La Morale aristocratique du Surhomme


LA
MORALE ARISTOCRATIQUE
DU SURHOMME




Nietzsche a beau se déclarer « immoraliste, » il a lui-même une morale, comme nous avons vu que cet athée qui se croit déicide a une religion. C’est la morale aristocratique, poussée jusqu’à la prétention de s’élever par delà le bien et le mal humains pour puiser aux sources éternelles de la vie. L’éthique de Nietzsche n’est pas moins utile à étudier que sa religion, sinon pour sa valeur intrinsèque, du moins comme signe des temps. Elle est une réaction violente contre ce vague sentimentalisme qui, chez beaucoup de démocrates, de socialistes, d’anarchistes même, tend, sous les noms de « religion de la souffrance » ou « morale de la pitié, » à remplacer la doctrine rationnelle des devoirs et des droits.

Négation de la morale, idée du Surhomme amoral, qui est un antéchrist, formation d’une aristocratie de maîtres, renversement de la justice et de la pitié, tels sont les principaux points qui doivent attirer notre attention. Les religieux de l’ordre de Nietzsche ne nous promettent rien moins qu’une culture nouvelle fondée sur la religion antichrétienne ; nous aurons donc à nous demander s’il y a dans l’immoralisme de Nietzsche l’ « inouï, » qu’il se flattait d’y mettre et que ses adeptes veulent nous y faire admirer. Nietzsche se croyait « inactuel, » perdu dans notre époque de christianisme comme un représentant anticipé du plus lointain avenir. En réalité, nous allons le voir rempli des préjugés les plus présens et même les plus passés. Il est bien un des derniers échos du siècle des Fourier, des Proudhon, des Renan, des Taine, des Feuerbach, des Heine et des Schopenhauer. En même temps, quand il parle, on croit tour à tour entendre les vieux sophistes grecs, les vieux sceptiques grecs, puis Machiavel, Hobbes, Helvétius, Mandeville, Diderot, toutes les voix des deux siècles passés. Les vices moraux de la démocratie ont leur Némésis dans le rêve aristocratique qui oppose à la « morale des esclaves » la « morale des maîtres. » Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, ce rêve avait bercé Renan, Taine, Flaubert ; chez Nietzsche, il a engendré la vision hallucinatoire du Surhomme. Ce qui n’avait été chez Renan que dilettantisme devient chez Nietzsche un véritable fanatisme. Quoique le penseur allemand se soit souvenu du penseur français, le tempérament enthousiaste de Nietzsche lui inspire pour Renan une profonde antipathie. En revanche, Taine ne pouvait manquer de plaire à ce dogmatique caché sous la peau d’un sceptique. Avec Taine, Nietzsche considère la vertu et le vice comme des produits naturels, sucre ou vitriol ; seulement, Taine avait cru avec l’humanité entière que c’est le sucre qui est nutritif, le vitriol qui est un poison. Nietzsche entreprend de nous montrer le contraire. Pour lui, la morale est une « empoisonneuse. » Si l’humanité n’a pas fait plus de progrès, c’est la faute des vertus et de la morale. Cette doctrine n’est donc pas seulement un scepticisme moral, elle est un dogmatisme antimoral : comme Nietzsche est antichrétien, « antéchrist, » ainsi il est ou croit être antimoraliste.

En étudiant le chantre de Zarathoustra, nous essaierons de lui appliquer la règle de critique qu’il a lui-même posée : le philosophe, dit-il, comme une fourmi patiente et attentive, doit tâter toutes choses, même les plus poétiques, « avec les antennes de la pensée froide et curieuse. »

I

Le volume de Nietzsche, interrompu par la folie, sur la Volonté de puissance, — pendant du vouloir-vivre de Schopenhauer, — devait être un « essai de transmutation de toutes les valeurs. » Le troisième livre de cet ouvrage était intitulé : l’immoraliste ; critique de l’espèce d’ignorance la plus néfaste, la morale. » Retourner toutes les vérités reçues, transmuer toutes les valeurs admises, c’est le jeu du paradoxe, qui est lui-même presque aussi vieux que le monde. Zarathoustra brise les tables de la loi, où se trouvent inscrites nos valeurs morales, et il suspend au-dessus de nos têtes les tables des valeurs nouvelles :

Chez qui y a-t-il les plus grands dangers pour l’avenir des hommes ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ? Brisez, brisez-moi les bons et les justes !

Ô mes frères, avez-vous compris celle parole ? Vous fuyez devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette parole ? Ô mes frères, ce n’est que lorsque je vous ai dit de briser les bons et les tables des bons que j’ai embarqué l’homme sur sa pleine mer !

Jusqu’à présent, on a attribué au bon, dit encore Nietzsche, « une valeur supérieure à celle du méchant, supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de l’influence féconde pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme bon, il y avait un symptôme de déclin, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui fait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir !… En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence ![1] »

Après avoir ainsi posé le problème, Nietzsche l’aborde hardiment. Qu’est-ce qui est vraiment bon, se demande-t-il, bon au sens naturel, non moral ? Et il répond : « Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. » Qu’est-ce qui est mauvais ? — « Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse. » Qu’on ne nous parle donc pas de vertu, mais « de valeur, — vertu dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline. » — (Nietzsche dit dédaigneusement moraline comme on dit nicotine ou morphine.) « Où manque la volonté de puissance, il y a déclin. Je prétends que cette volonté manque précisément dans toutes les plus hautes valeurs de l’humanité, — que les valeurs de déclin, les valeurs nihilistes règnent sous les noms les plus sacrés. » Le christianisme, où se résume le mouvement moral de l’humanité jusqu’à nos jours, « dit non à tout ce qui représente le mouvement ascendant de la vie, à tout ce qui est l’affirmation de soi sur la terre.[2] » Le christianisme dénature toutes les valeurs naturelles. Aussi, par opposition au christianisme, nous voyons Nietzsche, dans son sermon sur les Trois maux, proclamer vertus souveraines : la volupté, le désir de domination et l’égoïsme. Les péchés capitaux du chrétien deviennent les vertus capitales de l’antéchrist. « S’il m’est démontré, s’écrie Nietzsche dans une page célèbre, que la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse, sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai oui au mal et au péché… El si je découvre que la vérité, la vertu, le bien, en un mot toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai non à la science et à la morale. »

S’il m’est démontré ! — Vous admettez donc des démonstrations, vous qui avez soutenu que les valeurs ne se démontrent pas ? Vous croyez aux raisons scientifiques, vous qui avez persiflé la science ? Mais, précisément, ce qui se démontre, par raisons psychologiques et par raisons sociologiques, c’est le contraire même de votre « découverte » que la dureté, la cruauté et les mauvaises passions sont de bonnes passions. Vous parlez comme quelqu’un qui déclarerait : — « Je dirai oui au typhus, à la lèpre, au choléra, à la peste, à la syphilis et à la débauche, à l’absinthisme et à l’ivrognerie, à l’épilepsie, à la folie, à toutes les maladies et à tous les vices, s’il m’est démontré qu’ils sont propres à augmenter la vitalité de l’homme. » En entendant une telle déclaration de foi, tous les physiologistes et tous les hygiénistes s’écrieraient : « Malheureux, avec cette manière d’accroître la vitalité, vous n’en avez pas pour quinze jours à vivre ! » D’ailleurs, si Nietzsche parvenait en effet à démontrer que ce qu’on a nommé le bien est le mal, il s’ensuivrait simplement qu’on s’est trompé jusqu’ici sur la détermination du bien, de la vertu et de la santé morale ; il n’en résulterait pas que le bien par lui-même soit le mal, ni que la santé soit la maladie. Cette page tant vantée, avec toute son éloquence, est un tissu de contradictions, qui viennent se suspendre à une inconséquence fondamentale : pourquoi, en effet, voulez-vous vous-même si passionnément et si noblement l’élévation de la vie, sinon parce que c’est à vos yeux le bien ? Dès lors, au lieu de nier le bien, la vertu, la vérité, contentez-vous de dire que l’humanité se trompe à chaque instant sur leur définition et leur détermination ; qu’il y a une justice mal comprise qui aboutit à des injustices ; qu’il y a une charité mal éclairée qui fait plus de mal que de bien… Il est vrai que ce serait là un lieu commun : les paradoxes prêtent mieux à la poésie romantique et satanique. Au fond, dire non à la morale sous prétexte qu’elle n’est pas favorable à l’élévation de l’humanité, c’est dire simplement que la morale fausse n’est pas la morale vraie. De même, dire non à la science sous prétexte qu’elle « déprime la puissance humaine et la vitalité humaine, » c’est faire retomber les erreurs de la fausse science sur la vraie, pour accuser ensuite la vérité même de mensonge. Proudhon avait énoncé comme un suprême paradoxe : Dieu, c’est le mal ; Nietzsche va plus loin et dit : Le bien c’est le mal ; le vrai, c’est le faux ; la moralité, c’est l’immoralité.

Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche nous annonce qu’il va nous montrer comment on « philosophe à coups de marteau. » Mais frapper et briser tout, à tort et à travers, ce n’est pas faire œuvre de science. En prétendant abattre, avec la morale, la dernière des idoles, Nietzsche s’est bien gardé de la définir. Il s’est borné à confondre la morale avec le christianisme, qu’il a lui-même confondu avec la « religion de la pitié ; » puis, à la faveur du vague et de l’obscur, il a fini par représenter la morale même comme le bouc émissaire sur lequel l’humanité doit se décharger, non pas de tous ses péchés, mais de tous ses maux. Du reste, Nietzsche a encore pris soin ici, comme toujours, de se réfuter lui-même et de donner des coups de marteau dans sa propre doctrine. « Il y a dans l’homme, dit-il, une créature et un créateur… il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos ; mais, dans l’homme, il y a aussi quelque chose qui est créateur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour. » Que nous apprennent ces paroles, sinon ce que les grandes philosophies et les grandes religions nous enseignent depuis des siècles : l’opposition de la volonté et de l’appétit, de la pensée désintéressée et des sens, de la moralité et de l’instinct ? Mais, si cette opposition se comprend dans le platonisme ou dans le christianisme, que peut-elle signifier dans une doctrine qui a posé en principe que toute morale est un préjugé ? Au nom de cette même opposition entre la volonté active et la passion, Nietzsche fait un admirable éloge de la souffrance, à laquelle il attribue (thèse bien connue déjà) les progrès de l’humanité. Il parle en platonicien, il parle en stoïcien, il parle en chrétien. Mais que peut signifier encore cet éloge de la douleur dans une doctrine qui n’admet aucun bien réel, aucune vraie fin en vue de laquelle la douleur puisse servir de moyen ? Car nous répéter sans cesse : « De la puissance, plus de puissance ! » ce n’est rien dire, ce n’est rien poser, ce n’est rien créer. Nietzsche, nous l’avons vu, méprise la raison, il traite Descartes de « superficiel » pour avoir fait de la raison autre chose qu’un simple instrument. Mais la douleur est elle-même un instrument ; le « contentement » est aussi pour Nietzsche un instrument et ne vaut pas par soi ; où trouverons-nous donc enfin quelque chose qui ne soit pas un instrument ? — « La puissance. » — C’est là, au contraire, l’instrument des instrumens, c’est même un nom abstrait pour désigner l’instrument ! Pouvoir, c’est avoir le moyen de… Zarathoustra ne nous a jamais dit de quoi. De plus, si la souffrance est bonne, si nous devons « dire oui à la souffrance, » pourquoi Nietzsche prétend-il que nous disions non à la souffrance d’autrui, que nous refusions de la mettre en commun pour la combattre en commun ? Enfin, Nietzsche veut voir se réaliser toutes les formes de la vie ; mais pourquoi, parmi ces formes, attaque-t-il avec acharnement celles dont l’humanité a précisément vécu : les formes morales, non seulement la justice, mais la bonté, la charité, la pitié même ? Pourquoi veut-il borner la « vie débordante » à ses manifestations agressives et guerrières, comme un barbare qui s’imaginerait que la chasse aux bêtes ou à l’homme est la seule forme possible de vie supérieure ? Une mère qui prend soin de son enfant, qui s’en occupe tout le jour, qui le veille la nuit, qui est attentive à son moindre cri et à son moindre geste, qui se donne tout entière pour lui, qui se dévoue au besoin pour lui, une telle mère est sans doute « active » : en quoi est-elle « agressive » ? Lors donc que Nietzsche identifie action et agression, il se moque de nous, ou plutôt il se moque de lui-même, comme il arrive à toute raison déraisonnante. C’est à ce prix qu’il définit les émotions actives par « l’action de subjuguer, » l’ « exploitation, » l’ « ambition, » la « cupidité, » la « cruauté » même, le plaisir de faire le mal pour faire le mal, de détruire pour détruire, de dominer pour dominer. C’est à ce prix que toutes les passions tenues jusqu’ici pour mauvaises changent de « valeur, » deviennent les expressions de la foncière activité vitale, les vraies valeurs bonnes, — entendez avantageuses à la vie et à son déploiement, — les moyens d’ascension vitale par opposition aux émotions dépressives et descendantes, aux valeurs de dégénérescence[3]. Le tigre déchire sa proie et dort, voilà le modèle fourni par la nature ; l’homme fort et cruel tue son semblable, cela est dans l’ordre, cela est digne du tigre ; mais l’homme « veille, » voilà le mal, voilà la décadence, l’infériorité du civilisé par rapport au tigre ou au grand fauve des bois, au vieux Germain destructeur, ou encore à l’anthropophage qui ne connaît pas « la mauvaise conscience. »

Le système entier de Nietzsche a pour germe une confusion, celle de l’activité avec l’agressivité, comme si on ne pouvait jamais agir que contre quelqu’un, jamais contre les choses avec quelqu’un et pour quelqu’un, avec tous et pour tous. De ce que toute activité rencontre résistance, Nietzsche conclut, avec les stoïciens, qu’elle est travail et lutte ; soit, mais il ajoute qu’elle est lutte contre autrui, ce qui constitue le plus manifeste paralogisme. Les cas de lutte entre une activité et d’autres activités sont sans doute extrêmement nombreux, mais ils ne sont pas tous les cas possibles ou réels d’activité. En outre, au lieu de constituer le fond même de l’activité, la lutte n’en est qu’une imitation extérieure[4].

Qu’on y fasse attention : si agir n’est pas nécessairement attaquer autrui ; si même c’est souvent aider autrui ; s’il faut autant et plus d’activité pour rendre service que pour nuire, pour guérir que pour blesser, pour aimer que pour haïr, pour pardonner que pour se venger, pour rendre le bien que pour rendre le mal ; alors tout l’édifice de Nietzsche s’écroule par la base, toute la prétendue supériorité des mauvaises passions sur les bonnes, des mauvaises actions sur les bonnes, n’apparaît plus que comme une gigantesque mystification, vainement dissimulée sous le flamboiement du style.

II

L’erreur initiale de Nietzsche sur la nature de l’activité, qu’il confond avec l’agression, entraîne sa théorie de la société humaine, aussi inexacte que son idée de la vie individuelle. Nietzsche prétend que « la société est, au fond, contre nature, » parce qu’elle contrarie sur beaucoup de points l’expansion de la nature individuelle. Les forts, dit Nietzsche, « aspirent à se séparer, comme les faibles à s’unir ; » si les premiers forment société, c’est « en vue d’une action agressive commune, pour la satisfaction commune de leur volonté de puissance. » « Leur conscience individuelle, ajoute Nietzsche, répugne beaucoup à cette action en commun. » Les faibles, eux, se mettent en rangs serrés pour le plaisir qu’ils éprouvent à ce groupement, et par là leur instinct est satisfait ; tout au contraire, l’instinct des « maîtres de naissance (c’est-à-dire de l’espèce homme, animal de proie et solitaire) est irrité et foncièrement troublé par l’organisation. » Ainsi, selon Nietzsche comme selon Stirner, serait renversée la vieille définition d’Aristote qui croyait que, pour vivre seul, il faut être une brute ou un dieu. Au lieu de dire : l’homme est naturellement sociable, Nietzsche nous révèle qu’il est naturellement insociable. Encore les grands fauves admirés de Nietzsche ont-ils une famille, ce qui est un commencement de société. Les singes, qui ne passent pas pour être inférieurs en intelligence aux tigres, vivent en société ; les premiers hommes, aussi loin que la science peut atteindre leurs vestiges, vivaient eux-mêmes en société ; et Nietzsche espère nous faire croire, dans son romantisme de solitude, que l’Homo est un être essentiellement solitaire !

Rousseau avait prétendu que l’homme qui pense est un animal dépravé : Nietzsche prétend, à son tour, que l’homme qui aime la société de ses semblables est un animal dépravé ! Le continuateur de Rousseau, égaré à notre époque, nous annonce comme une nouveauté que la civilisation, en faisant de l’homme une bête de troupeau et surtout une bête morale, a produit la décadence de l’espèce humaine. « De tout temps, dit Nietzsche, on a voulu améliorer les hommes ; c’est cela, avant tout, qui s’est appelé la morale. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une amélioration. » En parlant ainsi, Nietzsche assimile deux choses opposées : la culture de l’homme pour l’homme, et la domestication de l’animal pour le service de l’homme. Il y a cependant quelque différence, semble-t-il, entre élever des hommes selon des règles rationnelles et humaines, ou domestiquer des chats, des chiens, des lions et des tigres pour des besoins qui n’ont plus rien de canin ou de félin et qui sont les besoins d’un autre animal, d’une autre « bête, » si l’on veut parler comme Nietzsche. Ce dernier n’en confond pas moins la domestication de l’animal et la civilisation de l’homme. « Qui sait ce qui arrive dans les ménageries ? dit-il ; mais je doute bien que la bête y soit améliorée. On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures ; on en fait la bête malade. Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé. » Et Nietzsche en revient à son éternel culte de la noble « bête blonde, » traduisez le « vieux Germain »[5]. Il nous peint un de ces Germains rendu meilleur par la morale chrétienne, c’est-à-dire affaibli et amolli, ce qui est pour lui synonyme d’adouci. Heureusement, nous avons eu des Borgia et des Bonaparte, mais en quantité insuffisante, si bien que les œuvres de ces « maîtres, » de ces bienfaiteurs et régénérateurs, ont été contrariées et annulées par le troupeau « servile. »

Mais quoi ? Si Nietzsche veut dire que la morale des civilisés affaiblit certaines énergies sauvages de l’homme, il dit une banalité ; et, s’il en veut conclure que l’homme, affaibli dans ses énergies brutales, n’a pas gagné par compensation des énergies supérieures, surtout d’ordre intellectuel et moral, il ne dit alors une prétendue nouveauté que sous la forme d’une insanité. De même, s’il soutient que la morale, chrétienne ou autre, a parfois fait acheter telles ou telles « vertus, » plus ou moins dignes de ce nom, aux dépens de certaines qualités naturelles, il dit une banalité ; s’il ajoute que la morale a eu ses erreurs et sur bien des points, doit être rectifiée, il dit encore une banalité ; car qui prétendra que l’idéal de saint Siméon stylite, par exemple, soit, pour le chrétien même, le véritable idéal du XXe siècle ? Mais s’il veut nous persuader que, dès qu’on moralise la bête humaine, on la fait dégénérer, que les Socrate, les Thraséas, les Helvidius Priscus, les Vincent de Paul sont des hommes « ratés » et « abâtardis, » c’est délire pur et simple. Nietzsche n’a pas assez d’amère ironie pour tous ceux qui ont besoin de la société au lieu de s’enfermer dans leur moi ; il croit que ce sont là les faibles, les médiocres, les « esclaves. » Mais la science naturelle est la première à nous enseigner que les « bêtes de troupeau » ont, dans la lutte pour la vie, vaincu les bêtes de proie solitaires, les grands pachydermes des temps héroïques, les grands fauves, — lions ou tigres, — des temps plus rapprochés. Il n’est pas exact que la force d’un être engendre par elle-même son insociabilité et que les vrais forts aiment l’isolement. Les éléphans sont forts, et ils aiment la société. Les grands singes sont forts, et ils aiment la société. Les hommes préhistoriques étaient forts, et, eux aussi, ils aimaient la société. Le maître final du globe, celui qui a triomphé et triomphe encore de toutes les espèces, c’est précisément la bête de troupeau par excellence, c’est l’homme. L’adorateur germanique des bêtes de proie ne voit pas que ses dieux animaux sont précisément ceux qui sont en voie d’extinction : nous assistons au crépuscule des grands félins, auxquels a manqué cet élément de durée si dédaigné de Nietzsche : la douceur.

En vain Nietzsche prétend que la « volonté de puissance » bien entendue, manque dans les plus hautes valeurs de l’humanité, dans les valeurs morales, et que sagesse, maîtrise de soi, courage, tempérance, justice bienfaisante, bonté, sont des signes d’impuissance, des stigmates de faiblesse et de dégénérescence, de vie descendante et de « nihilisme. » Est-ce que le juste qui domine ses instincts animaux, en vue d’une loi commune à tous les êtres intelligens, est un impuissant et un « raté ? » Est-ce que le bienfaisant qui se dévoue et même se sacrifie au bonheur de ses semblables est un « anémique, » exsangue, épuisé, voisin de l’anéantissement ? Nietzsche a lui-même, avec une admirable poésie, comparé le méchant à une grappe de serpens entrelacés, sifflans et toujours prêts à mordre. Comment veut-il maintenant nous faire croire que ces serpens, qui vont jusqu’à se mordre entre eux, que ces passions contradictoires et en lutte mutuelle sont préférables à la bonté ?

C’est que Nietzsche attribue une utilité fondamentale, non pas seulement aux instincts et inclinations, — ce qui serait admis de tous les philosophes, — mais aux mauvaises passions. À l’en croire, les vices de toutes sortes sont des « ouvriers cyclopéens » qui servent à bâtir le nouvel édifice. L’ « homme de rapine, » l’ « homme de proie, » dit-il dans la Gaie science (une science dont la gaîté est lugubre) peut se permettre « l’acte terrible et toute la somptuosité de la destruction, de l’analyse, de la négation ; il semble autorisé au mal, à l’irrationnalité, au blâme, en raison d’un excès de ces forces génératrices et fécondantes qui savent transformer tout désert en un paradis luxuriant.» Cette conception romantique du vice et du crime est en contradiction avec toute la criminologie scientifique de notre époque. Le type criminel est très rarement celui de la vie débordante ; il est le plus souvent celui de la vie appauvrie et dégénérée. Ce qui frappe tous les observateurs des jeunes criminels, en particulier, c’est le manque de volonté et d’énergie qui les caractérise, c’est leur « veulerie, » c’est leur anémie intellectuelle et morale, cette anémie que Nietzsche attribue si étrangement aux « bons » et aux « vertueux ! » La dégénérescence, avec toutes ses tares, est la grande source de la criminalité, qui n’a rien de la vie « tropicale » célébrée par Nietzsche. Celui-ci en est encore aux brigands d’opéra ou de drame, aux bandits héroïques de Schiller, de Byron, de Victor Hugo ou de Dumas, qui ont pu se rencontrer en pays barbares et en temps barbares, mais qui, en Allemagne comme en France, n’existent plus que sur la scène.

Nietzsche parle à plusieurs reprises des « crimes aux issues heureuses » comme de moyens que la vie emploie pour briser les formes trop étroites où on aurait voulu l’emprisonner. Le grand artifice de Nietzsche, dans ses éloges du crime, c’est de nous le représenter comme essentiellement novateur, puis, par une confusion d’idées, rénovateur. Que celui qui a le premier découpé une femme en morceaux ait été novateur, je le veux bien, rénovateur, c’est une autre affaire. Tout ce qui est bon aujourd’hui, dit Nietzsche, a dû commencer par être nouveau. donc insolite, contraire aux usages et aux coutumes, donc immoral. Aussi « le bien a-t-il rongé comme un ver le cœur de son fortuné inventeur. » La « bonne conscience » d’aujourd’hui a sa racine dans la « mauvaise conscience » d’hier. — Il y a dans ces réflexions de Nietzsche, comme dans les autres, une part de vérité toute simple et une part d’erreur énorme. La vérité, c’est que les grands hommes de bien, les grands inventeurs moraux, les Socrate, les Moïse, les Jésus, ont dû lutter contre les préjugés de leur temps et ont été traités d’impies ou d’immoraux. D’où il suit qu’il faut se défier des opinions courantes, même en morale, et se demander si l’œil qui nous scandalise parce qu’il voit trop clair mérite bien d’être arraché, si l’action qui nous choque est une vraie reculade ou n’est pas un progrès. Mais soutenir pour cela que le bien a toujours commencé par être le mal, que la bonne conscience a commencé par être du remords, que les Socrate ou les Jésus ont été tourmentés par un ver rongeur qui leur reprochait de ne pas se conformer à l’opinion courante, c’est faire s’évanouir la vérité de tout à l’heure en sophisme. Il ne suffit pas de contrarier toutes les idées reçues et toutes les maximes de conduite régnantes pour introduire dans le monde un véritable bien : nouveau n’est pas toujours renouveau. Ni les Cartouche, ni, quoi qu’en pense Nietzsche, les Borgia même ou les Malatesta n’ont été des inventeurs de valeurs nouvelles. D’autre part, il ne suffit pas de contrarier les idées reçues pour éprouver du remords : tout dépend de la manière dont on les contrarie et du but que l’on poursuit. Celui qui a conscience d’être désintéressé et de prêcher par la parole ou par l’action une doctrine plus haute éprouve-t-il du remords ? Il en éprouverait, au contraire, s’il refusait d’écouter sa propre conscience pour s’asservir à une opinion ou à des mœurs dont il sent l’erreur et le vice. C’est donc un pur jeu de logique que de dire : la bonne conscience naît de la mauvaise conscience et toute vertu a commencé par être un vice. « Ce ne sont pas les bons qui créent, » dit Nietzsche : ils « crucifient quiconque inscrit de nouvelles promesses sur des tables nouvelles. » Jésus, qui créa une morale, était-il donc un « méchant ? » Et, s’il fut réellement « bon », est-ce lui qui crucifia, ou est-ce lui qui fut crucifié ? La vérité est que ce sont les bons qui sont les seuls créateurs : seuls ils introduisent dans le monde une force nouvelle et durable, par exemple celle de l’amour, celle de la charité, celle même de la pitié, honnie de Zarathoustra.

En somme, la psychologie et la sociologie de Nietzsche, malgré tant d’observations profondes, demeurent paradoxales, et le principe qui fait de la méchanceté la fonction naturelle et normale de la vie est le cauchemar d’un cerveau malade. Seul le ton apocalyptique de Nietzsche lui permet d’affirmer, sans le prouver, que les bons travaillent à l’annihilation de l’homme ; en réalité, ce sont « les valeurs » qu’il met en avant, lui, qui sont « nihilistes. » Déchaînez sur la terre humaine l’égoïsme, l’esprit de domination, la volupté, la paresse, l’intempérance, l’orgueil, l’envie, l’avarice, la violence, la haine, la cruauté, et vous verrez si ces ouvriers cyclopéens bâtiront une tour de Babel capable de dépasser les nues, ou si, au contraire, ils ne feront pas crouler en ruines tout ce que l’humanité avait élevé à force de travail et de dévouement.

Prétendre que toute morale, comme telle, rabaisse et affaisse l’homme, et cela en le rendant sociable, c’est-à-dire en centuplant ses forces par celles d’autrui, — c’est pousser un peu trop loin le désir de se singulariser. D’ailleurs, que va-t-il faire lui-même, cet « immoraliste, » sinon de nous prêcher une nouvelle morale, — nouvelle à ses yeux, veux-je dire. Une fois mis de côté les paradoxes, les figures de rhétorique et de poésie, le prétendu immoraliste redevient un moraliste, souvent très fin et profond, presque toujours austère, sévère et « dur. » Car il est de ceux qui sont persuadés que « qui aime bien châtie bien. » Ce chantre de la « volupté » finit par faire un magnifique éloge de la « souffrance, » et l’apparent épicurien se métamorphose en stoïque à l’œil sec. Enfin, après avoir déclaré que tout idéal est une chimère antinaturelle et ennemie de la vie, il va nous proposer son Surhomme, qui est un homme idéal, plus ou moins bien conçu, mais enfin idéal. Il va s’enthousiasmer pour la venue de Surhomme, du véritable Antéchrist, comme les apôtres du premier siècle attendaient la venue du Fils de l’homme sur les nuées et la fin prochaine du monde.

III

Bien vieille est la théorie païenne du Surhomme, qui, par delà la loi morale comme la loi civile, revient à la nature pour déployer toute l’énergie qui est en lui et fournir à l’humanité le spécimen d’un type supérieur. Platon n’a-t-il pas mis dans la bouche de Calliclès ces paroles bien connues, qu’on croirait de Nietzsche lui-même : « Nous prenons, dès la jeunesse, les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux par des enchantemens et des prestiges, leur faisant entendre qu’il faut s’en tenir à l’égalité et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais, selon moi, qu’il paraisse un homme de grand caractère ; qu’il secoue toutes les entraves, déchire nos écritures, dissipe nos prestiges et nos enchantemens, foule aux pieds nos lois, toutes contraires à la nature ; qu’il s’élève au-dessus de tous et que, de notre esclave, il devienne notre maître ; alors on verra briller la justice naturelle ! » Hercule n’emmena-t-il pas avec lui les bœufs de Géryon, « sans qu’il les eût achetés et sans qu’on les lui eût donnés ? » Son seul titre de propriété, c’est qu’il était Hercule. Que fait d’ailleurs la loi même, reine des mortels et des immortels ? « Elle traîne avec elle la violence d’une main puissante, et elle la légitime. » En entendant Calliclès, Socrate se félicitait d’avoir un adversaire d’une telle franchise, et il disait : « — Si mon âme était en or, ne serait-ce pas une joie d’avoir trouvé quelque excellente pierre de touche pour en éprouver le titre ? » Pour l’âme contemporaine, qui est loin d’être en or, Nietzsche et ses pareils sont cette pierre de touche.

Les Schlegel et les Tieck posèrent les bases de la conception du Surhomme en soutenant la souveraineté de l’individu supérieur, image de l’absolu. L’absolu est à lui-même sa loi ; il se suffit, il jouit de soi, il ignore l’effort et le travail. « Pourquoi les dieux sont-ils des dieux, dit l’auteur de Lucinde, si ce n’est parce qu’ils vivent dans une véritable inaction ? Et voyez comme les poètes et les saints cherchent à leur ressembler en cela, comme ils font à l’envi l’éloge de la solitude, de l’oisiveté, de l’insouciance ! Et n’ont-ils pas raison ? Tout ce qui est beau et bien n’existe-t-il pas sans nous et ne se maintient-il pas par sa propre vertu ? À quoi bon l’effort incessant, tendant à un progrès sans relâche et sans but ? Cette activité inquiète, qui s’agite sans fin, peut-elle le moins du monde contribuer au développement de la plante infinie de l’humanité, qui croît et se forme d’elle-même ? Le travail, la recherche de l’utile est l’ange de mort à l’épée flamboyante qui empêche l’homme de rentrer au paradis. De même que la plante est, de (ou les formes de la nature, la plus belle et la plus morale, la vie la plus divine serait une végétation pure… Je me contenterai donc de jouir de mon existence et je m’élèverai au-dessus de toutes les fins de la vie, parce que toutes elles sont bornées et par constjquent méprisables. » Bornée aussi et méprisable est la morale du vulgaire. « Tout ce que la conscience révère, les mœurs, les convenances, les lois, le culte établi, ne sont que des formes sans consistance, un effet passager du moi infini, indignes du respect de l’homme cultivé. » Le sage, s’il consent à s’y conformer, en rit intérieurement ; il n’est pas dupe de prétendues lois créées par sa pensée et que sa pensée peut défaire. Ce que Schlegel dit du philosophe, il le dit aussi de l’artiste. La génialité affranchit l’homme de toutes les sujétions et de tous les préjugés : la vraie vertu est une forme du génie ; le génie seul est vraiment libre, « parce qu’il pose tout lui-même » et qu’il ne reconnaît d’autre loi que la sienne. « Supérieur à la grammaire morale, il peut se permettre contre elle toutes sortes de licences. Pour les natures vulgaires, rien de plus élevé que le travail ; pour le génie, il n’y a que jouissance. La fantaisie, l’imagination créatrice, l’esprit, l’humour, sont une seule et même chose, et cette chose est tout. » Nietzsche ajoutera le rire, le « bon rire, » et non seulement il autorisera les licences contre la grammaire morale, mais il détruira entièrement toute grammaire. Le « Génie » des romantiques sera devenu le « Surhomme » de Goethe et de Nietzsche. — « Quelle pitoyable frayeur, dit Méphistophélès à Faust, s’empare du Surhomme que tu es ? » Nietzsche ne connaîtra pas cette frayeur ; il empruntera à Goethe et le nom et la chose.

Nous retrouvons également le Surhomme chez Schopenhauer. La vie heureuse est impossible : « Ce que l’homme peut réaliser de plus beau, dit Schopenhauer, c’est une existence héroïque ; » une existence où, après s’être dévoué à une cause d’où peut résulter quelque bien d’ordre général, après avoir affronté des difficultés sans nombre, il demeure finalement vainqueur, mais n’est récompensé que mal ou pas du tout. Alors, au dénouement, l’homme reste, pétrifié, comme le prince du Re corvo de Gozzi, mais en une noble attitude et avec un geste plein de grandeur. Son souvenir demeure vivant et il est célébré comme un héros ; sa volonté mortifiée, sa vie durant, par les épreuves et la peine, par l’insuccès et l’ingratitude du monde, s’éteint au sein du nirvâna[6]. » Le héros de Schopenhauer, qui rappelle aussi celui de Hegel, n’a pas encore l’individualisme absolu du Surhomme, mais il en a déjà l’ambition hautaine et le « geste » tragique.

Zarathoustra annonce enfin au peuple, sur la place publique, la venue du vrai Fils de l’homme :

Je vous enseigne le Surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres, jusqu’à présent, ont créé quelque chose au-dessus d’eux et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ?

Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision et une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le Surhomme ; une dérision ou une honte douloureuse ! Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’aucun singe…

Le surhumain est le sens de la terre. Votre volonté doit dire : que le surhumain soit le sens de la terre !

Jadis on disait Dieu, quand on regardait sur des mers lointaines ; mais maintenant je vous ai appris à dire : Surhomme…

Et comment supporteriez-vous la vie sans cet espoir, vous qui cherchez la connaissance ? Vous ne devriez être invétérés ni dans ce qui est incompréhensible, ni dans ce qui est irraisonnable.

Mais que je vous révèle tout mon cœur, ô mes amis : s’il existait des dieux, comment supporterais-je de ne pas être un dieu ? Donc il n’y a pas de dieux. C’est moi qui ai tiré cette conséquence, cela est vrai, mais maintenant elle me tire moi-même…

J’appelle cela méchant et inhumain, tout cet enseignement de l’unique, du rempli, de l’immobile, du rassasié et de l’immuable.

Goethe avait dit, à la fin du second Faust :

Tout ce qui passe n’est que symbole.

Nietzsche répond :

Tout ce qui est immuable n’est que symbole. Et les poètes mentent trop.

Mais les meilleures paraboles doivent parler du temps et du devenir : elles doivent être une louange et une justification de tout ce qui est périssable !…

La beauté du surhumain m’a visité comme une ombre. Hélas ! mes frères, que m’importent encore les dieux !

Quelque poétique que soit ce lyrisme, peut-il voiler les incohérences de la pensée ? « S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de ne pas être un dieu ? » Les chrétiens, que Nietzsche considère comme ses pires ennemis, répondront à l’antéchrist : — Le premier des préceptes est : « Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait. Vous pouvez donc aspirer à l’existence divine. » — Les philosophes diront à leur tour : — « Si tout ce qui est immuable n’est que symbole, pourquoi voulez-vous remplacer Dieu par une loi ce immuable » et « unique, » celle du retour éternel ? Comment ne serait-ce pas votre formule mathématique qui est un symbole ? »

La théorie du Surhomme, chez Nietzsche, est en contradiction avec un système qui nie tout fondement objectif de la vérité et de la valeur. Comment savoir que le Surhomme est le « sens de la terre, » si la terre n’a pas plus de sens que le ciel et que le monde entier, qui s’agite sans but dans un vertige sans fin ? — Un idéal moral, qui assigne à la vie son sens et son but, répond Nietzsche, ne peut être ni prouvé ni réfuté ; mais il appartiendra un jour au surhomme, il appartient déjà au philosophe de poser les valeurs et de les créer en les posant. Aussi Nietzsche fait-il la guerre au simple savant, à l’homme « objectif, » à l’homme miroir, « habitué à s’assujettir à tout ce qui doit être connu, sans autre désir que celui que donne la connaissance, le reflet. » Il oppose au savant le philosophe, « l’homme violent, le créateur césarien de la culture, l’homme complémentaire en qui le reste de l’existence se justifie, » l’homme qui est « un début, une création, une cause première[7]. » Le sage seul est créateur.

Personne ne sait encore ce qui est bien et mal, si ce n’est le créateur ! Mais c’est lui qui crée le but des hommes et qui donne son sens et son avenir à la terre ; c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses…

En poète, en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, j’ai appris aux hommes à être créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.

Sauver le passé dans l’homme et transformer tout ce qui était, jusqu’à ce que la volonté dise : — Mais c’est ainsi que je voulais que ce fût ! C’est ainsi que je le voudrai ! — C’est ceci que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut !

Ou il s’agit ici de poésie, ou il s’agit de philosophie. Dans le premier cas, admirons ; dans le second, raisonnons. S’il n’y a rien en soi de bon ou de mauvais, aucune volonté créatrice ne pourra faire sortir le bien du néant. Zarathoustra le « créateur » aura beau vouloir donner un sens et un but humain au soleil, à la lune et aux étoiles, il fera simplement de l’astrologie, et il ne changera d’un millionième ni le cours des astres ni le cours total des choses. Nietzsche lui-même finit par réduire toute cette prétendue création à l’acceptation pure et simple de la destinée. Quand la souffrance et la mort arrivent, il dit : « Je voulais précisément que ce fût, » et il s’imagine qu’il a ainsi métamorphosé le destin en œuvre de sa volonté. Ce coup de baguette est trop commode. Nietzsche se fait de la vie une idée arbitraire, digne d’un poète chevelu de 1830, d’un « créateur » de Hernani ou de Manfred, comme si la vie individuelle ou collective n’avait pas ses lois scientifiquement déterminables et sa direction normale, que le philosophe doit, non « inventer, » mais découvrir ! Le philosophe pose des lois, si l’on veut, mais il les pose en vertu d’une recherche dirigée au fond même de la conscience. Toute « valeur » morale a un côté psychologique et sociologique, par lequel elle éclate aux yeux qui savent voir, fût-ce dans les ténèbres. Les grandes individualités sont celles qui peuvent le mieux anticiper l’avenir et l’amener à l’existence, mais elles ne posent rien arbitrairement : elles sentent mieux ou comprennent mieux les besoins profonds de la conscience humaine.

Nietzsche lui-même, d’ailleurs, quand il ne parle plus comme Isaïe, par versets, définit la morale : « L’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, son instinct vital le plus simple[8]. » Il admet donc des conditions de vie et de développement qui dominent nos volontés. Voilà qui est moins poétique, mais plus scientifique : seulement, pourquoi s’en tenir à un « peuple, » comme si chaque peuple vivait isolé ? Ce nationalisme germanique est outré. Un peuple, aujourd’hui, a parmi ses conditions de développement celles de tous les autres peuples ; il eût donc fallu dire : la morale est l’expression des conditions de vie et de développement des sociétés humaines ; c’est leur instinct vital, non pas seulement « le plus simple, » mais le plus élevé ; c’est même plus qu’un instinct, c’est leur science vitale.

L’idéal moral de Nietzsche, c’est-à-dire son Surhomme, est justifiable, lui aussi, d’une critique fondée sur les lois scientifiques et la constitution philosophique de la conscience humaine. Si cet idéal apparaît à la fin comme un tissu de contradictions internes, si de plus il est en opposition avec les tendances normales de la vie et de la conscience, Zarathoustra aura beau, avec l’enthousiasme d’un prophète descendu du Sinaï, offrir à l’humanité sa nouvelle table de valeurs, l’humanité n’y reconnaîtra ni sa volonté vraie, ni, par conséquent, sa vraie loi. Or, le Surhomme antichrétien est précisément cet assemblage de contradictions. En lui, prétend Nietzsche, la volonté atteint son intensité la plus haute, et Nietzsche ne s’aperçoit pas que la véritable intensité entraîne, comme Guyau l’avait démontré, l’extension au dehors ou l’expansion. Si le Surhomme de Nietzsche se répand, c’est comme force « agressive » et « destructive, » qui se diminue elle-même de toute la résistance qu’elle provoque en autrui. Chez le Surhomme, la volonté de vie na pas assez de vie pour vivre en autrui et pour autrui, comme en elle-même et pour elle-même. Sa surabondance prend les allures du manque et du besoin, au lieu d’être ce débordement de la « plénitude, » πλήϱωμα, où la sagesse grecque, comme la sagesse chrétienne, a vu la richesse de l’amour et de la bonté. — Le Surhomme, dit Nietzsche, veut la domination, aussi bien vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis d’autrui ; et Nietzsche ne voit pas que la domination vis-à-vis de soi-même a précisément pour condition de respecter la liberté d’autrui au lieu de vouloir la dominer. — Le Surhomme accepte la douleur comme la joie, afin d’épuiser toutes les émotions et de dépasser toutes les formes de la vie ; mais, s’il est vrai que, comme Platon l’avait déjà dit, joie et douleur se tiennent par une chaîne de diamant, il n’en demeure pas moins vrai que la douleur est une simple condition animale de la joie, que c’est la joie qui est le vrai but, qu’elle peut et doit se dégager sans cesse de la peine, qu’elle tend enfin à devenir bonheur. Nietzsche a beau mépriser la recherche du bonheur ; pourquoi veut-il la vie « luxuriante, » sinon parce qu’elle est pour lui la vie heureuse ? Qu’est-ce qu’une volonté qui voudrait sans avoir aucune raison de vouloir et sans poursuivre sa complète satisfaction, qui est béatitude ? Ce serait une force aveugle de la nature, non une volonté humaine, encore moins surhumaine. Enfin, nous dit Nietzsche, le Surhomme veut l’illusion comme la vérité, pourvu que l’illusion exalte en lui l’énergie et le fasse vivre d’une vie plus puissante ; mais, répondrons-nous, la volonté de l’illusion est une volonté de déception finale, qui se retourne contre elle-même.

Dans un hymne entrecoupé par la cloche de minuit, à l’heure où les ténèbres vont s’incliner vers le jour, Zarathoustra s’écrie : « Un : homme ! prends garde. Deux : Que dit le minuit profond ? Trois : Je dormais, je dormais. Quatre : Me voici réveillé d’un rêve profond. Cinq : Le monde est profond. Six : Et plus profond que ne le pensait le jour. Sept : Profonde est sa douleur. Huit : Sa joie, plus profonde encore que sa souffrance. Neuf : La douleur dit : Péris ! Dix : Mais toute joie veut l’éternité. Onze : Veut une profonde, profonde éternité. » Comment Nietzsche conciliera-t-il cette éternité de la joie, à laquelle il aspire tout comme un Platon, un Aristote ou un saint Paul, avec sa doctrine de perpétuel engloutissement, de perpétuelle illusion des efforts humains et même surhumains ? Tout à l’heure, l’éternité n’était qu’un symbole, l’éphémère seul était vrai ; maintenant Zarathoustra, lui aussi, demande l’éternité.

Outre ces antinomies amoncelées dans le rêve prodigieux de Nietzsche, il y a lutte entre l’idée optimiste qu’il se fait des surhommes futurs et l’idée pessimiste qu’il se fait de ces mêmes surhommes, qu’il croit obligés d’écraser les faibles ou les humbles. Si l’humanité est vraiment capable d’engendrer une élite plus qu’humaine, pourquoi la masse civilisée d’où sortira cette élite ne serait-elle pas elle-même parvenue à un degré assez élevé pour n’avoir pas besoin d’être traitée avec tant de « dureté » et de « cruauté ? » Puisque Nietzsche fait des rêves surhumains pour l’élite, qui l’empêche d’en faire d’humains pour la masse, au lieu de la croire vouée à une sorte de bestialité éternelle ?

Non, répond Nietzsche, « l’aristocratie ne se sent pas elle-même comme une fonction, soit du trône, soit de la nation, mais comme le sens et la justification ultime du tout ; c’est pourquoi elle accepte avec une conscience tranquille le sacrifice d’hommes innombrables, qui, pour son profit, doivent être déprimés et réduits à l’état d’hommes incomplets, d’esclaves, d’instrumens. » Cette aristocratie de Nietzsche, renouvelée des castes hindoues et qui rappelle aussi la caste des savans chère à Renan, est de nouveau en contradiction avec la métaphysique de Nietzsche, qui a refusé toute signification et toute justification au Tout. Qu’est-ce que le Tout, sinon un immense devenir sans cause et sans but, qui roule éternellement sur soi ? L’univers se moque bien des buts que veut poser l’homme !

À la recherche d’un idéal anti chrétien et même antimoral, Nietzsche finit par s’enfoncer dans un cercle vicieux qui le pousse sans cesse du culte de l’individu au culte de l’universel, et réciproquement. Au premier abord, le Surhomme-antéchrist apparaît comme un « égotiste » à outrance, qui remplace l’amour de l’humanité et la charité par l’amour de soi ; mais ce n’est là qu’un premier aspect, et Nietzsche le dépasse. Selon lui, en effet, « l’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique, » entendez la valeur vitale, la valeur que la vie a atteinte chez cet individu. « Il peut valoir beaucoup, continue Nietzsche, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu doit être estimé suivant qu’il exprime la ligne ascendante ou descendante de la vie. Dans l’intérêt de la vie totale, qui, avec lui, fait un pas en avant, le souci de conservation, le souci de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. » On voit que Nietzsche, ce farouche individualiste, fait de l’égoïsme même, chez certains, un moyen d’augmenter la vie totale : c’est donc bien le tout de la vie, c’est la vie universelle qui importe. L’amour qu’a la partie pour elle-même n’a de valeur qu’autant que la partie, en s’aimant ainsi, accroît la vie du tout. Et si elle ne l’accroît pas, si l’individu ne vaut pas pour le tout, il ne doit plus s’aimer. Qu’il ne se targue pas de son individualité auprès de Nietzsche ; celui-ci ne connaît pas votre vie, à vous, ni même la sienne, à lui, il ne connaît que la Vie. « L’homme isolé, dit-il avec force, l’individu, tel que le peuple et les philosophes l’ont entendu jusqu’ici, est une erreur ; il n’est rien en soi ; il n’est pas un atome, un anneau de la chaîne, un héritage laissé par le passé, il est toute l’unique lignée de l’homme jusqu’à lui-même. S’il représente l’évolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie…, sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il empiète le moins possible sur les hommes aux constitutions parfaites. Il n’est plus autre chose que leur parasite[9]. » > Est-ce encore ici « l’immoraliste » qui parle ? Ses paroles ressemblent singulièrement à celles des « moralistes » qui conseillent à l’individu de se dévouer au tout, à la vie totale, Nietzsche ne considère pas l’individu autrement que tous les anti-individualistes ou, si l’on veut, les universalistes, depuis Platon, saint Paul, Kant et Fichte jusqu’à Hegel et à Schopenhauer. Malheureusement, le phénoménisme absolu de Nietzsche n’admet pas une telle conséquence. Comment demander à un phénomène qui passe de se subordonner à la vie totale ? Cette vie n’existe pour lui qu’autant qu’il la pense et la réalise en lui-même. Max Stirner, plus logique, dirait de la Vie totale ce qu’il a dit de l’Humanité et de la Divinité : c’est un simple mot, un extrait de mon propre moi, « volé à mon moi, » et vous voulez que je me préoccupe de cette abstraction : la Vie ! Vous aussi, prétendu athée, vous adorez un Dieu : la Vie totale ! Le seul vrai athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique. Encore y a-t-il un Dieu, qui est lui-même.

Nietzsche est enfermé dans un dilemme final. Ou la « valeur » d’un homme est tout individuelle, et alors, faute de règle générale ou de mesure commune, chacun vaut tout pour soi et il n’y a plus de réelle valeur. Ou la valeur de l’individu est fondée sur un rapport au tout et à l’univers, et alors elle n’est plus simplement une question de « puissance, » mais un ensemble de rapports dont la puissance n’est qu’une partie et où il faut faire rentrer les rapports intellectuels, les rapports sentimentaux, les relations sociales et morales. Le vrai Surhomme est l’homme qui comprend et réalise le mieux ces rapports. Nietzsche parle sans cesse de valeur ; fidèle à son habitude, il s’est bien gardé de donner du mot la plus petite définition et de l’idée la moindre analyse méthodique : il aurait vu s’évanouir tous ses paradoxes. Sa poésie nous étourdit par ses fusées multicolores et ses pétards retentissans, mais le soleil dont elle nous éclaire est un soleil de feu d’artifice.

III

Jusqu’à présent, l’Humanité entière avait considéré la justice comme la condition la plus élémentaire de son existence et de son développement. Semblable au médecin de Molière, Nietzsche dit : nous avons changé tout cela. C’est, au contraire, l’injustice, l’inégalité, l’oppression qui font vivre la société ; c’est la justice qui tend à la faire mourir. La vie, en effet, selon Nietzsche, est essentiellement « infraction, violation, dépouillement et destruction, » elle est tout ce que nous appelons injustice. « Chaque instant dévore le précédent, chaque naissance est la mort d’êtres innombrables : engendrer, vivre et assassiner ne font qu’un. Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés à son char. »

Quelque vérité qu’il y ait dans ce tableau des tristes conditions de la vie animale, nous ferons cependant remarquer que l’ « assassinat » est une métaphore pour les êtres sans intelligence, comme les plantes ou les animaux inférieurs. De pins, si la vie organique a pour base la nutrition au détriment d’autrui, la vie de relation se dégage de ces nécessités primitives : voir et entendre, ce n’est déjà plus détruire ; penser et aimer, c’est encore moins détruire et assassiner. Enfin l’intelligence et la volonté ont été données à l’homme, sans doute, pour contrôler et diriger les instincts naturels de la vie, non pour les abandonner à leur libre cours. Le raisonnement de Nietzsche prouverait aussi bien en faveur de l’anthropophagie qu’en faveur de l’agression en général et de la guerre. Toute vie est nutrition : le sens de la vie, c’est de manger ; tout ce qui entrave ou affaiblit l’instinct de manger est une valeur de déclin et de décadence ; l’exaltation de cet instinct jusqu’à la férocité et à la cruauté est, au contraire, dans le sens de la vie : il y a donc quelque chose de grand, de « tropical » et de profondément vital dans une scène de cannibalisme. N’y voit-on pas l’homme, bête de proie, déchirer son semblable et affirmer la force de la vie par la destruction de ceux qui sont plus faibles ? Cette série de sophismes vaut celle de Nietzsche.

Avec cette persuasion que la justice est antivitale, Nietzsche ne pouvait manquer d’avoir en horreur tous les rêves de réorganisation sociale selon la justice. On s’engoue maintenant partout, dit-il, « même sous le déguisement scientifique, » pour un état futur de la société « auquel manquerait le caractère exploiteur. » — « Cela sonne à mon oreille comme si l’on promettait d’inventer une vie dépouillée de toutes fonctions organiques. » L’exploitation, encore un coup, n’est pas le simple résultat « d’une société corrompue, ou imparfaite et primitive, » elle appartient à l’essence de la vie comme fonction organique fondamentale et est une conséquence de la véritable volonté de puissance, qui est précisément la volonté de la vie ». Imaginez « une organisation juridique souveraine et générale, » qui serait non pas « une arme dans la lutte des complexus de puissances, » mais une arme « contre toute lutte générale, » quelque chose enfin conforme au « cliché communiste, » une règle « qui ferait tenir toutes les volontés pour égales : » vous aurez « un principe ennemi de la vie, un agent de dissolution et de destruction pour l’humanité, un attentat à l’avenir de l’homme, un symptôme de lassitude, une voie détournée vers le néant. »

Le système de Nietzsche revient à l’antique doctrine des « deux morales, » lune pour les forts, l’autre pour les faibles, l’une pour les maîtres, l’autre pour les esclaves. La morale, comme la religion, n’est bonne que pour le peuple ; nous autres grands hommes, nous sommes au-dessus. Zarathoustra professe le plus souverain mépris pour ce qu’il appelle la canaille.

La vie est une source de joie, mais, partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées.

J’aime tout ce qui est propre ; mais je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs. Ils ont jeté leur regard au fond du puits ; maintenant leur sourire odieux se reflète au fond du puits et me regarde.

La flamme s’indigne lorsqu’ils mettent au feu leurs cœurs humides ; l’esprit lui-même bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.

Le fruit devient douceâtre et blet dans leurs mains, leur regard évente et dessèche l’arbre fruitier.

Et plus d’un, qui se retira dans le désert pour y souffrir la soif avec les bêtes sauvages, voulait seulement ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.

Nietzsche oublie que la « canaille » est précisément le vaste champ de sélection où s’opère le triage, tandis que toute caste étroite et fermée est vouée à l’abâtardissement final. Tout ce faux darwinisme, tout ce renanisme exaspéré et sans « nuances » mériterait à peine une mention sans le rayonnement de poésie qui, dans le miroir déformé et déformant de Nietzsche, transfigure les idées les plus banales.

L’auteur de Caliban et des Dialogues philosophiques, ce merveilleux sceptique mêlé de croyant, ce grand ironiste en philosophie et en religion, était un de ces « danseurs » dont Zarathoustra fait l’éloge, habiles à maintenir en équilibre, aux hauteurs les plus vertigineuses, le balancier du pour et du contre. On se rappelle cette étonnante fantaisie où Renan nous montre sa caste de savans maîtresse du globe et se faisant obéir de la masse ignorante sous la menace de faire sauter la terre : obéissance ou mort. « Je rêve, » écrit Nietzsche, « d’une association d’hommes qui seraient entiers et absolus, qui ne garderaient aucun ménagement et se donneraient à eux-mêmes le nom de destructeurs ; ils soumettraient tout à leur critique et se sacrifieraient à la vérité ; » — à cette vérité qui, selon le même Nietzsche, n’existe pas ! Le rêve dont Renan voulait amuser ses lecteurs et s’amuser soi-même, le penseur allemand le prend au sérieux. Cette menace de destruction dont le doux Renan armait son aristocratie scientifique, Nietzsche la remplace par une destruction véritable et veut que ses hommes d’élite passent sur la terre comme des dévastateurs. Il professe l’amour de la destruction autant qu’un adorateur du vieil Odin. Dans la pièce de vers intitulée Dernière volonté, il se rappelle un de ses amis qui, combattant avec lui en 1870, exultait de vaincre même en mourant :

À l’heure de la mort il ordonnait,
Et il ordonna la destruction.

À ce souvenir, Nietzsche fait un retour sur lui-même et nous crie son dernier vœu :

Mourir ainsi
Que jadis je le vis mourir :
Vainqueur, destructeur !…

Dans une autre page, Nietzsche veut que l’homme supérieur et héroïque éprouve, par delà la terreur et la pitié, la joie du devenir éternel, « qui comprend aussi la joie de la destruction. » Combien le prétendu « Slave » se montre ici « Germain ! » La destruction érigée en œuvre sainte, en accomplissement de l’éternelle destinée, en moment de l’éternel devenir, en condition de l’éternel retour ! Si les Vandales avaient fait de la métaphysique hégélienne, ils n’auraient pas parlé autrement. M. de Moltke et M. de Bismarck se sont contentés de mettre à la place du destin ou de l’absolu la Providence, et ils ont entonné, avant Nietzsche, le vieil hymne à la guerre, à la sainte dévastation.

Continuant de développer les doctrines que Renan, après Victor Cousin, avait empruntées à Hegel et qui devaient se retourner contre la France, Nietzsche soutient que l’importance d’un progrès se mesure à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être faits. La fin justifie les moyens : « L’humanité, en tant que masse, sacrifiée à la prospérité d’une seule espèce d’hommes plus forts, voilà qui serait un progrès. »

Cette théorie du droit des plus forts repose sur l’idée vague de force, qui, scientifiquement, n’offre aucun sens, puisqu’elle peut désigner la force physique, la force cérébrale, la force de la volonté, la force de l’intelligence, la force même de l’amour, — car l’amour, lui aussi, est une force. Quels sont donc ces forts auxquels il faudrait sacrifier l’humanité ? Sont-ce de simples hercules de foire, ou des hercules de la pensée, ou des hercules du cœur ? Ces derniers repousseront le sacrifice d’autrui, ils se sacrifieront plutôt à autrui. Est-ce au succès et à la victoire que se mesurera la force ? À ce compte, assurément, les Anglais sont plus forts que les Boers ; je vois bien que leur triomphe est celui des gros bataillons et des gros sacs d’argent sur les petits, mais est-il sûr qu’il soit celui des « héros » sur la « canaille ? » Si les Anglais « dominent » les Boers par certains côtés, peut-être les Boers les dominent-ils par d’autres, qui ont plus de grandeur.

Au milieu d’un tel conflit d’idées et en l’absence de tout critérium, comment donc Nietzsche, ce grand partisan de la hiérarchie, établira-t-il les degrés de son échelle sociale ? Il n’y a point d’idéal, « rien n’est vrai, tout est permis. » Est-ce donc par le fait seul que s’établira la hiérarchie, par la force effective ? Mais les aristocraties, aujourd’hui, sont moins fortes que le peuple ; elles sont donc inférieures au peuple ? — Non, dites-vous, car les élites sont plus savantes et meilleures. — Il y a donc une science et une vérité scientifique, il y a donc une bonté quelconque, qui se reconnaît à certains signes ? Dès lors, tout n’est pas permis. Après avoir voulu nous envoler au delà du bien et du mal, nous revenons en deçà. Les ailes de Zarathoustra « ont les ailes d’Icare.

IV

La charité chrétienne et la pitié sont, aux yeux de Nietzsche, les maux par excellence, les grands agens de dégénérescence vitale et de déclin. « Qu’est-ce, demande Zarathoustra, qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : le christianisme. — Périssent les faibles et les ratés ! Et qu’on les aide encore à disparaître ! »

Spinoza avait déjà dit que « la pitié est, de soi, mauvaise et inutile, » mais seulement « dans une âme qui vit conduite par la raison. » Et il entendait par pitié l’émotion sensitive et nerveuse, la passion de la compassion. Ce grand esprit avait soin d’ajouter : « Il est expressément entendu que je parle ici de l’homme qui vit selon la raison. Car, si un homme n’est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, à venir au secours d’autrui, il mérite assurément le nom d’inhumain, puisqu’il ne garde plus avec l’homme aucune ressemblance. » Spinoza réfute Nietzsche. Le sage stoïque et spinoziste, qui n’est pas inhumain, mais humain par la raison et même surhumain, serait le véritable Surhomme, mais Nietzsche a le plus profond dédain de ce qu’on nomme la raison, qui n’est pour lui qu’un instinct plus ou moins dévié. La seule chose qui le préoccupe, nous le savons, c’est la vie et là puissance inhérente à la vie. C’est donc au déploiement de la vie qu’il mesure la valeur de toutes choses, — valeur naturelle et non morale, puisque les valeurs morales n’existent pas. De ce point de vue, la dureté et même la cruauté lui apparaissent comme des moyens naturels de défense et de conservation qu’emploie la vie ; la pitié est la grande tentatrice qui menace la vie et l’excite à prendre la route de l’annihilation, du nihilisme vital.

L’outrance est chère aux écrivains allemands : ils aiment l’énorme, le disproportionné, et tendent à le confondre avec le sublime. « Soyez fermes » jusque dans la bonté, forts jusque dans la douceur, éclairés jusque dans la pitié : voilà une idée absolument droite, personne n’y fera attention ; « soyez durs : » voilà une idée tortue et contrefaite, aussitôt on la remarque. Pour redresser cette idée, il suffit de faire observer que la pitié ou sympathie spontanée n’est ni la vraie charité des chrétiens, ni la bonté morale des philosophes. On a cent fois décrit le mécanisme de la sympathie par lequel la nature met chacun en état de comprendre et même de sentir à un certain degré ce qu’un autre souffre ; mais, tant qu’il n’y a en moi que le jeu mécanique des nerfs, il n’y a encore ni sympathie active, ni pitié, ni bienveillance. La vraie pitié commence non lorsque je souffre passivement et nerveusement avec vous, mais lorsque, concevant par la pensée un idéal de société et de fraternité au sein duquel les peines seraient partagées, et voulant idéaliser cet idéal, je veux par cela même souffrir avec vous. Je consens alors à ma souffrance et, au lieu de la repousser par égoïsme, comme je devrais le faire dans le système de La Rochefoucauld et de Nietzsche, je l’accepte par désir de désintéressement ; j’accrois moi-même ma souffrance comme si votre douleur devait diminuer de tout ce que j’ajoute à la mienne, comme si, en gémissant, moi aussi, sous le fardeau qui vous accable, j’en devais porter ma part et l’alléger. N’y a-t-il là, comme le prétendent Hobbes ou La Rochefoucauld, qu’une crainte déguisée de la douleur qui pourrait un jour m’arriver à moi-même ; n’y a-t-il qu’un sentiment de mon propre mal dans le mal d’autrui ? Non, ce qui me préoccupe dans votre souffrance, ce n’est pas mon mal, ce n’est pas même exclusivement votre mal. Quelque chose s’élève au-dessus de nous deux qui, en nous dominant l’un et l’autre, nous rapproche l’un de l’autre ; c’est un idéal de solidarité universelle et même de justice universelle. En effet, dans la souffrance que votre volonté raisonnable est forcée de subir comme une puissance ennemie et brutale, il y a une sorte d’injustice, et c’est le sentiment plus ou moins obscur de cette injustice qui fait que je voudrais vous secourir, moi qui suis partie du même groupe humain. Même si vous avez mérité votre souffrance, j’élève encore au-dessus de vous et au-dessus de moi une idée qui nous rapproche et confond mes douleurs avec les vôtres ; c’est l’idée de fraternité. Ainsi, en face de toute douleur ressentie par vous, je conçois plus ou moins obscurément une idée supérieure qui nous relie, et dans cette idée j’unis ma volonté à la vôtre. C’est cette union volontaire qui constitue la vraie et active pitié : tout le reste ne m’apparaît que comme l’occasion extérieure, le mécanisme produit par la nature inintelligente pour m’exciter à la dépasser elle-même. Le premier mouvement égoïste que provoque naturellement en moi la réflexion de votre douleur sur ma sensibilité propre n’est qu’un artifice de l’intérêt au profit du désintéressement : ce n’est, comme la psychologie anglaise l’a bien montré, qu’une action réflexe entre deux cerveaux, au sein de l’organisme social ; mais nous savons que ce n’est pas là tout, et la véritable organisation sociale est elle-même volontaire. Ceux qui n’obéissent qu’au premier mouvement, tout physiologique, ne tardent pas à fuir le spectacle d’une douleur qui atteint leur organisme ; ils réalisent alors le système de La Rochefoucauld ; mais ceux qui répondent au coup brutal de la nature par un acte de la volonté restent devant la douleur et s’efforcent de la prendre pour eux ; les premiers ont des nerfs, les seconds ont seuls du cœur. Il est donc bien vrai que la pitié active, « tonique » et réconfortante, ne commence qu’avec le sentiment désintéressé d’un idéal de justice devant lequel nous sommes égaux, d’un idéal de bienveillance au sein duquel nous sommes frères. Zarathoustra lui-même admet la « grande pitié, » celle qu’on éprouve volontairement et qu’on s’inflige en quelque sorte à soi-même, mais il n’y voit encore qu’un désir caché de puissance ; que n’y a-t-il vu un désir de justice et d’amour ?

Il a manqué à l’infortuné Nietzsche ce que Socrate appelait la grande science, — celle de l’amour. Nietzsche a d’ailleurs ignoré une moitié de l’humanité, la femme. « Je n’ai pas trouvé chez lui, dit sa sœur, la moindre trace d’une passion amoureuse. Toute son activité était employée aux choses de l’esprit et, pour le reste, il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, parut souffrir beaucoup de n’avoir pu éprouver une passion d’amour. » Ce n’est pas seulement son cœur, selon nous, c’est son intelligence qui en souffrit, c’est sa philosophie tout entière, ignorante de l’éternel féminin, qui est aussi l’éternel charme, l’éternelle douceur et l’éternelle bonté. S’il avait aimé, s’il avait été aimé, ce nouveau Moïse ne serait pas descendu de la montagne avec cette table de la loi : « Soyez durs ! »

IV

On a très justement dit qu’on ne peut condamner en bloc les théories de Nietzsche « sous prétexte que des médiocres et des impuissans gonflés de vanité lui empruntent quelques-uns de ses préceptes, arbitrairement détachés de l’ensemble de sa doctrine, pour justifier leurs appétits de jouissance égoïste ou leurs extravagantes prétentions à la grandeur[10]. » Cependant, il faut bien en convenir, les disciples ne détachent pas arbitrairement de l’ensemble un précepte particulier, quand ils rejettent toute croyance au bien et au mal ; car ce rejet est ici le principe même de la doctrine. En outre, comme il n’y a aucun signe auquel un « homme supérieur, » un « surhomme, » puisse se reconnaître lui-même, chacun aura le droit d’essayer de se mettre au-dessus de la loi, pourvu qu’il réussisse ; chacun aura le droit de tenter le voyage au delà du bien et du mal : ce n’est même qu’à l’essai qu’on reconnaîtra ceux qui sont capables de la grande traversée. L’immoralité n’est donc plus ici, comme dans le cas du Disciple de Paul Bourget, une déformation et une application indues de vérités scientifiques mal interprétées et hors de leur sphère légitime ; elle est la conséquence ou plutôt le principe même de tout le système. Comment donc déclarer non immorale une doctrine qui se définit elle-même comme « immoraliste ? » Dites, si vous voulez, qu’elle est vraie, qu’elle est selon la nature, et que c’est tant pis pour la morale ; mais ne dites pas qu’elle est morale. Nietzsche, d’ailleurs, déclare lui-même que sa doctrine s’adresse seulement à un petit nombre d’élus, qu’elle serait dangereuse si les hommes du commun la voulaient pratiquer, que la foule des médiocres doit vivre dans l’obéissance et la loi.

Es-tu de ceux qui ont le droit de secouer un joug ? Il en est qui ont rejeté tout ce qui leur donnait quelque valeur en rejetant la servitude où ils vivaient.

Es-tu une force nouvelle et une nouvelle loi ? Un premier mouvement ? Une roue qui tourne d’elle-même ? Peux-tu contraindre des étoiles à tourner autour de toi ?

C’est à lui-même que Nietzsche aurait dû adresser ces éloquentes apostrophes. S’il n’avait pas été aveuglé par une confiance en soi qui devait finir en démence, s’il s’était souvenu des principes mêmes de sa philosophie déterministe, il se serait répondu : — Nulle part, pas même en toi, il n’y a de force nouvelle ; tout se tient dans l’univers, tout se tient dans l’humanité. Il n’y a pas de premier mouvement, et, parmi tes gestes, celui que tu crois le plus personnel n’est qu’un anneau d’une chaîne infinie. Il n’y a point de roue qui tourne d’elle-même, et la grande roue du système solaire est mue par la machine céleste tout entière. Tu ne contraindras jamais des étoiles à tourner autour de toi.

Nietzsche s’est réfuté tout le long de son œuvre. Les oracles de Zarathoustra partagent avec les autres ce privilège qu’on y peut trouver le oui et le non sur toutes choses, et qu’on a le choix entre dix interprétations possibles. Non seulement le style, mais la pensée même de Nietzsche est métaphorique, allégorique, symbolique et mythologique. L’absence de définitions et l’absence de démonstrations ont sans doute l’avantage de mettre à l’abri des réfutations d’autrui, car la critique ne trouve plus rien de stable à quoi elle puisse se prendre. Une telle méthode n’en est pas moins l’abandon de la vraie philosophie au profit de la fantaisie métaphysique ou, si l’on préfère, de l’impressionnisme philosophique. Selon que nous avons pris les idées morales de Nietzsche en un sens limité ou en un sens absolu, nous n’avons guère eu le choix qu’entre deux choses : ou des vérités communes, ou des erreurs qui ne sont pas toujours aussi originales que le voudrait Nietzsche. Banalité poétique ou poétique extravagance, quand ce n’est pas l’une, c’est l’autre. Le vrai génie ne consiste pas à singulariser son moi, mais à oublier son moi pour ne considérer que la vérité universelle ou le bien universel. C’est la rareté de cette force d’abnégation qui fait l’originalité du génie.

Soumise à l’analyse philosophique, la morale de Nietzsche se résout en une poussière d’antinomies. Tout se vaut, et cependant Nietzsche établit une échelle de valeurs. Tout est permis, tout est libre, et cependant Nietzsche aboutit à une autorité, à une hiérarchie des hommes. Il n’y a aucune fin et aucun sens aux choses, et cependant Nietzsche veut que le Surhomme soit ou se fasse le sens de la terre. Rien n’est vrai, et cependant il faut trouver ou inventer les valeurs vraies. Tout est nécessaire et fatal, tout passe et revient, et cependant il faut créer quelque chose de nouveau. L’égoïsme est le fond de toute vie, et cependant il faut pratiquer le grand amour, qui est celui de la Vie totale ; la dureté est la loi, et cependant il faut avoir la grande pitié ; la volupté est le mobile de l’instinct vital, et cependant il faut vouloir la douleur. Toutes les passions sont bienfaisantes, et cependant il faut savoir les réfréner, les soumettre à une discipline sévère. Il n’y a pas d’idéal, et cependant il faut sacrifier tout, se sacrifier soi-même à la vie plus haute, plus pleine, plus riche, plus idéale. Sacrifice d’ailleurs vain, car on ne peut rien changer aux choses, on ne peut les faire « dévier vers un idéal quelconque, » on ne peut éviter l’inéluctable loi de l’éternelle fuite et de L’éternel retour. Ainsi parlait Zarathoustra.

Toutes ces antinomies, on n’arrive à les lever qu’en distinguant deux sens des mêmes mots, deux formes des mêmes sentimens. Nietzsche lui-même, tout le long de sa doctrine, pour échapper[11] au flagrant délit d’absurdité, a dû opposer, dans les sentimens humains, ce qu’il appelle le grand et le petit, ce que de tout temps on a nommé le « bien entendu » et le « mal entendu. » C’est grâce à cet artifice qu’il a pu, au-dessus du petit amour pour les hommes, admettre le grand amour ; au-dessus de la petite pitié vulgaire, la grande pitié ; au-dessus de la petite joie, la grande joie, et ainsi de suite. Que n’a-t-il distingué de même la petite morale vulgaire et la grande morale, au lieu de se poser orgueilleusement en iconoclaste de toute moralité ? Il a poursuivi de ses railleries, souvent justifiées, la petite science et les petits savans, simples manœuvres ou maçons (qui, pourtant, apportent leur pierre, quoiqu’ils ne soient pas architectes) ; mais il n’ignorait pas qu’au-dessus de la petite science, il y a la grande science, celle qui embrasse les horizons infinis, soit dans l’espace, soit dans le temps, celle qui nous fait saisir non seulement un certain nombre de « petits faits » ou de petites lois, mais les grands traits et la figure vénérable du Cosmos. Il a de même raillé la petite philosophie et élevé la grande jusqu’au-delà des nues. Il est de ceux qui disent volontiers, avec Pascal, que l’éloquence se moque de l’éloquence, que la philosophie se moque de la philosophie. Pourquoi, encore un coup, n’a-t-il pas dit en propres termes : — La morale se moque de la morale ; entendez la grande et vraie morale, par opposition à la petite et à la conventionnelle ! Au fond, Zarathoustra n’est pas plus allé par delà le bien et le mal qu’il n’est allé par delà le vrai et le faux, par delà la peine et la joie, par delà la pitié, par delà l’amour. Un moralisme haut et, par malheur, hautain, subsiste sous son apparent immoralisme.

Alfred Fouillée.
  1. Généalogie de la morale, p. 18.
  2. L’Antéchrist, p. 273.
  3. L’Antéchrist, p. 117.
  4. Je ne sais si Nietzsche avait lu Blanqui : à coup sûr, ce dernier est un de ses ancêtres. Non seulement Blanqui a soutenu l’éternel retour et l’existence d’une infinité de Blanquis dans l’infinité de l’espace, mais il a soutenu aussi la théorie de « la volonté insatiable de domination. » Écoutez-le, et dites si vous ne croyez pas entendre Nietzsche en personne : « Il y a chez l’homme une tendance native, une force d’expansion et d’envahissement qui le pousse à se développer aux dépens de tout ce qui n’est pas lui. (Wille zur Macht !) Ainsi pour les plantes, ainsi pour les animaux, ainsi pour les hommes… Faible, l’homme se laisse réduire à un minimum qui est en raison même de sa faiblesse (morale des esclaves). Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force (morale des maîtres). Il ne s’arrête qu’aux barrières infranchissables (insatiabilité de Nietzsche). « Le pouvoir est oppresseur par nature. Le sentiment de justice développé par l’instruction n’est lui-même qu’un assez frêle obstacle. L’instinct envahisseur perce et pénètre dès qu’il ne sent plus de résistance, et se fait illusion de la meilleure loi du monde, avec les plus beaux prétextes… La fraternité n’est que l’impossibilité de tuer son frère. » C’est devant toute cette page que Nietzsche, s’il l’a lue, a dû mettre : Moi !
  5. Crépuscule des idoles, p. 158.
  6. Brandes, Menschen und Werke. Francfort, 1895, p. 139, traduit par M. Darmesteter.
  7. Par delà le bien et le mal, p. 137.
  8. L’Antéchrist p. 275.
  9. Crépuscule des idoles, p. 199.
  10. Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche, Paris, Alcan, 1899.
  11. Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche.