La Mystification fatale/Au Lecteur


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. i-v).


AU LECTEUR


La Mystification Fatale étant une œuvre posthume et n’ayant partant plus à craindre de blesser la modestie, d’ailleurs si susceptible, de l’auteur, j’ai cru devoir en esquisser à grands traits la physionomie et suppléer ainsi à celle que tout écrivain imprime malgré lui sur son œuvre, comme un reflet de l’âme, et qui demeure peut-être encore la plus fidèle, puisque, comme on l’a dit : Le style c’est l’homme.

Cyriaque Lampryllos était originaire de l’île de Cérigo (ancienne Cythère), il descendait d’une famille sacerdotale et, lors de sa naissance, son grand-père exerçait encore dans cette île les fonctions d’archiprêtre. Il naquit en 1810, c’est-à-dire à la veille de ce grand mouvement qui devait ébranler le vieil Orient et retentir dans le monde entier, de cette révolution, en un mot, qui, si connue sous le nom d’Insurrection Hellénique allait rendre à une partie des descendants des Grecs le sol de la patrie, et l’idole qui fut toujours la plus chère à leurs ancêtres : La Liberté.

La suite des évènements que l’homme voit se développer dans son enfance exerce sur le reste de sa vie, et en particulier sur la genèse et le développement de ses idées, une influence décisive. C’est pour lui, comme une atmosphère intellectuelle dans laquelle il vit et se meut, c’est un horizon auquel se forme son regard, c’est pour son âme une trempe inaltérable. Sous ce rapport, Cyriaque Lampryllos fut on ne peut plus favorisé : il fut témoin d’un de ces prodiges historiques presque sans exemple dans l’histoire, il vit ses compatriotes se transformer d’esclaves en héros, il les vit se lever comme un seul homme pro aris et focis, il les vit jeter le trouble au sein d’un des grands États de l’Europe, lui résister, le vaincre en maintes rencontres malgré l’infériorité numérique de leurs forces, et venger ainsi une des calomnies que l’on lançait contre sa chère patrie[1].

Après avoir terminé son enseignement secondaire sur le théâtre des exploits de sa patrie renaissante, C. Lampryllos fut envoyé par sa famille en Italie, pour y apprendre le droit à l’université de Sienne, qui avait encore à cette époque des professeurs célèbres, derniers restes de sa splendeur passée. Il se rendit ensuite à Bucarest pour y exercer la profession d’avocat ; mais une année s’était à peine écoulée que se trouvant, par la mort de son père, à la tête d’une fortune indépendante, il rompit avec le barreau et se consacra entièrement à son pays dont il résolut de défendre l’histoire nationale et ecclésiastique qu’il devait venger des attaques et des calomnies de ses ennemis.

La période de l’histoire des Grecs qui a été et demeure encore l’objet des attaques les plus nombreuses et les plus violentes des Occidentaux est sans contredit la période du moyen âge. Que d’injures ne lit-on pas chez presque tous les auteurs contre ces Byzantins, que de mépris pour ce Bas-Empire ! Ce sont aussi les Byzantins que Lampryllos entreprit de venger, c’est l’histoire de leur dogme qu’il voulut rétablir conformément aux faits, c’est leur religion — qu’ils conservèrent et qui les conserva dans les jours ténébreux de la Captivité — c’est cette religion, dis-je, ce Christianisme éternel revêtu du costume grec qu’il défendit contre les agents patentés de n’importe quelle propagande.

Il débuta dans sa nouvelle carrière par la publication du Missionnaire ouvrage dans lequel il démasqua les visées et la tactique du prosélytisme qu’entretenaient alors, dans leurs écoles de Smyrne, les émissaires du protestantisme. La lutte fut vive et acharnée ; mais la victoire fut enfin décisive et les protestants se virent réduits à abandonner le champ de bataille et à fermer leurs écoles. Il publia ensuite successivement : le Turban et la Tiare, Quelques remarques sur les fonctions de la Grèce et de Rome dans la Propagation du Christianisme, La Séparation des deux éléments chrétien et musulman ; ouvrages tous inspirés du même esprit, animés du même souffle et pleins de la même érudition. Il commençait à peine la publication du présent ouvrage lorsque la mort le frappa d’une manière aussi inattendue que regrettable et sembla menacer un instant d’ensevelir sa dernière œuvre dans le même trépas. Mais sa sœur, dont il fut le soutien constant dans les jours difficiles des revers domestiques, et à laquelle l’unissaient, outre les liens du sang, une conformité parfaite de dons intellectuels et de qualités morales ; sa sœur, dis-je, a résolu, dans sa générosité, de faire publier cet ouvrage pour acquiescer à un désir qui était si cher à l’auteur et prolonger ainsi l’action de celui dont la perte a laissé dans sa vie un vide qui ne se comblera jamais.

Puisse ce livre être à la mémoire de Cyriaque Lampryllos un monument aussi durable que celui que dans sa munificence, sa vénérable sœur fait élever à son vocable dans l’asile de ces jeunes infortunés qui, ayant perdu l’appui indispensable et le soutien si doux d’un père et d’une mère, n’ont plus d’espoir qu’en la Providence et en ses nobles représentants ici-bas[2] !

  1. « Mais du moins aujourd’hui il faut rayer de l’acte d’accusation ce reproche de lâcheté qu’on adressait si gratuitement aux Grecs. Le mépris n’est plus permis là où se trouve tant d’amour de la liberté et de la patrie : quand on est perfide et corrompu, on n’est pas si brave. Les Grecs se sont refaits nation par leur valeur ; la politique n’a pas voulu reconnaître leur légitimité ; ils en ont appelé à la gloire. » (Châteaubriand).
  2. Je fais ici allusion à l’église que sa sœur fait élever dans l’enceinte de l’orphelinat Hadjicosta, et dont le titulaire sera saint Cyriaque patron de feu Lampryllos.