La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch14

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 312-322).


CHAPITRE XIV

La Fatalité


Les lions ne succombent pas à la première blessure. Dans le sang qu’ils perdent, ils semblent puiser une énergie nouvelle. Où un autre fût demeuré accablé, Napoléon tira de son génie de nouvelles ressources.

Avec une audace qui stupéfia ses adversaires, il se lança, avec 48.000 hommes, à la poursuite d’un ennemi qui en comptait 100.000.

Il passa l’Aisne, lit ce furent alors des prodiges… Comme le cygne, l’Aigle avait réservé son meilleur chant pour l’heure suprême.

Ce sont les sanglantes journées de Craonne, où les Français, électrisés par leur chef, enlèvent, un contre deux, les plateaux occupés par l’armée russo-prussienne. C’est la terrible bataille de Laon, où les régiments, décimés par les combats précédents, un contre trois maintenant, se brisent sur les formidables retranchements élevés par les troupes de Blücher.

Puis la retraite sur Soissons, puis l’écrasement à Berri-au-Bac d’une division russe commandée par l’émigré Saint-Priest qui trouve la mort dans le combat.

Mais la fatalité travaille de son côté.

Des messagers arrivent. Ils racontent que l’armée austro-russe de Schwarzenberg s’est mise en mouvement, a refoulé les faibles contingents laissés par l’Empereur autour de Troyes.

Les 35.000 hommes que possède encore l’Empereur vont se trouver aux prises avec 170.000 ennemis.

Tout semble consommé.

Non… le génie est inépuisable. Napoléon conçoit, à cette heure, un plan nouveau, extraordinaire, qui effacera les récents succès des alliés. Il va marcher contre Schwarzenberg, rallier en passant les corps de Macdonald, de Victor, d’Oudinot… ; puis, après une attaque soudaine, il se portera avec toutes ses troupes vers l’Est. Ce qu’il comptait opérer, ayant écrasé Blücher, il l’exécutera Blücher restant debout. Il envoie des courriers à tous ses généraux, leur donnant rendez-vous à la frontière ; il en expédie à Paris, à son frère Joseph, à Marie-Louise.

— Que Paris se garde, se défende ; lui interceptera les communications de l’ennemi. Comme cela, il peut encore contraindre ses adversaires à revenir sur leurs pas.

Mais la fatalité veille. Les courriers sont pris par l’ennemi, et, après la bataille d’Arcis-sur-Aube, où 25.000 Français ont tenu en échec 170.000 alliés et leur ont échappé ; alors que l’Empereur, se dirigeant à marches forcées sur Saint-Dizier, croit entraîner toutes les forces adverses à sa suite, les souverains coalisés, éclairés sur ses intentions, appelés à grands cris par les royalistes, décident qu’ils ne le poursuivront pas, qu’ils iront à Paris que l’on n’a pas mis en état de défense.

À la Fère-Champenoise, ils accablent Mortier et Marmont qui, n’ayant pas reçu les ordres de Napoléon, se retirent sur la capitale.

Soult, devant les Anglo-Espagnols a dû reculer jusqu’à Toulouse. Les Anglais, commandés par Wellington, entrent à Bordeaux. Le duc d’Angoulême accourt aussitôt, et les royalistes proclament la restauration des Bourbons.

Cependant, après Arcis, l’Empereur avait mandé auprès de lui Bobèche et Espérat, lesquels accompagnaient l’armée depuis Soissons.

— J’ai besoin de vous, leur dit-il.

— Nous sommes prêts, répondirent-ils.

— Je veux savoir pourquoi, malgré les assurances de M. de Metternich, les Autrichiens agissent aussi énergiquement contre le gendre de leur souverain.

— Vous le saurez.

— Allez à Châtillon et informez-vous.

— Nous irons.

— Vous en êtes partis… un peu précipitamment ; mais il n’y a plus de troupes dans cette ville… ; je ne pense donc pas la mission très dangereuse. Soyez prudents cependant, car je tiens à vous revoir.

— Vous nous reverrez, Sire.

La confiance manifestée par ce pitre, par cet enfant, dont il avait pu apprécier l’héroïque dévouement, amena un sourire sur les lèvres de Napoléon, sur ces lèvres serrées depuis Soissons en une contraction douloureuse.

— Allez donc, mes amis chers entre tous, allez…, et rejoignez-moi au plus vite.

Une heure après cet entretien, les deux compagnons se séparaient de l’armée, prenaient la route de Brienne, avec l’intention de se rabattre sur Châtillon, par Châteauvillain et Montigny-sur-Aube.

Le premier jour s’écoula sans incident. Les renforts de l’ennemi passaient beaucoup plus au nord, et les habitants, rassurés par l’éloignement des alliés, vaquaient à leurs occupations.

Mais le lendemain il n’en fut plus ainsi. Les troupes qui, dans la région de Lyon, s’étaient mesurées avec le corps d’armée d’Augereau, avaient détaché plusieurs divisions, dont l’arrivée prochaine était annoncée. Elles allaient se joindre aux cohortes en route sur Paris.

Les populations, durement traitées par les envahisseurs, avaient été terrifiées par cette nouvelle invasion en expectative.

En masse, elles avaient émigré vers le sud.

C’était une désolation profonde, que ces campagnes, désertées par les paysans, où aucun soldat ne se montrait encore.

À la traversée des villages, sur les longues routes sans passants, les voyageurs allaient tristes, avec l’impression de circuler dans un pays maudit, brusquement dépeuplé par une calamité.

L’espoir, lui aussi, était mort en eux.

Depuis la terrible bataille de Laon, depuis que Napoléon avait dû battre en retraite devant les forces supérieures de Blücher, Bobèche avait perdu sa faconde, Espérat sa résolution.

Cependant c’était un devoir qui les ramenait à Châtillon. Il fallait rapporter des nouvelles à l’Empereur… et le nom de Lucile montait à leurs lèvres. Ils songeaient :

— Tout peut encore se réparer, si elle est restée libre.

De temps à autre, Milhuitcent murmurait, comme pour raffermir son courage :

— Tout peut encore se réparer…

Bobèche comprenait et répondait avec l’accent du doute :

— Si elle est restée libre.

Puis tous deux se taisaient, angoissés par le son de leurs voix dans le silence morne des plaines.

Aussi, grande fut leur surprise, en arrivant aux premières maisons de Brion-sur-Ourse, d’entendre une basse-taille retentissante jeter aux échos ce refrain bachique :

— Pour que mon âme soit en fête
Je veux pour cercueil, un pressoir.
Ainsi le vin, sur mon squelette,
Coulera du matin au soir.

Ils s’étaient arrêtés.

— Parbleu, murmura le pitre, si nous n’avions abandonné le pope…

— … à Châtillon, tu jurerais que c’est lui, n’est-ce pas, acheva Milhuitcent.

— Absolument… Écoute…

L’organe tonitruant s’éleva derechef :

— Amis, pour me porter en terre
Quatre buveurs impénitents.
Aux nez rougis par Eleuthère
Bacchus, de leurs pas chancelants
BaccBerceront ma dépouille.


Comme bouquets, comme couronnes.
Ayez de jolis raisins d’Août.
Comme psaumes, d’amples bonbonnes
De vin, afin que leur glouglou
BaccEncore me chatouille.

— C’est lui, fit Espérat.

— Je le crois, appuya le pitre… Comment est-il ici ?

— Le moyen de le savoir…

— Est de le lui demander… Allons-y.

Le bruit partait d’une maison située à gauche de la rue. Les voyageurs se dirigèrent de ce côté, guidés par l’organe du chanteur, qui avait repris le refrain à tue-tête.

Si le personnage était adorateur de la treille, à coup sûr il ignorait la défiance, car la porte de la chaumière était entrouverte. Poussant le battant, les jeunes gens entrèrent. Et ils demeurèrent stupéfaits en face de l’étrange spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Dans une petite chambre de paysan, avec sa grande cheminée de plâtre, son alcôve fermée par des rideaux de serge, Ivan Platzov — les voyageurs ne s’étaient pas trompés, — se vautrait au fond d’un vieux fauteuil de cuir.

Près de lui une table grossière ; et sur ce support, un tonneau, calé par des assiettes, la cannelle s’allongeant, telle une gargouille bachique, au-dessus d’un verre énorme que serraient les doigts de l’ivrogne.

Quelles que fussent leurs dispositions mélancoliques, les jeunes gens ne purent s’empêcher d’éclater de rire.

Au son, le pope se retourna lourdement, les considéra d’un regard vague, puis la lumière se fit en son esprit et il mugit :

Hosannah ! Gloria, in excelsis… l’ami Bobèche et le chevalier de Mirel, qui n’est ni chevalier, ni Mirel, je me souviens… Espérat… Ô mes amis, amici, je vous rejoins enfin… Ce jour sera marqué d’une croix blanche Crux alba.

Il voulut se lever, mais son état d’ébriété ne lui permit pas d’exécuter le mouvement désiré. Alors il gémit :

— Venez à mon secours… Des méchants m’ont collé sur ce siège, je suis captif de la malice des Philistins… Que Satan recule à votre approche… Vade retro, Satanas.

Mais oubliant son mécontentement aussi vite qu’il l’avait éprouvé, Ivan continua, souriant à présent :

— Ah ! Vous ne sauriez croire les tribulations auxquelles j’ai été en proie, jusqu’au jour fortuné où j’arrivai en ce refuge. Ici vivait un homme aimé du Seigneur…

— Vous l’avez vu, pope ?

— Non, non, il était parti, comme les autres, comme tous les autres… Mais sa porte était demeurée ouverte, suivant le précepte de l’Écriture. Si tu t’éloignes, laisse ouverte ta maison, afin que le voyageur fatigué puisse trouver sous ton toit le repos et la nourriture.

Avec componction Platzov acheva :

— Le repos…, ce fauteuil me l’offrit… Comme nourriture, j’ai découvert une tranche de lard, une miche de pain, et ce tonneau de nectar. Ayant placé le tout sur la table, pour n’avoir plus à me déranger, j’étais occupé à consommer ce que mon hôte inconnu, élu du Très Haut, avait préparé pour réconforter le voyageur — viator gratuss sed non jam satiatus — reconnaissant, oui, mais non encore rassasié.

Faire comprendre à l’ivrogne que les provisions sur lesquelles il avait fait main basse ne lui étaient point destinées parut aux deux amis un travail au-dessus de leurs forces.

— Bref, se borna à dire Bobèche, vous traduisiez votre joie par des chants…

— Oui, mon fils, un cantique d’actions de grâce.

— Ah ! c’était un cantique.

— Sans doute ! Sans doute ! Peut-être ne dis-je pas exactement les paroles sacrées, mais ma mémoire est rebelle… L’insuffisance de la créature ne diminue pas la gloire du Créateur… David, le grand roi, dansait devant l’arche, et la tradition rapporte qu’il n’allait pas en mesure. Qui donc aurait la pensée de lui jeter la pierre pour ce vice de chorégraphie… Le Très Haut est tout, il n’a aucune peine à remettre les choses en place.

Altéré sans doute par ces explications, le pope vida son verre, puis le replaçant sous la cannelle du tonneau :

— Aujourd’hui je me réjouis… Les jours d’épreuve sont terminés… Les cachots se sont ouverts pour me rendre à la liberté.

— Les cachots, répéta Milhuitcent frappé par ces derniers mots ; auriez-vous été emprisonné ?

— Oui, mon fils.

— Où… ? quand ? Pourquoi ? Comment ?

Ivan se prit la tête à deux mains :

— Trop de questions à la fois. Tu es tumultueux comme la mer ; mais avec l’aide de Marie, étoile de l’Océan, Maris Stella, j’espère répondre à toutes de façon à te satisfaire… Que veux-tu connaître ?

— Où avez-vous été jeté ?…

— En captivité… O popoi poté popoi, gronda Platzov, employant la formule grecque de lamentation ; c’est en cette ville dénommée Châtillon-sur-Seine.

— Et quand cela ?

— Après ton départ, mon fils… J’étais resté seul à l’hôtellerie du Cheval Blanc. Inconsolable de ton absence, je cherchais à noyer mes regrets dans le vin bienfaisant. Alors des gens vinrent. Ils m’ordonnèrent de dire où tu étais caché.

Les jeunes gens échangèrent un regard :

— Le pouvais-je ? Je ne le savais pas. Si je l’avais su, je me serais mis en route pour te rejoindre.

— Mais enfin, interrompit Espérat, quelque peu impatienté par ce verbiage, connaissez-vous les gens qui vous interrogeaient ainsi ?

— Oui et non.

— Comment, oui et non… Ou c’est oui, ou c’est non… Ce ne peut être les deux à la fois.

Errare humanum est, il est dans la nature de l’homme de se tromper, fit gravement le pope en balançant sa tête, je ne connais pas ces hommes, parce qu’ils sont ennemis de l’Empereur et que je n’entrerai jamais en commerce d’amitié avec des adversaires de ce grand souverain…

— Alors c’est non.

— Pardon, mon fils, il y a un distinguo. Je les connaissais pour les avoir vus, en ce jour mémorable, où tu jouas la comédie avec l’illustre Bobèche.

Les amis eurent un cri :

— Ils se trouvaient parmi les spectateurs ?

— Vous l’avez dit.

— D’Artin, Enrik Bilmsen, les commissaires du Congrès.

— Tu as la faculté divinatoire, mon fils, et s’il ne me semblait malséant de substituer un sexe à l’autre, je t’appellerais : pythonisse.

Le jeune garçon lui coupa la parole :

— Trêve de phrases inutiles… Voilà un point acquis… Vous connaissiez les questionneurs ?

Mais le pope s’entêta :

— Non et oui… pas davantage… Errare humanum est, sed diabolicum perseverare ; il est diabolique de persévérer dans l’erreur.

— Peu importe, gronda Milhuitcent. Pourquoi vous a-t-on emprisonné ?

— Parce que je n’ai pu désigner ta retraite, mon fils.

— Et pourquoi vous a-t-on remis en liberté ?

Cette fois Ivan cligna des yeux d’un air fin, éleva son index à la hauteur du bout de son nez, et baissant la voix :

— Oh ! cela,… c’est le Seigneur qui a inspiré son serviteur, qui l’a manifestement protégé…

— Enfin… vous expliquerez-vous ?

— M’y voici… Je gémissais sur la paille de mon cachot, où il n’y avait pas de paille, mais une couchette dure et étroite… Tel Job sur son fumier… Mes persécuteurs m’avaient soumis au plus horrible des supplices… Le pain et l’eau.

Le pope eut un rugissement indigné :

— L’eau à moi… ; mon cœur se soulève, ma bouche s’affadit.

Et, remplissant son verre au tonneau, il fit mine de le porter à ses lèvres.

Milhuitcent l’arrêta :

— Parlez d’abord, pope.

Mais Ivan secoua la tête :

— La parole n’est excusable que si elle est éloquente,… laisse-moi puiser l’éloquence dans cet honnête breuvage.

Et le gobelet vidé d’un trait, l’ivrogne claqua de la langue, puis souriant :

— Du fond de l’abîme, je criais vers le Seigneur, enviant le sort du paysan qui, sa journée achevée, peut s’attarder devant un pichet où pétille un vin clairet. 0 forlunatos nimium sua si bona norint agricolas ! Heureux agriculteurs s’ils connaissaient leur bonheur. Tout l’attirail de la torture antique ne m’eût pas fait fléchir… ; la question de l’eau me vainquit.

Il poussa un profond soupir :

— À cette heure décisive, l’Esprit-Saint, sanctus Spiritus descendit en moi, sous la forme d’une colombe, alba columba, tenant en son bec un rameau de vigne. J’appelai mes persécuteurs. À ma voix ils accoururent. Pourquoi me désespérez-vous, leur dis-je, moi qui depuis de multiples années sers fidèlement l’empereur Alexandre. — Vous comprenez, c’était de la diplomatie. — Est-il vraisemblable, continuai-je, que des hommes accusés de trahison envers la Sainte-Alliance, m’aient pris pour confident. S’ils sont réellement à la solde de Napoléon, c’est un séide de ce monarque qu’il convient d’interroger et non moi.

Une nouvelle rasade ponctua la phrase.

Espérat et son compagnon étaient devenus livides. Avant que le Russe eût avoué la vérité, ils avaient compris.

Mais Ivan, les yeux au ciel, parlant comme en rêve, continua :

— L’argument les frappa. J’avais trouvé le fiat lux… que la lumière soit, et lux fuit !

— Marc Vidal ? bégaya Milhuitcent.

— Lui-même… Il était captif aussi… ; le séide de Napoléon était désigné… Le capitaine fut extrait de sa geôle, traduit devant un conseil de guerre et condamné à être passé par les armes.

— Misérable, rugit le jeune garçon !

L’ébriété du pope ne lui laissait pas la nette perception des choses.

— Non pas. Rendu à la liberté, je fus admis à le visiter, ce Marc Vidal. Je lui appris ce que vous aviez fait… et il me remercia. Ma vie n’est rien, dit-il, si l’Empereur triomphe.

— Brave cœur, gémirent Espérat et Bobèche…, ces deux vaillants qui savaient si bien apprécier le dévouement.

— Le pauvre officier, poursuivait imperturbablement Ivan Platzov, me supplia d’assister à ses derniers moments. Il voulait que quelqu’un pût raconter à l’Empereur comment il était mort.

Et dans le silence, la voix pâteuse de l’ivrogne résonnait :

— Il devait être fusillé sur la place du Saint-Voile. On espérait que, cachés aux environs, vous vous livreriez pour le sauver. Des hérauts annoncèrent le jour, l’heure, les détails de l’exécution.

— Horrible !

— Le jour vint ;… le peloton s’aligna sur la place ;… le condamné fut amené en face de lui. Il demanda comme suprême faveur de commander le feu… et d’un ton calme, il lança dans l’air, devant la foule muette et tremblante : « Apprêtez armes… en joue… »

— Oh ! Vidal ! Vidal ! gémit le fils adoptif de M. Tercelin.

— Un instant encore, reprit le pope, et son âme était projetée dans l’éternité…, ce soldat était béatifié, beatificatus erat… Tout à coup, une des fenêtres du presbytère accolé à l’église du Saint-Voile s’ouvre ; une jeune fille parait, tend les bras et crie : Ne le tuez pas… Prenez-moi, mais qu’il vive !

— Lucile, murmurèrent les jeunes gens en courbant la tête.

— Et le capitaine fut épargné, conclut Ivan, ce qui prouve bien que la main du Tout-Puissant avait voulu écarter de moi jusqu’à l’ombre du remords.

Espérat eut une exclamation douloureuse.

Tout était clair à présent.

Lucile, enfermée chez le digne desservant de l’église du Saint-Voile, avait assisté invisible aux préparatifs de l’exécution… Mais à la dernière minute, son courage avait fléchi. La fiancée avait triomphé de la patriote. Elle n’avait plus vu qu’une chose, c’est que l’homme qu’elle aimait allait mourir. Et ouvrant la fenêtre, elle avait supplié !

— Me voici, faites de moi ce que vous voudrez, mais épargnez-le.

La suite de l’aventure n’était pas difficile à deviner. Enrik Bilmsen avait remis à M. de Metternich les lettres de Joséphine à la reine Hortense. Voilà pourquoi Napoléon avait rencontré, à Arcis-sur-Aube, l’armée russo-autrichienne conduite par le prince de Schwarzenberg.

La fatalité se montrait partout, même dans l’inspiration du pope ivrogne qui, pour fuir l’eau de la prison, avait amené la catastrophe.

Et Ivan se félicitait ; il semblait se glorifier de son action.

Une colère formidable bouillonna dans le cerveau des jeunes gens. Emporté par son courroux, Espérat frappa rudement du poing l’épaule de Platzov.

— Sais-tu ce que tu as fait, lâche coquin, gronda-t-il ?

— Je me suis tiré d’affaire, prononça avec peine le pope riant toujours…

— Tu as préparé la défaite de l’Empereur.

Ivan tressauta. Le vermillon de sa trogne de buveur s’effaça.

— Sa défaite, redit-il hébété ?

— Oui… Que la malédiction du ciel soit sur toi !

Et entraînant Bobèche au dehors, le jeune garçon s’écria avec un accent d’indomptable énergie :

— À Châtillon, ami… À Châtillon… ; tâchons au moins de leur arracher Lucile…

Dans un sanglot, il ajouta tout bas :

— Qui est peut-être ma sœur !