LA
MONARCHIE DE LOUIS XI

II.
L'EUROPE ET LA DIPLOMATIE FRANCAISE PENDANT LA REGENCE.
I. Mémoires du duc de Saint-Simon. — II. Mémoires secrets de Duclos. — III. Mémoires militaires relatifs à la succession d’Espagne. — IV. Histoire de la Régence, par Lémouley. — V. Journal de Barbier. — VI. Mémoires du marquis d’Argenson. — VII. Las Memorias del marchese de San-Felipe, etc.



I

Le souci constant des gouvernemens menacés, c’est de chercher la force qui leur manque. Leur action se dirige toujours vers ce but, qu’une préoccupation naturelle leur fait estimer aussi utile au pays qu’à eux-mêmes. Les intérêts nationaux sont-ils opposés à ceux du pouvoir, on peut s’attendre à voir les traditions sacrifiées aux expédiens, et les alliances temporairement avantageuses l’emporter sur les alliances d’une utilité permanente. Ces intérêts, concordent-ils, les périls du pouvoir profiteront au pays, car il agira avec la puissance d’un gouvernement rehaussée par l’énergie d’une faction.

La régence fut à ses débuts un établissement faible et contesté : nous l’avons vue, malgré la popularité des premiers jours, constituer une administration collective impuissante jusqu’au ridicule, et contre laquelle ne tardèrent pas à s’élever toutes les influences qui l’avaient faite ou acclamée depuis le parlement jusqu’au jansénisme. Si la réaction contre le système de Louis XIV avait déterminé le triomphe du duc d’Orléans, à qui les haines publiques assuraient le bénéfice de ses longues disgrâces, si l’impérieux mouvement de l’opinion avait empêché les hommes de la vieille cour de produire le système d’une régence étrangère exercée par procureur tel qu’il était consigné dans les instructions de l’ambassadeur d’Espagne, le titre du neveu de Louis XIV à l’exercice du pouvoir suprême n’était pas moins dénié par tous les mécontens dont les espérances s’abritaient sous la protection du nom et de la puissance de Philippe V.

Une difficulté beaucoup plus sérieuse menaçait d’ailleurs le régent. Louis XV enfant était d’une complexion tellement délicate et d’une si chétive apparence qu’il y avait fort à craindre que ce reste du sang du roi son aïeul n’échappât point au sort qui semblait le poursuivre. Durant les trois premières années de la régence, la France et l’Europe considérèrent cette catastrophe comme à peu près certaine ; mais l’événement que la calomnie supposait hâté par les vœux du premier prince du sang, et qu’elle allait jusqu’à dire préparé par d’atroces machinations, était précisément l’effroi de sa pensée, le souci permanent de sa vie, car une telle perspective arrachait forcément le régent à la voluptueuse indolence qu’il tenait pour l’avantage le mieux constaté du pouvoir. Ce prince pensait en effet que la mort, alors si probable, du jeune roi susciterait une question qui, en changeant le cours des destinées de la France et en bouleversant l’économie de toutes les stipulations diplomatiques, le toucherait directement lui-même dans son honneur plus encore que dans son ambition. Il savait fort bien que Philippe V, malgré les termes du traité d’Utrecht et les engagemens pris par son aïeul envers l’Europe, malgré sa propre renonciation à la couronne de France, adressée à Paris et renouvelée à Madrid devant les cortès espagnoles[1], ne manquerait pas de réclamer l’héritage de la monarchie française au préjudice de la maison d’Orléans, à laquelle cet héritage était dévolu par les actes les plus solennels. Aucun cabinet n’ignorait que le roi d’Espagne, pleinement convaincu que nulle stipulation n’avait pu infirmer le droit qu’il tenait de sa naissance, était résolu à en appeler aux armes en protestant contre des traités et des renonciations qu’il n’avait, disait-il, souscrits que par contrainte. Il était de notoriété publique que, si le prince de Cellamare n’avait pas fait valoir les droits de son maître lors de la mort de Louis XIV, c’est que cet agent judicieux avait reculé devant une impossibilité démontrée, et que l’on comptait trouver plus tard pour réclamer la royauté une force et des appuis qui avaient manqué pour réclamer la régence.

Pendant que le duc d’Orléans déjouait les intrigues des légitimés, fauteurs secrets de toutes les agitations dans les parlemens et dans la noblesse provinciale, il voyait donc se préparer une crise dynastique de nature à renverser par leur base les traités qui, après de si terribles perturbations, avaient rendu la paix à la France ; il se voyait lui-même dans l’alternative, ou de monter sur le premier trône du monde, ou d’être enterré vivant dans l’impuissance et dans la honte, s’il était supplanté par un monarque qui ne tenait plus à la France que par sa foi dans un titre considéré par lui comme imprescriptible. Le régent se trouva dès lors conduit à gouverner de manière à résoudre à son profit ce grand problème de l’avenir, si un funeste événement venait à le poser. Il chercha des alliances destinées à garantir son droit et à le fortifier contre l’Espagne ; menacé par ses ennemis d’une revendication qui ne blessait pas moins les droits de la nation que les siens, il dut s’efforcer d’élever ses ressources à la hauteur de ses périls. Dans cette pensée, il se lia étroitement avec l’Angleterre, où la maison de Hanovre rencontrait alors devant elle des difficultés de la nature de celles que redoutait la maison d’Orléans ; puis, complétant l’ensemble du système ébauché par le traité de 1717, il s’engagea bientôt par le traité de la quadruple alliance, conclu avec la Grande-Bretagne, la Hollande, et l’empire, dans une politique aussi nouvelle pour la France que l’était alors la situation du pays. Le régent parut prendre le contre-pied de la politique de Louis XIV, allant un moment jusqu’à relever les Pyrénées en faisant la guerre à l’Espagne avec le concours des forces britanniques.

L’association soudaine des intérêts de la France avec ceux de l’Angleterre et la solidarité établie entre deux maisons menacées par un prétendant, toute cette diplomatie de lord Stanhope et de l’abbé Dubois, machine de guerre montée contre les deux cours de Saint-Ildephonse et de Saint-Germain, était inspirée sans nul doute par l’intérêt direct et personnel du duc d’Orléans ; mais pour être personnelle, cette politique-là était-elle donc mauvaise ? La nation n’avait-elle pas un intérêt au moins égal à celui du régent à faire avorter, par un changement radical dans le système de ses alliances, des prétentions qui n’auraient laissé subsister de l’œuvre de Louis XIV que l’apparence, puisque la monarchie française eût été subordonnée à son tour à la monarchie délabrée dont la tutelle lui avait été si onéreuse ? Le devoir de la France n’était-il pas d’ailleurs de défendre l’indépendance de sa propre politique contre les caprices d’une reine aveuglée par la tendresse et l’ambition ? Enfin, dans l’état d’épuisement amené par un demi-siècle de guerres, n’avait-elle pas un intérêt du premier ordre à maintenir les traités qui lui avaient coûté si cher contre l’agitateur irrévocablement résolu à les renverser ? Pour apprécier avec équité la conduite du régent et celle du cardinal Dubois, il faut d’abord résoudre cette question-là et se rendre compte des extrémités auxquelles la France aurait été conduite, si elle n’avait pas résolument rompu avec l’Espagne gouvernée par Alberoni.

Lorsqu’il accepta le testament de Charles II, Louis XIV croyait assurer la paix du monde par l’union de deux grandes nations longtemps rivales, et garantir la prépondérance de la France en donnant la marine espagnole pour auxiliaire à ses armées ; mais ce plan, où la grandeur n’excluait pas la prudence, avait cessé d’être exécutable depuis qu’Elisabeth Farnèse était entrée dans la couche de Philippe V, et que le fils d’un jardinier de Parme gouvernait la Péninsule avec une plénitude d’autorité que n’avait pas possédée Ximenès. Durant dix années, une pensée de tout point contraire à celle de Louis XIV anima le cabinet de Madrid, et s’y produisit d’une manière tellement aveugle et avec des allures tellement passionnées, qu’il devenait aussi impossible de la contredire que périlleux de la combattre.

Noyé dans les tristesses de l’hypocondrie et cachant au fond des bois une vie assiégée par mille fantômes, le petit-fils du grand roi, énervé par une sorte de libertinage conjugal, ne s’appartenait plus à lui-même. Une seule espérance faisait passer quelques éclairs dans la nuit de cette âme désolée, c’était celle de gouverner un jour par lui-même ou par l’un des infans issus de ses deux mariages cette France au génie de laquelle il n’était pas moins étranger par sa nature que par ses habitudes. Les hommes les mieux renseignés sur les dispositions de ce prince, qu’ils aient écrit en français comme Louville, ou en espagnol comme le marquis de San-Felipe, sont unanimes pour attester la persistance de cette pensée, fomentée par la femme qui dominait son esprit et ses sens. Ne supportant pas l’idée de laisser sans couronne et sans grands établissemens les fils qu’elle avait donnés à la caducité prématurée du roi d’Espagne, cette mère, dont l’ambition s’allumait au foyer de ses tendresses, avait fait contre la paix du monde le serment d’Annibal. Afin d’atteindre un but qu’elle ne prenait pas même le souci de dissimuler, elle était résolue à bouleverser tous les traités qui en avaient fixé l’état territorial, en allumant une guerre générale dont son conseiller italien se flattait d’imposer la charge principale à la France.

Après la guerre de la succession, l’Espagne avait beaucoup souffert sans doute, et payé l’avènement de la dynastie française d’un prix que son patriotisme pouvait trouver exorbitant. Malgré ses plus vives résistances, elle s’était vue contrainte de souscrire aux dispositions des traités d’Utrecht, qui furent pour l’Espagne du XVIIIe siècle ce que les traités de Vienne ont été pour la France du XIXe. Dans les Pays-Bas, elle perdit une souveraineté que, d’après les stipulations de la barrière, l’Autriche exerça de concert avec la Hollande. En Italie, l’Espagne dut renoncer au Milanais et à ce beau royaume de Naples, éternelle tentation de l’étranger. La Sicile, érigée en royaume, resta, entre les mains du duc de Savoie, le prix d’une habileté trop voisine de la perfidie pour que le succès en pût être durable. La Sardaigne fut cédée à l’empereur, Minorque à l’Angleterre, et l’Espagne vit graver sur le rocher de Gibraltar le stigmate de sa déchéance.

Toutefois, si pénibles que fussent ces sacrifices, la plupart d’entre eux affectaient plutôt l’orgueil du pays que sa puissance, car avec le bienfait de la paix, qui lui était plus nécessaire qu’à personne, ils lui donnaient une position plus naturelle et une concentration de forces plus précieuse que des possessions lointaines très onéreuses et toujours contestées. L’Espagne, demeurée pleinement maîtresse du Nouveau-Monde et de ses possessions asiatiques, conduite à mettre en valeur l’un des plus riches territoires de l’Europe, serait restée, avec un gouvernement même médiocre, la première des puissances coloniales, et fût devenue probablement la première des puissances maritimes.

Bon juge en matière de dignité royale, Louis XIV avait pensé que son petit-fils pouvait, sans y risquer ni son honneur ni les intérêts essentiels de sa monarchie, accepter les conditions que lui imposait la rigueur des temps. La pensée qu’il exprimait en 1713 dans ses négociations secrètes avec la reine Anne, et qu’il fit, à force d’efforts, prévaloir à Madrid, n’aurait pas changé à coup sûr dans le cours de quatre années. Si donc il avait vu l’Espagne, pour assurer aux fils d’une petite princesse de Parme des souverainetés en Italie, se mettre en conspiration contre tous les traités et contre tous les gouvernemens, susciter la guerre civile en France, armer le Turc contre l’Allemagne, évoquer jusqu’au fond du Nord le concours de Charles XII et du tsar, s’il avait pu prévoir que ces préparatifs immenses aboutiraient à la destruction, dans les eaux de la Sicile, de la dernière grande flotte qu’ait eue l’Espagne, et à l’épuisement qui suit les efforts démesurés, nul doute que devant le froncement de son sourcil Alberoni ne fût rentré dans la poussière, comme il était arrivé à la princesse des Ursins pour des motifs mille fois moins sérieux. Nul doute encore que si, par impossible, Philippe V s’était obstiné dans des desseins où l’injustice le disputait à l’extravagance, Louis XIV n’eût fini par sacrifier les intérêts de son sang à ceux de la France.

Loin de faire un crime au régent d’avoir répudié une politique dont l’aveuglement du roi d’Espagne eût rendu la continuation désastreuse, Louis XIV, on peut le croire, aurait approuvé l’attitude de ce prince, et trouvé naturel que pour conserver la paix aux peuples épuisés, en se ménageant à lui-même des éventualités consacrées par de si solennelles stipulations, il s’engageât plus étroitement dans l’alliance anglaise, dont ce monarque avait lui-même jeté les fondemens par les actes d’Utrecht. Dans les rêves maternels d’Elisabeth, dans les combinaisons plus astucieuses d’Alberoni, rien n’intéressait la France et ne valait le risque que lui aurait fait alors courir une guerre contre l’Angleterre et contre l’empire réunis. Puisqu’elle ne pouvait elle-même prendre pied au-delà des Alpes, ne valait-il pas autant, et mieux peut-être, que ces magnifiques contrées tombassent sous la domination toujours abhorrée et toujours précaire des tedeschi que de repasser sous le sceptre de l’Espagne, dont les dernières ressources se fussent épuisées pour les conserver ? Affronter, pour donner Naples et la Sicile à Philippe V, une coalition européenne, et, au moment où les victoires du prince Eugène à Belgrade et à Peterwaradin rendaient à l’Autriche la disponibilité de ses forces, recommencer, avec trois milliards de dette et les longs embarras d’une minorité, une lutte que Louis XIV s’était estimé si heureux de finir au prix des plus durs sacrifices, c’eût été là le comble de la démence, et tel était pourtant le seul prix auquel le régent pouvait maintenir l’alliance avec l’Espagne, dont l’abandon lui a été si souvent reproché. Pour se faire pardonner ce que Philippe V envisageait comme une usurpation, pour obtenir surtout de la part de ce monarque le désistement de ses prétentions éventuelles, il aurait fallu que le duc d’Orléans mît les ressources de la France à la disposition d’Alberoni, qu’il jetât une armée au-delà des Alpes, une autre au-delà du Rhin, et qu’il équipât une flotte afin de préparer la restauration de Jacques III en Angleterre. Telle était cette prétendue politique de Louis XIV, qu’on fait un crime au régent d’avoir sacrifiée à de mesquines préoccupations et à des intérêts personnels[2].

Au fond, l’Espagne elle-même n’était guère moins désintéressée que la France dans les projets déjoués par la ferme et saine politique du régent. Pendant que le succès n’aurait servi que les intérêts personnels des infans, l’avortement de ces desseins épuisa la nation et la laissa, sans armée et sans marine, dans une prostration mortelle que le règne de Charles III suspendit à peine pour quelques années. Lorsqu’on observe la persistance avec laquelle ces plans audacieux furent suivis par un ministre chez lequel l’intelligence égalait la passion, on est conduit à soupçonner qu’Alberoni songeait moins à relever l’Espagne qu’à servir l’Italie. Préparer l’indépendance de sa patrie en y implantant des princes assez puissans pour la défendre, accomplir ce dessein à l’aide de toutes les ressources d’un pays qu’il détestait encore plus qu’il n’en était détesté, telle me semble avoir été l’arrière-pensée de cet homme, type accompli du génie italien dans ses haines sans mesure et ses ambitions sans scrupule. Animé contre l’empire et les Allemands des fureurs d’un guelfe du XIIe siècle, aussi éloquent dans l’expression de ses antipathies que Machiavel exhortant Laurent de Médicis à délivrer l’Italie des barbares, le curé parmesan subordonnait, comme le secrétaire d’état florentin, la politique et la morale à son idée fixe. Le monde vit donc un prêtre décoré de la pourpre arrachée au saint-siège par ses menées user du sceptre comme d’un poignard, et conspirer contre son repos et contre les traités dans le cabinet d’un grand roi comme de nos jours pourrait le faire un chef de conjurés dans ses ventes.

Jamais un ministre turbulent n’avait trouvé des circonstances plus favorables pour bouleverser l’Europe. Toutes les cours étaient troublées par des contestations dynastiques ou par l’amer regret des sacrifices qu’elles avaient dû consentir lors de la pacification générale consommée à Utrecht, à Rastadt et à Bade[3]. La France, au dire du parti de l’ancienne cour, assistait à un commencement d’usurpation préparée par un empoisonneur. L’Angleterre venait de voir débarquer sur ses rivages un vieil électeur allemand, aussi peu soucieux des intérêts de ses nouveaux sujets qu’ignorant de leurs usages et de leur langue. Il avait étalé au milieu d’un peuple inquiet et sévère le scandale de ses préférences et celui des plus honteuses dissensions domestiques. L’esprit de parti protégeait seul George Ier sur un trône qu’un prétendant habile et résolu aurait facilement ébranlé ; mais, heureusement pour la maison de Hanovre Jacques III n’avait un moment touché la terre natale que pour la quitter avec précipitation, et ce prince se montrait aussi peu capable de préparer le succès de sa cause que peu digne de l’héroïque dévouement des martyrs chaque jour immolés pour elle. Pourtant une grande incertitude planait encore, durant la régence, sur l’issue définitive de la lutte engagée entre deux familles dont l’une pouvait compter sur l’Ecosse et l’Irlande presque entières, dont l’autre se montrait plus soucieuse de fortifier sa position en Allemagne que de s’identifier avec un pays où elle n’était pour ses propres partisans que le signe et le gage de leur victoire. La maison d’Autriche, à laquelle les derniers traités venaient d’arracher la couronne des rois catholiques, ne pouvait se résigner à un tel sacrifice, et l’empereur Charles VI aurait plus d’une fois tenté de troubler un état de choses fondé sur ce qu’il considérait comme la déchéance de sa race, s’il n’avait eu à compter d’abord avec les menaces des Turcs, et plus tard avec leur fanatique désespoir. Deux royautés nouvelles érigées en Prusse et en Piémont, en recherchant toutes les occasions d’élever leur puissance au niveau de leur titre, venaient multiplier ces brandons de discorde complaisamment attisés par le cardinal Alberoni. Au nord, la Pologne, se débattant entre deux rois patronnés par l’étranger, entrait dans la période de fébrile impuissance que la Suède avait ouverte au profit définitif de la Russie. Enfin ces deux contrées rivales étaient régies, l’une par un grand homme résolu à remuer l’univers pour s’y faire une place digne de lui, l’autre par un guerrier maniaque dont le nom demeure dans l’histoire ballotté entre ceux d’Alexandre et d’Érostrate, et qui voulait, avant de disparaître de la scène du monde, y allumer un dernier incendie.

De 1715 à 1720, l’Europe toucha donc, par les points les plus divers, à des collisions d’une portée incalculable, et la crise qui avait ensanglanté la dernière moitié du siècle précédent semblait devoir recommencer et s’étendre. Si la foudre n’a pas enflammé ce ciel orageux ; si, dans une période de vingt-huit ans, de la mort de Louis XIV à celle du cardinal de Fleury, la France a presque doublé sa population et plus que triplé ses richesses, le principal honneur en revient à la volonté du régent de faire échouer sur tous les points les tentatives de certains cabinets contre l’état territorial et celles des factions contre l’ordre établi. Le succès de cette politique, dont la modestie n’excluait pas l’utilité, est dû principalement à la sagacité un peu vulgaire, mais toujours éveillée, avec laquelle Dubois éventait toutes les mèches, à la courageuse promptitude avec laquelle il posait le pied sur tous les charbons. L’épuisement de la France après le règne de Louis XIV ne comportait pas une autre conduite, comme nous croyons l’avoir surabondamment établi[4]. Si un prince investi d’un titre temporaire au pouvoir avait poursuivi des perspectives qui ne pouvaient devenir plus vastes qu’en étant plus incertaines ; si, au lieu de s’unir résolument pour le maintien des traités avec l’Angleterre et avec l’Autriche, le régent, sans finances, sans armées et sans marine, avait compromis l’avenir de son pupille en suivant les ambitieuses traditions des deux règnes précédens, une pareille témérité aurait justifié, plus que n’ont pu le faire ses vices, toutes les calomnies des contemporains et toutes les sévérités de l’histoire.

Un instinct égoïste, mais très éclairé, fit faire au régent à peu près ce que lui aurait inspiré un sentiment plus élevé de ses devoirs. En resserrant par de nouvelles alliances le système des traités d’Utrecht, il servit les véritables intérêts de la France, quoiqu’il songeât surtout à ceux de sa maison. Le désir d’affermir sa position auprès du jeune roi après sa majorité et de s’assurer la reconnaissance de son pupille comme il avait déjà son affection le conduisit à reprendre pied à pied, pour la couronne, tout le terrain qu’elle avait un moment perdu, de manière à remettre aux mains de Louis XV le royaume dans la plénitude de ses forces et la royauté dans la plénitude de ses prérogatives. La pensée simultanée de conserver la paix et de fortifier l’autorité royale lui fit accueillir avec un empressement que l’histoire a le droit de condamner sans doute, mais qu’elle a aussi le devoir de comprendre, tous les projets présentés comme pouvant assurer la libération financière de l’état et dégager l’avenir des charges dont l’avait grevé le passé. Par un autre côté, tous ces projets, si extravagans qu’ils pussent être, servaient d’ailleurs la politique du régent, et le succès n’en devait malheureusement être que trop complet. On ne tarda pas à voir en effet l’esprit militaire dans la noblesse, l’ardeur des convictions religieuses dans la bourgeoisie, tomber devant les appels incessans adressés par le pouvoir à toutes les cupidités et sous l’exemple corrupteur des rapides fortunes. Une très courte analyse des faits, repris au point où les a laissés la première partie de ce travail, va nous montrer la régence accomplissant une bonne politique par de mauvais procédés, et nous allons, à travers les cris avinés de l’orgie, observer au Palais-Royal l’unité dans les vues, l’habileté dans les moyens, et cet heureux balancement de la modération avec la force auquel les factions ne résistent jamais.


II

Les difficultés allaient s’accumulant chaque jour autour du régent sans qu’elles parussent l’occuper, car les dissipations de sa vie semblaient moins révéler une ferme confiance qu’une sorte d’indifférence apathique sur l’issue de la lutte. Le parlement n’avait pas tardé à franchir les limites très peu précises qui, sous l’ancien régime, séparaient la résistance légale de l’usurpation de souveraineté. Éprouvant le besoin de se dédommager d’un silence de cinquante ans, tout plein des vagues espérances conçues au début du nouveau règne, il était sous l’empire d’une fièvre d’opposition qui l’aurait promptement conduit aux dernières extrémités, si la froideur publique n’avait amorti ses entreprises et ses coups. On était en effet dans un temps où le pays, partagé entre l’agitation janséniste et les émotions excitées par le succès des premières opérations de Law, ne prêtait qu’une attention distraite aux remontrances réitérées d’un corps dont les arrêts arguaient de nullité les actes principaux de l’autorité royale. Comme il arrive toujours, les cupidités avaient énervé les passions. L’édit pour la création de la chambre de justice qui, dans la personne des traitans, atteignait leurs fils, revêtus en si grand nombre de la toge parlementaire, celui de 1718 relatif aux monnaies, l’octroi au sieur Law d’attributions qui laissaient pressentir la promotion prochaine de cet étranger au contrôle général des finances, toutes ces mesures avaient provoqué, de la part des magistrats, une série d’arrêts qui constituaient la magistrature en guerre flagrante avec la régence. Cette lutte, destinée à se renouveler si souvent durant le règne de Louis XV, prit, à partir de cette époque, des allures en quelque sorte régulières, à tel point qu’on pouvait en tracer d’avance le programme.

Lorsque le grand conseil avait cassé les arrêts du parlement, celui-ci commençait par engager dans sa cause la tournelle, la cour des comptes et la cour des aides ; il ralliait les divers parlemens du royaume par des arrêts d’union, préludant ainsi à la tentative d’instituer un grand corps indépendant, politique et judiciaire, entre la couronne et la nation. Les avocats cessaient de plaider, les magistrats quittaient leurs sièges, et des milliers de suppôts désœuvrés demeuraient sur les pavés de Paris en disponibilité pour tous les désordres. La couronne, de son côté, menaçait d’un lit de justice, faisait enlever de nuit les meneurs du parlement, en pensionnait quelques-uns et envoyait la cour siéger à Pontoise. La recette était d’un effet sûr, car encore qu’on y fit grande chère, l’ennui ne tardait pas à faire voir aux plus obstinés les questions sous un autre jour. Après quelques mois de suspension dans la distribution de la justice, le parlement, stimulé par les avocats sans cause et les huissiers sans protêt, rentrait silencieusement au palais, sans que la royauté eût retiré plus de profit que lui-même d’une conduite dont la violence était presque toujours rachetée par une faiblesse.

On sait que le système devint, de 1717 à 1720, le principal champ de bataille entre le gouvernement et la magistrature. Si celle-ci avait attaqué la trop fameuse compagnie mississipienne lorsque des émissions monstrueuses eurent manifestement mis en péril le capital engagé, et quand des manœuvres frauduleuses eurent donné à ses actions une valeur dont la seule base était l’aveuglement public, une telle intervention aurait été aussi utile que légitime. Le parlement au contraire avait commencé la guerre contre Law bien avant qu’il ne fût devenu un ennemi public : la création si utile de sa banque, ses premières opérations pour donner aux innombrables titres de la dette publique l’élasticité de circulation qui leur manquait, avaient rencontré une résistance encore plus acharnée que la création de la compagnie d’Occident et l’abandon de toutes les ressources du royaume à un ministre, transformé en charlatan. Law fut moins poursuivi comme téméraire et comme fripon que comme étranger et comme novateur, et le palais détestait encore plus le fondateur du crédit, et l’habile financier que le colonisateur chimérique de la Louisiane.

Attaquer un homme qui, avant de ruiner des actionnaires imbéciles, plus dignes de mépris que de pitié, avait rendu au trésor l’immense service de substituer tout à coup l’abondance à la pénurie, c’était blesser le régent dans ses plus chaleureuses convictions et renverser l’édifice de ses plus brillantes espérances. Il rendit donc au parlement guerre pour guerre, et d’Aguesseau ne tarda pas à succomber dans la lutte engagée entre un prince dont il partageait toujours l’avis quand il s’agissait d’opiner et des magistrats vers lesquels il inclinait toujours quand il s’agissait d’agir. Le duc de Noailles et le maréchal d’Huxelles, qui avec le chancelier avaient formé ce que l’on a quelquefois nommé le premier triumvirat de la régence, tombèrent du pouvoir comme d’Aguesseau, lorsque le gouvernement eut perdu le double caractère parlementaire et aristocratique que lui avait conféré son origine. Ils disparurent naturellement et sans disgrâce quand la gravité des conjonctures eut conduit le duc d’Orléans à concentrer le pouvoir aux mains d’hommes tout dévoués à la pensée nouvelle qu’ils allaient appliquer au dedans comme au dehors. De ce jour-là, la régence eut ses agens personnels, comme elle avait sa politique et sa physionomie propres.

À l’intérieur, l’homme principal du régent fut son garde des sceaux d’Argenson, qui connaissait le parlement, nous dit son fils, « comme les grands généraux connaissent ceux contre lesquels ils ont longtemps fait la guerre[5]. » L’ancien lieutenant de police de Louis XIV joignait à une grande souplesse d’esprit et de conduite l’avantage de posséder cette tête de Rhadamante gravée à l’eau-forte par Saint-Simon. Il dissipait l’émeute rien qu’en paraissant devant elle, et en agitant, comme une crinière de lion, les boucles noires de son épaisse perruque : ministre précieux pour un gouvernement qui avait plus à cœur d’effrayer ses ennemis que de les frapper ! Un homme qui ne dormait jamais, au dire de ses contemporains, était l’agent qu’il fallait à un prince qui dormait toujours. Assuré de la vigilance de son garde des sceaux, le duc d’Orléans pouvait sans imprudence calfeutrer les portes de son palais, devenu le théâtre d’orgies quotidiennes qui recommençaient à heure fixe avec une sorte d’effroyable régularité. Comme un despote d’Asie, le régent du royaume y demeurait inabordable à tous, noyant chaque jour dans les fumées de l’ivresse l’admirable esprit dont il ne retrouvait l’usage qu’après que le soleil du lendemain avait parcouru la moitié de son cours ; mais, inspirés par la pensée de leur maître, un ministre habile et dévoué avait l’œil ouvert sur l’Europe, un autre connaissait toutes les trames et avait la main fort avant dans toutes les machinations d’imprudens et frivoles conspirateurs. C’était assez pour laisser dormir le duc d’Orléans et le rassurer sur les intérêts de sa maison, confondus dans sa pensée avec ceux de la France.

Ce n’était pas seulement aux agitateurs en robe rouge et aux émeutiers de la rue, futurs disciples du diacre Paris, que d’Argenson avait affaire. La maison du Maine s’agitait dans l’ombre, et l’état d’une grande province, alors en armes, laissait prévoir des périls auxquels le régent était fort assuré de faire face tant qu’il serait couvert par le manteau de l’autorité royale, mais dont il était impossible de mesurer la portée, si la mort de Louis XV venait à poser tout à coup la redoutable question successoriale, alors si loin d’être résolue. Laissé à lui-même, le régent aurait déployé vis-à-vis des légitimés non pas une générosité qu’il n’avait envers personne, mais la modération qu’il avait envers tout le monde. Toujours empressé de payer en égards à la duchesse d’Orléans ce qu’il lui refusait en affection, il lui répugnait beaucoup d’atteindre les frères de sa femme, d’atteindre cette princesse elle-même dans les susceptibilités de sa tendresse et de son orgueil. Toutefois, la légitimation des bâtards et leur droit de successibilité à la couronne ayant été les deux griefs principaux contre le dernier règne, la régence avait jugé impossible de ne pas donner quelque satisfaction sur ce point-là au sentiment public. De plus, les ducs et pairs s’agitaient avec cette activité que rien ne stimule autant que le vague des prétentions et l’incertitude du but à atteindre ; dans la double lutte engagée par eux contre les légitimés et contre les magistrats, le régent jugea prudent de leur livrer les premiers plutôt que d’offenser les seconds, qu’il prenait alors tant de précautions pour se concilier. Après deux années d’hésitation, il se résigna donc à dépouiller les légitimés de tout droit éventuel à la couronne, mais en leur réservant pour la vie le rang et tous les honneurs parlementaires des princes du sang. Ces dispositions furent consignées dans l’édit du 8 juillet 1717, équitable transaction entre des droits acquis et des prétentions scandaleuses, en dans les termes de laquelle le régent désirait vivement se maintenir.

Mais il avait compté sans les passions d’autrui, auxquelles les hommes faibles résistent moins facilement qu’aux leurs. La maison de Condé, si médiocrement représentée durant deux générations, allait l’être d’une manière plus triste encore par le prince connu dans l’histoire du XVIIIe siècle sous le nom de M. le Duc. Cupide comme son père, il joignait au naturel impitoyable du comte de Charolais, son frère, une suite dans les desseins qui en aurait fait un homme remarquable, si son intelligence ébauchée avait jeté autre chose que des éclairs. Portant à Bénédicte de Condé, duchesse du Maine, sa tante, une haine entretenue par de longs procès, inquiet de l’influence que le duc du Maine pouvait prendre à son préjudice près de Louis XV dans l’intimité de ses fonctions de surintendant de l’éducation royale, jaloux surtout de confisquer d’un seul coup au profit de la maison de Condé tous les établissemens dont la faiblesse de Louis XIV avait investi ses enfans naturels, le duc de Bourbon entreprit d’achever une ruine à laquelle il avait la brutale franchise de donner pour seul motif le grand profit qu’elle devait lui rapporter ; secondé par les ducs, toujours à l’affût des occasions, et aussi jaloux d’arracher aux légitimés le droit de traverser le parquet qu’avait pu l’être Louis XIV d’enlever la Franche-Comté à l’Espagne, maître de Saint-Simon par son idée fixe, de Dubois et de d’Argenson par leurs intérêts, il circonvint si bien le régent qu’il en obtint ce qui répugnait le plus à ce prince, une rigueur inutile.

Personne n’ignore que, dans le célèbre lit de justice du 26 août 1719, les légitimés furent déclarés déchus de leur qualité de prince du sang ; privés de leurs droits et honneurs et ramenés pour leur siège au parlement au simple rang de leur pairie. Une étude antérieure sur Saint-Simon[6] m’a donné l’occasion d’esquisser la physionomie de cette séance, dont je ne rappellerai que les deux principaux résultats, la remise à M. le Duc de la surintendance retirée à M. du Maine et la capitulation du parlement, contraint d’enregistrer sans observation, sous l’empire des baïonnettes, tous les édits contre lesquels il avait protesté. Le duc de Bourbon se paya donc en argent et le duc d’Orléans en puissance.

Ce prince avait commis la faute signalée par Machiavel, de frapper ses adversaires à plusieurs reprises au lieu de les atteindre d’un seul coup, et celle de les laisser en même temps puissans et irrités. La conspiration de la maison du Maine contre la régence exista sans doute à partir de la mort de Louis XIV, mais elle prit une consistance un peu plus sérieuse après l’édit de 1717, et elle réunit toutes ses ressources dans une explosion de désespoir après le lit de justice de 1719. À sa première période, elle n’eut pas d’autre importance que celle qui appartient toujours aux conversations de beaux-esprits mécontens. De poétiques hommages à la déesse qui présidait aux grandes nuits, des contrastes heureux entre les plaisirs délicats dont Sceaux était l’asile et les tristes scènes du Palais-Royal, des allusions contre le régent et sa fille en délire, qui livrait sa jeunesse à la volupté et à l’orgueil comme une proie à dévorer, les flatteries académiques de Malézieu, les élégances d’esprit du cardinal de Polignac, et dans une ombre mystérieuse les hideuses déclamations de La Grange Chancel, ces distractions inoffensives, quoique fort malveillantes, avaient d’abord suffi aux passe-temps d’une société plus avide de plaisir que de pouvoir, et qui tenait aux émotions, de la lutte autant qu’aux profits de la victoire. Cependant, lorsque M. du Maine dut renoncer à un état princier qu’il possédait depuis sa naissance, quand la princesse associée à son sort par la volonté de Louis XIV, se vit dépouillée du rang qui seul rendait pour elle une telle union supportable, sa débile et nerveuse nature s’exalta jusqu’à la fureur, et à la politique du madrigal l’on tenta de substituer une véritable politique de conjurés.

D’abord parurent de gros mémoires farcis de textes sur les droits reconnus aux bâtards à diverses époques et dans diverses contrées ; puis circulèrent les pamphlets clandestins contre le régent, qui rappelaient ses attentats en laissant pressentir un crime plus grand encore. Bientôt l’on rédige des adresses aux futurs états-généraux, dont on évoquait le fantôme, afin de résister, si la mort venait à frapper le jeune roi, à des prétentions qu’on déclarait attentatoires à la souveraineté nationale, celle-ci pouvant seule, selon les publicistes de Sceaux, dépouiller de son droit héréditaire l’ancien duc d’Anjou au profit du duc d’Orléans. Par soi-même ou par des agens moins prudens que dévoués, l’on guettait dans les provinces tous les symptômes d’agitation, en s’empressant de les transformer en symptômes de révolte. Enfin, dans l’impuissance bien démontrée d’agir par soi-même, l’on arrivait vite au but final auquel avaient abouti jusqu’alors toutes les conspirations aristocratiques ; l’on implorait le secours de l’étranger en se faisant fort de lui ouvrir les portes de la France. Toutefois ces tempêtes d’une petite cour venaient mourir au dehors dans le calme le plus désespérant. Ni les lourds écrits de l’abbé Brigault, ni les correspondances auxquelles sa maîtresse employait la main et parfois l’esprit de Mme Delaunay ne parvenaient à émouvoir le royaume, tout entier au bonheur de respirer après les longues guerres du dernier règne, et qui commençait à relever son agriculture, grâce à la suppression du dixième prononcée en 1717 et aux dégrèvemens successifs opérés par Law, devenu contrôleur-général en janvier 1720. Paris professait une indifférence plus générale encore pour les questions débattues, et tout entier à un bien-être qui dépassait toutes les espérances, il refusait de s’inquiéter des problèmes que pouvait ouvrir à chaque instant la mort toujours appréhendée du jeune roi. Le moyen d’intéresser à autre chose qu’à sa fortune une population qui avait les poches pleines d’actions, et où le plus mince bourgeois avait en se couchant la chance de se réveiller millionnaire !

Dans cet état de l’esprit public, le régent n’avait pas à s’inquiéter beaucoup pour le présent, et il était rassuré au moins sur la durée de son pouvoir temporaire. Si donc il versa des larmes amères à la lecture de la philippique où la calomnie le représentait préparant la mort de l’enfant dont il protégeait les jours avec une si affectueuse sollicitude, c’était toujours avec de fous rires qu’il accueillait les nouvelles de Sceaux et les mots des beaux-esprits auxquels il fournissait une si abondante moisson d’épigrammes. Aucun péril sérieux ne pouvait sortir pour lui ni des pamphlets rédigés par des écrivains faméliques, ni des mouvemens de quelques gentilshommes jetés par leur antipathie contre les ducs dans les filets de Mme du Maine, ni même de la très pauvre conspiration dans laquelle Alberoni engageait de force la prudence du prince de Cellamare, au grand désespoir de cet ambassadeur aussi honnête que timide. Rien de tout cela n’était à redouter tant que la Providence conserverait l’enfant royal sur lequel le régent avait reporté toute la tendresse qu’il refusait, selon les témoignages contemporains, au duc de Chartres, son propre fils. Un seul embarras grave existait alors pour la régence, c’était celui que créait l’état agité de la Bretagne.

De 1717 à 1720, l’administration royale fut comme suspendue dans cette grande province. Le vieux maréchal de Montesquiou avait ajouté aux difficultés inhérentes à la situation d’un gouverneur celles que ne manque jamais de susciter l’irritabilité du caractère unie à la grossièreté des formes. Une simple et fière noblesse s’était indignée contre des dédains qu’elle savait ne pas mériter, et qu’elle se croyait assez forte pour punir. En lutte ouverte avec le représentant de l’autorité royale, les états rappelèrent la cour à l’exécution des clauses solennellement attachées par la Bretagne en 1532 à son union avec la monarchie française, profitant habilement des embarras d’une minorité pour exposer et grouper des griefs fort antérieurs à la régence, mais dont l’énergie du gouvernement précédent avait interdit de réclamer le redressement. Un pacte secret avait uni dans la poursuite du même but un très grand nombre de gentilshommes ; des armes et des munitions étaient cachées dans les donjons et les caves des châteaux, pendant qu’une affiliation mystérieuse semblait pouvoir, au premier signal, faire sortir une armée des profondeurs de ces bois qu’aucune route carrossable ne traversait encore. Des émissaires partis pour Madrid avec les pleins pouvoirs des gentilshommes ligués y avaient été accueillis avec des transports d’espérance et de joie, et plusieurs frégates espagnoles se préparaient à jeter de l’argent et des armes sur le vaste littoral où les conjurés guettaient l’apparition des couleurs espagnoles comme le signal d’une insurrection générale.

Cette conspiration bretonne fut de tous points formidable : il n’en faudrait pour preuve que les curieux documens récemment publiés par l’écrivain qui vient de s’en constituer l’ingénieux et patriotique apologiste. Ce qu’il faut pleinement accorder à celui-ci, c’est que ces rudes inspirations, dans lesquelles venaient se confondre et : des griefs sérieux et de vains regrets pour l’indépendance perdue, étaient originairement étrangères aux tripotages de Sceaux, nonobstant les tentatives du comte de Laval pour unir les deux causes dans un effort commun. Ce qu’on peut concéder encore peut-être, malgré les relations étroites des confédérés bretons avec l’Espagne, c’est qu’ils ne connurent point cette triste conspiration de Cellamare que l’abbé Dubois allait bientôt faire dénouer par la main d’une fille publique. « Entre les troubles de Bretagne et la conspiration de Cellamare, je ne vois, dit M. de La Borderie[7], d’autre rapport qu’une coïncidence fortuite et un ennemi commun ; mais d’ailleurs cause, but, moyens, tout diffère, surtout l’issue. Les chefs mêmes de la conspiration de Cellamare n’obtinrent du régent qu’une dédaigneuse indulgence. Pour châtier la résistance des Bretons, il crut nécessaire de couper quatre têtes, et ces têtes tombèrent noblement. » Ceci est strictement vrai ; mais toutes différentes que fussent les causes, elles créaient par leur coïncidence même un grand péril pour le régent, et l’imminence d’une révolte dans une province populeuse et énergique explique une sévérité que ce prince ne déploya jamais envers ses ennemis lorsqu’il eut la ressource de pouvoir les mépriser. Jusqu’à la sanglante exécution de Nantes, l’état menaçant de la Bretagne fut pour les hommes de la vieille cour, les habitués de Sceaux et les salariés de l’ambassade espagnole, l’objet des préoccupations les plus vives et des plus ferventes espérances. Le maréchal de Villeroy admirait fort la résistance des Bretons tout en enseignant à son élève que la France lui appartenait en toute propriété, et du fond de sa retraite claustrale Mrao de Maintenon jetait un dernier regard sur les nuages amoncelés à l’ouest du royaume ; la Bretagne semblait lui préparer sa vengeance[8].

Je demande maintenant au lecteur de se mettre en présence de la situation dont les élémens principaux viennent de passer devant ses yeux. Qu’en se plaçant en face de l’hypothèse si longtemps probable de la mort du jeune roi sans descendance mâle, il mesure, par la pensée les périls que semblaient préparer une succession contestée, des parlemens hostiles, une grande province prête à s’insurger, un prétendant tel que Philippe V et un ministre tel qu’Alberoni ; celui-là résolu à tout sacrifier à son droit, celui-ci cherchant à faire sortir d’un bouleversement général, avec une double restauration en France et en Angleterre, l’abaissement de l’empire et la résurrection nationale de l’Italie ; qu’on pèse de bonne foi tant et de si redoutables éventualités, et qu’on ose dénier au régent le droit de chercher pour sa patrie et pour sa famille des garanties dans une étroite alliance avec le seul cabinet qui eût alors un intérêt direct à défendre l’état dynastique et territorial consacré par les traités !

La conformité des intérêts politiques entre la maison de Hanovre, appelée au trône par une révolution, et la maison d’Orléans, pourvue d’un titre à la couronne par suite d’une renonciation contestée, était tellement manifeste qu’elle fut pressentie même avant la mort de Louis XIV. On peut voir dans Saint-Simon les intrigues pratiquées par les amis personnels du duc d’Orléans, particulièrement par Dubois et par Canillac, pour lier ce prince avec l’ambassadeur d’Angleterre. On sait qu’en témoignage d’adhésion à la régence, et pour la couvrir d’avance d’une sorte de protection ostensible et insolente, lord Stair, qui exerçait ces fonctions à Paris depuis la paix de 1713, s’était montré dans la salle du parlement le jour où cette cour envoya le premier prince du sang en possession de l’autorité royale, comme elle l’aurait fait pour un mince héritage.

Cependant des nuages vinrent promptement s’interposer entre l’ambassade britannique et le gouvernement à peine formé. Mettant à profit, après de longues hésitations, les moyens que lui avait secrètement ménagés l’imprudent intérêt de Louis XIV, le prétendant avait, après la mort de ce monarque, touché la terre d’Ecosse, qu’il ne tarda pas à quitter. Le régent ne fit rien pour contrarier des préparatifs déjà presque terminés, et n’arrêta pas dans les ports du royaume les arméniens des jacobites, commencés malgré les dispositions formelles du traité d’Utrecht. Sans aider au succès de l’expédition, ce prince ne l’entrava point, répugnant, pour un intérêt personnel, à combattre ostensiblement une cause qui durant vingt-cinq ans avait été celle de la France, et qui demeurait encore la cause des rois.

Tout entier au soin d’élever sa fortune en caressant les idées les plus chères à ses compatriotes, Stair ne manqua pas de transformer la réserve de la France en hostilité, et jeta contre le régent dans l’esprit de George Ier des préventions qui furent d’abord réputées invincibles. Nous connaissons tous, par les disciples qu’il a formés, « cet Écossais grand et bien fait, portant le nez au vent avec un ton de merveilleuse assurance, haïssant la France à mort et se passant à tout propos les plus étranges libertés[9]. » Lord Stair est le patron d’une école diplomatique encore très vivante, qui continue de servir son pays dans ses passions plus que dans ses intérêts, et qui a résolu le double problème de le faire grandir et détester.

Aucune relation amicale n’aurait donc été nouée entre les deux gouvernemens malgré des avantages réciproques, si à côté de Stair ne s’était rencontré un homme qui sut prendre avec résolution et jouer avec une habileté consommée le rôle naturel déserté par le ministre d’Angleterre. L’abbé Dubois, malgré l’infimité de son origine, était depuis longtemps préparé aux grandes affaires par les missions délicates qu’il avait reçues en Espagne de la confiance du duc d’Orléans, en Angleterre de celle de Louis XIV durant l’ambassade du maréchal de Tallard. Sa vaste instruction classique, due à un obscur bienfaiteur, était servie par une mémoire imperturbable. D’un caractère résolu et d’un esprit prompt, il mit celui-ci au service de sa fortune sans en rien réserver pour les satisfactions de sa vanité. Une conversation aussi abondante que pittoresque, à en juger par ses dépêches, l’aurait placé au rang des hommes les plus spirituels de son temps, si la cynique liberté de ses mots salés n’avait révélé l’indélébile empreinte des habitudes premières et rendu spécieuses les accusations sous lesquelles a succombé sa mémoire. Toujours inquiet qu’on entrevît la livrée sous l’habit ecclésiastique dont il s’était affublé par ordre, il échappait au rôle de Tartufe en affectant parfois celui de Scapin, ne parvenant guère à se faire prendre au sérieux ni par l’église, à laquelle il n’appartenait en aucune façon, ni par le monde, dont il avait conservé les allures en s’en trouvant séparé par son habit. Écrasé sous le poids d’une position fausse, dont on se dégage quelquefois par le caractère, mais jamais par l’esprit, l’abbé Dubois comprit vite qu’il ne lui restait qu’un rôle possible, celui d’un dévouement absolu à son maître ; qu’il n’avait qu’une chance pour élever un jour sa condition, celle de devenir nécessaire au prince qui connaissait mieux que personne la portée de son intelligence politique, et s’inquiétait moins que tout autre des licences de son langage et des disparates de sa vie. Aussi ne quitta-t-il jamais le duc d’Orléans ni dans la paix ni dans la guerre, et les implacables ennemis que lui fit plus tard sa fortune attestent qu’il porta sur tous les champs de bataille un sang-froid que faisaient remarquer davantage son petit collet et sa maigre figure, encadrée dans une perruque blonde.

Si Dubois ne valut pas mieux que la moyenne de ses contemporains, on peut affirmer qu’avant son ministère ses mœurs n’étaient pour personne un objet de remarque, ou du moins de scandale. Le roi l’interrogeait souvent ; il avait dans les entours du duc de Bourgogne des liaisons honorables, et la manière dont Fénelon parle de Dubois dans diverses lettres à son neveu, l’avis qu’il donne à ce jeune homme de le cultiver[10], sont fort loin de laisser soupçonner un monstre ; on ne voit pas poindre encore ce parangon de vice et de bassesse issu de l’entente des jansénistes exaspérés avec les grands seigneurs furieux de s’être vus évincés du pouvoir par un ancien laquais. Il est fort à croire assurément que cet abbé de contrebande ne fut au Palais-Royal ni un héros de chasteté ni un héros d’indépendance ; mais il faut que ses écarts aient tenu assez peu de place dans sa vie, puisque ses ennemis ne relèvent par le nom d’aucune maîtresse leurs attaques à sa moralité, car l’historiette du mariage de Dubois, répétée et embellie par La Baumelle, n’est pas de celles qui font le plus d’honneur à l’inventive fécondité de Saint-Simon. De l’aveu de celui-ci d’ailleurs, Dubois était sobre comme un cénobite et ne jouait jamais. Enfin Duclos, Marmontel et Lémontey, quoique dans leurs flétrissures ils aient encore renchéri sur Saint-Simon et Voltaire, organes d’une secte implacable et d’une noblesse humiliée, nous ont laissé le règlement de vie de ce Sardarnapale devenu premier ministre, et nous voyons qu’à l’âge de soixante-sept ans il consacrait quinze heures au travail, six heures au sommeil, et qu’il dînait avec une aile de poulet et un verre d’eau !

Lorsqu’en face de la balance où l’histoire pèse l’honneur des hommes publics, on trouve le plateau des preuves plus léger que celui des accusations, l’hésitation est un devoir pour celui même qui n’aurait conçu ni l’intention, ni l’espérance de réhabiliter une mémoire condamnée. Ce devoir devient plus impérieux pour le publiciste s’il s’agit d’un homme qui a infligé à un grand parti religieux et à une aristocratie vaniteuse les plus amères déceptions, et dont les actes principaux ont reçu une interprétation généralement malveillante. Le moment est venu d’apprécier ceux-ci et de dire comment Dubois parvint à les consommer.


III

Revêtu du simple titre de conseiller d’état, il entreprit avec la plus singulière confiance l’une des œuvres diplomatiques dont l’influence a été la plus considérable sur les destinées de l’Europe moderne. Il résolut d’abord de lier deux maisons royales par l’intérêt de leur sûreté commune, il conçut ensuite la pensée de fonder sur l’alliance anglo-française un pacifique arbitrage, assez puissant pour imposer d’une part aux taciturnes rancunes de l’empereur Charles VI, de l’autre aux délirantes espérances d’Alberoni, les conditions d’un accord raisonnable. Dès les premières dépêches écrites de La Haye à la fin de l’année 1716, on trouve exposés avec tous leurs développemens ces vastes plans conçus à priori, et qui devaient, à travers mille obstacles et après des résistances de toute nature, s’exécuter littéralement et de point en point en moins de dix-huit mois. Des liaisons antérieures avec lord Stanhope mirent Dubois en mesure de rencontrer à La Haye, sous une sorte de domino diplomatique, ce ministre principal de George Ier, qu’il suivit à Hanovre, où se trouvait alors le roi d’Angleterre. L’on sait que de cette rencontre, dont le caractère prétendu fortuit ne trompa personne, sortit, après des discussions consignées dans une longue série de dépêches étincelantes de verve, le traité de la triple alliance signée entre la France, l’Angleterre et la Hollande[11]. Cet acte rappelait toutes les dispositions du traité d’Utrecht, dont il n’était, à vrai dire, que la sanction. Il garantissait la succession d’Angleterre à la maison de Hanovre et la succession éventuelle de la couronne de France à la maison d’Orléans, en vertu des renonciations de Philippe V ; il stipulait des secours respectifs en hommes et en vaisseaux pour celle des deux puissances qui serait ou menacée par une insurrection ou attaquée par un gouvernement étranger ; il imposait enfin à la France l’obligation d’éloigner le prétendant, et celle bien plus pénible d’exécuter sous l’inspection de commissaires anglais la stipulation de 1713 relative à la démolition des fortifications et au comblement du port de Dunkerque.

La triple alliance de 1717 eut un sort singulier, mais facile à prévoir. Violemment attaqué en Angleterre comme une conséquence de cette paix d’Utrecht si odieuse à la nation, que la chambre des communes, en réclamant une poursuite criminelle contre ses auteurs, persistait à l’appeler a treacherous and dishonourable peace, ce traité fut incriminé au conseil de régence par des motifs graves, et ces motifs, auraient pu y triompher, si ce conseil n’avait été une pure institution de parade créée pour l’inerte vanité de ses membres. Quoique la clause concernant Dunkerque eût été subie par Louis XIV[12], la rappeler en l’aggravant par l’établissement d’un commissariat semblait une concession des plus blessantes pour l’honneur national. Passer de la reconnaissance de la maison de Hanovre à l’obligation de chasser d’une terre hospitalière une dynastie malheureuse et dévouée à la France, c’était soulever contre soi de nobles et légitimes indignations. Ni le régent ni Dubois ne l’ignoraient ; il y avait seulement entre eux cette différence, que le prince souffrait cruellement des répugnances publiques, tandis que le seul souci du diplomate était de le fortifier contre elles. Sachant fort bien qu’un traité qu’il réputait si utile ne pourrait passer en Angleterre qu’à l’aide d’une rédaction presque offensante, et que pour le faire amnistier du parlement, même dans les termes où il était présenté, il faudrait toute la résolution de Stanhope servie par l’habileté de Walpole, Dubois suivit la pente d’une nature qui s’inquiétait toujours beaucoup plus du succès que du prix dont il fallait le payer. Subalterne et encore obscur, ne tenant à rien ni à personne, cet agent jusqu’alors sans caractère officiel n’avait à sacrifier ni traditions ni renommée, et les perspectives de l’ambition le touchaient plus que les délicatesses de l’honneur. Devinant donc avec un instinct sûr que tous les problèmes européens seraient bientôt résolus par cette œuvre inattendue, et que les conséquences feraient passer sur le principe, l’ancien valet de chambre accepta sans résistance des conditions devant lesquelles aurait certainement reculé la juste fierté d’un gentilhomme.

Le traité, signé par l’abbé Dubois, le général Cadoghan et le pensionnaire Heinsius, touchait en effet à des intérêts plus importans encore que ceux de deux dynasties. Il impliquait de la part de la France, de l’Angleterre et de la Hollande, la garantie de tout le système politique fondé à Utrecht, et l’on sait que les bases principales de ce système étaient, avec l’établissement de Philippe V sur le trône d’Espagne et des Indes, l’attribution à l’Autriche des anciennes possessions espagnoles en Flandre et en Italie, et l’octroi de la Sicile au duc de Savoie à titre de royaume. Ce fut à l’exécution de ces dispositions que les signataires de la triple alliance s’empressèrent de rappeler tous les cabinets, afin de prévenir par un arbitrage la guerre qui menaçait le monde d’un nouvel et plus terrible embrasement.

Le succès des négociations de La Haye avait été assez éclatant pour que Dubois pût enfin paraître sur un grand théâtre, où il appliqua durant deux années à la solution de toutes les questions pendantes la politique nouvelle dont personne ne lui contestait l’initiative. Revêtu du titre d’ambassadeur, il se rendit à Londres. De ce jour s’opéra dans cet homme, qui étouffait jusqu’alors sous sa livrée mal recouverte, une sorte de transfiguration. L’aristocratie la plus exclusive de l’Europe vit un vieux précepteur, à la santé détruite, aux mœurs communes, à la langue cynique, se mettre à son niveau à force d’esprit de représentation et de dépense. Il joua si bien son rôle qu’il parut prendre au sérieux les plaisirs et les goûts dont il subissait la contrainte avec le plus d’effort, et qu’il put soutenir jusqu’au bout cette lutte quotidienne contre lui-même par la seule pensée de faire profiter sa patience à son ambition et ses ennuis à ses intérêts.

Le cabinet britannique parvint, après de longs efforts, à triompher des rancunes de l’empereur Charles VI en lui montrant, s’il s’obstinait à méconnaître les faits accomplis, la France prête à se joindre à l’Espagne pour obtenir enfin la reconnaissance du petit-fils de Louis XIV, qui régnait à Madrid depuis dix-huit ans. L’Angleterre n’obtint toutefois de ce monarque taciturne une sorte de silencieuse adhésion à une clause qui l’humiliait que moyennant l’engagement de joindre la Sicile aux domaines d’Italie, dont les traités d’Utrecht et de Rastadt avaient garanti la possession à l’Autriche. Or ces mêmes traités avaient assuré la Sicile au duc de Savoie. Il fallait donc que la France et l’Angleterre, imitant à leur tour, contre un prince fourbe, les astucieuses pratiques dont il était coutumier, imposassent à Victor-Amédée, en échange d’une possession solennellement garantie, l’onéreuse compensation de la Sardaigne.

Cependant les difficultés principales de la négociation que Dubois suivait si laborieusement à Londres ne venaient ni de Vienne ni de Turin. L’on savait en effet fort bien que la première de ces cours ne tarderait pas à sacrifier ses traditions de famille à un grand intérêt territorial, si la possession de la Sicile assurait entre ses mains celle du royaume de Naples et ce n’était pas sans une secrète satisfaction que toutes les parties se proposaient de prouver au nouveau roi de Sicile que la force était encore demeurée la reine du monde, vieil axiome dont les succès de son habileté avaient fini par le faire douter. L’obstacle véritable était à Madrid, et chaque jour il paraissait devenir plus insurmontable. De cette cour partaient, comme d’un antre de conjurés, des nuées d’agens secrets, les uns pour provoquer l’héroïque folie de Charles XII à une descente en Écosse, ou pour attiser contre l’électeur de Hanovre les rancunes du tsar, les autres pour armer les Turcs et les insurgés hongrois contre l’empereur, le plus grand nombre pour donner du cœur au bon prince de Cellamare, engagé, à son vrai désespoir, dans des machinations dont il pénétrait fort bien la vanité sur les bords de la Seine, mais qu’on prenait fort au sérieux sur ceux du Manzanarès, où un émissaire de la duchesse du Maine exaltait par d’impudens mensonges l’imagination d’Alberoni.

Malgré la situation plus qu’équivoque des deux branches de la maison de Bourbon, les rapports officiels des deux cours se maintenaient encore sur un pied régulier. Le régent saisissait avec un empressement calculé toutes les occasions de donner au roi d’Espagne des marques d’une respectueuse déférence, en affectant de n’attribuer qu’au ministre dont il poursuivait la chute les mauvais procédés dont il avait à se plaindre. Il avait soigneusement informé Philippe V des conventions conclues à La Haye et fait les efforts les plus persévérans pour décider le prince à accéder au traité de la quadruple alliance, dont les préliminaires se négociaient alors à Londres entre l’Autriche et les trois puissances déjà confédérées. Afin de provoquer une adhésion qui aurait résolu presque toutes les difficultés à la fois, la France alla jusqu’à s’engager à faire garantir en Italie aux infans issus du second mariage du roi d’Espagne la dévolution des duchés de Parme et de Toscane, destinés à devenir bientôt vacans par l’absence d’héritiers mâles dans les maisons de Farnèse et de Médicis. Le régent attachait un si grand prix à désintéresser la reine et à ramener Philippe V, que Dubois lui reprocha plus d’une fois dans ses lettres de faire passer les intérêts de la France après ceux de l’Espagne ; mais ces efforts ne servirent qu’à rendre les inimitiés plus implacables et les aveuglemens plus profonds. Si la perspective de l’établissement de ses enfans à Parme et à Florence fut un moment sur le point de faire fléchir Elisabeth, ainsi que l’atteste le marquis de San-Felipe, l’obstination de son ministre dans des projets où sa haine contre les Allemands tenait une plus grande place que son dévouement à l’Espagne ne tarda pas à éteindre des lueurs passagères de modération et de bon sens. Fasciné par une double illusion sur la faiblesse politique de la régence et la faiblesse militaire de l’Autriche, Alberoni marcha avec une résolution inébranlable dans la route au bout de laquelle il allait trouver sa perte, mais qu’il suivit assez longtemps pour attirer sur l’Espagne le dernier des malheurs celui d’une guerre avec la France.

L’énergie de cet homme avait galvanisé l’Espagne plutôt qu’elle ne l’avait ranimée. Il avait fait sortir d’un état de ruine, que la veille encore on réfutait irréparable, une armée nombreuse, une flotte d’assez belle apparence et des fourgons chargés des piastres du Mexique ; mais en contemplant tant de merveilles il oubliait que des recrues ne sont pas plus une armée que des vaisseaux sans commandans ne sont une flotte, que des métaux importés ne sont la richesse. À la formation de la triple alliance il avait répondu en envahissant la Sardaigne, possédée par l’empereur, de telle sorte qu’à la difficulté de faire accéder le roi de Sicile au plus pénible des échanges était venue se joindre celle d’arracher à l’Espagne l’île qui en formait l’objet. Ce succès militaire avait été bien loin d’améliorer la situation politique du cabinet espagnol, que ses violences isolaient chaque jour davantage.

Saisissant l’occasion de faire contraster sa conduite avec celle de son ennemi, l’empereur résolut d’agréer les conditions de paix arrêtées par la France, l’Angleterre et la Hollande, et ces conditions devinrent entre l’Autriche et ces trois puissances les bases d’un quadruple traité qu’après dix-huit mois de négociations laborieuses, Dubois revêtit enfin de sa signature, en signalant avec raison cet accord comme la consécration de sa politique et le signal certain du rétablissement de la paix[13]. Cette coalition, qui proclamait le respect des traités antérieurs et entendait appliquer à toutes les questions pendantes des solutions équitables et modérées, ne fit reculer ni un roi maniaque ni un ministre furieux. À la notification de la quadruple alliance Alberoni avait répondu par l’ordre adressé à la flotte espagnole de s’emparer de la Sicile et d’y renverser la domination du duc de Savoie, prenant ainsi au piège le vieux renard que toute l’Europe réputait en accord secret avec lui. La conquête de cette île était à peine consommée, que l’armée de Philippe V se préparait à envahir le royaume de Naples, et que ses ambassadeurs notifiaient à toutes les cours l’intention où était ce monarque de ne point s’arrêter avant d’avoir arraché l’Italie à l’empereur. Audacieusement bravés par des projets qui, pour être chimériques, n’en demeuraient pas moins déplorables, les signataires du quadruple traité durent aviser. Une flotte anglaise parut dans les eaux de l’Italie, et, après quelques heures d’un combat qui fut à peine soutenu, il ne resta plus un vaisseau de la nombreuse armada sur laquelle Alberoni avait compté pour changer la face du monde.

Une infatuation moins incurable aurait trouvé le plus solennel avertissement dans un désastre que la nullité de la résistance rendit encore plus humiliant qu’irréparable ; mais si ce malheur exaspéra l’Espagne contre l’homme auquel elle pouvait si justement l’imputer, il ne rendit pas celui-ci plus accessible aux bienveillans conseils de la France. À l’offre presque généreuse d’assurer à Philippe V, avec l’intégrité de la monarchie en Espagne et dans les Indes, la prochaine dévolution de la Toscane et de Parme, Alberoni, enfin cuirassé de la pourpre romaine, arrachée aux longues résistances de Clément XI, répondit en envoyant au prince de Cellamare l’ordre de frapper un grand coup et de mettre le feu à toutes ses mèches[14]. Mais Dubois, qui avait conquis le portefeuille des affaires étrangères par la signature de la quadruple alliance, ne s’inquiétait guère plus des forfanteries d’Alberoni que des intrigues où les ordres de Madrid avaient égaré la probité d’un ambassadeur. Les copistes auxquels Cellamare et Mme du Maine confiaient leurs plus secrets manuscrits étaient tous grassement payés par le ministre, et accomplissaient leur besogne dans la plus entière sécurité. Lors donc que l’ordre arriva de mettre le feu aux poudres, l’explosion qui devait anéantir la régence se fit le plus tranquillement du monde dans le bouge de la Fillon.

Le régent retira de cette aventure l’avantage de déshonorer son ennemi en s’honorant lui-même. Pendant que l’on reconduisait courtoisement Cellamare à la frontière et que cet ambassadeur allait porter à Madrid les dernières paroles de bon sens qui purent s’y faire entendre, la duchesse du Maine donnait à M. le Duc, son neveu, la jouissance la plus douce à son cœur, celle de la tenir sous sa garde dans son bon château de Dijon ; mais la princesse ne tarda pas à changer le rôle d’Emilie, qu’elle avait choisi d’abord dans sa conjuration, pour le rôle plus dégagé et plus lucratif de Lisette. Résistant moins à l’ennui qu’elle ne l’avait fait à la crainte, elle donna bientôt une liste si complète et si amplifiée de ses complices, que tout le souci du pouvoir fut de lui prouver qu’elle avait été bien moins coupable qu’elle ne le disait. Les rigueurs de Dubois et de M. Le Blanc, son agent actif et dévoué, consistèrent à envoyer quelques pauvres diables manger à Madrid un pain fort mal gagné, et les soubrettes de la pièce continuer sous l’abri complaisant de la Bastille le cours de leurs galanteries. M. et Mme du Maine, pour prix d’un repentir exprimé avec effusion, retrouvèrent leurs palais, leurs richesses, et bientôt après le rang qui leur avait été ravi pendant qu’on leur faisait l’honneur de les craindre. Ce ne fut un événement pour personne, excepté pour Saint-Simon, trop aveuglé pour comprendre que des chefs de parti ont plus à redouter le ridicule que l’échafaud.

Après que le ballon qui semblait receler tant d’orages eut été percé d’un coup d’épingle, l’horizon se rasséréna, et les trois dernières années de la régence ne furent pas moins paisibles que ne l’avaient été celles du précédent règne. Paris seul fut agité par l’avilissement des actions et par des ruines aussi rapides que l’avaient été certaines fortunes ; mais cette agitation, strictement concentrée dans la capitale, n’atteignit que les familles engagées dans le commerce de honteuses valeurs, sans que la chute du système affectât d’ailleurs la richesse publique, dont il avait provoqué l’accroissement sensible[15]. Aucune des deux qualités par lesquelles se fondent les gouvernemens n’avait donc manqué à Philippe ; il avait été heureux et habile. Nul obstacle ne s’élevait désormais contre son pouvoir dans le sentiment public. Si l’on veut même lire avec attention le très instructif journal où l’avocat Barbier a consigné sans plus de prétention que de parti pris ses notes quotidiennes sur les dispositions du peuple et de la bourgeoisie, l’on verra qu’à la dernière période de la régence la fâcheuse impression produite sur les gens de bien par les mœurs du régent était comme amortie par l’admiration croissante que suscitait son grand esprit politique[16]. À partir de 1720, ce prince fut complètement maître de la situation, comme nous dirions aujourd’hui, et n’eut plus à compter avec personne. Enfin, si la France avait eu le malheur de perdre son jeune roi, perspective longtemps imminente et en vertu de laquelle on avait dû gouverner, la transmission de la couronne à la branche française n’aurait plus rencontré dans la nation un contradicteur sérieux. Dans une courte, mais laborieuse carrière de huit années, la régence avait donc assuré le présent et garanti l’avenir.

Cependant la conspiration de Cellamare avait eu ses conséquences naturelles. Elle avait hâté la déclaration de guerre à l’Espagne, que le refus de cette cour d’agréer les propositions des signataires de la quadruple alliance rendait d’ailleurs à peu près inévitable. Acculé à cette extrémité qu’il pouvait se rendre la justice d’avoir tout fait pour détourner, le régent ne s’engagea qu’avec répugnance dans une guerre qui, pour être devenue nécessaire, n’en demeurait pas moins contraire aux intérêts permanens de la France. La nation voyait avec un regret général une querelle qui allait armer l’un contre l’autre deux peuples de l’alliance desquels on s’était promis, de si grands biens, et détruire, semblait-il, dans ses fondemens mêmes l’œuvre cimentée par tant de sang. Philippe V porta en Navarre une confiance étrange. Longtemps entretenu par son ministre dans la persuasion qu’à l’aspect du petit-fils de Louis XIV, les troupes françaises quitteraient leurs drapeaux pour rejoindre les siens, il fut confondu d’une fidélité imprévue qui revêtait à ses yeux la couleur d’une sorte de trahison. La campagne fut d’ailleurs aussi rapide que décisive, car les recrues d’Alberoni ne tinrent pas plus devant les régimens de Berwick que ses vaisseaux radoubés n’avaient tenu devant la flotte de l’amiral Byng. Témoins d’une déroute qui les fit plus d’une fois trembler pour leur sûreté personnelle, le roi et la reine ouvrirent enfin les yeux, et l’audacieux aventurier qui avait si longtemps agité le monde fut sacrifié au besoin d’une paix souhaitée par la France aussi ardemment que par l’Espagne.

C’est ici que se place la péripétie la plus importante et la plus inattendue de ce drame si compliqué, et que se révèlent, avec un éclat impossible à méconnaître, l’habileté de Dubois et la haute sagacité du prince dont il était plus souvent l’agent que l’inspirateur. À peine l’étranger si fatal à l’Espagne était-il parti pour un exil aussi agité que son ministère, qu’une négociation dont les détails, ont été dérobés à l’histoire, mais qui paraît avoir été directement suivie entre le cardinal Dubois et le père d’Aubenton, confesseur du roi d’Espagne, venait donner à la France une position fédérative plus forte qu’elle n’en avait jamais possédé. L’armée du maréchal de Berwick n’avait pas encore repris ses cantonnemens dans nos provinces méridionales, qu’une nouvelle qu’on aurait la veille qualifiée d’absurde, en songeant aux sentimens que le régent et Philippe V entretenaient depuis si longtemps l’un pour l’autre, éclatait tout à coup sur l’Europe stupéfaite. On apprenait avec une émotion qui fut à Londres voisine de la colère que, du fond du palais où il livrait follement au plaisir les restes de sa vie ; le régent venait, avec un secret que nul n’avait pénétré, de reprendre les traditions des deux précédens règnes, en choisissant une infante pour épouse à Louis XV, et en plaçant deux de ses filles sur les marches du trône d’Espagne. Faire sortir la consécration de l’œuvre de Louis XIV d’une rivalité dynastique et d’une guerre qui semblait en impliquer l’anéantissement, conserver vis-à-vis de l’Europe la bonne attitude prise par le traité de 1718 en revenant à la grande politique de famille par les conventions matrimoniales de 1721, renouer enfin avec l’Espagne en demeurant l’allié de l’Autriche et de l’Angleterre, c’était à coup sûr une grande chose, et je ne sais guère de victoire diplomatique à placer au-dessus de celle-là.

Pendant que la France rétablissait dans le midi son système fédératif, sa médiation amenait la fin de la terrible guerre qui avait si longtemps ensanglanté le nord de l’Europe. Elle négociait la paix de Nystadt entre la Suède et la Russie, trouvant dans les ressources que lui créait l’inépuisable fécondité du contrôleur-général le moyen de subventionner et le tsar victorieux et la Suède, qui avait payé si cher la gloire éphémère d’un insensé. Lorsqu’on met en regard du point d’où était parti ce gouvernement débile le point auquel il était si promptement parvenu, quand on le voit presque aussi puissant par la paix que Louis XIV l’avait été par la guerre, il est impossible de méconnaître l’esprit politique du prince et l’habileté du ministre étroitement associé à sa pensée.

À l’intérieur, le succès avait été plus manifeste encore, car pour les peuples la victoire est plus facile à constater que l’influence. Or la victoire avait été complète, car le régent ne recevait d’aucun de ses serviteurs éprouvés des protestations si chaleureuses que de la part des ennemis qu’il avait abattus et relevés. Le triple mariage avait anéanti le parti de l’Espagne, et le seul souci de M. et de Mme du Maine était de faire oublier, à force d’empressement, qu’ils avaient songé à en former un. Le parlement avait disparu de la scène politique sous la menace du régent de le mettre au-dessous du dernier bailliage à sa première tentative d’ingérence dans les affaires de l’état. Une guerre dont la rudesse commençait à rappeler les jours du père Tellier était dirigée contre les appelans, un peu parce qu’ils formaient le parti de l’opposition, beaucoup plus parce que Dubois avait fait du parti moliniste l’instrument de sa fortune ecclésiastique, et que la poursuite effrénée de celle-ci lui ôtait le sang-froid qui formait l’une de ses qualités principales. Moitié par intérêt d’état, moitié par intérêt personnel, le régent et son ministre avaient donc noué avec Rome, durant les trois dernières années de leur vie, les relations les plus intimes, et ils en recevaient un concours dont la France avait perdu l’habitude depuis les temps de Louis XIV et de Mazarin. De là les efforts persévérans de la régence pour frapper d’un seul et dernier coup l’opposition politique et religieuse en imposant au parlement l’enregistrement de la bulle Unigenitus, que cette compagnie avait osé refuser à Louis XIV. Le succès fut complet, grâce aux ennuis d’un long séjour à Pontoise et aux efforts richement salariés du premier président de Mesmes. Lors donc qu’aux premiers jours de cette année 1723, dont ni le régent ni son ministre ne devaient voir le terme, le duc d’Orléans, radieux du démenti éclatant donné à de si persévérantes calomnies, remettait au monarque, entré dans sa treizième année, son royaume en paix avec l’Europe et avec lui-même, il pouvait se rendre le témoignage d’avoir servi la monarchie comme il appartenait au premier prince du sang et dans l’esprit de ses traditions gouvernementales.

Il avait été secondé dans cette œuvre par un ministre que son origine démocratique et la haine acharnée des grands avaient poussé à l’exercice du pouvoir absolu, et dont la faute principale fut de vouloir relever par des dignités ecclésiastiques une vie en désaccord avec elles. Il n’avait pas suffi à Dubois d’être proclamé premier ministre dans les termes mêmes où l’avait été Richelieu : ce vieillard avait voulu mourir prince de l’église, et ne s’était pas moins agité pour cette affaire que pour la signature de la quadruple alliance. Cédant à la pression de l’empereur et de la France, le saint-siège avait fini par revêtir de la pourpre l’ancien valet aux mœurs, sinon scandaleuses, du moins fort libres, que par une première faiblesse il avait élevé sur le siège de Fénelon. Ce fut le dernier et le plus déplorable triomphe de cette fortune Dubois, devenu ministre par ses talens, aurait peut-être désarmé l’envie et relevé certainement l’honneur de son nom en se montrant supérieur à ses ennemis ; mais Dubois, laïque de la veille, devenu tout à coup archevêque de Cambrai et membre du sacré collège, se faisant conférer en vingt-quatre heures tous les ordres sacrés, depuis la tonsure jusqu’à l’onction épiscopale, Dubois immolant à son ambition toutes les règles de l’église au moment où il s’affublait de ses plus éclatantes dignités, suscita l’indignation des chrétiens et la risée des philosophes, et fut poursuivi avec autant d’acharnement par les uns que par les autres. Aux yeux des premiers, sa promotion fut un scandale ; aux yeux des autres, son sacre fut une cérémonie grotesque. Ceux-ci s’irritèrent surtout de la passion jalouse avec laquelle le nouveau cardinal défendit les prérogatives de sa dignité jusque dans les spasmes de la mort. L’église le rejeta comme un choix indigne, pendant que la philosophie l’injuriait comme un hypocrite et un athée, de telle sorte que sa soutane rouge devint pour Dubois, porté au faîte des honneurs et du mépris, une sorte de tunique empoisonnée qui a dévoré jusqu’à sa mémoire.

Parmi les actes cyniques qui font tache dans la vie du régent, cette promotion est peut-être celui qui a le plus compromis le nom de ce prince devant la postérité, tant il est dangereux de profaner les choses saintes dans les siècles mêmes qui mettent le plus d’ostentation à les dédaigner. Ce systématique divorce avec les idées par lesquelles vivent et grandissent les peuples fut l’irréparable malheur des hommes de cette triste génération. La régence atteignit dans leurs racines toutes les notions de foi, de désintéressement et de pudeur, et les ébranla moins par les spéculations de l’esprit, qui commençaient à peine à naître, que par une corruption de laquelle jaillirent bientôt comme de leur source véritable ces spéculations elles-mêmes. Or ces saintes notions profanées ont des réveils soudains, et, même aux jours où elles semblent le plus oblitérées, elles demeurent assez puissantes pour avoir raison de leurs imprudens profanateurs. De ce duel insensé contre ce que respecteront éternellement les hommes sortit le caractère de décadence imprimé aux personnages et aux œuvres de ce temps par la main de la Providence et par la justice de l’histoire. Devant la postérité, le gouvernement de Philippe d’Orléans a perdu par ses vices tout le terrain qu’il avait conquis par la sagesse de sa politique, et des deux sentimens que nous avons constatés chez les contemporains, c’est le moins favorable au régent qui a survécu : ceci est tellement vrai que c’est presque hasarder une nouveauté que de rappeler aujourd’hui l’existence simultanée de l’admiration et du peu d’estime qu’on professait pour ce prince. La noblesse qui entourait le trône fit dans l’opinion publique une chute plus profonde encore que le pouvoir royal, car elle perdit à jamais dans les tripots de la rue Quincampoix, de la place Vendôme et de l’hôtel de Soissons, cette virginité de l’honneur qui avait survécu à la corruption de deux siècles. De plus, lorsque les princes du sang se faisaient courtiers marrons, et les ducs et pairs agioteurs, il fallait bien s’efforcer de retrouver, par un redoublement de morgue et de dédaigneuse exigence, une considération disparue, afin d’imposer au pays les apparences d’un respect dont la simulation ne tarda pas à lui devenir insupportable.

Enfin, si j’avais l’imprudence de tenter, après le maître dont les tableaux sont dans toutes les mémoires, une étude de cette époque au point de vue de l’inspiration et de l’art[17], j’aurais à signaler avec lui dans les régions de la pensée le même abaissement que dans celles de la vie sociale. La régence avait pourtant reçu de publications jusqu’alors inédites une impulsion qui semblait devoir être féconde. De l’émotion politique qui suivit un moment la mort de Louis XIV et de la réaction à laquelle le gouvernement nouveau prêta d’abord la main, sortirent, avec la première édition complète du Télémaque, les Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Gourville, de Mme de Motteville et du comte de Brienne, brillantes leçons dont ne tarda pas à se lasser une génération qui vivait pour le plaisir et pour l’argent, avec lequel le plaisir s’achète. Les Montfaucon, les Baluze, les Le Long, les Lobineau, les Secousse, les Laurière n’en continuaient pas moins dans le silence du cloître ou du cabinet des travaux inspirés par le sentiment du devoir plus que par l’espérance du succès, comme si un siècle nouveau ne s’était pas levé sur la France ; mais à part ces grandes œuvres de la science, contemporaines de tous les âges, il faudrait, pour rappeler la physionomie de ce temps, se résigner à montrer l’art dramatique représenté par Crébillon, la critique littéraire exercée par Fontenelle et par Lamotte, et, durant l’exil de Jean-Baptiste Rousseau et la jeunesse encore obscure d’Arouet, la poésie lyrique rendant quelques derniers accords sur la lyre tremblotante des Chaulieu et des Sénécé. Ce travail, qui n’est plus à faire, suggérerait une conclusion naturelle : c’est que la régence, qui poussa si loin l’audace des mœurs, n’eut pas même celle de la pensée, que la corruption y fut à la fois frivole et stérile, et que, dans l’ordre moral, cette époque, où l’on s’inquiétait moins de faire école que de bien vivre, n’a été le commencement de rien, si elle est devenue la fin de beaucoup de choses.


LOUIS DE CARNE.

  1. L’article 6 du traité d’Utrecht contient l’énoncé des actes concernant les renonciations respectives du roi Philippe V au trône de France, et des ducs d’Orléans et de Berri au trône d’Espagne. Les principaux sont la renonciation du roi d’Espagne faite à Madrid le 5 novembre 1712, et la confirmation postérieure de la même renonciation devant les états de Castille ; les renonciations du duc de Berri et du duc d’Orléans à la couronne d’Espagne, données dans le courant de la même année et enregistrées au parlement ; les lettres patentes du roi, également enregistrées, admettant et consacrant a jamais les susdites renonciations. (Voyez Dumont, Corps diplom., t. VIII, p. 339.)
  2. Voyez Philippe d’Orléans, régent de France, par M. Capefigue, tome Ier, chap. XI et XIV.
  3. Paix d’Utrecht du 11 avril 1713, paix de Rastadt et de Bade du 6 mars et du 7 septembre 1714.
  4. Voyez, sur Louis XIV et ses Historiens, la Revue du 1er novembre 1856, 15 février et 1er juillet 1857.
  5. Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV. (Edit. Janet, tome Ier, p. 17.)
  6. Livraison du 15 février 1857.
  7. Conspiration de Pontcallec, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, livraisons de janvier 1857, février et avril 1858.
  8. Lettre de Mme de Maintenon, du 24 janvier 1718.
  9. Mémoires de Saint-Simon, tome XVII, page 208.
  10. Lettre au marquis de Fénelon du 4 juin 1693. Voici sur les rapports de Fénelon avec Dubois des témoignages plus formels. Dans une lettre que lui adresse l’archevêque de Cambrai pour lui recommander son neveu, qui faisait en 1706 la campagne d’Italie dans l’armée du duc d’Orléans, il s’exprime en ces termes : « J’ai appris, monsieur, les bons offices que vous avez rendus à mon neveu, et je les ressens comme les marques de la plus solide amitié pour moi. J’espère qu’il ne négligera rien pour vous engager à continuer ce que vous avez bien voulu faire d’une manière si effective et si obligeante. Je n’oublierai jamais ce que nous vous devons, lui et moi, dans cette occasion. Jugez combien je suis touché lorsque je joins une chose si digne de votre bon cœur avec toutes les autres qui m’ont rempli depuis si longtemps des sentimens les plus vifs et les plus sincères pour vous… Je crains pour vous dans cette guerre, sachant combien vous vous exposez. Réservez-vous pour servir le prince d’une autre manière plus tranquille. Personne ne sera jamais, monsieur, avec une plus forte passion, etc. De Cambrai, 4 octobre 1706. » Si l’on croit pouvoir attribuer à la reconnaissance de Fénelon les formules plus que polies de cette lettre, nous joindrons à ce passage l’extrait suivant d’une lettre de recommandation adressée cinq ans plus tard à la femme d’un intendant auprès duquel l’abbé Dubois suivait une affaire d’intérêt privé : « Souffrez, madame, que je vous montre une pleine confiance pour une grâce que je dois vous demander. M. l’abbé Dubois, autrefois précepteur de monseigneur, le duc d’Orléans, est mon ami depuis un grand nombre d’années. J’en ai reçu des marques solides et touchantes dans les occasions. Ses intérêts me sont sincèrement chers. Je compterai, madame, comme des grâces faites à moi-même toutes celles que vous lui ferez. S’il était connu de vous, il n’aurait aucun besoin de recommandation, et son mérite ferait bien plus que mes paroles. Il a une affaire importante où vous et M. Renjault pouvez lui être très utiles. J’espère que vous ne refuserez pas de lui faire sentir de bon cœur ce qui m’a fait une si forte impression pendant que vous étiez en ce pays. 11 octobre 1711. »
  11. 4 janvier 1717. Dumont, Corps diplomatique, tome VIII, page 484. Les nombreuses dépêches de Dubois durant sa mission à La Haye et son ambassade à Londres, dépêches dont la plupart ont une étendue considérable, présentent l’intérêt d’un drame aussi instructif que piquant. Cet intérêt résulte d’une situation diplomatique qui ne fut peut-être jamais aussi compliquée, et de l’originalité avec laquelle tous les incidens de cette situation sont exposés par un observateur spirituel et sagace, qui passe avec un naturel charmant des considérations politiques les plus élevées aux plus diffuses libertés d’une conversation familière. Lorsque le dépôt des affaires étrangères donnera cette correspondance au public, d’après le mode de publication dont les Négociations relatives à la succession et Espagne ont présenté le plus parfait modèle, il rendra aux lettres sérieuses un service signalé. Si la chancellerie française est fort loin d’avoir été la plus habile de l’Europe, les correspondances de ses agens ont conservé, même aux jours de décadence et de faiblesse, la supériorité sensible qui tient au génie de notre langue et à celui d’un pays qu’on pourrait appeler la patrie de la conversation. J’ai lu et annoté un grand nombre de correspondances diplomatiques, et ce devoir de ma première jeunesse a suscité l’un des goûts les plus persévérans de ma vie. Parmi tant de correspondances manuscrites ou imprimées, on me permettra d’en citer six, en négligeant les monumens antérieurs aux temps modernes, qui m’ont paru, à des titres divers, avoir une supériorité décidée sur toutes les autres. J’indiquerai d’abord les belles dépêches du cardinal d’Ossat durant son ambassade à Rome pour l’absolution d’Henri IV, celles de Mazarin pendant ses négociations avec don Louis de Haro pour le traité des Pyrénées, les dépêches de l’abbé, depuis cardinal de Polignac, ambassadeur en Pologne lors de l’élection du prince de Conti en 1696, celles de l’abbé Dubois, de 1717 à 1720, dont je viens de signaler l’importance. J’y joindrai la correspondance de Sieyès pendant son ambassade à Berlin après la paix de Bâle, œuvre qui laisse bien loin derrière elle, par les vastes horizons qu’elle ouvre à la pensée ; les conceptions constitutionnelles du théoricien de l’an VIII, enfin les lettres particulières adressées par M. de Talleyrand au roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, correspondance fort inférieure aux autres par la portée politique, mais qui, sous des formes dont l’élégante légèreté effleure souvent le fond des choses, présente un modèle de flatterie consommée et de calcul habile. Par une singularité que l’église n’a d’ailleurs aucun intérêt à relever, il se trouve que tous ces diplomates ont appartenu au clergé sans l’avoir beaucoup édifié.
  12. Traité d’Utrecht, art. IX.
  13. La quadruple alliance fût signée à Londres le 2 août 1718. Dumont, Corps diplomatique, tome VIII ; page 531, première partie.
  14. Voyez, dans l’histoire de Lémontey, l’extrait des dépêches d’Alberoni trouvées à l’hôtel de l’ambassade espagnole lors de l’arrestation du prince de Cellamare. Tome Ier, ch. V et VII, et tome II, pièces justificatives, page 399.
  15. Ne voulant dans cette étude embrasser que les principales données politiques, je me borne à rappeler sur ce point-là l’accord de tous les historiens et de tous les économistes du XVIIIe siècle. Voyez surtout Voltaire, Siècle de Louis XV, ch. II ; Marmontel, Régence du duc d’Orléans, tome Ier, page 202 ; Mémoires du marquis d’Argenson, tome Ier, page 23, et Forbonnais, Recherches sur les finances, tome II, page 640.
  16. Ce double sentiment est exprimé a toutes les pages du journal de Barbier. Il suffira, parmi de nombreux passages, de citer le suivant, où l’on trouve l’opinion de Paris prise sur le fait dans une note écrite au lendemain de la mort du régent. Il Le duc d’Orléans n’a eu contre lui que le malheureux système de 1720, qui a ruiné, bien des familles particulières, car le royaume n’a jamais été ni si riche, ni si florissant. Quoique je sois l’un des blessés, il faut pourtant rendre justice à la vérité. Hors cela, il n’y a jamais eu un plus grand prince… Pour la politique, jamais personne ne l’a possédée comme lui. Depuis la mort de Louis XIV, il a mené toutes les cours selon ses vues. Il a fait une guerre à l’Espagne, et deux ans après il fait sa fille reine d’Espagne en la mariant au prince des Asturies et une autre fille à don Carlos. Hors cette campagne, la France a été en paix depuis sa régence. Il a contenté la cour de Rome, dont il était très ami, et de laquelle lui-même il se souciait fort peu, à ce que je crois. Il avait une qualité, qui est bien l’âme du conseil, le secret. Il aimait fort toutes les p… nouvelles qui paraissaient dans Paris, mais avec toutes ces femmes, p… ou autres, il n’était jamais question d’affaires d’état ; travaillant beaucoup, mais se divertissant trop et ayant trop bu, ce qui lui a attiré son attaque d’apoplexie. » (Chronique de la Régence et du Règne de Louis XV de décembre 1723, tome Ier, p. 306, éd. Charpentier.)
  17. Voyez le Tableau de la Littérature française au dix-huitième siècle, par M. Villemain, deuxième et troisième leçons.