La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/V

V

Au fond des abîmes

Un choc l’arrêta. Non le choc raide de la chute sur le granit, mais un choc élastique, assez violent, toutefois, pour l’étourdir. Quand il reprit conscience, il se trouva suspendu dans la pénombre et, se tâtant, il découvrit qu’une saillie avait accroché son sac d’outils. Les courroies du sac, rattachées à son torse, le retenaient : faites, comme son échelle, en fibres d’arcum, il savait qu’elles ne céderaient point. En revanche, le sac pouvait se détacher de la saillie.

Targ se sentait étrangement calme. Il calcula sans hâte ses chances de perte et de salut : le sac embrassait la saillie près de l’attache des courroies, en sorte que la prise était bonne. L’explorateur tâta la paroi rocheuse. Outre la saillie, sa main rencontra des surfaces raboteuses, puis le vide ; ses pieds trouvèrent, vers la gauche, un appui que, après quelques tâtonnements, il jugea être une petite plate-forme. En empoignant la saillie d’une part, en s’étayant, d’autre part, sur la plate-forme, il pouvait se passer d’autre soutien.

Quand il eut choisi la position qu’il estima la plus commode, il réussit à détacher le sac. Plus libre alors de ses gestes, il darda de toutes parts les rais de sa radiatrice. La plate-forme était assez large pour qu’un homme s’y tînt debout et même exécutât de faibles mouvements. Au-dessus, une rainure du roc permettait à la rigueur de fixer les crochets de l’échelle ; ensuite, l’ascension semblait praticable, jusqu’à l’endroit d’où l’Oasite était tombé. Au-dessous, rien que le gouffre, avec des murailles verticales.

— Je puis remonter, conclut le jeune homme… Mais la descente est impossible…

Il ne songeait plus qu’il venait d’échapper à la mort : seul, le dépit de l’effort vain agitait son âme. Avec un long soupir, il lâcha la saillie et, s’accrochant aux aspérités, il réussit à s’établir sur la plate-forme. Ses tempes bourdonnaient, une torpeur tenait ses membres et son cerveau ; son découragement était si lourd qu’il se sentait peu à peu succomber à l’appel vertigineux de l’abîme. Quand il se ranima, il promena instinctivement ses doigts sur la muraille granitique et s’aperçut de nouveau qu’elle se dérobait, vers la moitié de sa hauteur. Il se baissa alors, il poussa un faible cri : la plateforme se trouvait à l’entrée d’une cavité, que les rais de la radiatrice révélèrent considérable.

Il eut un rire silencieux. S’il allait à la défaite, du moins n’aurait-il pas couru une aventure qui ne valait pas la peine d’être tentée !

S’assurant qu’aucun outil ne lui manquait et surtout que l’échelle d’arcum était en bon ordre, il s’engagea dans la caverne. Elle étalait une voûte de cristal de roche et de gemmes. À chaque mouvement de la lampe, des éclairs rebondissaient, mystérieux et féeriques. Les innombrables âmes des cristaux s’éveillaient à la lumière : c’était un crépuscule souterrain, éblouissant et furtif, une grêle infinitésimale de lueurs écarlates, orangées, jonquille, hyacinthe ou sinople. Targ y voyait un reflet de la vie minérale, de cette vie vaste et minuscule, menaçante et profonde, qui avait le dernier mot avec les hommes, qui aurait, un jour, le dernier mot avec le règne ferromagnétique.

Dans ce moment, il ne la redoutait pas. Il considérait pourtant la caverne avec le respect que les Derniers Hommes vouent aux existences sourdes qui, ayant présidé aux Origines, gardent intactes leurs formes et leurs énergies.

Un vague mysticisme fut en lui, non point le mysticisme sans espérance des Oasites déchus, mais le mysticisme qui conduisit, jadis, les cœurs hasardeux. S’il se défiait toujours des pièges de la terre, il avait du moins cette foi qui succède aux efforts heureux et qui transporte dans l’avenir les victoires du passé.

Après la caverne vint un couloir aux pentes capricieuses. Plusieurs fois encore il fallut ramper, pour franchir des passes. Puis, le couloir reprit ; la pente devint raide au point que Targ craignit un nouveau gouffre. Cette pente s’adoucit. Elle se fit presque aussi commode qu’une route. Et le veilleur descendait avec sécurité, lorsque les pièges reprirent. Sans que le couloir se fût rétréci en hauteur ni en largeur, il se ferma. Un mur de gneiss était là, qui luisait sournoisement aux lueurs de la lampe. En vain l’Oasite le sondait en tous sens ; aucune grosse fissure ne se révéla.

— C’est la fin logique de l’aventure ! gémit-il… L’abîme, qui s’est joué des efforts, du génie et des appareils de toute l’humanité, ne pouvait être favorable à un petit animal solitaire !

Il s’assit, recru de fatigue et de tristesse. La route serait dure, maintenant ! Abattu par la défaite, aurait-il seulement la force d’aller jusqu’au bout ?

Il demeura là longtemps, écrasé sous sa détresse. Il ne pouvait se décider à repartir. Par intervalles, il dardait sa lampe sur la muraille blafarde… Enfin, il se releva. Mais alors, saisi d’une sorte de fureur, il introduisit ses poings dans toutes les menues fissures, il tira désespérément sur les saillies…

Son cœur se mit à battre : quelque chose avait bougé.

Quelque chose avait bougé. Un pan de la paroi oscillait. Avec un han sourd, et de toute sa vigueur, Targ attaqua la pierre. Elle bascula ; elle faillit écraser l’homme ; un trou apparut, triangulaire : l’aventure n’était pas finie encore !

Haletant, plein de méfiance, Targ pénétra dans le roc, courbé d’abord puis debout, car la fissure s’agrandissait à chaque pas. Et il avançait dans une sorte de somnambulisme, s’attendant à de nouveaux obstacles, lorsqu’il crut revoir un gouffre.

Il ne se trompait point. La fissure aboutissait au vide ; mais, vers la droite, une masse déclive se détachait, énorme. Pour y atteindre, Targ dut se pencher au-dehors et se hisser à la force des poignets.

La pente était praticable. Lorsque le veilleur eut parcouru une vingtaine de mètres, une sensation étrange le saisit, et découvrant son hygroscope il le tendit sur le gouffre. Alors, il sentit positivement la pâleur et le froid se déposer sur son visage…

Dans l’atmosphère souterraine, une vapeur flottait, invisible encore à la lumière. L’eau était venue !

Targ poussa une clameur de triomphe ; il dut s’asseoir, paralysé par la surprise et la joie de la victoire. Puis, l’incertitude le reprit. Sans doute le fluide vivant était là, il allait apparaître ; mais la déception serait plus insupportable, s’il n’y avait qu’une source insignifiante ou une faible nappe. À pas lents, plein de crainte, le veilleur reprit la descente… Les preuves se multiplièrent ; un miroitement s’apercevait par intervalles…

Et brusquement, tandis que Targ contournait une saillie verticale, l’eau se révéla.