La Moralité de la Doctrine évolutive

La Moralité de la Doctrine évolutive
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 136-162).
LA MORALITÉ
DE LA
DOCTRINE ÉVOLUTIVE

Il ne saurait évidemment y avoir de morale sans obligation ni sanction ; — et c’est pourquoi rien ne serait plus vain, ou plus fallacieux, que de vouloir tirer une morale de la science en général, ou de la « doctrine évolutive » en particulier. Nous ne l’essaierons donc point dans les pages qui suivent. Mais, comme les savans eux-mêmes ne raisonnent pas toujours parfaitement juste, j’ai pensé qu’il pourrait être utile de retourner contre les plus affirmatifs d’entre eux les conclusions de leur propre science, ou, si l’on veut, de ruiner, au nom de leur science même, la prétendue philosophie qu’ils s’efforcent aujourd’hui d’en déduire. « Nous lisons dans l’histoire sainte que le roi de Samarie ayant voulu bâtir une place forte qui tenait en crainte et en alarmes toutes les villes du roi de Judée, ce prince assembla son peuple, et fit un tel effort contre l’ennemi que non seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux grandes citadelles par lesquelles il fortifia sa frontière… » C’est le début superbe et hardi du second sermon de Bossuet sur la Providence, et, — n’étant pas de ceux qui ornent leurs discours de comparaisons superflues, — l’orateur continue en ces termes : « Je médite aujourd’hui, messieurs, quelque chose de semblable, et dans cet exercice pacifique je me propose l’exemple de cette entreprise militaire. » Imitons-le à notre tour : et, de toutes les philosophies qui s’autorisent de la science, puisque l’évolutionnisme est sans doute « la plus avancée », montrons que la véritable interprétation de la doctrine peut différer de celle que beaucoup de nos savans en donnent ; qu’il y a quelque moyen de réduire ses enseignemens aux leçons de l’éternelle morale ; et qu’il ne faut enfin pour cela que l’éclairer elle-même d’une lumière qui, précisément, ne soit pas « le flambeau de la science ».


I

C’est ainsi qu’en premier lieu, si nous savons l’entendre, la « théorie de la descendance, » — qui est comme le fort inexpugnable, et en tout cas l’idée maîtresse de la doctrine évolutive, — a discrédité pour longtemps la dangereuse hypothèse de la « bonté naturelle de l’homme ». Naïve, ou même niaise autant que dangereuse, l’hypothèse a-t-elle peut-être inspiré jadis la philosophie des Romains et des Grecs ? C’est donc alors pour cela qu’ils sont morts, et de cela ! Mais, sans approfondir ce point d’érudition, toujours est-il que, dans l’histoire de la pensée moderne, l’illusion de la « bonté naturelle de l’homme » ne date que de l’époque de la Renaissance, et la fortune qu’elle a faite que de la fin du XVIIIe siècle. C’est Diderot qui en a donné l’expression la plus simple, et la plus cynique, dans ce Supplément au voyage de Bougainville, dont je ne puis reproduire ici qu’un trop court, mais assez éloquent passage : « Si vous vous proposez d’être le tyran de l’homme, — y lisons-nous en propres termes, — civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvemens de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit enchaîné sous les pieds de l’homme moral. » Mais, au contraire, « le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires… et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles, religieuses… Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant[1]. » Et je n’ignore pas que le Supplément au voyage de Bougainville n’a paru qu’en 1796, mais les idées que Diderot y exprime ne s’en retrouvent pas moins dans les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ou de Condorcet. Les Danton, les Desmoulins, les Hébert, les Chaumette les ont certainement partagées ! Elles ont constitué le legs « sociologique » du XVIIIe siècle à ses héritiers. Et, de même qu’elles sont au fond de nos lois révolutionnaires, ce sont bien elles que l’on retrouve à la source première de nos utopies socialistes.

À la vérité, je ne crois pas que personne osât de nos jours les soutenir publiquement. Les excès de la Révolution, les guerres de l’Empire, cinquante et quelques années d’agitations politiques nous ont ramenés, depuis Diderot, à une vue plus juste, ou moins optimiste de l’humanité. Les grands écrivains catholiques du commencement du siècle, Bonald, Lamennais, — le Lamennais de l’Essai sur l’Indifférence, — Joseph de Maistre, y ont contribué pour leur part, ce dernier surtout, dont on oublie trop souvent qu’il nous a laissé, — dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, — le plus beau tableau qu’il y ait de la « concurrence vitale »[2] et le plus dramatique. D’autres ensuite sont venus, Taine par exemple, et même Renan, qui, dans leurs Origines de la France contemporaine, ou dans l’Histoire d’Israël, pour nous montrer « l’homme de la nature » dans la vérité de son attitude, n’ont eu qu’à s’approprier les derniers résultats de l’anthropologie préhistorique[3]. Mais ces résultats n’ont eux-mêmes été rendus possibles que par « la théorie de la descendance, » et c’est bien elle qui a, comme nous l’allons voir, achevé de ruiner la doctrine de « la bonté naturelle de l’homme. »

Si nous descendons en effet du singe, ou le singe et nous d’un ancêtre commun, et cet ancêtre à son tour de quelque origine d’autant plus « animale » qu’elle est supposée plus lointaine, ne faut-il pas qu’il y ait quelque reste en nous de toutes les formes que nous avons traversées avant de revêtir celle qui est aujourd’hui la nôtre ? Vitium hominis natura pecoris, a dit saint Augustin : « Ce qui est vice en l’homme est nature en la bête. » Nos mauvais instincts sont en nous l’héritage de nos premiers ancêtres. Mais à quel titre et de quel droit les appelons-nous « mauvais », sinon parce qu’ils nous empêchent de nous dégager entièrement de notre animalité foncière ? ou encore, et d’après la « théorie de la descendance », parce que nous ne sommes devenus hommes qu’à mesure, et dans la mesure même où nous avons jadis réussi à les surmonter ? C’est pourquoi, tous ceux qui pensent qu’il importe à la morale de s’appuyer sur l’idée de la perversité native de l’homme comme sur son indestructible fondement, n’ont aucune raison de repousser la « théorie de la descendance » ; et, au contraire, ils en ont dix, ils en ont vingt de s’en autoriser. « Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus, — écrivait récemment, dans la dernière édition française de son livre sur la Place de l’homme dans la nature, le professeur Huxley, — ces différences ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates, de telle sorte que, si l’on a des raisons de croire que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui nous autorise à lui assigner une origine différente[4]. » C’est ce que nous admettons volontiers, sans hésitation ni réserve. Loin de nous les répugnances d’une ridicule vanité ! Oui, nous avons en nous, dans notre sang, et pour ainsi parler, comme au plus profond de nos veines, quelque chose de la brutalité, de la lubricité, de la férocité du gorille ou de l’orang-outang ! Apportons-nous d’ailleurs en naissant les semences de quelques vertus ? C’est une question ! et pour ma part, je serais plutôt tenté de le nier : nos « qualités » nous sont naturelles, santé, beauté, vigueur, adresse ; toutes nos « vertus » me paraissent acquises. Mais ce que nous trouvons très certainement en nous, ce sont les germes de tous les vices, — à commencer par ceux que l’on impute à l’iniquité de l’institution sociale ; — et qu’y a-t-il de plus naturel, je veux dire de plus explicable, si nous ne sommes que le terme actuel d’une suite infinie d’ancêtres animaux ?

C’est ce qu’exprime admirablement le dogme, — ou le mythe, comme on le voudra, si universel et si profond, — du Péché originel. On ne s’attend pas que j’entre ici dans l’examen des controverses qu’il a soulevées, et qui ne sont pas plus de ma compétence que de mon sujet. Mais si nous le dépouillons de son enveloppe théologique, et que nous l’inclinions seulement un peu dans le sens protestant, lequel est aussi le sens janséniste, à quoi le dogme se réduit-il ? Pour n’y rien mêler de nous-même, c’est Calvin qui va nous le dire. « Le péché originel est une corruption et perversité héréditaire de notre nature, laquelle étant épandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coupables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Écriture appelle œuvres de la chair… Par quoi, ceux qui ont défini le péché originel être un défaut de justice originelle… combien qu’en ces paroles ils aient compris toute la substance, toutefois ils n’ont suffisamment exprimé la force d’icelui. Car, notre nature n’est pas seulement vide et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertile en toute espèce de mal, qu’elle n’en peut être oisive[5]. » Un véritable évolutionniste, un évolutionniste convaincu ne saurait assurément s’exprimer en termes plus précis ni plus explicites. Oserai-je pourtant avancer qu’il y a mieux encore ? Et pourquoi non, si je le crois ? La « théorie de la descendance » est venue donner en quelque sorte une base physiologique au dogme du péché originel ; et la principale difficulté qui suspendît l’assentiment des incrédules ou de quelques croyans même, c’est vraiment Darwin et Haeckel qui l’onlevée.

Le dogme choquait la raison. Il contrariait l’idée que l’on se formait communément du pouvoir de la liberté. Mais il choquait surtout nos idées de justice ; et ce qui paraissait « monstrueux » à de fort honnêtes gens, c’était que nous fussions punis, dès en naissant, d’un crime ou d’une faute que nous n’avions pas été personnellement avertis de ne pas commettre. Quod admoneri non potest ut caveatur, imputari non potest ut puniatur ! Cependant, au lieu d’adoucir ce que la doctrine avait de dur, on l’avait rendu plus dur encore, et ce qui n’était que difficile à comprendre, il semblait qu’on eût pris une sorte d’âpre et sombre plaisir à nous le rendre inconcevable. « Chose étonnante ! — s’écriait Pascal, dans un endroit célèbre des Pensées, — chose étonnante que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes ! Car il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant le plus éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est incompréhensible à l’homme ! » Voltaire triomphait, sur ces derniers mots, et de s’écriera son tour : « Quelle étrange explication ! l’homme est inconcevable sans un mystère inconcevable !… » En quoi, d’ailleurs, il ne faisait pas attention que, tous les jours, nous « expliquons » ainsi des choses que nous n’entendons guère par des choses que nous n’entendons point : la gravitation par l’attraction ; les combinaisons des corps par les affinités chimiques ; les phénomènes de la vie par les propriétés de la matière organisée. Mais il n’avait pas non plus complètement tort, en ce sens qu’il raisonnait d’une manière tout à fait « analogue » à la science de son temps. La science du nôtre a en partie éclairci le mystère. Il lui a suffi pour cela de le transposer de l’ordre théologique ou métaphysique dans l’ordre physiologique. Et ce que Pascal déclarait « inconcevable » ou « incompréhensible », la théorie de la descendance en a fondé la recevabilité sur la base même de l’histoire naturelle[6].

Que d’ailleurs l’exégèse orthodoxe, — je dis protestante ou catholique, — ne se reconnaisse pas dans cette interprétation du dogme, c’est pour le moment ce que nous n’avons pas à rechercher. Nous ne faisons ici qu’indiquer un moyen, une « possibilité » d’entente entre le dogme et la science. L’abbé de Broglie écrivait, voilà deux ou trois ans : « Ni l’apparition successive des types, ni leur enchaînement ne sont en opposition avec l’enseignement de l’Église. Bien plus, le transformisme lui-même, sous la forme que lui a donnée Darwin, a droit de cité dans les écoles catholiques[7]. » Et longtemps avant l’abbé de Broglie, — dans un essai bien connu sur les Limites de la sélection naturelle, — le naturaliste Russel Wallace déclarait expressément que les forces qui peuvent rendre compte de la transformation des espèces étaient incapables d’expliquer le passage de l’animal à l’homme. C’est ce qu’il redisait encore, en 1889, dans son livre sur le Darwinisme[8]. Mais comme cela ne l’empêchait point de soutenir toujours « la théorie de la descendance, » et même de la fortifier ou de la développer par de nouveaux argumens, c’est tout ce que nous avons ici besoin de retenir. Pour la science contemporaine, l’abîme où « le nœud de notre condition, selon le mot de Pascal, prend ses replis et ses tours, » c’est la complexité de notre arbre généalogique. Ou, en d’autres termes encore, un dogme qui n’avait autrefois de valeur, ou de signification que pour le croyant, en a pris une pour le libre penseur, grâce à la « théorie de la descendance ; » et finalement il s’est trouvé que, d’un « symbole » qui répugnait à la « raison » de nos pères, l’évolutionnisme, en notre temps, a fait presque une réalité.

Dirai-je maintenant les conséquences qui découlent de là ? Je les recommande à l’attention de ces étranges moralistes qui, tout ce qu’ils ont appris de la doctrine évolutive, c’est que nous devrions favoriser en nous ce qu’ils appellent avec emphase « le développement de toutes nos puissances, » et « l’épanouissement de toutes nos virtualités ! » Mais, tout au contraire, et conformément à la « théorie de la descendance », si nous ne sommes devenus hommes ; si notre espèce ne s’est différenciée comme telle ; et, en deux mots, si le « règne humain » ne s’est réalisé qu’à mesure, et dans la mesure où nous nous dégagions de l’antique animalité, le « règne humain » ne subsiste, il ne se maintient, il ne dure ; et l’espèce ne se développe, elle ne continue son évolution ; et nous-mêmes, enfin, nous ne vivons que de la victoire qu’il nous faut quotidiennement remporter sur l’humiliante fatalité de notre première origine. Ce que nous nous devons en tout cas, et avant tout, c’est de dompter, de soumettre, et de dominer ce que nous trouvons d’instincts en nous qui nous rapprochent de l’animal. L’humanité est à ce prix, dans ce combat contre la nature ; ou encore, elle n’est qu’une conquête, et c’est ce combat qui la fonde. Car « ce qui est naturel, c’est que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal, mais précisément cela n’est pas humain ; — ce qui est naturel, c’est que le chacal ou l’hyène, l’aigle ou le vautour, quand ils sont pressés de la faim, obéissent à l’impulsion de leur férocité, mais précisément cela n’est pas humain ; — ce qui est naturel, c’est que le « roi du désert » ou le « sultan de la jungle » promènent leur amoureux plaisir de femelle en femelle, et disputent l’objet de leur choix aux enfans de leur race, mais précisément, cela n’est pas humain ; — et ce qui est naturel, c’est que chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui l’a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra, mais précisément cela n’est pas humain. »[9] On nous pardonnera de nous citer ainsi nous-même, si, ce que nous disions il y a tantôt six ou sept ans, nous ne saurions mieux le redire aujourd’hui. C’est la « théorie de la descendance » qui nous oblige en tout à ne nous souvenir de nos origines que pour y être infidèles ! Et qui ne voit en effet qu’à développer toutes nos « puissances » et toutes nos « virtualités », si nous ne manquions pas d’ailleurs à quelque devoir plus élevé, nous trahirions à tout le moins les intérêts de l’espèce entière ? Nous travaillerions à la dégrader, en la rengageant dans l’imperfection de son propre passé. Nous reculerions au lieu d’avancer ; et, tout ce que nous acquérons de pouvoir nouveau sur la nature n’étant pas contrepesé par un pouvoir équivalent sur nous-mêmes, nous nous renfoncerions insensiblement dans une animalité plus hideuse que l’ancienne, puisque des instincts également brutaux y seraient servis désormais par des moyens plus puissans.

Sur la même base de la « descendance, » — qui n’a sans doute rien de mystique, — il semble encore que l’on puisse asseoir le vrai fondement de l’éducation. « Laissez faire et laissez passer ! » je ne sais trop quelle est aujourd’hui la valeur de cette maxime en économie politique, et je crains au surplus qu’en l’attaquant on ne l’interprète généralement mal ! (Elle est du temps et relative au temps où la grande affaire des économistes était de combattre une législation restrictive du commerce des grains.) Mais le problème essentiel de l’éducation n’est justement que de déterminer avec assez d’exactitude ce que l’on ne peut humainement « ni laisser faire ni laisser passer ». Et qu’est ce qu’on ne peut ni « laisser passer, ni laisser faire ? » Si vous y regardez d’assez près, c’est encore, c’est toujours tout ce qui tendrait, en encourageant la prédominance des mobiles animaux sur les motifs sociaux, à nous rapprocher de notre première condition[10]. L’éducation a pour objet de nous aider à prendre en nous le dessus de l’instinct, et à réaliser ainsi la définition de notre propre espèce. Avant d’être hommes, et pour le devenir, l’éducation s’efforce à nous débarrasser du vice ou de la souillure de notre plus lointaine origine. Mais si nous commençons à l’entendre aujourd’hui plus clairement, et surtout d’une manière plus consciente que jamais, n’est-il pas vrai que le mérite ou l’honneur en revient pour une large part à la « théorie de la descendance ? »

Et la même théorie peut encore servir à nous faire mieux comprendre la grandeur et la beauté, je dirais presque la « sainteté » de l’institution sociale. Car, d’un côté, pour nous soustraire à la tyrannie de nos impulsions animales, ce n’est pas trop, c’est à peine s’il suffit de toutes les forces de la société conjurées ensemble, et avec nous, contre la nature. Mais, d’un autre côté, si l’on admet que nous descendions effectivement de l’animal, alors ni les vrais intérêts de l’individu ne sauraient différer en principe de ceux de l’espèce, ni ceux de l’espèce contrarier les intérêts de l’individu. Ils semblent quelquefois s’opposer, et une certaine philosophie semble avoir pris à tâche d’exagérer l’opposition et d’exaspérer le conflit. « Les poissons, a-t-on dit, sont déterminés par la nature à nager, et les grands sont déterminés à manger les petits. C’est pourquoi l’eau appartient aux poissons, et les grands mangent les petits de droit naturel. Il suit de là que chaque être a un droit souverain sur tout ce qu’il peut… Et nous n’admettons à cet égard aucune différence entre les hommes et les autres êtres[11]. » Mais ce raisonnement de Spinosa, comme tous les raisonnemens du même genre, n’a quelque apparence de logique et de vérité que dans l’hypothèse de l’absolue fixité des espèces. Les espèces varient-elles ? et en variant, se perfectionnent-elles quelquefois ? Le raisonnement en ce cas n’est pas moins arbitraire et ruineux que cynique. L’institution sociale ne peut avoir d’autre objet que de tendre au perfectionnement de l’espèce, et l’individu n’en saurait avoir d’autre que de tendre au perfectionnement de l’institution sociale. Intellectuelle ou physique, toute dégradation de l’individu, — non seulement toute dégradation, mais son obstination même à persévérer dans son être actuel, tel qu’il est, sans y rien vouloir corriger, — ralentira, retardera, compromettra, quand elle ne l’arrêtera pas, l’évolution de la société. Mais si quelque autre catastrophe interrompt et vient comme à paralyser l’évolution sociale, c’est dans son propre développement que l’individu se trouvera lui-même empêché. La « théorie de la descendance », en ramenant au même principe, — qui est de triompher de l’animalité, — le « devoir individuel » et le « devoir social, » n’a certainement pas mis terme à l’éternel conflit de la communauté et de l’individu. Mais n’est-ce pas quelque chose qu’elle nous ait désappris d’y voir une « loi de nature » ? et au contraire qu’elle ait identifié les conditions du progrès individuel avec celles du progrès social, en les identifiant elles-mêmes avec la loi constitutive du « règne humain » ?


II

Il suit de là que le seul genre ou la seule forme de « progrès » qui mérite vraiment d’être nommée de ce nom, c’est le « progrès moral ». Apportons-en quelques exemples. On lit dans un livre récent, sur l’Origine du Mariage dans l’Espèce humaine[12] : « L’histoire du mariage… est l’histoire d’une relation dans laquelle les femmes ont graduellement triomphé des passions, des préjugés et des intérêts égoïstes des hommes. » Voilà l’image d’un vrai progrès ! C’en est un autre, et du même ordre, je veux dire un progrès moral, que d’avoir, dans nos temps modernes, et quoi qu’en dise une certaine école, favorisé le fractionnement de la propriété foncière. « Une famille, — a écrit quelque part Michelet, — une famille qui, de mercenaire devient propriétaire, se respecte, s’élève dans son estime, et la voilà changée ; elle récolte de sa terre une moisson de vertus ! La sobriété du père, l’économie de la mère, le travail courageux du fils, la chasteté de la fille, tous ces fruits de la liberté, sont-ce des biens matériels, je vous prie, sont-ce des trésors qu’on puisse payer trop cher[13] ? » Je suis de l’avis de Michelet ! Et, sous un nom barbare, c’est un progrès encore que d’essayer, comme nous le faisons aujourd’hui, de substituer l’altruisme au principe d’individualisme dont on a fait trop longtemps, — et trop inhumainement, — le ressort même de l’activité, la loi de l’économie politique, et la condition du bonheur. Oui ! voilà de vrais progrès ! et combien en ce sens ne nous en reste-t-il pas à réaliser ou à poursuivre encore ! Mais, qu’après cela le pouvoir brisant de la dynamite soit très supérieur à celui de la poudre de mine, ou que le canon, qui se chargeait autrefois par la gueule, se charge aujourd’hui par la culasse, y voyez-vous, en vérité, de quoi tant nous enorgueillir ? Êtes-vous bien sûrs qu’on doive tant admirer la chimie d’avoir, en multipliant les alcools, multiplié les causes de dégénérescence, de déchéance, d’extinction des races ? Et pour avoir augmenté « la durée moyenne de la vie », nous flattons-nous par hasard de ne jamais mourir ? C’est ce que je ne souhaiterais à personne ! et aussi bien, si l’on était franc, c’est ce que personne ne voudrait. Schopenhauer a dit de la pensée de la mort qu’elle était « le Musagète de la philosophie ; » et, sous une forme un peu prétentieuse, on ne saurait mieux dire. Nous ne penserions seulement pas, si nous ne mourions pas, et si nous ne savions pas que nous devons mourir ! Mais, de plus, la pensée de la mort est la condition même de la moralité, si toute « immoralité » ne procède, en dernière analyse, que de notre attache trop animale à la vie !

Puisque c’est toutefois ce genre de progrès matériel que l’on vante, — et qu’au fait il n’y en a pas qui parle davantage aux sens ou à l’imagination, — une heureuse nouveauté de la doctrine évolutive sera donc d’avoir solidement établi qu’il n’avait rien que de relatif, d’essentiellement précaire, et de discontinu. Contemporaine et connexe de la théorie de la bonté naturelle de l’homme, la théorie de « la perfectibilité indéfinie » doit disparaître avec elle ; et, si des « autorités » pouvaient suffire à décider la question, je n’aurais qu’à choisir entre les savans et les philosophes. N’est-ce pas Claude Bernard qui a défini révolution par « la marche dans une direction dont le terme est fixé d’avance ?[14] » Et lisez encore, dans les Premiers principes d’Herbert Spencer, le chapitre qu’il a intitulé : l’Instabilité de l’homogène ! À quoi si l’on ajoute, et il le faut bien, que cette marche comporte, en outre, des temps d’arrêt ou de rétrogradation même, c’est alors que l’on verra qu’au lieu d’être adéquate, ou seulement analogue, à l’idée de progrès, l’idée d’évolution en serait plutôt le contraire. Le progrès matériel s’achète, je veux dire qu’il se paie ; ses conquêtes n’ont jamais rien d’assuré, de stable, de définitif ; et quand nous en sommes le plus enflés, c’est le moment que choisit une force majeure pour nous en prouver durement la vanité.

Dans une occasion récente, où je demandais de combien, pour quelle part, le développement de l’industrie par la science avait contribué, de notre temps, à l’aggravation du poids de l’inégalité parmi les hommes, on ne m’a répondu que par des échappatoires ou des plaisanteries qui ne font guère plus d’honneur à l’humanité qu’à l’esprit de leurs auteurs. Mais il voyait plus clair, celui qui s’appelait alors le cardinal Pecci, quand il écrivait, dans une Lettre pastorale datée de 1877 : « En présence de ces ouvriers épuisés avant l’heure par le fait d’une cupidité sans entrailles, on se demande si les adeptes de cette civilisation sans Dieu, au lieu de nous faire progresser, ne nous rejettent pas de plusieurs siècles en arrière. » Et les économistes eux-mêmes en convenaient, quelques économistes du moins, M. Fawcett en Angleterre, M. de Laveleye en Belgique, ou plutôt en France, et ici même[15] : « Il est incontestable, disait-il, que le capital s’accumule dans nos sociétés industrielles en raison même de leurs progrès. Comme les procédés perfectionnés de la production moderne s’accomplissent de plus en plus au moyen de machines… il s’ensuit que la totalité des profits perçus par la classe supérieure s’accroît rapidement. » Mais il continuait, un peu naïvement : « Cependant il n’est pas exact que la condition des ouvriers ait empiré ! » Non, sans doute ! cela n’est pas exact, si les ouvriers ne sont eux-mêmes que des machines ! Mais s’ils sont des hommes comme nous, s’ils ont des sens et s’ils ont des passions comme nous, leur condition a « empiré » de toute l’amertume des comparaisons qu’ils ne peuvent pas ne pas faire. Aigreur, envie, colère, mettons d’ailleurs que ce soient là de « mauvais sentimens », et combattons-les ou tâchons de les apaiser dans les cœurs ! Prêchons-leur la résignation et la solidarité. Quoi encore ? Faisons-leur voir, si nous le pouvons, combien le paysan du XVIIe siècle, le paysan de La Bruyère, était plus malheureux que le mineur de Carmaux ou le chauffeur de nos transatlantiques : nous ne ferons pas que les « faits » ne soient ce qu’ils sont ! Les progrès de l’industrie, qui sont ceux de la science, ont amené à leur suite, ils ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de « misère », plus aiguës, plus intolérables ; et de compter pour y remédier sur les progrès ultérieurs de la science et de l’industrie, je ne sais si c’est peut-être de l’homéopathie politique, mais je dis que c’est une chimère, et je le dis au nom de la science, si je le dis au nom de la doctrine évolutive.

Pas de progrès sans compensation, nous enseigne-t-elle effectivement et, — bien avant que Darwin ou Haeckel eussent paru, — c’était l’une des lois les mieux établies de ce que l’on appelait l’anatomie philosophique. « Un organe normal ou pathologique, — écrivait Geoffroy Saint-Hilaire en 1818, — n’acquiert jamais une prospérité extraordinaire qu’un autre de son système ou de ses relations n’en souffre dans une même raison[16]. » C’est ce que Goethe a exprimé d’une manière plus vive : « Les chapitres du budget qui doit régler les dépenses de la nature sont fixés d’avance, — si elle veut dépenser davantage d’un côté, elle ne rencontre point d’obstacles, mais elle est forcée de se restreindre sur un autre point[17]. » Et Darwin enfin, plus pratique, ainsi qu’il convient au génie de sa race : « Il est difficile de faire produire à une vache beaucoup de fait, et de l’engraisser en même temps… Les mêmes variétés de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines oléagineuses… Quand les graines que contiennent nos fruits tendent à s’atrophier, le fruit lui-même gagne beaucoup en grosseur et en qualité[18]. » Et la loi est si simple ; elle se vérifie si constamment dans la nature ; elle est si conforme aux leçons de l’histoire et à l’expérience de la vie que, si quelque chose étonne le lecteur, ce sera sans doute qu’elle ait attendu, pour trouver son expression, le XIXe siècle et Geoffroy Saint-Hilaire.

Est-ce là nier le progrès ? Je dirais plutôt qu’au contraire c’est l’affirmer, c’est le démontrer, — en tant que « déplacement », que « changement », que « mouvement », — mais d’ailleurs c’est en modifier profondément la notion. Il y a de faux mouvemens, et l’histoire est pleine de changemens désastreux, c’est-à-dire qui ne s’accomplissent qu’au détriment de quelque chose ou de quelqu’un.


Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un.


Il en est de la « société » comme de la « création ». Quelques progrès se compensent ou, en quelque sorte, s’annulent ; mais quelques autres se paient plus qu’ils ne valent ; et en fait de progrès matériels, je n’en sache guère qui soient pour l’espèce un accroissement de bonheur ou de dignité. « Depuis cent ans, a-t-on dit, — et, peut-être n’est-ce pas un savant qui l’a dit, mais c’est un anthropologiste, — l’Europe occidentale a fait plus d’inventions que l’humanité tout entière depuis vingt siècles. Mais l’immensité des résultats matériels acquis devait être compensée par une somme équivalente de douleurs et d’angoisses provenant de la lutte de l’homme contre l’homme. Le résultat n’est point visible, les larmes et les sueurs ne se mesurent point au poids, les désespoirs ne se jaugent pas, et les suicides mêmes s’oublient vite. Mais qui ne voit que les deux genres de lutte étant engendrés par une même passion pour l’argent, la puissance de ses bienfaits dans le domaine matériel mesure exactement la grandeur de ses désastres dans le domaine humain[19] ? » À la bonne heure, et voilà parler ! Mais voilà ce que l’on oublie quand on s’emplit la bouche de ce grand mot de « progrès ». Car, en quoi consiste-t-il, je vous le demande, ô… savans que vous êtes, ce « progrès » que vous nous vantez, si jamais les revendications ouvrières n’ont rien eu de plus âpre et n’ont paru plus justifiées ? si la « misère physiologique » et la « détresse morale » semblent augmenter tous les jours ? et dans l’Europe entière, depuis cinquante ou soixante ans, si le nombre des suicides a plus que triplé ? On ne se suicide guère au Congo ; et ce ne sont pas, sans doute, les religions qui conseillent à leurs fidèles de se débarrasser de la vie par une mort volontaire ! Hélas ! une seule chose est certaine, qui est que nous marchons ou, comme on dit familièrement, que nous en faisons le geste ; mais une chose est douteuse, problématique, et inquiétante, qui est de savoir si nous avançons ; — et ceci, c’est encore la théorie de l’évolution qui nous en avertit.

Si le mot d’évolution, comme on affecte encore trop souvent de le croire, était synonyme de progrès — ou, en d’autres termes, si c’étaient toujours et constamment les mieux doués, les plus voisins de la perfection idéale de leur type, qui sortissent victorieux de la lutte pour l’existence, — on ne s’expliquerait pas la survivance obstinée des types inférieurs ; et leur défaite aurait dû se terminer par leur anéantissement. Ils continuent de vivre, pourtant, et comme leur fécondité ne semble pas avoir diminué, — les recherches de la science sembleraient même indiquer plutôt le contraire, — nous n’entrevoyons pas de « progrès » qui puissent triompher de leur persistance. Parmi les hommes comme dans la nature, il y aura toujours des types inférieurs, et, pour dire encore quelque chose de plus, dans l’avenir comme dans le passé, c’est leur infériorité même qui leur sera une garantie d’éternité. C’est que « le mieux doué » n’est pas toujours « le plus apte » ; cela dépend des conditions de la lutte ; et il se peut, il se voit tous les jours qu’un manque, un défaut ou une malformation même se tournent en autant d’avantages.

Les évolutionnistes en citent volontiers un exemple devenu classique : « N’avons-nous pas vu, disent-ils, ce qui est arrivé lorsque le rat gris a été introduit en Europe, et s’est trouvé en lutte avec le rat indigène et la souris ? De ces deux espèces une seule a survécu devant l’invasion du rat gris. Est-ce le rat noir ou la souris, l’un plus gros, armé de dents plus fortes, l’autre plus petite et plus faible ? C’est la souris. Précisément à cause de sa faiblesse, ou, pour parler plus exactement, de sa petite taille, qui lui permettait de trouver asile dans des trous étroits où son ennemi ne pouvait venir la détruire[20]. » Mais un autre exemple, plus humain, donne bien plus à songer : c’est celui des Chinois de New-York ou de San-Francisco ; « plus dangereux pour le socialisme, — et pour l’ouvrier américain, je pense, — que les plus féroces capitalistes, travaillant, comme ils font, pour rien et d’un travail toujours égal, jamais rebuté, jamais lassé, des quinze et des seize heures d’affilée. Avec eux la main-d’œuvre s’avilit, et sans cesse il faut les protéger contre la fureur de leurs concurrens de race blanche qu’ils ruineraient en quelques années, si on les laissait libres[21]. » Il y aura toujours de ces Chinois parmi nous, qui seront forts contre nous de leur infériorité même, et par qui le « progrès matériel » deviendra tôt ou tard le pire ennemi du progrès intellectuel et moral. Les moins préoccupés, les moins soucieux des seules choses qui fassent, après tout, la dignité de l’être humain, tous ceux qui ne seront avides uniquement que de jouir, les moins « bien doués » en un mot, deviendront les « plus aptes » ; et de même qu’ils ont déjà triomphé de la métaphysique, ils finiront par triompher de ce que les applications de la physique ou de la physiologie n’auront pas d’immédiat, d’industriel et de mercantile.

Écoutez-les plutôt célébrer la science ! Le télégraphe, le téléphone, les matières colorantes, les « wagons réfrigérateurs », les ignobles usines à dépecer les moutons ou les porcs par centaines de mille, voilà surtout ce qu’ils admirent ! Ont-ils jamais entendu parler d’Ampère ou de Cauchy ? Mais ils connaissent tous « l’inventeur » Edison. Et ils ne s’aperçoivent pas qu’à traiter ainsi la science, ils la rabaissent premièrement au niveau de la pire vulgarité. Leur enthousiasme se tire de la satisfaction que la science procure à nos plus grossiers appétits ! Bien moins encore se doutent-ils qu’ils travaillent de leurs mains comme à tarir la source de ses « progrès » futurs, si l’on ne saurait les dériver que des hauteurs de la métaphysique ou de la spéculation abstraite[22]. Les Chinois en sont un exemple, dont la civilisation ne s’est peut-être arrêtée que pour n’avoir eu d’autre idéal que le bien-être. Et pour toutes ces raisons, qui dira qu’en fin de compte ce qu’on appelle si facilement « progrès » ne serait pas quelquefois une espèce de recul ?

C’est en tout cas la question que la doctrine évolutive nous autorise à nous poser. Et en effet, depuis si peu de temps que nous nous connaissons, que nous pouvons raconter notre histoire, — mettons depuis trois ou quatre mille ans, — combien de civilisations n’ont-elles pas disparu ? je veux dire, combien de démentis l’expérience n’a-t-elle pas infligés à la théorie du progrès continu ?


Comme une mère sombre, et qui, dans sa fierté,
Cache sous son manteau son enfant souffleté,
L’Égypte au bord du Nil assise,
Dans sa robe de sable enfonce, enveloppés,
Ses colosses camards à la face frappés
Par le pied brutal de Cambyse !


Ce que l’invasion et la conquête brutale ont fait de l’ancienne Égypte, ou de Carthage, ou de Rome elle-même ; ce qu’elles peuvent demain faire de nous, de nos arts et de nos sciences, d’autres moyens peuvent l’opérer, qui n’agissent pas moins sûrement ; et, selon le mot d’un profond observateur, « s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds[23]. » C’est ce qui est arrivé, — pour des raisons que je me contente aujourd’hui d’indiquer, — aux Grecs, par exemple, ou aux Italiens de la Renaissance, les plus intelligentes pourtant, les mieux douées, et aussi, dans tous les sens du mot, les plus « avancées » des races de leur temps. Leur civilisation a péri sous l’excès de son propre principe. Ils sont morts d’avoir cru que l’art pouvait exercer sur la vie la domination absolue, unique, et illimitée que la science prétend aujourd’hui s’arroger. Il se commettait alors de « beaux » crimes, des crimes « esthétiques », et il s’en commet aujourd’hui de « scientifiques » ou de « savans » ! Mais si l’on dit que, de ces civilisations expirées les acquisitions ne se sont pas perdues ; si l’on ajoute que d’autres civilisations les ont elles-mêmes suivies ou remplacées, qui les ont dépassées ; si l’on répète une fois de plus que « rien ne pouvant se créer, ni se perdre » il importe assez peu qu’une civilisation particulière ait péri, du moment que l’humanité continuait de progresser, je réponds que c’est une question ; j’ajoute à mon tour qu’elle est extrêmement difficile à résoudre ; et je dis que c’est encore ici que la doctrine évolutive intervient. Il y a des « rétrogradations » dans l’histoire, il y a des « décadences, » comme il y en a dans la nature ; et pour écarter la chimère du « progrès à l’infini » nous n’avons qu’à invoquer les conclusions de la science elle-même.

« L’un des grands mérites de l’hypothèse de M. Darwin, — écrivait le professeur Huxley, voilà déjà bien des années, — provient précisément de ce qu’elle n’implique pas nécessairement la croyance en un progrès nécessaire et continu des organismes. » Et en un autre endroit : « Supposons, disait-il, que nous revenions à la période glaciaire et que les conditions de climat qui sont celles des pôles deviennent celles de tout notre globe. Dans ces circonstances, l’action de la sélection naturelle tendrait enfin de compte à la ruine de tous les organismes supérieurs et à la prospérité des formes inférieures de la vie[24]. » Cette supposition semble-t-elle trop arbitraire peut-être ? Voici donc, sur la régression, les propres paroles du savant physiologiste dont les travaux sont en train de renouveler la notion de l’hérédité. « Lorsque l’on parle du développement du règne animal ou du règne végétal, — a écrit M. Weismann, — on pense, le plus souvent, à un développement dirigé de bas en haut, se continuant sans interruption. Telle n’est pas la réalité. La régression y joue, au contraire, un rôle très important, et, à bien considérer les phénomènes de retour en arrière, ils nous permettent, presque encore plus que ceux de la marche en avant, de pénétrer les causes qui déterminent les transformations de la nature vivante[25]. » Et pour bien montrer que l’homme même n’échappe pas à l’empire de cette loi, c’est M. Herbert Spencer qui nous dit à son tour « que, dans les solitudes de l’Australie comme dans les forêts de l’ouest de l’Amérique, la race anglo-saxonne, où notre civilisation a développé à un haut degré les sentimens élevés, déchoit rapidement vers une barbarie relative ; elle adopte le code moral et, quelquefois, les habitudes des sauvages[26]. »

On me permettra, je l’espère, de ne pas multiplier inutilement les témoignages, et si M. Spencer n’est peut-être qu’un « philosophe », je ne pense pas que l’on récuse l’autorité de M. Weismann ni celle du professeur Huxley. Ce sont bien là des « savans » ! Non seulement le progrès n’a rien de nécessaire et de continu, non seulement il ne va jamais sans quelque compensation, mais encore il n’est souvent que « retour en arrière. » Je me rappelle un mot de Mme de Staël : « Cette Révolution, — écrivait-elle, il y a bientôt cent ans, vers 1798, — peut à la longue éclairer une plus grande masse d’hommes, mais pendant plusieurs années la vulgarité du langage, des manières et des opinions doit faire rétrograder, à beaucoup d’égards, le goût et la raison. » Dira-t-on qu’elle ne parlait que de « littérature » ou de « philosophie » ? Mais depuis elle, et à mesure que l’événement s’éclairait à la lumière de ses conséquences, ai-je besoin de rappeler le langage de M. Émile Montégut[27], celui de Taine, ou celui de M. Paul Bourget ? « Nous devrions… défaire l’œuvre meurtrière de la Révolution française. C’est le conseil qui, pour l’observateur impartial, se dégage de toutes les remarques faites sur les États-Unis… C’est pour avoir violemment coupé toute attache historique entre notre passé et notre présent que notre Révolution a si profondément tari les sources de la vitalité française. » Ainsi conclut l’auteur d’Outre-Mer. Et, à la vérité, comme je l’ai fait autrefois contre Taine lui-même[28], je défendrais volontiers contre M. Bourget la Révolution et son œuvre. Mais, que tant d’observateurs, « partis de doctrines si différentes et avec des méthodes plus différentes encore, » aient agité la question, c’est une preuve au moins qu’elle existe et qu’il y a lieu de nous la poser. Reculions-nous donc peut-être quand nous nous flattions d’avancer ? En croyant faire ce que nous voulions, tendions-nous peut-être où nous ne voulions pas ? Le passé que nous abolissions valait-il mieux que le présent, et surtout que l’avenir dont nous nous croyons menacés ? C’est ce que les analogies de la doctrine évolutive nous permettaient tout à l’heure, et c’est maintenant ce qu’elles nous obligent de nous demander. Puisqu’un « progrès graduel vers la perfection est très loin de faire nécessairement partie de la doctrine darwinienne » et qu’on la déclare même « parfaitement compatible avec un recul graduel »[29], la théorie du progrès, qui n’avait pas de base dans l’histoire, n’en a pas davantage dans l’histoire naturelle. Elle est en l’air, pour ainsi parler ; et de l’imprudente confiance que nos pères avaient mise en elle, il ne nous reste plus qu’à réparer les désastreux effets.

Je ne veux parler, après cela, ni de la lenteur ni de l’instabilité du progrès, mais comment ne dirais-je pas un mot des théories qui tendent à nier « l’hérédité des particularités acquises ? » Elles nous enseignent que, dans la nature comme dans l’humanité, ni les mutilations, par exemple, ni les acquisitions vraiment individuelles ne semblent se transmettre. Un fils n’hérite pas de la « science » ou de « l’érudition » de son père. La génération nouvelle n’est pas nécessairement, ni même ordinairement armée, elle ne l’est pas naturellement, de toutes les ressources de l’ancienne ; et la plus grande partie du chemin que les pères ont fait, il faut que les enfans le fassent ou le refassent à leur tour. On n’aurait pas besoin de nous « élever » ni de nous « instruire » s’il en était autrement[30] ! Mais ce qui se transmet, c’est le fond de nature, pour ainsi parler ; c’est l’aptitude générale qui sert en même temps de base physiologique à la persistance du type, et de moyen aux acquisitions individuelles ; et si l’homme n’est qu’un animal en lutte contre ses propres instincts, c’est ce qui nous ramène à ce que nous disions : qu’il n’y a de « progrès » vraiment digne de ce nom que le « progrès moral ».

Ou plutôt, et pour mieux dire, toute espèce de progrès, scientifique ou industriel, n’existe et n’a de raison d’être qu’en « fonction » du progrès moral.


As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin ?
Es-tu libre ? Les lois sont-elles respectées ?


s’écriait jadis un grand poète, — que, par une étrange ironie, la nature avait logé dans l’âme du plus bourgeois des hommes, — et, vrai fils de son temps, il osait ajouter :


Si nous avons cela, le reste est peu de chose !


Eh bien ! non ! le reste n’est pas peu de chose ! et, au contraire, c’est justement « ce reste » qui importe. Ce qui importe, c’est de nous souvenir de la solidarité qui nous lie et à laquelle notre premier devoir est de sacrifier quelque chose de notre individualisme ou de notre égoïsme. Ce qui importe, c’est de travailler autant qu’il est en nous à la réalisation de la justice parmi les hommes. Et ce qui importe, et ce qui doit être la loi souveraine de notre activité, c’est de contribuer pour notre part individuelle au perfectionnement de l’espèce, lui-même défini, comme nous l’avons vu, par la « théorie de la descendance » ! Nous arracher à la matière, où nous n’avons que trop de tendance à retomber de notre propre poids ; — mettre l’objet de la vie hors d’elle-même, et non pas sans doute en faire une « méditation de la mort, » mais, dans la considération de la mort et de la souffrance, chercher, trouver, maintenir la base inébranlable, le fondement métaphysique, et réel cependant, de l’égalité parmi les hommes ; — restaurer dans le monde contemporain, (tel que nous l’ont fait l’individualisme révolutionnaire, la science mal comprise, et l’industrialisme à outrance) cette solidarité dont nos hommes politiques, après l’avoir étrangement méconnue quand ils étaient en place, font, aujourd’hui qu’ils n’y sont plus, l’étonnante découverte… si c’était tout à l’heure une ébauche de morale, ce sont maintenant les linéamens encore vagues, mais déjà visibles pourtant, d’une loi de l’histoire, qui commencent à se dégager de la doctrine évolutive. Sic nos, non nobis… nous ne sommes pas nés pour nous, ni précisément pour les autres, mais pour concourir tous ensemble, dans le présent comme dans l’avenir, à une œuvre commune, qui est de nous émanciper des servitudes de notre nature. Cela seul compte ; cela seul vaut que l’on s’y dévoue ; cela seul nous permet de réaliser en nous, à un moment donné de l’histoire, ou d’approcher de loin la perfection de notre type ; et cela, je crois pouvoir le dire maintenant, cela seul, — puisqu’on veut de la « science », — est conforme aux données de la doctrine évolutive. Il me reste à faire voir ce que l’on peut attendre ou espérer de la doctrine pour la restauration d’une métaphysique dont on s’est trop hâté de dire qu’elle aurait prononcé la sentence.


III

En effet, ce qu’elle réintègre dans la science, et ce qu’elle y substitue à l’idée d’un « mécanisme » aveugle, c’est l’idée ou plutôt le sourd pressentiment d’un certain ordre, d’un ordre en quelque sorte mobile et intelligent, qui dirigerait, selon de certaines lois, le gouvernement de l’univers. C’est ce que reconnaissait l’homme qui sans doute, avant Darwin, a le plus fait pour la « théorie de la descendance, » et on doit dire, l’homme dont les doctrines ont reconquis depuis quelques années tout ce que le darwinisme pur a perdu de terrain. « L’échelle des êtres, — a écrit Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, — l’échelle des êtres représente l’ordre qui appartient à la nature et qui résulte, ainsi que les objets que cet ordre fait exister, des moyens qu’elle a reçus de l’auteur suprême de toutes choses… » Il développe alors des considérations techniques, et il termine ainsi : « Par ces sages précautions, tout se conserve dans l’ordre établi ; les changemens et les renouvellemens perpétuels qui s’observent dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu’ils ne sauraient dépasser ; les races des corps vivans subsistent toutes, malgré leurs variations ; les progrès acquis dans le perfectionnement de l’organisation ne se perdent point ; tout ce qui paraît désordre, renversement, anomalie, rentre sans cesse dans l’ordre général et même y concourt ; et partout et toujours la volonté du sublime auteur de la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée[31]. » Oserai-je dire que quiconque n’admet pas ces conclusions de Lamarck, et n’en voit pas le rapport étroit, logique, nécessaire avec la théorie de la variabilité des formes animales, c’est cette théorie, c’est la « théorie de la descendance », c’est la doctrine elle-même de l’évolution qu’il n’entend pas ou qu’il entend mal ? Essentiellement et dans son fond, pour ainsi parler, la doctrine évolutive n’est qu’une téléologie, comme disent les philosophes, et l’organisation n’en est possible qu’au moyen et par l’intermédiaire de l’idée de la finalité[32].

On sait les railleries que Bacon et, à sa suite, nos philosophes du XVIIIe siècle ont cru pouvoir faire de la recherche des causes finales. N’ont-ils donc pas vu qu’il y avait deux manières au moins de concevoir la cause finale ? et, à ce propos, les accuserons-nous d’étourderie ou de déloyauté ? Ce qu’ils ont feint de croire, en tout cas, c’est que la recherche de la cause finale se rapportait uniquement au plaisir ou à l’utilité de l’homme ; et, partis de ce principe, ils n’ont pas eu de peine à établir fortement que ni « les nez ne sont faits pour porter des lunettes », ni « les doigts pour être ornés de bagues », ni « les jambes pour porter des bas de soie ». Ils eussent moins aisément établi que les yeux ne sont pas faits pour voir : Voltaire, qui avait du bon sens, en a fait plusieurs fois la remarque. Mais les Baconiens de son temps ont été les plus forts ! Et quand après cela les physiciens ou les chimistes du nôtre sont venus à leur tour, comme ils n’ont pas eu de peine à démontrer, eux non plus, que les combinaisons du carbone et de l’hydrogène ou les lois de la « chute des graves », n’avaient point de rapport immédiat avec le service ou l’agrément de l’homme, c’est alors, plus que jamais, avec plus d’assurance et de confiance, que l’on a répété le mot proverbial du chancelier d’Angleterre : Inquisitio causarum finalium sterilis est, et tanquam virgo Deo consecrata nil parit. C’est ce que l’on exprime, d’une manière plus moderne, en disant que la science ne s’enquiert que du « comment », et jamais du « pourquoi » des choses[33].

Je ne pense pas qu’il y ait de plus funeste erreur. Non seulement la question de savoir « pourquoi » se confond avec celle de savoir « comment » l’opium fait dormir ; et les deux ne sont qu’une ; mais ce que la doctrine évolutive établit, ou ce qu’elle implique, c’est que l’on ne connaît le « comment » des variations ou des transformations animales qu’autant que l’on se préoccupe d’en rechercher le « pourquoi ».

Si nous voulons nous en convaincre, intervertissons tout simplement les spirituelles plaisanteries de nos encyclopédistes, et demandons-nous si les « bas de soie » ne sont pas faits pour vêtir les jambes ? les « bagues » pour orner les doigts ? les « lunettes » pour soulager les yeux ? Et qu’est-ce que cela veut dire : que les « lunettes » sont faites pour les yeux ? Cela veut dire que l’on n’entendrait rien aux détails de la fabrication des lunettes, ni à la raison de leur forme, ni à leurs qualités ou à leurs défauts généralement quelconques, si l’on ne connaissait la destination des lunettes. La véritable idée de la « cause finale » est donc celle de l’appropriation ou de l’adaptation d’un ensemble de moyens à une fin prédéterminée ; ou, si l’on veut, c’est l’idée d’une fin qui ne saurait être atteinte que par de certains moyens, qu’elle détermine ; et n’est-ce pas l’idée même de l’évolution ? J’aime à en croire ici Claude Bernard : « Dans tout germe vivant, a-t-il dit, il y a une idée créatrice qui se développe et qui se manifeste par l’organisation… Ici, comme partout, tout dérive de l’idée qui seule crée et dirige ; les moyens de manifestation sont communs à toute la nature, et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet, dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. » C’est également lui qui a dit : « Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l’univers, étudient les corps et les phénomènes… sans être obligés de les rapporter à l’ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l’organisme animal dont il voit l’ensemble, doit tenir compte de l’harmonie de cet ensemble. De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent, tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé. » Et ailleurs encore, dans le dernier de ses grands ouvrages : « Les agens physiques produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas : la force vitale dirige des phénomènes qu’elle ne produit pas[34]. » C’est l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui le néo-vitalisme. Mais on ne saurait affirmer plus nettement qu’une finalité supérieure, — transcendante ou immanente, ce n’est pas aujourd’hui le point, — préside aux manifestations de la force vitale, comme à l’évolution de la matière organisée, comme à la transformation des espèces animales ; et les guide. Aucune variation n’a sa raison d’être ni dans l’exercice ou le défaut d’usage des parties, ni dans les exigences de l’adaptation au milieu, ni dans l’ensemble des causes encore mal connues que l’on enveloppe sous le nom de sélection naturelle, mais on ne la trouve que dans la tendance intérieure de l’être vers la réalisation d’un plan organique donné. La réalisation de ce « plan organique » est la cause finale de l’évolution.

Voit-on sortir la conséquence ? « On ne demande pas, a-t-on dit, si le chien, si le cheval, si le bœuf ont été créés pour l’homme, mais si l’organisation des animaux annonce une intention[35] ? » Nous pouvons répondre hardiment : il y a dans le germe une intention de se conformer au type de son espèce ; il y a dans l’apparition de la variété une intention de s’adapter à un plan ; et il y a dans la nature une intention d’acheminer tous les commencemens vers un terme préfix. Qu’est-ce à dire, sinon que, de même que la « théorie de la descendance » nous a tout à l’heure permis de donner au dogme du péché originel une signification physiologique, maintenant, sur les bases de la doctrine évolutive, c’est l’idée de la Providence que nous pouvons relever ! Je n’entends pas ici cette Providence particulière et chrétienne, qui se manifesterait de préférence dans « les cas fortuits », cette Providence personnelle, sans le consentement ou l’intervention de laquelle il ne saurait tomber « un cheveu de notre tête ». De cette Providence l’intelligence est moins aisée ! la conception en est moins simple ! Mais je veux dire cette Providence générale, que, pour la mieux distinguer, j’appellerai philosophique ou païenne, la Providence des stoïciens,


Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem


cette Providence, enfin, qui n’est que la personnification du plan organique dont nous avons tout à l’heure parlé, — non pas nous ! mais Claude Bernard, si peut-être nous avions oublié de dire que l’expression est de lui. Contre le « mécanisme » rigide et inintelligent dont la libre pensée moderne s’est trop longtemps contentée, si la doctrine évolutive n’a pas « démontré », — ni ne le saurait, j’en ai peur, — l’existence d’une telle Providence, il est certain qu’elle la suggère. Et ainsi, par une de ces ironies fréquentes, ceux qui se réclament le plus intoléramment de la doctrine, ceux qui n’ont qu’évolution et descendance à la bouche, ceux qui se croient les représentans « officiels » de la théorie, ce sont ceux qu’elle condamne le plus évidemment d’étroitesse d’esprit et d’effroi de la nouveauté.

Car vainement dira-t-on que cette idée n’est pas l’idée « classique » de la cause finale, celle que s’en formait Bernardin de Saint-Pierre, et que les bons plaisans continuent de s’en faire et de soigneusement entretenir, afin de pouvoir plus aisément la ridiculiser ! On a toujours le droit, — pourvu que l’on en avertisse, — de modifier, de corriger, de perfectionner les définitions usuelles des choses ; et même ne le faut-il pas, à mesure qu’elles servent pour désigner plus de choses, et des choses mieux connues ? Je citerais vingt définitions de l’espèce ou du genre, de la vie ou de la mort, qui, chacune à leur heure, ont exprimé un progrès correspondant de la physiologie. Pareillement, la doctrine évolutive est en train d’opérer des effets que n’en attendaient à coup sûr ni les Hæckel, ni les Spencer. « À quel signe peut-on reconnaître la finalité, — se demandait naguère un philosophe, — et comment la distinguer de la causalité ? Quand des faits passés, rigoureusement observables, suffisent à expliquer entièrement un phénomène, l’explication est causale. Quand les faits passés ne suffisent pas, et qu’il faut faire appel à quelque chose qui n’a pas été réalisé complètement, ou qui ne le sera que dans l’avenir… l’explication est plus ou moins finaliste[36]. » Voilà l’idée que se font aujourd’hui de la finalité tous ceux qui n’en sont pas demeurés « à leurs vieux cahiers de Sorbonne, » comme disait dédaigneusement Renan de tous ceux qui ne partageaient pas son avis. Et cette idée en engendre une autre, que nous avons nous-même exprimée trop souvent pour n’avoir pas aujourd’hui plaisir à en emprunter l’expression au même écrivain : « Les lois zoologiques ne sont pas ramenées aux lois physico-chimiques… L’évolutionnisme introduit l’idée de loi historique… Grâce à ce nouveau type de loi… nous nous éloignons de plus en plus du type de la nécessité… Les natures des choses sont variables et les lois unissent ici entre eux des termes toujours modifiés[37]. » C’est à nos yeux la vérité même ! Il n’y a pas de « lois d’airain « dans le monde vivant, mais seulement des principes, des principes très complexes et très généraux, des principes souples, pour ainsi dire, et ployables en divers sens ; dont les applications sont multiples, diverses, changeantes ; et des principes dont la formule, sans être pour cela flottante, est du moins toujours indéterminée et comme ouverte par quelque endroit. J’y insisterais davantage, si la question ne méritait sans doute une étude plus approfondie ; — et je me contente aujourd’hui d’avoir montré quelle pouvait être la fécondité métaphysique, historique et morale de la doctrine évolutive.


Je m’attends bien, sur cette conclusion, que les évolutionnistes me reprocheront d’avoir arbitrairement interprété la doctrine qu’ils croient avoir en garde. C’est l’habitude en notre temps, lorsque l’on pense, de penser, si je puis ainsi dire, par « systèmes entiers d’idées » ; et pour peu que vous ayez une fois invoqué le nom de Darwin, on vous somme de ne plus penser qu’à la suite, sur les traces, et dans les foulées de Darwin. Mais quand il ne me serait pas trop facile d’opposer, et comme d’entre-choquer les évolutionnistes entre eux[38], je répondrais encore ce qu’on ne saurait trop redire : c’est à savoir que tout « système » est faux en tant que tel ; il est ruineux comme système ; et il n’y en a jamais que les morceaux qui soient bons. « Chacun se fait son petit religion à part soi », disait cette bonne princesse ; et moi je réclame le droit d’avoir aussi « mon petit évolution à moi. » Si je n’ai donc point raisonné de travers ; si je n’ai sophistiqué maladroitement aucun des postulats sur lesquels repose, comme toute théorie, la « théorie de la descendance ; » et si je n’ai d’ailleurs contesté aucun des faits que l’histoire naturelle a « scientifiquement » établis, il suffit, et le reste n’importe. La « science, » qui n’est infaillible, malheureusement, ni dans l’observation des faits, ni dans l’interprétation qu’elle en donne, l’est sans doute encore moins dans l’affirmation des conséquences qu’elle en tire. C’est même pourquoi ses titres sont nuls, absolument nuls, à parler de morale ou de métaphysique ; — et l’exemple d’assez grands savans l’a prouvé, si je ne me trompe.

Mais, d’un autre côté, ce que l’on pourra dire, et ce que j’avoue moi-même, c’est que la Descendance de l’homme de Darwin, ou l’Histoire naturelle de la Création du professeur Hæckel, ne sont, de leur vrai nom, que des romans scientifiques. Il n’est pas « prouvé » que les espèces animales varient, ni surtout qu’elles se transforment ; il n’est pas « prouvé » que la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle » soient autre chose que de grands mots ; » et il n’est pas « prouvé » que l’homme descende de l’animal. M. Russel Wallace, nous l’avons dit, a toujours soutenu le contraire ; et, tout en affirmant que les choses étaient comme si nous descendions du singe, il a continué d’enseigner que nous n’en descendions point. Dans ces conditions qu’est-ce donc que la doctrine évolutive ? C’est une simple hypothèse, ou, pour mieux dire, c’est une méthode. C’est un moyen de classer ou de rassembler sous un seul point de vue des faits ou des idées qui nous échapperaient autrement et qui se moqueraient, pour ainsi parler, de la faiblesse de nos prises. C’est un moyen de faire de la clarté. C’est un moyen de pénétrer plus profondément dans la connaissance de ces faits eux-mêmes et d’en découvrir de nouveaux. Ce qu’une méthode est encore, c’est une discipline pour l’esprit, qui crée naturellement une habitude générale, une certaine manière nouvelle de penser. Et, en ce sens, avec un peu d’exagération, Huxley a pu dire que, « pour quiconque étudiait les signes des temps, l’apparition de la doctrine évolutionniste était… l’événement le plus prodigieux du XIXe siècle. » Comme l’avait fait avant elle la méthode comparative, ainsi, la méthode évolutive ou « généalogique, » a renouvelé la face de la science[39]. Un autre a dit, — et ce devait être le fougueux Haeckel, — que « l’on apprécierait désormais l’intelligence des hommes selon la facilité plus ou moins grande avec laquelle ils accepteraient la doctrine évolutive ; » et sous cette forme la phrase a quelque chose en vérité de plus ridicule encore qu’impertinent. Mais il n’en est pas moins certain que, depuis une quarantaine d’années, ce n’est pas seulement le domaine de la science, c’est le domaine aussi de la philosophie qu’il semble que la doctrine ou la méthode évolutive ait transformé tout entier. C’est ce qui nous imposait, — dans cette série d’études où nous voudrions, en même temps que notre examen de conscience, faire celui de quelques-uns de nos contemporains, — l’obligation d’examiner quelques-unes des conséquences de la doctrine ; et c’est ce que nous venons d’essayer.

Et nous convenons d’ailleurs que, comme nous en avions prévenu le lecteur, ce n’est pas du dedans, c’est du dehors, à la clarté de la loi morale, que nous avons considéré la doctrine évolutive. La morale que l’on pourra tirer de la doctrine évolutive ne sera toujours qu’une morale en quelque sorte « réfractée, » dont il faudra donc toujours que l’on cherche ailleurs l’origine ou la source de lumière. Notre descendance animale, fût-elle prouvée, ne saurait nous créer de véritables « devoirs » ; et les suites que nos actes peuvent avoir pour l’avenir de l’espèce ne seront jamais une véritable « sanction ». Mais n’est-ce pas quelque chose pourtant que d’avoir été comme nécessairement conduits par la doctrine de l’évolution à un nouvel examen du problème moral ? Si, d’autre part, nous avions établi que l’hypothèse ou la théorie n’a rien d’incompatible, ou même qu’elle semble avoir une convenance interne avec la doctrine morale dont on a craint parfois qu’elle n’eût ébranlé les fondemens, ce serait encore davantage. Et enfin, si nous avions montré qu’en dehors de la morale tout « progrès » n’est qu’illusion ou chimère, et que c’est la doctrine évolutive qui l’enseigne, ne serions-nous pas assez payé du temps et de la peine que nous y avons employés ? Il ne faut pas demander aux choses plus qu’elles ne peuvent donner ; et puisque le premier fondement de toute morale est de reconnaître que l’homme, en tant qu’homme, est bien dans la nature « comme un empire dans un empire, » ce ne serait pas un résultat si méprisable que d’en avoir arraché l’aveu à la science même de la nature.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat et Maurice Tourneux, t. II, p. 246-247.
  2. Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Septième entretien.
  3. Comme il se trouvera peut-être quelqu’un pour me demander où Renan a exprimé ses idées sur ce point, on me saura gré de le lui dire sans plus attendre : « Il faut se figurer la primitive humanité comme très méchante. Ce qui caractérisa l’homme pendant des siècles, ce fut la ruse, le raffinement qu’il porta dans la malice, et aussi cette lubricité de singe qui, sans distinction de dates, faisait de toute l’année pour lui un rut perpétuel. » Histoire d’Israël, t. I, p. 4.
  4. Th.-H. Huxley, la Place de l’homme dans la nature, nouvelle édition ; Paris, 1891, J.-B. Baillière, p. 1.
  5. Institution chrétienne, texte français, Édition Baum, Cunitz et Reuss, 1869 Brunswig, t. I, p. 293.
  6. Voyez sur ce sujet du péché originel : Bossuet, Élévations sur les mystères, VIIe semaine, en particulier la cinquième et la septième élévations ; et Lamennais, Essai sur l’indifférence, t. III, ch. XXVII.
  7. L’abbé de Broglie : le Passé et le Présent du catholicisme en France, 1 vol. in-18 ; Paris, 1892, Plon, p. 113.
  8. Alfred Russel Wallace, la Sélection naturelle, trad. de M. de Candolle, 1 vol. in-8o ; Paris, 1872, Reinwald, p. 348-391.
    Voyez encore p. 403 : « Si M. Darwin n’est pas anti-darwiniste quand il admet que peut-être les animaux et les plantes n’ont pas eu d’ancêtre commun… je ne le suis pas davantage moi-même quand je fais voir que chez l’homme certains phénomènes ne peuvent être complètement expliqués par la sélection naturelle, et semblent dès lors indiquer l’existence de quelque loi supérieure. »
    Et comparez enfin le quinzième chapitre du Darwinisme, traduction de M. H. de Varigny ; Paris, 1891, Lecrosnier et Babé. Ce volume fait partie de la Bibliothèque évolutionniste.
  9. Voyez dans la Revue du 1er  septembre 1889 : Une Question de morale.
  10. Voyez dans la Revue du 15 février 1895 : Éducation et Instruction.
  11. Spinosa, Traité théologico-politique, ch. XVI. « Pisces a Natura determinati sunt ad natandum, magni ad minores comedendum ; adeoque pisces summo naturali jure aqua potiuntur, et magni minores comedunt.
  12. Édouard Westermarck, l’Origine du mariage dans l’espèce humaine, trad. de M. H. de Varigny ; Paris, 1895, Guillaumin, p. 518.
    Ce que ce livre a de particulièrement intéressant, c’est d’être en complet désaccord avec ce que les Darwin, les Spencer, les Bachofen, les Morgan, les Tylor, et tant d’autres, ont enseigné sur la matière, et qui a passé longtemps pour la vérité « scientifique. » On y apprend, entre autre choses instructives : « que le mariage, généralement parlant, est devenu plus durable, à mesure que la race humaine progressait. »
  13. Michelet, le Peuple. « Dans cette terre sale, dit-il encore magnifiquement, le paysan voit reluire l’or de la liberté. »
  14. Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux végétaux et aux animaux. T. I, p. 33.
  15. Émile de Laveleye, le Socialisme contemporain, p. XLII, XLIII.
  16. Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, par son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ; Paris, 1847, p. 214, 215.
  17. Œuvres scientifiques de Gœthe, analysées par M. Ernest Faivre, p. 130.
  18. Darwin, l’Origine des Espèces, édition française de 1876, p. 159.
    Voyez également, dans la Variation des animaux et des plantes, les chapitres XXI : sur la Sélection par l’homme ; et XXV, sur la Variabilité corrélative.
  19. Dépopulation et Civilisation, par M. Arsène Dumont, p. 243 ; Paris, 1890, Lecrosnier et Babé.
    Nous nous rappelons avoir autrefois signalé ce volume, dont nous sommes fort éloigné d’approuver toutes les conclusions, mais que nous n’en croyons pas moins devoir signaler de nouveau, comme étant l’un des plus remarquables de la Bibliothèque anthropologique. Il ne contient, en apparence, qu’une « théorie de la natalité, » mais la natalité dépend elle-même de tant de causes, que, pour les énumérer et les analyser seulement, M. Dumont a dû toucher aux plus graves questions que la « sociologie » soulève ; et, en outre, ce qui est si rare en pareille matière, son livre est vraiment un livre de bonne foi. Est-ce peut-être pour cela qu’il a passé comme inaperçu ?
  20. Mathias Duval, le Darwinisme, p. 521 ; Paris, 1886, Lecrosnier et Babé.
  21. Paul Bourget, Outre-Mer.
  22. On lit dans Plutarque : Vie de Marcellus : « Archimedes a eu le cœur si hault et l’entendement si profond, qu’il ne daigna jamais laisser par escript aucun œuvre de la manière de dresser toutes ces machines de guerre pour lesquelles il acquit lors gloire et renommée non de science humaine, mais plus tost de divine sapience. Ains reputant toute cette science d’inventer et composer machines, et généralement tout art qui apporte quelque utilité à la mettre en usage, vile, basse et mercenaire, il employa son esprit et son estude a escrire seulement choses dont la beauté et subtilité ne fut aucunement meslée avec nécessité. »
  23. A. de Tocqueville, la Démocratie en Amérique, III, Ire partie, ch. X.
  24. L’Évolution et l’Origine des espèces, par Th.-H. Huxley. Édition française ; Paris, 1892, J.-B. Baillière, p. 80, 81. Sur les critiques adressées au livre de M. Darwin. L’article est de 1864.
  25. Essais sur l’hérédité, par M. A. Weismann, traduction de M. Henry de Varigny ; Paris, 1892, Reinwald, p. 381. C’est le début d’une conférence sur la Régression dans la nature.
  26. Herbert Spencer, Principes de Biologie, traduction de M. Cazelles, t. I, p. 231. — Cf. Quatrefages, les Précurseurs de Darwin ; Paris, 1870, Germer-Baillière.
  27. Voyez dans la Revue du 15 août 1871 : Où en est la Révolution française ?
  28. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1885: Un récent historien de la Révolution.
  29. Expressions de M. Huxley, dans l’article déjà cité.
  30. Voyez Weismann : Essais sur l’hérédité, et W. P. Bail : Hérédité et exercice, Paris, 1891 ; Lecrosnier et Babé.
  31. Lamarck. Philosophie zoologique, t. I, p. 113-11 4, édit. Ch. Martins.
  32. M. Huxley, dès l’origine, ou presque dès l’origine, en 1864, dans sa revue des Critiques adressées au livre de Darwin, avait bien essayé de défendre l’auteur contre ce « reproche » ; car c’était un reproche qu’on lui faisait, surtout en Allemagne. Mais depuis lors, M. de Hartmann, dans sa Philosophie de l’Inconscient, dont on a bien moins attaqué l’esprit pessimiste, à vrai dire, que la tendance « idéaliste », et dans un opuscule écrit tout exprès, — sur le Darwinisme, ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette théorie ; Paris, 1880, Germer Baillière, — a repris la question. M. Oscar Schmidt, professeur à l’Université de Strasbourg, ne lui a rien répondu qui vaille, dans sa réplique intitulée : les Sciences naturelles et la Philosophie de l’Inconscient ; il a seulement prouvé que si les philosophes ne sont pas toujours au courant du dernier état de la science, les savans auraient parfois aussi besoin, avant de parler métaphysique, d’une initiation qui leur manque.
  33. Voyez dans la Revue du lu novembre 1863, la Science idéale et la Science positive.
  34. Claude Bernard, Introduction à la Médecine expérimentale, p. 162 ; — Ibid., p. 153, 154 ; — et Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux végétaux et aux animaux, t. I, p. 51.
  35. Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon.
  36. De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, par M. Émile Boutroux ; Paris, 1895, Lecène et Oudin, p. 97.
  37. Émile Boutroux, De l’idée de loi naturelle, p. 101, 102.
  38. Je renvoie, pour ce point, au dernier livre de Quatrefages : les Émules de Darwin, 2 vol. in-8o ; Paris, 1894, Alcan.
  39. « Si grand que soit l’intérêt qui s’attache à l’histoire biologique isolée des êtres vivans, a dit M. Francis M. Balfour, cet intérêt a été décuplé par les généralisations de Darwin. » On en pourrait dire autant des études relatives à la paléontologie.