendu.
  11. Lors de sa destruction, elle venait d’être érigée en paroisse, après avoir été longtemps une chapelle.
  12. Il faut voir à Delft, dans la salle des modèle, toutes les modifications, tous les genres de perfectionnement que ces machines à vent sont susceptibles de recevoir. Les grands moulins en pierre servant aux desséchemens profonds coûtent jusqu’à 30,000 forins.
  13. Une chronique locale rapporte que les desséchemens dans la Hollande septentrionale furent faits par un particulier. C’était un marin ou un pêcheur. Il avait vu la grande flotte envoyée par Philippe II contre la Hollande et l’Angleterre ; il avait été aussi témoin du désastre de cette flotte battue par la tempête, qui perdit de tous les côtés ses vaisseaux ; il avait surtout gardé le souvenir d’un beau navire tout chargé de fer et d’or qu’il avait vu couler à fond. Ayant entendu parler des frais considérables que devait entraîner le dessèchement du Purmer, il se mit en tête de reprendre à la mer les richesses qu’elle avait englouties sous ses yeux. Il se rendit dans cette intention sur la côte d’Irlande, fit plusieurs voyages mystérieux, et sut enfin, par îles manœuvres habiles, découvrir la Californie sous-marine. C’est avec l’or tiré de la caisse du bâtiment espagnol que, selon la chronique, le lac aurait été converti en terre ferme.
  14. Voici des chiffres exacts sur la proportion de ces agrandissemens successifs :
    Le lac avait morgen ou arpens de Hollande
    En 1531 6,585
    En 1591 12,375
    En 1647 17,000
    En 1687 18,000
    En 1806 20,000
  15. Il existe à la bibliothèque de La Haye un livre hollandais avec des gravures représentant ces vaisseaux et leurs manœuvres de combat.
  16. Ceux, qui croient à la prédestination des noms peuvent s’exercer sur celui-ci : Leegh Water signifie en hollandais vide-eau.
  17. Pendant les trente-neuf mois qu’avait durés le dessèchement, les machines en pleine activité avaient tiré 924,266,112 mètres cubes d’eau, et consommé 25,789,920 kilogrammes de houille.
  18. Cette vente a donné lieu à une singulière discussion. Les habitans de Leyde ont réclamé ces terres, comme les ayant autrefois possédées, et en vertu de ce principe du droit romain, œterna auctoritas esto, la revendication est éternelle. L’état se trouverait de la sorte avoir desséché à leur profit des terres qui leur appartenaient ; mais la difficulté sera sans doute de produire des titres authentiques de propriété.