La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch06

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 243-247).


CHAPITRE VI

Où d’Artin prend sa revanche.


— Ouf ! quelle émotion !

— Mon pauvre Bobèche, cela a été plus fort que moi.

Déjà le pitre enlevait son habit.

— Je le sais bien, répliqua-t-il tout en continuant à dépouiller son costume de comédien ; aussi je ne t’en veux pas ; seulement tu as le pied mauvais.

Et faisant mine de botter un ennemi imaginaire :

— Tiens, voilà pour Champaubert, Montmirail, Montereau… Tu y allais de tout cœur ; le fond de ma culotte doit en avoir des durillons.

— Je regrette…

— Pas tant que moi, sois-en sûr ; … mais débarbouille-toi ; … quitte tes oripeaux et filons d’ici.

Espérat se mit aussitôt à se débarrasser du maquillage grotesque qui, un instant, avait fait de lui un Galimafré.

En dix minutes, les « artistes » eurent repris leur apparence accoutumée. Ils assujettissaient leurs chapeaux, quand la porte s’ouvrit doucement et le pope Ivan parut.

Toute la personne du Russe exprimait la satisfaction ; les jeunes gens en comprirent de suite la raison.

Platzov tenait sur son cœur une énorme bouteille garnie d’osier.

Pax vobiscum, dit-il onctueusement, vous jouâtes comme des anges, angelicum spectaculum. Le public est transporté d’aise, à ce point que moi, humble, obscur compagnon de deux étoiles, Comes stellarum, il m’a suffi d’exprimer l’opinion qu’il faisait soif, pour que l’on me passât aussitôt cette gourde de nectar du pays, auprès duquel celui des dieux de l’Olympe n’eût été que piquette.

Il s’administra une large rasade, puis, faisant claquer sa langue en connaisseur :

— Ceci est mon sang, a dit le Seigneur ; rien n’est plus vrai, plus admirable. C’est la parabole des paraboles. C’est comme s’il avait dit : Aimez le vin plus que vous-mêmes.

Nouvelle lampée. Après quoi le pope poursuivit :

— Mais j’oublie la commission dont ces nobles seigneurs m’ont chargé ; car je suis ambassadeur de César, Cesariensis legatus… Ils sont là, derrière la porte, soucieux de vous adresser leurs compliments. Les ferai-je entrer ?

Bobèche échangea un regard avec Espérat. Tous deux, à l’audition des paroles du pope, avaient eu la même pensée :

— Encore un incident qui va retarder notre départ. Mais ils ne pouvaient se soustraire à la visite annoncée. Des comédiens refusant les adulations de la foule, cela ne se serait jamais vu ; cela aurait paru étrange… Le soupçon naîtrait peut-être de leur résistance.

Et Bobèche consentit d’un geste las. Ivan ouvrit sans tarder. Plusieurs personnes entrèrent. C’étaient les commissaires du Congrès de Châtillon… Derrière ceux-ci marchaient de Vitrolles et le vicomte d’Artin.

— Voilà un succès, dit ce dernier, qui marquera dans votre carrière d’artiste, M. Galimafré… De même que ces messieurs, j’ai pris un instant votre rage simulée pour une colère véritable… Avec eux j’ai sifflé, crié, menacé, persuadé par votre talent que ce qui n’était qu’un effet de théâtre, était un outrage sanglant au public choisi rassemblé dans la salle.

La main de Bobèche se crispa sur l’épaule de son ami. Celui-ci comprit et salua d’un air flatté, avec la satisfaction apparente d’un comédien auquel un admirateur distille la flatterie.

Au fond de lui-même, il s’inquiétait. Dans la voix du vicomte frémissait une sourde menace. Si le gentilhomme rappelait l’incident de tout à l’heure, n’était-ce pas pour dire à ses auditeurs :

— Je n’ai pas été dupe, moi… Ne résistez pas à ma volonté, ou rien ne me sera plus aisé que de vous rendre suspects à ceux qui nous entourent.

Mais cela pouvait être pressenti par eux seuls. D’Artin demeurait impénétrable. Le sourire qui plissait ses lèvres minces s’accentuait même.

— Reconnaissant du plaisir ressenti, reprit-il, je viens de régler avec ces messieurs, une mise en scène que les gazettes raconteront en d’innombrables exemplaires, qui portera vos noms aux quatre coins du pays, et vous honorera, en flagellant les rebelles à l’autorité royale.

Bobèche sentit l’épaule d’Espérat frissonner sous sa main. Plus fortement encore il fit peser son étreinte, conservant, par un énergique appel de sa volonté, le plus imperturbable sang-froid :

— Cette mise en scène, je vous prie ?

Les assistants, d’Artin lui-même furent trompés ; ils crurent au calme du pitre.

La voix du vicomte s’altéra pour répondre :

— La chose sera courte. Il s’agit de nous accompagner à la ferme Éclotte.

— Volontiers.

Le gentilhomme eut un mouvement d’impatience. Un instant, il craignit que sa dernière expérience fût aussi infructueuse que les précédentes.

S’il en était ainsi, Espérat lui échappait, Espérat que ses combinaisons perfides visaient seul. Son regard se posa sur le gamin, brillant d’un éclat satanique.

Mais, effet singulier, il sembla que sous ce coup d’œil, Milhuitcent se transformât. Son attitude raide, inquiète, devint aisée ; son visage se dérida. Il s’éloigna d’un pas, et comme Bobèche, étonné de ce mouvement qui mettait son jeune compagnon hors de la portée de sa main, interrogeait des yeux ce dernier, Espérat le rassura d’un sourire ; narquois, il demanda :

— Nous voici à la ferme Éclotte, après ?

— Après, reprit d’Artin… On vous mettra en présence de prisonniers… Oh ! pas intéressants ; ce sont des drôles amenés ici de la forêt d’Argonne, où ils faisaient le coup de feu. Le pays entourant Châtillon est hésitant ; il importe de lui imprimer la bonne direction.

— Et… ?

— Concevez l’effet produit quand, à la face de ces brigands qui s’intitulent : la nation, des artistes de votre valeur répondront par le cri de…

Le vicomte s’arrêta.

— Le cri de… interrogea Bobèche ?

D’Artin allait répondre, mais plus prompt que lui, Espérat s’écria :

— Le cri de : Vive le Roi ! Parbleu, il est étrange que tu n’aies pas deviné cela de suite.

L’anxiété se peignit sur toutes les physionomies.

Seul le gamin souriait.

— Pour ma part, reprit-il, je suis infiniment flatté d’être chargé de pareille mission. Ma voix, mes poumons sont au roi.

Et le pitre le considérant avec effarement.

— Toi aussi, j’imagine, patron Bobèche, poursuivit le jeune garçon avec les inflexions baroques du dialogue de Galimafré. Toi aussi, tu es au roi comme moi-même.

— Sans doute, Galimafré, bredouilla le pitre entraîné par l’accent de son ami.

— C’est au mieux.

Se tournant vers les assistants, Milhuitcent conclut :

— Alors, estimables seigneurs, nous allons vous prier de vider la place. Dans cinq minutes, nous aurons achevé notre toilette et nous serons tout à vous.

Puis s’avançant vers d’Artin stupéfait :

— Votre main, mon gentilhomme, c’est entre nous à ma vie, à votre mort. — Il eut un éclat de rire strident : — Ne vous effrayez pas… j’emploie une formule de parade, qui en vaut bien une autre.

Nerveusement il étreignit les doigts du vicomte, reconduisit les visiteurs jusqu’à la porte, la referma sur eux.

— Ah çà, balbutia Bobèche, ce n’est pas sérieux. Nous ne crierons pas : Vive le roi ! devant des hommes prêts à mourir pour l’Empereur ?

— Si, répliqua nettement le gamin dont le visage rayonnait.

— Si ?

— Parfaitement ! — Toi, tu pousseras ce cri ?

Milhuitcent vint à son ami et tout bas :

— Je viens de faire un serment. D’Artin mourra de ma main.

— Eh bien ?

— Pour le tenir, il me faut rester libre.

— Dame !

— Eh bien ! Vive le roi… devient pour moi un cri de liberté !