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LE POÈTE ET LE MÉCANICIEN

Peu de modes, autant que celle de l’automobile, captivèrent notre élite. Il n’est pas de sacrifice qu’on ne fasse pour se procurer l’appareil et pour, comme en un char de féerie, traverser les espaces, fuir des brumes septentrionales aux jardins ensoleillés du Sud.

Souvent le véhicule à moteur coûte plus que le coupé, son cheval et le harnais. En outre, l’entretien du wattman et de la machine, la réparation et le remplacement des pièces sont autrement dispendieux que l’entretien du cocher, du cheval, que les frais de sellerie. Pourtant, depuis quelques années, nombre de personnes férues d’économie acquièrent les quatre-cylindres des meilleures marques. Beaucoup qui ne possédaient pas leur équipage se sont décidés à l’emplette. Point de pays perdu où l’on ne rencontre maintenant l’automobile du docteur, celle du hobereau, celle du receveur des finances, celle de l’ingénieur, celle du commandant, celle du jeune monsieur et celle des nouveaux mariés. Pour la première fois, la parcimonie bourgeoise abdique devant cette tentation. Elle consent à ouvrir son portefeuille et même à « prendre sur le capital » ! À Paris, le plaisir de cette vitesse nous oblige à débourser quelque douze à quinze mille francs par an. C’est donc environ cinq cents louis que les familles acceptent de verser en sus de leurs dépenses ordinaires, afin de goûter le délire de la course rapide et les aventures des longues promenades. Grande merveille. Il semble intéressant de chercher les causes psychologiques d’un tel et heureux changement.

En voici, je crois, la principale raison : Mieux que les lettres, la science vulgarisée amuse les hommes. Devant leurs yeux, les œuvres d’imagination ne détiennent guère plus de valeur que les vaudevilles. Tolstoï, qu’ils lisent pas, ou peu, semble à leur croyance un esprit dans le genre d’Alexandre Dumas. Ils ne distinguent pas très sincèrement Flaubert d’Octave Feuillet. Tout cela ce sont des histoires galantes destinées aux collégiens et aux femmes rêveuses. On se pique de goût pour l’exact et le précis. Ainsi, quelques cuistres ayant relevé les minces erreurs archéologiques de Salammbô, cette œuvre perd de son mérite auprès du public. Il tient les inventions des livres pour choses frivoles et dignes du sourire. Ce sont des jouets. Souvent on ignore que la littérature façonne les âmes des générations à venir. On oublie que Jean-Jacques et les encyclopédistes créèrent l’état d’âme qui fit la Révolution. On ne sait pas que Balzac et Stendhal préparèrent en construisant Rastignac et Julien Sorel, l’arrivisme de la jeunesse contemporaine. S’il tue sa bonne amie traîtresse afin de venger son honneur, le vitrier raisonne comme les héros du romantisme qui se démenèrent sur les scènes du boulevard du Temple, à l’Ambigu. Le naturalisme a préparé l’avènement du parti socialiste en démasquant la classe moyenne de ses hypocrisies nécessaires. La littérature crée les mœurs prochaines en critiquant les mœurs présentes, puis l’évolution des mœurs guide l’évolution nationale. La littérature n’est donc pas une bagatelle. Elle enregistre la vie des sentiments, leurs aspirations. Elle les renforce. Elle propage les dogmes difficiles et les fait comprendre en les appliquant aux exemples des aventures qu’elle décrit. Elle est la métaphore indispensable aux philosophies directrices. À chaque instant elle dénonce la pensée des élites. C’est un instrument de vérification, et un agent essentiel de la science sociologique. Tarde, l’excellent psychologue des foules, a montré comment la littérature forme les âmes des groupes, détermine les sympathies et les antipathies. Au total, elle compose l’opinion, seule maîtresse des époques historiques.

Mais pour, de la forme et de la fable, séparer l’esprit pour juger et classer les œuvres selon la dose d’intelligence incluse, il faut tout une subtilité habituelle. Peu de jeunes gens aiment la lecture au point de s’évertuer afin de conquérir cette faculté de jugement. La plupart estiment qu’un roman doit intéresser comme un commérage de salon mieux conté. Aussi le bachelier lui-même sait-il uniquement des lettres contemporaines ce que lui montrent, durant la digestion du soir, les directeurs de théâtre et les actrices. Autant dire qu’il connaît de l’arbre le bois mort, sans les feuilles, les fleurs ni les fruits. Car c’est peu de chose, aujourd’hui, que le théâtre. Et l’on conçoit bien que le spectateur de ces sottises, quelle que soit l’emphase des éloges prodigués, préfère donner son attention aux miracles de la science. Certes, Pasteur mérite plus d’admiration que Scribe, mais il en mérite moins que Flaubert ou Taine.

Depuis longtemps des revues analogues à La Nature, sont fort lues. Dans les villes de province elles passent de main en main. On se les dispute au club et sur la table de la famille. Tout de suite un homme de bon sens apprécie l’importance d’une invention pratique. Il en aperçoit les corollaires. Il relie ce nouveau savoir à son savoir ancien. La création de l’ingénieur devient immédiatement visible et tangible. Les résultats sont quantifiés. Tandis que la création du littérateur n’agit qu’à longue échéance et de la façon indirecte. Il est délicat d’établir quels furent les résultats sociaux du romantisme et du naturalisme. Il est simple de calculer ce que l’usage des chemins de fer et du télégraphe valut au commerce. Sauf aux sociologues, le premier problème semble vain. Le second laisse entrevoir sa solution à tous dès qu’il est énoncé. La cause et l’effet sont perceptibles en même temps. L’opération intellectuelle s’accomplit plus vivement, et son succès demeure indiscutable. L’orgueil du chercheur se réjouit tout de suite.

Aussi l’appétit de science s’est prodigieusement répandu depuis vingt ans. Les programmes du baccalauréat et des écoles commerciales ou professionnelles ayant contraint la jeunesse à bien apprendre les éléments de l’algèbre, de la physique et de la chimie, de la mécanique, tout le monde se trouve mieux averti que jadis de ces choses. Autrefois l’instruction classique littéraire l’emportait de beaucoup sur l’instruction scientifique réduite à rien, ou presque, dans les classes. De là ce virement de curiosités. Aux heures de loisir, l’officier, le fonctionnaire, le magistrat, le médecin, le négociant s’occupèrent moins de lettres que de sciences. À vrai dire, si la perfection contemporaine du roman et de l’histoire a marqué un énorme progrès dans la pensée littéraire, mille découvertes du laboratoire inaugurèrent une ère admirable de la pensée scientifique et industrielle. Les fortunes qui s’édifièrent autour des vérités chimiques attirèrent les convoitises. Je me souviens qu’au sortir du lycée tous mes cousins, leurs amis, s’éprenaient de l’électricité. Ils me méprisaient beaucoup parce que les études historiques et philosophiques m’accaparaient. Eux prodiguaient toute leur attention aux locomotives, aux signaux des gares, au fonctionnement du télégraphe, à l’énergie des piles et aux forces expansives des gaz dégagés par la conflagration de la poudre dans leurs fusils de chasse. Leur avide curiosité négligeait les âmes et les intelligences humaines afin de scruter les mystères de la nature. Ils achetaient des téléphones, de petites machines à vapeur, des bobines Ruhmkorff. Ils combinaient des avertisseurs d’incendie. Ils sacrifiaient des souris à coups d’étincelles électriques. Ils fabriquaient du gaz d’éclairage chez eux : Ils étudiaient la force ascensionnelle avec des ballons de bazar.

Cet état d’âme ne fit que se développer depuis 1880 jusqu’à 1900. La bicyclette excita l’ardeur des calculs, l’amour de la vitesse. Quand l’automobile parut, elle combla les vœux. On pouvait donc posséder à domicile sa locomotive personnelle. On pouvait la démonter, la remonter, la graisser à son aise. On pouvait jouer au mécanicien, à l’ingénieur. On pouvait se plaire indéfiniment à l’examen des engrenages, des cylindres, des ressorts, des bielles. Tout ce que les professeurs avaient mis dans les cervelles, bouillonna. Exalté par le cycle, le culte de la vitesse et du voyage décupla, moins du voyage que de la vitesse.

On voulut vaincre l’espace et le temps. Et, comme le prix des machines écartait la foule, elles furent aussitôt un objet de luxe, la marque spéciale de la richesse élégante et sportive. Ainsi la bourgeoisie du second empire affecta de se passionner pour les courses de chevaux, afin d’imiter les préférences des officiers nobles. La classe moyenne, aujourd’hui, achète des automobiles, afin de participer aux prestiges des millionnaires. Mais surtout chacun vise à passer pour un ingénieur habile, ce qui est excellent. Si les capitaines retraités, sous la Restauration, se vantaient de traduire Horace en vers français et si les jouvenceaux du temps jouaient au rimeur poitrinaire, bien des hommes d’aujourd’hui se louent de savoir changer congrûment la bougie et remonter promptement le cône d’embrayage. L’amateur de lettres cède la place à l’amateur de mécanismes. Comme jadis d’être poète, on se glorifie maintenant d’être ajusteur. Ce qui légitime d’ailleurs les prophéties des socialistes. Ils assurent que, dans le futur état collectiviste, les riches d’aujourd’hui s’habitueront vite à se divertir des labeurs manuels dans les ateliers publics, pendant les quatre heures de travail allouées égalitairement aux trente-huit millions de Français. La bourgeoisie se hâte de démontrer que ses adversaires ne se trompaient point. Chose piquante extrêmement. Chose respectable et neuve.