La Mission de Madagascar, Souvenirs d'un Voyage dans l'Océan-Indien

LA
MISSION DE MADAGASCAR
SOUVENIRS D’UN VOYAGE DANS L’OCÉAN-INDIEN.

En 1863, l’attention de l’Europe s’est à deux reprises différentes portée sur Madagascar. La nouvelle du traité d’amitié et de commerce signé par le roi Radama II avec le gouvernement français causait une première impression de surprise. Bientôt après on n’apprenait pas sans une vive émotion que ce roi reconnu par la France, ce jeune prince ami de notre nation, était tombé avec tous ses favoris sous le fer des assassins, au milieu d’une révolution de palais dont les terribles incidens tenaient plutôt du drame antique que de l’histoire contemporaine. À ce moment même, la France venait d’envoyer vers la grande île africaine une mission chargée de la visiter, et les explorateurs avaient quitté Paris dans le courant du mois de mai. Jusqu’alors nous n’avions expédié dans ces parages de l’Océan-Indien que des marins et des soldats, et cela sans aucun succès. On s’adressait cette fois à des ingénieurs, à des industriels, à des artistes, et c’est à l’aide de ces pacifiques conquérans que l’on espérait réussir enfin dans une œuvre de colonisation où l’on était las d’intervenir par les armes.

Divers événemens, que les lecteurs de la Revue connaissent, avaient amené dans notre politique coloniale cet heureux changement[1]. Un Français, naguère encore l’un des plus riches planteurs de l’île Maurice, M. J. Lambert, avait eu occasion de rendre d’importans services au prince Rakoute, fils de la reine Ranavalo. Le prince, proclamé roi le 18 août 1861, à la mort de sa mère, sous le nom de Radama II, n’avait pas oublié les services rendus, et par une charte privée, qu’il avait ensuite solennellement signée et reconnue, il avait concédé à M. Lambert les mines, les forêts, les terres en friche de son royaume, avec le droit d’ouvrir des routes, des canaux, d’établir des ports, de fonder des usines, et même de battre monnaie. Dans un élan de patriotique abandon, M. Lambert avait remis sa charte entre les mains de l’empereur des Français, qui, désireux peut-être de voir une fois au moins dans notre pays l’initiative individuelle abandonnée à ses propres forces, avait voulu qu’une société libre de colonisation se formât à Paris. Une compagnie anonyme s’était en effet constituée comme par enchantement, ainsi que jadis son aînée la Compagnie française des Indes orientales et elle comptait parmi ses membres des hommes cités à juste titre comme des plus notables dans l’industrie et la finance. Un gouverneur avait été nommé par décret : c’était le baron P. de Richemont-Desbassayns, dont la famille a laissé de si brillans souvenirs dans l’administration de nos colonies de l’Inde. Jalouse de tirer le parti à la fois le plus prompt, le plus fructueux, de toutes les richesses naturelles accumulées sur le sol madécasse et pour la plupart encore vierges, la compagnie de Madagascar avait confié à quelques personnes choisies par elle le soin d’aller visiter la grande île. J’avais l’honneur d’être du nombre des heureux élus envoyés vers ce curieux pays, et je voudrais retracer ici quelques incidens de notre voyage, quelques scènes de mœurs, donner quelques détails sur les productions de l’île, qui serviront sans doute à faire pressentir quel peut être l’avenir de Madagascar comme théâtre de colonisation.


I.

La frégate française l’Hermione attendait dans les eaux de Suez la mission de Madagascar. Quelques retardataires vinrent la rejoindre à Aden le 10 juin, et nous fûmes bientôt au complet. Ingénieurs des mines, agens des ponts et chaussées, sériciculteurs, médecins, agens forestiers et commerciaux, photographes, fondeurs, maîtres mineurs, les uns au carrê des officiers, les autres avec les maîtres apportaient à ce navire hospitalier un contingent de quatorze passagers, sans compter les voyageurs déjà inscrits. Malheureusement, comme sur un bâtiment de guerre le plus petit coin a sa destination marquée d’avance, et que la frégate, pour parler le langage des marins, n’était pas un transport, aucune disposition n’avait été prise pour nous recevoir. On nous avait entassés pêle-mêle au beau milieu de la batterie, nous donnant pour toute couchette un grabat d’hôpital dégarni et pour voisins de chambre des canons rayés bien luisans, mais qui nous laissaient fort peu d’espace. Quelques-uns de nous, perdus autour des hamacs des matelots, réveillés la nuit par le chant du quart, le matin à quatre heures par le tambour et les trompettes sonnant la diane, ne jouissaient pas d’un voisinage plus enviable, et nul n’eut pour lui dans le navire un petit coin libre et indépendant. Pas un endroit isolé où se recueillir une heure, vivre un instant avec soi-même ! les anciens, malgré leur goût si connu pour la vie au grand jour, auraient trouvé ce régime intolérable: je laisse à juger à ceux qui ont fait de longs voyages en mer quelles souffrances morales nous dûmes endurer. La souffrance physique eut son tour aussi, et le temps fut affreux pendant une quinzaine de jours. A peine étions-nous en vue du cap Guardafui qu’une véritable tempête s’éleva. L’Hermione, dont un séjour de six mois sous le ciel brûlant de Suez avait desséché et disjoint les bordages, faisait eau de toutes parts, et les puissantes pompes de la frégate avaient peine à étaler la voie.

Sous l’équateur, le temps devint plus calme; bientôt l’action des vents alizés se fit sentir, et le navire, incliné sur l’un de ses flancs et prenant le vent au plus pris, mit le cap sur l’île Maurice. Le bâtiment ne marchait qu’à la voile pour ménager le charbon. Parfois un grain venu de l’horizon nous surprenait tout à coup, la pluie tombait à torrens, le vent soufflait avec violence, cassant les mâts de perroquet et mettant les voiles en lambeaux; mais ces désastres étaient bien vite réparés, car l’embellie ne tardait pas à venir. Le soir, on assistait religieusement à la prière sur le pont dite par l’aumônier du bord aux quatre cents hommes d’équipage qui l’écoutaient debout et tête nue, puis l’on jouissait des couchers de soleil si beaux sous les tropiques. A peine le globe d’or avait-il disparu sous la mer que l’horizon se colorait de teintes de pourpre et d’argent d’une douceur et d’une variété infinies, inconnues sous nos climats : elles allaient se fondant les unes dans les autres et montant jusque vers le zénith. Étendus sur la dunette et zébrant à qui mieux mieux nos habits de goudron (le règlement du bord défend les sièges même aux passagers), nous admirions, souvent muets, les grands spectacles qu’offre la mer. D’autres fois, réunis en rond et balancés par les mouvemens du navire, nous bâtissions en commun des projets d’avenir, tout entiers à Madagascar et aux choses que nous pensions y faire. C’est de la sorte que tant bien que mal, bercés d’un côté par nos rêves, de l’autre par le roulis, nous arrivâmes à l’île Maurice le 30 juin au matin. A peine avions-nous jeté l’ancre devant Port-Louis, admirant le magnifique panorama que présentent la rade et cette ligne pittoresque de hautes montagnes déchiquetées par les feux volcaniques qui protège si heureusement la ville, qu’une barque venue vers nous à force de rames s’arrêta à l’arrière de l’Hermione devant la galerie du commandant.

— Connaissez-vous les nouvelles de Madagascar? nous fut-il demandé.

— Non. Eh bien?

— Elles sont mauvaises. — Et un geste de tristesse vint compléter cette laconique réponse.

Le chancelier du consulat de France, qui s’était ainsi abouché avec nous, nous jeta des journaux et des lettres. Nous lui passâmes les nôtres dans un seau où l’amirauté anglaise voulut voir verser un litre de vinaigre, comme si nous venions d’un pays pestiféré, et quelques heures après nous repartîmes pour Bourbon. Dans le parcours entre Port-Louis et Saint-Denis, on s’arracha les journaux, les lettres particulières, et tout le monde resta atterré au récit des malheureux événemens qui s’étaient accomplis à Madagascar avant même notre départ de France. La révolution de palais qui, le 12 mai, avait ensanglanté Tananarive, et dont la nouvelle arrivait alors en Europe, nous fut ainsi révélée dans tous ses affreux détails. Nous apprîmes du même coup et la mort du roi étranglé la nuit dans le grand palais par les conjurés chefs du vieux parti malgache, et l’assassinat successif de tous ses favoris ou menamasses, que Radama avait vainement protégés de son corps et disputés pendant trois jours aux cris menaçans de la populace. Ces jeunes hommes avaient été élevés avec lui et partageaient ses généreuses aspirations; pas plus que lui, ils ne trouvèrent grâce devant la conjuration victorieuse. C’est qu’il existe à Madagascar un parti de la réaction ennemi des réformes, opposé à la civilisation, au progrès, contraire surtout à l’adoption des coutumes européennes. Ce parti, tout-puissant sous la reine Ranavalo, avait eu un instant le dessous à sa mort; mais il s’était bientôt relevé avec audace, et le malheureux Radama avait payé de sa vie le bon accueil qu’il avait fait aux étrangers et les mesures libérales dont il voulait doter son pays.

En présence d’événemens si tristes et si imprévus, le commandant de l’Hermione, M. Dupré, arrivé à Saint-Denis, essaya de se mettre en rapports avec la reine Raboude, proclamée sous le nom de Rasoaherine. Il n’avait pas oublié que, neuf mois auparavant, alors qu’il avait signé, comme envoyé extraordinaire, le traité d’amitié et de commerce entre la France et Madagascar, Raboude lui avait témoigné beaucoup d’égards : elle s’était montrée à lui pleine d’amabilité et de grâce, plus sérieuse aussi que son mari. M. Dupré avait donc toujours espéré que les bons conseils de cette femme intelligente ne pourraient qu’agir puissamment sur l’esprit de Radama, et soutiendraient ce jeune roi dans la difficile mission qu’il s’était imposée; mais tout avait subitement changé depuis. La reine, dominée par son premier ministre Rainivonynahitriniony et ayant peut-être eu quelque part à la révolution qui avait emporté son mari, ne fit à l’envoyé de la France que des réponses fort évasives. Ce qui semblait clair cependant, c’était que la cour d’Émirne refusait de donner suite au traité de commerce que l’empereur venait de ratifier, et qui portait la signature de Radama et de ses ministres. On demandait des modifications qui rendaient le traité nul et non avenu. Pour donner à ce revirement subit une apparence de justice, on avait imaginé d’effacer de l’histoire le règne de Radama II : moyen ingénieux sans doute, mais qui devait peu satisfaire la France, qui s’était tant avancée en reconnaissant pour la première fois un roi de Madagascar et en signant un traité avec lui[2].

Cependant une partie des colons de la Réunion, qui avaient vu un moment se lever tous les obstacles jusque-là contraires au libre commerce avec Madagascar, la terre nourricière de leur île, les membres de la mission eux-mêmes et à leur tête M. Lambert, retenus à Saint-Denis, étaient impatiens d’agir et de voir M. Dupré prendre une décision. De son côté, le commandant de l’Hermione, qui devait trouver à Tamatave les réponses de la reine, quittait Saint-Denis le 30 juillet. Monté à bord de sa frégate et convoyé par l’aviso à vapeur le Curieux, il fit voile pour Madagascar, emmenant une partie de la mission. Poussée par les brises de sud-est, qui à cette époque de l’année soufflent régulièrement dans ces parages, l’Hermione arriva le 1er août au soir à Tamatave, et vint mouiller derrière le grand récif de corail qui forme une jetée naturelle et un excellent abri sur cette côte si peu hospitalière.

Nous touchions enfin à Madagascar, la terre de nos rêves. Aussi, du plus loin que l’île fut signalée, la plupart d’entre nous ne la perdirent plus de vue. Le panorama que nous avions devant les yeux ne manquait ni de grandeur ni d’étrangeté. Le long d’une plage basse, sablonneuse, s’étend une levée de dunes couronnées par des arbustes tropicaux au feuillage épais et sombre, aux troncs noueux et bas. A droite la pointe Tanio, à gauche celle du Mananzarès, limitent une anse elliptique, qui compose, avec la barre ou les brisans de coraux derrière lesquels nous étions mouillés, la rade de Tamatave, et cette rade elle-même jouit, comme un port véritable, de deux passes ou entrées, l’une au sud, que prennent d’habitude les navires de commerce, l’autre au nord, que préfèrent quelquefois les vaisseaux de guerre à cause de leur plus grand tirant d’eau. Derrière la pointe Tanio, à l’horizon, on distingue l’embouchure de la rivière Ivoluine et la vague silhouette de quelques cahutes au bord de l’eau. Plus au loin, sur la mer, apparaît l’île aux Prunes. Plate, couverte d’une végétation touffue, elle semble surnager comme un énorme bouquet de feuilles abandonné à la surface de l’eau. Devant nous se dressait la ville, perdue au milieu des manguiers, des orangers, des vacoas, des cocotiers, et dont les maisons ou les cahutes, toutes construites en bois, sortaient de cette verdure étincelante comme autant de points sombres qui servaient de repoussoirs au tableau. Çà et là, quelques maisons de plus belle apparence dressaient leur faîte hardi : celle de la princesse Juliette, l’intelligente et bonne Malgache que nous retrouverons bientôt, celle de M. Orieux, le riche traitant français (on la reconnaissait à l’élégance de sa double galerie étagée autour de l’édifice), celle enfin d’un magistrat malgache, le grand-juge Philibert, avec sa belle allée de manguiers plantée jadis par Jean René, l’infortuné roi de Tamatave mis à mort par Radama Ier. Dans un coin plus modeste apparaissait la case de l’agent consulaire français. Le drapeau aux trois couleurs, flottant sur une hampe élevée, en signalait la place précise. A côté, on apercevait la bannière à la double croix rouge et blanche (double crossed flag) de l’agent britannique; puis, au bout de la grande rue, appelée aussi la rue des marchands, la rue du bazar, ou la rue royale, se dressait le drapeau constellé de l’Union. La France, l’Angleterre et les États-Unis, les trois plus puissans pays du globe, sont les seuls qui aient encore envoyé des représentans à Madagascar.

Devant la maison de l’agent consulaire américain s’étend celle des missionnaires français, martyrs d’un dévouement inutile sur cette terre livrée de longue date à l’indifférence religieuse. Non loin est leur école, où quelques desservans modestes, parlant le malgache mieux que les indigènes eux-mêmes, enseignent le français et la religion à de rares petits enfans que les parens veulent bien leur envoyer. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont chargées de l’éducation des filles. Une rue sépare l’établissement des missionnaires catholiques du fort ou de la batterie, vaste redoute circulaire à la double enceinte, aux casemates couvertes, aux talus gazonnés, aux barbettes garnies de vieux canons de fonte. Cette redoute a été construite jadis par des Arabes de passage improvisés architectes militaires pour le compte de Radama Ier. Dans le fort est la maison du gouverneur de la province et des principaux officiers; au centre flottait le drapeau blanc national, qu’on s’était empressé d’arborer pour signaler notre arrivée, et où étaient inscrits en lettres rouges le nom de la nouvelle reine et le millésime de l’année : Rasoaherina manjaka ny Madagascar, 1863. A côté du fort se présente le tribunal civil; quant au village militaire, où sont cantonnés les soldats avec leur famille, entouré d’une enceinte de pieux, il est caché par la végétation des dunes, et l’on ne peut l’apercevoir de la mer. Revenant le long du rivage, on passe devant une série d’assez vilaines cahutes, toutes dressées, suivant la coutume du pays, sur des pilotis sortant du sol. Ce sont de sombres et sales réduits où grouillent des Malgaches sans nombre et des Arabes des Comores ou de Zanzibar que l’amour du gain et des affaires a portés jusque-là. Enfin, avant d’arriver à la pointe Mananzarès, on trouve l’établissement de la douane, dont les constructions baignent presque dans l’eau, sans doute pour mieux permettre aux douaniers de se faire payer des traitans qui embarquent là leurs marchandises. Sur ce point gisent aussi les pirogues du pays halées sur la plage, où les caresse la marée. Les canots des navires de commerce, aussi actifs que les pirogues sont paresseuses, vont et viennent sur la rade, portant à bord des bœufs qu’on traîne à la nage, des sacs de gomme ou de riz. Une corvette à vapeur de guerre anglaise, la Gorgone, mouillée dès la veille et détachée de l’île Maurice pour suivre sans doute nos mouvemens, complétait le chiffre de la petite flotte commerciale et militaire que les besoins du négoce ou de la politique avaient amenée devant Tamatave au mois d’août 1863. Tous ces navires, au large les uns des autres, contribuaient singulièrement à varier les détails du paysage, déjà si nouveau pour nous.

Pendant que l’Hermione jetait l’ancre et que, charmés de la vue qui s’offrait à nos regards, nous essayions d’embrasser dans un seul coup d’œil le vaste espace qui s’étend de l’île aux Prunes au Mananzarès, un envoyé du gouverneur, monté sur une pirogue, se présenta à bord. Cet officier, le vieux Ramare, chef de la police, portait un brillant uniforme sillonné sur toutes les coutures des arabesques les plus compliquées. Le tricorne était garni de plumes multicolores, et des épaulettes d’or d’une longueur démesurée tombaient du haut de son habit jusqu’à la moitié des manches. Ce luxe étincelant contrastait singulièrement avec l’état délabré de la pirogue, qui faisait eau de tous côtés, et avec le costume primitif des rameurs, à peu près nus. Un mouchoir blanc et son chapeau dans une main, Ramare monta l’échelle d’un pas tremblant, et, après avoir subi l’affront de voir l’officier de quart se retirer devant la main restée libre qu’il lui présentait, il vint se placer debout sur le pont, flanqué de ses deux aides-de-camp. Ceux-ci étaient revêtus d’un costume de fantaisie ayant la prétention de rappeler celui des officiers de marine, comme Ramare avait voulu se montrer à nous en uniforme de lieutenant-général. Ces trois envoyés témoignaient d’ailleurs par leur teint bistré, leurs yeux en amande, leurs pommettes saillantes, leurs lèvres fines et leurs cheveux soyeux, qu’ils appartenaient à la race supérieure du pays, celle des Hovas, rameau détaché de la grande famille malaise à une époque de migration fort reculée.

Au lieu de recevoir ces braves gens, tout étonnés, tout émus de leur mission, et qui s’efforçaient de nous sourire, le commandant les fit congédier sans façon après un quart d’heure d’attente. Le lendemain, même réception fut faite à Rasoule, officier du palais, porteur d’une lettre de la reine. Il vint aussi en grande tenue, et debout sur la dunette, la tête découverte, il attendit avec plus de calme et de dignité que l’envoyé de la veille que l’on voulût bien lui donner congé. Le commandant de l’Hermione prétendait ne traiter, en sa qualité d’envoyé extraordinaire, qu’avec le gouvernement central, et se mit de nouveau en relation directement avec la reine et M. Laborde à Tananarive. Dans l’intervalle eut lieu, le 30 août, dans le fort de Tamatave, la proclamation officielle de Rasoaherine comme reine de Madagascar. Nous assistâmes à la fête en curieux, et le spectacle était vraiment magnifique. Autour d’une longue table chargée de vins d’Europe, de pâtisseries et de fruits tropicaux, étaient rangés tous les officiers de la province, en grande tenue, habits brodés de drap ou de velours, sabres aux ciselures étincelantes, tricornes gigantesques, épaulettes d’un pied de long. Un Français, M. Estienne, naguère encore capitaine au long cours, et qui aujourd’hui cumulait le titre de grand-amiral et commandant du port de Tamatave avec celui de général de division des forces malgaches, avait jusqu’à quatorze galons sur chaque manche, depuis le coude jusqu’au poignet. Le nombre des aiguillettes qui se balançaient sur sa poitrine était en rapport avec celui des galons. Auprès de la table se tenait debout le maître des cérémonies, qui disparaissait dans une houppelande blanche à ramages que lui auraient certainement enviée, s’ils l’avaient pu voir, les vieux serviteurs de comédie de nos spectacles forains. Chez les officiers indigènes, on distinguait quelques bonnes figures, quelques types intelligens, surtout parmi les Hovas, et au milieu d’eux l’ancien bouvier Andrianmandrouze, gouverneur du fort, qui essayait d’animer la fête. Lui-même se trémoussait, criait, gesticulait, armé d’un dessus de table à thé orné de laques de Chine, et dont on lui avait fabriqué un écu au moyen d’une poignée collée inférieurement, tout comme on eût pu faire pour don Quichotte. Sa grande préoccupation était d’exciter à des luttes guerrières les Antaïmoures, soldats d’une tribu du sud alors cantonnés dans le fort. Bientôt des femmes se levèrent et dansèrent en cadence, animées par la voix de leurs compagnes, qui marquaient le pas en battant des mains. Je vis là pour la première fois la danse de l’oiseau, danse nationale où la femme malgache déploie tout ce qu’elle a de grâce et de molle volupté. Elle ouvre les bras comme l’oiseau ses ailes, déploie les mains, les agite avec souplesse comme l’oiseau qui s’essaie à voler, puis, étendant les bras et les tournant en rond, reste quelque temps immobile, abandonnée à une douce langueur : c’est l’oiseau qui plane dans la nue. Cette danse nous charma, et nous fûmes plus ravis encore quand nous jetâmes les yeux autour de nous. Partout, sur les talus gazonnés de la batterie, sur les plates-formes même les plus élevées, le peuple assistait à la fête, libre, joyeux. La vue de tous ces visages noirs, de toutes ces têtes découvertes, les hommes drapés dans leurs lambas ou manteaux blancs, bleus, rouges, de toutes couleurs, les femmes dans leurs simhous non moins multicolores, tout cela, sous un brillant soleil des tropiques, formait un panorama vraiment magique; mais la fête se passa froidement : les Malgaches sentaient dans la rade la présence de navires de guerre français, et ils savaient que des relations amicales n’existaient plus à cette heure entre la France et Madagascar.

Le peuple qui jugeait ainsi la situation et qui restait spectateur presque impassible d’une fête où il se fût, en d’autres circonstances, librement abandonné à une joie tout enfantine, était dans le vrai : les bonnes relations étaient rompues avec la cour de Tananarive. La réponse à la lettre de M. Dupré se fit attendre plus d’un mois, et au bout de ce temps elle arriva fort peu satisfaisante : on persistait à vouloir des modifications inacceptables au traité passé avec la France, on n’accordait pas même à nos nationaux l’inviolabilité du domicile. Le gouvernement adressait du reste au commandant de l’Hermione deux envoyés, dont l’un, Raharla, possédait la confiance des deux partis; l’autre, homme à peu près nul, était Raimvoumlale, ancien gouverneur de Foulpointe. Deux tsimandos, à la fois esclaves et espions de la reine, rappelant par ce dernier côté les ombres des ambassadeurs japonais, ne devaient pas quitter d’une minute les deux envoyés malgaches.

Ce fut un grand jour à Tamatave que celui où arrivèrent ces quatre ambassadeurs. Depuis quelque temps déjà, des coureurs expédiés en avant avaient annoncé la venue des illustres personnages. Le matin où ils firent leur entrée triomphale, des députations allèrent au-devant d’eux jusqu’à Ivondrou, à 6 kilomètres de Tamatave, d’où le cortège partit. En tête marchaient les soldats, les deux mains occupées, l’une portant la lance acérée, l’autre le fusil à pierre. Ils étaient vêtus d’une blouse, et un double baudrier blanc se croisait sur leur poitrine. Le capitaine qui les commandait avait sur la tête un chapeau de soie noire cylindrique et de tons mordorés, un mouchoir à la main, une redingote sur le dos, et tenait un sabre nu. A la suite de la troupe venait la musique militaire, faisant entendre sur des instrumens de cuivre des airs nationaux assez mal exécutés, et derrière la musique, fermant la marche et portés sur des palanquins, les personnages de distinction qui s’étaient joints au cortège, puis les deux tsimandos, enfin Rainivoumiale et Raharla. A Madagascar, on le voit, les premiers sont les derniers, comme dans l’Évangile. La princesse Juliette, vêtue de son costume de gala, robe de velours rouge ornée de pierreries, parasol de soie rouge, les cheveux poudrés à blanc, et une couronne d’or au front, animait cette fête de sa joie et de ses lazzis[3]. Nous reconnaissant parmi les curieux, elle nous pressa d’entrer dans le fort, où une collation était servie. Nous refusâmes poliment, et nous assistâmes du dehors à la salve de treize coups de canon qui fut tirée pour la circonstance. Les vieux pierriers de fonte, gisant sur les barbettes du fort, sautaient sur leurs affûts (quand ils en avaient), menaçant d’éventrer les artilleurs; l’un des canons descendit même jusqu’au bas des glacis; on le remonta à grand’peine et on le bourra de nouveau. Pendant ce temps, il y avait un kabare au fort, c’est-à-dire une grande assemblée à laquelle tout le peuple prit part, suivant l’usage, et où se firent entendre divers orateurs. Après le kabare, une collation fut servie, où l’on fêta les vins et les liqueurs d’Europe, depuis le vermouth jusqu’à l’aï mousseux. Le vieil Andriamandrouze reçut ses nouveaux hôtes du mieux qu’il put, après quoi il leur donna congé, et ceux-ci, sans débotter, prirent, musique en tête, le chemin du port, où nous les vîmes s’embarquer pour se rendre à bord de la frégate. Les tsimandos, le chef couvert d’un énorme turban, mais les pieds nus, étaient vêtus du lamba sacramentel, manteau de soie aux couleurs bigarrées dans lequel ils se drapaient comme de vieux Romains dans leurs toges. Raharla portait avec beaucoup d’aisance un uniforme de sénateur français qui lui allait fort bien. Les jours suivans, il se montra aussi dans notre costume bourgeois. Quant à Rainivoumiale, coiffé, suivant une invariable habitude, d’une casquette galonnée, il avait l’air, grâce à son pantalon à bandes et à sa redingote aux boutons d’or, grâce aussi à son teint fortement basané et à sa taille trapue, d’un nègre de bonne maison qui serait venu se perdre d’un hôtel des Champs-Elysées sur le sable de Tamatave.

Le commandant de l’Hermione accueillit fort bien ces envoyés. Il les honora du nombre de coups de canon dont on salue les ambassadeurs; il alla même, oubliant sa réserve jusque-là si grande, recevoir à l’échelle son ami Raharla, chez qui il avait logé pendant tout le temps de sa première mission à Madagascar. Les envoyés de la reine et leurs ombres furent invités à un grand dîner. On leur donna même au dessert le spectacle d’un branle-bas de combat dans les règles, avec toutes les émotions de la lutte, abordage, incendie, etc.; mais ils n’y comprirent goutte, car on se borna à des simulacres : on fit mine de tirer le canon sans brûler un gramme de poudre. Presque chaque jour la compagnie de débarquement opérait devant les ambassadeurs ébahis, sans plus de succès. Ces manœuvres étaient trop savantes pour des Malgaches, et la moindre fantasia, avec les cris et les fusillades de rigueur, aurait bien mieux fait leur affaire. Eux qui tant de fois avaient dû voir les Antaïmoures, cette tribu guerrière du sud, ouïes Sakalaves indomptés de l’ouest, armés de la sagaie à la pointe effilée et du bouclier de peau de bœuf, se provoquer fièrement dans les fêtes publiques, bondissant comme des lions et poussant des cris féroces, de quel œil indifférent ils devaient suivre la charge en cinq temps et cinq mouvemens et nos exercices militaires où tout procède avec une régularité si froide, si mathématique !

Cependant les conférences allaient leur train en malgache ou en anglais, Raharla et Rainivoumiale comprenant assez bien cette dernière langue, qu’ils ont apprise en Europe; mais on parlementa beaucoup, et l’on ne fit rien. M. Laborde, descendu de Tananarive avec les deux agens officiels, intervint vainement dans le débat, tantôt comme conciliateur, tantôt comme interprète. A la fin, Raharla demanda un sursis pour envoyer un exprès à Tananarive. Cette fois la réponse ne se fit pas attendre. Le courrier chargé de porter la dépêche fit à pied en dix jours le voyage d’aller et retour de Tamatave à la capitale. Il y a près de 40à kilomètres de distance à travers des sentiers souvent très difficiles, et l’altitude de Tananarive est de 14 à 1,500 mètres. La réponse fut négative sur tous les points : la reine, à l’instigation de son premier ministre, rejetait les sages conseils de son agent, et nous adressait le projet de traité déjà reconnu inacceptable[4]. L’envoyé de la France avait fait cependant précéder son ultimatum d’une menace, menace terrible, s’il l’eût mise à exécution. Il était venu s’embosser devant le fort de Tamatave avec sa frégate, avec les avisos le Curieux et le Surcouf, celui-ci récemment arrivé de Lorient. Un transport même, la Licorne, attaché au port de Saint-Denis et envoyé à l’île Sainte-Marie sur la côte est de Madagascar, était venu un moment, sur la demande de M. Dupré, augmenter le chiffre de notre escadrille. Rien n’épouvanta la cour d’Émirne; mais le peuple de Tamatave s’effraya beaucoup et s’enfuit dans la campagne, emportant, comme le philosophe antique, sa maison sur son dos, c’est-à-dire quelques hardes et la traditionnelle marmite en fonte où l’on fait cuire le riz quotidien. Le tumulte augmenta encore quand on apprit les dernières nouvelles, et qu’on sut que M. Dupré avait donné l’ordre au consul général de France d’amener son pavillon. Tamatave, d’ordinaire fort calme, prit alors un aspect inaccoutumé. Les Antaïmoures, qui ne demandaient que plaies et bosses, commencèrent par les rues de la ville leurs promenades turbulentes, exécutant leurs danses militaires même la nuit, à la clarté des torches. Des groupes d’habitans plus paisibles se formèrent, on se réunit chez les traitans, et comme les bruits, dans les pays privés de journaux, circulent encore assez vite, on connut bientôt tous les détails de ce qui s’était passé dans la capitale. C’est ainsi qu’on apprit que, dans le dernier kabare qui avait eu lieu à Andohale, le forum de Tananarive, le premier ministre, opposé surtout à l’immixtion des Européens dans la colonisation de Madagascar, avait prononcé contre nous le curieux discours que voici : « Laissez agir les vazas, les blancs de France ; ils feront beaucoup de bruit pour rien. Ils n’ont d’autres navires que ceux que leur prête l’Angleterre, d’autre poudre que celle qu’elle leur vend. Ils veulent venir exploiter notre sol; mais nous n’avons pas besoin d’eux pour cela. Notre sol nous appartient, et nous l’exploitons bien nous-mêmes. On parle de nos mines d’or et d’argent ! Sans doute, et nous les connaissons; mais nos pères ont vécu sans elles, nous pouvons nous en passer aussi. On nous accuse d’avoir tué notre roi! Fort bien, et c’est là une affaire à vider entre Malgaches. En cela du reste nous n’avons fait qu’une révolution, comme l’Europe nous en a tant de fois donné l’exemple : l’Angleterre a tué Charles Ier, la France a guillotiné Louis XVI. »

Ces paroles circulèrent de bouche en bouche à Madagascar, et je n’ai pas besoin de dire quels commentaires elles reçurent dans un pays où le peuple est à chaque instant appelé sur le forum, et où l’éloquence politique, servie par une langue harmonieuse et savamment construite, a été poussée aussi loin que dans les républiques anciennes. Au reste, le parti de la réaction avait fait des objections si habilement reproduites par le premier ministre le fond de ses attaques contre nous. Et ici il faut bien reconnaître que Radama, succédant à un gouvernement ombrageux et cruel, qui avait fini par éloigner les étrangers, s’était peut-être trop pressé d’agir dans un sens opposé dès son avènement au trône, et n’avait pas su assez ménager la transition. On a trop aisément oublié en France combien les mesures libérales de ce jeune roi avaient rencontré d’opposition même dans son conseil, combien les grands, les nobles, redoutaient à Madagascar l’affranchissement instantané des esclaves. Et dans quel pays la même crainte d’une réforme lésant tant d’intérêts, mettant peut-être tant de vies enjeu, n’aurait-elle pas existé? Ouvrir subitement toute l’île aux étrangers par une charte aussi étendue que celle accordée à M. Lambert était une mesure encore trop hâtive. Dans tous les cas, il était prématuré d’agir dès le début sur des bases aussi larges dans cette grande île, où le blanc n’est pas vu de bon œil par les indigènes. Enfin la suppression des droits de douane, dont avaient vécu uniquement jusqu’alors les employés de la côte, était un article du traité de commerce sur lequel la réflexion aurait dû nous foire revenir, il est vrai que ce fut Radama lui-même, dont la part sur cet impôt s’égarait toujours sur le chemin du littoral à la capitale, qui exigea, pour la durée de son règne, la suppression des droits de douane en signant le traité, et en faisant de ce point délicat l’objet d’un article additionnel; mais il eût fallu avoir un peu de bon sens pour lui, et, restreignant la charte Lambert, supprimant l’article additionnel du traité de commerce relatif aux droits dédouane, assurer l’avenir de l’œuvre que l’on voulait fonder.

M. Dupré avait vu assez bien les choses lors de son premier voyage, et presque deviné ce qui devait inévitablement arriver des avantages trop facilement obtenus du roi Radama II. En politique comme en mécanique, l’action appelle toujours la réaction. La révolution malgache du 12 mai 1863, quelles que soient les raisons qu’on ait voulu lui donner, n’a été qu’une réaction du parti des nobles, trop vite sacrifié par Radama II dans ce pays où la noblesse est établie sur des bases aussi solides et se montre aussi jalouse de ses droits qu’en Europe aux plus beaux temps de la féodalité. Le doute pourrait-il exister à ce sujet quand on voit, dans la relation publiée par M. Dupré sur sa première mission, que le roi, avant de conclure le traité d’amitié et de commerce avec la France, ayant voulu le soumettre à l’examen et à la discussion des principaux chefs, au nombre de plus de deux cents, il y avait eu presque unanimité contre l’acceptation? « La défiance qu’inspirent les blancs à Madagascar, la crainte de les voir s’emparer par leur travail et leur industrie de toutes les richesses du pays, de l’île elle-même peut-être, avaient dicté l’opposition des chefs, nous dit M. Dupré, opposition si générale, si violente, que les hommes les plus éclairés n’avaient osé la combattre[5]. » Néanmoins le roi passa outre, pour montrer que sa décision était irrévocable. On a vu comment huit mois après, jour pour jour, l’infortuné monarque payait de sa vie ses généreuses intentions et sa courageuse initiative.


II.

Le jour même où arrivait à Tamatave la nouvelle du rejet de toutes les propositions du commandant Dupré, le 18 octobre 1863, les droits de douane, si chers aux employés du littoral, furent solennellement rétablis. Le canon fut tiré en signe de réjouissance, et le gouverneur de la province fit prévenir par voie officielle les consuls et agens consulaires de France, d’Angleterre et des États-Unis, ainsi que les principaux traitans, que les anciens règlemens étaient remis en vigueur. Comme sous la vieille reine, le droit sur les marchandises exportées fut fixé à 20 pour 100 et payable en argent, moitié par le vendeur, moitié par l’acheteur. Pour les importations, on ne pouvait tout d’abord atteindre qu’une des parties, et le droit fut réduit à 10 pour 100 ; mais il fut fixé à 30 pour les spiritueux, les vins, les liqueurs et boissons fermentées, comme si les Hovas voulaient à tout prix faire respecter l’article 1er  de leur nouvelle constitution, qui porte que la reine ne boira pas de liqueurs fortes. Il faut avouer que dans ce curieux pays constitutions et règlemens de douane renferment des articles bien étranges.

Dès le lendemain de la promulgation du décret rétablissant les droits de douane, la mesure fut mise à exécution. On avait bien voulu la faire exécuter sur l’heure, la veille, au son du premier coup de canon ; mais un vieux loup de mer provençal, le capitaine Durand, en train d’embarquer des bœufs, des volailles et des porcs pour Saint-Denis, persuada au chef de la douane que, dans les i3ays civilisés, on donnait toujours vingt-quatre heures de répit aux ayants-cause pour se préparer à l’exécution d’une loi nouvelle. Les douaniers de Tamatave, désireux de singer les blancs et flattés d’agir à la façon des nations éclairées, se rendirent aux raisons péremptoires du capitaine Durand. Celui-ci eut le temps d’achever sa cargaison et partit le lendemain au grand ébahissement de la douane madécasse, qui en aura été quitte pour le faire payer double à son second voyage. Il passe cependant pour bien madré, ce bon capitaine Durand, ce père nourricier de la colonie de Bourbon, comme il s’intitulait lui-même modestement, ce père du marin, comme l’appellent ses matelots. Il prend si grand soin de son équipage qu’il n’engage jamais un homme sans lui promettre des simirires, filles malgaches inscrites à la douane de Tamatave. Ces dames se disputent le soir l’insigne honneur de monter sur les canots des navires de commerce qui viennent les prendre à la plage pour les conduire à bord, où elles égaient toute la nuit l’orgie brutale des matelots. C’est une fête pour elles quand arrive le Mascareignes, et elles reconnaissent avec des cris de joie les canots du père Durand. « Eh bien ! capitaine, quelles nouvelles ? que devient la mission ? » lui demandaient quelquefois nos camarades tristement restés à La Réunion, quand il venait déposer dans la rade de Saint-Paul sa cargaison de bœufs. « Les nouvelles ? répondait ce fils de la Provence avec son accent caractéristique : si vous parlez d’affaires politiques, je ne vous entends pas; causons de poules, de cochons, de bœufs : alors je suis votre homme. » Toujours désireux de rester neutre pour continuer aussi longtemps que possible son fructueux commerce avec les chefs de la grande île, le capitaine gardait une prudente réserve[6]. « Voulez-vous savoir le prix des bœufs à mon dernier voyage? continuait-il. En ce cas, c’est autre chose, je vous entends. Il était de 15 piastres ou 75 francs par tête, les gras comme les maigres; moi je ne prends que les gras, et je laisse les maigres aux Anglais. » Ainsi répondait imperturbablement à chaque voyage, en vrai diplomate, le commandant du Mascarcignes; puis il reprenait bravement la mer avec son vapeur, vieux navire retraité qui finit noblement sa carrière en important bon an, mal an, de Madagascar à La Réunion, cinq ou six mille bœufs, plutôt maigres que gras, quoi qu’en dise le capitaine Durand.

L’ultimatum du commandant Dupré rejeté dans les circonstances que l’on connaît, le traité de commerce et d’amitié avec la France déchiré pour ainsi dire à notre face, deux voies seules nous étaient ouvertes : obtenir par le canon vengeance de l’insulte qui nous était faite, envoyer des prunes contre le fort de Tamatave, comme le disait spirituellement la princesse Juliette, ou nous retirer. M. Dupré, obéissant sans doute à des instructions secrètes, où cependant l’on n’avait guère pu prévoir les événemens qui venaient d’avoir lieu, préféra suivre la seconde voie, et la mission scientifique de Madagascar dut se débander. Une partie rentra à l’île Bourbon, puis en France; l’autre, conduite sur la côte ouest vers Bavatoubé, où existent des gisemens carbonifères très intéressans, ne tarda pas à suivre ses devanciers, et bientôt il ne resta plus aucun de nous dans ces parages de la mer des Indes que nous avions cru un moment sillonner en pionniers de la science et de l’industrie. Au moins avions-nous mis à profit les deux mois passés à Tamatave en parcourant presque chaque jour, grâce à une sécurité complète, la ville et les environs, le fort et le camp des soldats, visitant les traitans, les pères jésuites, les officiers malgaches, observant les mœurs et les usages du pays, et, comme on l’a vu, assistant même à des fêtes nationales, faisant enfin dans l’intérieur de la province quelques excursions pleines d’intérêt. Au nombre de quatre ou cinq, montés sur des takons du pays, palanquins au siège de toile, qu’enlevaient quatre vigoureux porteurs, nous partions parfois le matin suivis d’une troupe d’esclaves loués pour la journée. À ces compagnons de nos courses était dévolu, outre le soin de nos personnes, celui des vivres et des armes. Joyeux et bruyans, impatiens au départ comme la meute qu’on va conduire au bois, nos hommes appartenaient pour la plupart à la tribu des Bétanimènes ou à celle des Betsimsaraks qui peuplaient la province de Tamatave avant la conquête de Radama Ier. Rappelant par leurs traits le type de la race nègre, doués de muscles d’acier, marcheurs infatigables, ils portaient des sobriquets caractéristiques, et parmi eux on distinguait Gros-Bœuf, l’athlète de la troupe, et qui en était aussi le loustic, grâce à quelques mots de français appris à La Réunion. Le signal du départ donné, on nous enlevait sur nos sièges comme des saints partant pour une procession, puis tous ceux de nos gens qui ne s’étaient pas attelés à un palanquin s’emparaient d’un paquet à leur convenance. Celui-ci portait la caisse aux bouteilles, celui-là les sacs de riz, un troisième les marmites. L’un tenait h. l’extrémité d’un long bambou des gerbes de poules ou de pintades qui se faisaient équilibre à la mode chinoise; un autre portait de la sorte le pain et la viande de la journée. A côté de chacun de nous marchait le porteur du fusil et des munitions. Nous allions armés non pour défendre notre vie, qui ne courait aucun danger dans ce pays où tout blanc est réputé un être supérieur, mais pour faire la guerre aux habitans de l’air, comme dit le classique Boileau. Par momens, nous traversions un bois épais comme une forêt vierge. Alors la caravane s’arrêtait, et nous étions impitoyables : rapaces au bec recourbé et aux plumes fauves, perroquets noirs, perruches vertes, merles et pigeons bleus, tout recevait de notre plomb et venait grossir les provisions de la journée. Ce que nous refusions était accepté de grand cœur par la troupe qui nous suivait, car il n’est pas d’oiseau de proie dont l’odeur et la chair répugnent à un gosier madécasse. Que l’on n’aille pas croire du reste que les perroquets et les perruches ne soient pas dignes d’être appréciés des gourmets. Les émules de Brillat-Savarin, les amateurs de bons morceaux, vont même jusqu’à ne pas dédaigner les roussettes, énormes chauves-souris du pays, et les makes, qui, dans ce centre de création particulier, représentent la famille des singes, absente de Madagascar.

Nous avancions dans notre marche comme de véritables triomphateurs sur leurs chars, ou mieux comme des nababs de l’Inde étendus dans leurs manchys, à l’ombre de leur parasol. Nos braves Malgaches, porteurs et marcheurs, allaient au pas ou au trot, suivant les inégalités de la route, mais toujours alertes et de bonne humeur, chantant ou s’entretenant dans leur belle langue si sonore.

Quand arrivons-nous?
Quand arrivons-nous?
Ce soir, ce soir.


Tel est le refrain que chantent le plus volontiers en frappant du plat de la main sur les longues barres du takon ces porteurs infatigables. Et ils vont ainsi par monts et par vaux, la tête le plus souvent découverte sous ce soleil de feu, n’ayant d’autre vêtement qu’un simple langouti ou ceinture de toile, qui remplace la feuille de figuier. Vous pouvez leur confier hardiment votre vie. Ils entreront dans l’eau ou dans la vase jusqu’à mi-jambes, vous porteront sur leurs épaules à travers d’effroyables précipices; mais n’ayez crainte, vous ne courrez aucun risque, et l’on dit qu’il n’est pas d’exemple dans tout Madagascar d’un accident qui soit survenu aux voyageurs portés en takon.

Quand le soir vient, comme le plus souvent on doit se remettre en marche le lendemain, il serait naturel de croire que les porteurs vont se livrer au repos. Il n’en est rien cependant. Le soir c’est le moment des danses effrénées, des chants en plein air, de la musique et des chœurs; chaque Malgache, excité par d’abondantes libations de bessabesse, l’hum de basse qualité fabriqué avec d’impures mélasses, se trémousse et s’en donne à cœur joie, et l’on peut voir dans les haltes cet indigène de la grande île africaine, cet autochthone des tropiques, fièrement drapé dans son lamba, se livrer à ses danses étourdissantes, créant parfois des pas qui font honneur au génie chorégraphique madécasse.

C’est ainsi qu’au milieu des cris et des jeux de notre troupe de porteurs, brisés le plus souvent par)a fatigue, nous finissions par nous endormir le soir dans quelque mauvaise cabane, étendus sur une natte et roulés dans notre manteau; mais nos infatigables Malgaches dansaient et chantaient toujours. Ce n’était que bien avant dans la nuit que s’éteignaient les derniers chants avec les dernières danses. Le matin, tout était rentré dans l’ordre, et nos gens se trouvaient prêts, dès les premières lueurs de l’aurore, à recommencer leur marche de la veille. Heureux ces gais enfans de l’Afrique! heureux ces hommes insoucians à qui suffit le soleil avec tous les biens qu’il donne ! La Providence n’a-t-elle pas pourvu à tous leurs besoins ? Une banane, une poignée de riz, une gorgée d’eau fraîche et le sommeil sous les grands arbres, tout cela arrosé de ²bessabesse, cette liqueur de feu qui excite à la danse et au chant, voilà tout ce que demande le Malgache, et ses désirs sont facilement satisfaits.

Les promenades en takon ne furent pas les seules que nous entreprîmes. Il y a au sud de Tamatave de grands lacs que nous désirions visiter. Grâce à l’obligeance de M. Ferdinand Fiche, fils aîné de la princesse Juliette, élevé en France, nous pûmes accomplir cette course dans les meilleures conditions. De Tamatave à Ivondrou, nous parcourûmes de vertes prairies où les bœufs madécasses, les zébus au cou surmonté d’une bosse de graisse, paissaient en liberté, puis nous traversâmes les lagunes, si nombreuses sur cette partie de la côte, si difficiles à dessécher à cause de la contre-pente du sol, et qui en été laissent échapper des émanations fiévreuses; enfin, au sortir d’un bois où les grands copaliers, les palmiers raffia, les cocotiers, les ravenals et d’autres arbres des tropiques croissaient simultanément, nous nous trouvâmes sur les bords du grand lac d’Ivondrou. M. Ferdinand Fiche nous attendait avec son frère Antoine, et en quelques instans un déjeuner à la mode malgache fut préparé et servi. Nous y fîmes honneur en convives venus de loin et dont la promenade et l’air frais du matin avaient aiguisé l’appétit. Assis en rond par terre, autour d’un pilau de riz jeté sur une large feuille de ravenal qui tenait lieu de nappe, nous plongeâmes tous à la fois nos cuillers dans le tas fumant. M. Fiche avait fait couper aussi des feuilles de ravenal en carrés plus petits qui servirent d’assiettes; enfin, ramenant les bords de ces carrés l’un vers l’autre, il nous apprit à plier ces feuilles en forme de cuiller ou de conque. Les gens de sa suite et lui-même buvaient et mangeaient ainsi avec beaucoup de dextérité. Le ro malgache, entrée de poulet à la sauce relevée de karry, le bœuf à l’odeur de musc découpé en tranches grillées, le poisson salé et fumé, servirent à faire passer le riz que nous mangions en guise de pain. Pour compléter ce déjeuner indigène et rester fidèles à la couleur locale, quelques-uns de nous voulurent boire le ranampango, sorte d’infusion préparée avec une portion du riz qu’on laisse brûler dans la marmite. Rebelles à une pareille boisson, amis quand même des produits de la patrie absente, la plupart des convives préférèrent se désaltérer avec du vin de Bordeaux, dont M. Fiche n’avait pas oublié de se munir. Le nectar des bords de la Garonne gagne à Madagascar un nouveau bouquet, ayant deux fois passé les tropiques, et nous ne pûmes rester insensibles à l’occasion qui nous était offerte de nous en convaincre. En somme, M. Fiche fut de tous points un hôte accompli, et nous parut mériter en fort bonne part le titre de Malgache parisien sous lequel Mme Ida Pfeiffer a voulu le désigner.

A l’issue d’un repas qui inaugurait si bien notre excursion, nous montâmes dans des pirogues contenant chacune cinquante vigoureux rameurs choisis parmi les plus robustes esclaves de notre hôte. Ces bateaux, taillés dans un seul tronc d’arbre, sont de forme élancée et fort élégante. Les rameurs, munis chacun d’une palette ou pagaie et disposés sur deux rangées, l’une à bâbord, l’autre à tribord, battent l’eau en cadence en s’accompagnant de la voix. Nous occupions le milieu, devisant et fumant, attentifs surtout à éviter les mouvemens trop brusques qui auraient pu faire chavirer notre légère embarcation.

Les mangliers, les palétuviers, ces amis des bas-fonds salins, que l’on retrouve sous les tropiques dans tous les lieux humides et marécageux, au bord et non loin de la mer, les ravenals aux feuilles immenses qui servent à orner la table du Malgache et à recouvrir sa maison, les varoas aux lanières tombantes ou dressées en pyramide, le raffia dont le cœur, comme celui du palmiste, fournit un manger délicieux, et dont les feuilles donnent les libres qui servent à tresser une partie des étoffes du pays, enfin l’urania aux palmes serrées en éventail et retenant l’eau dans leurs pétioles, — ce qui lui a valu le surnom heureux d’arbre du voyageur — toute cette végétation des tropiques, marquée de tons vifs, éclatans, entourait l’une et l’autre rive du lac. Aux troncs des vieux arbres se nouaient amoureusement des flancs aux allures capricieuses ou ces parasites aux feuilles épaisses d’un vert sombre, aux corolles blanches épanouies, les orchidées, dont certaines sont particulières à Madagascar. L’une d’elles, l’angrœcum sesquipedale, produit des fleurs du port le plus élégant, qui ont été jugées dignes d’être envoyées en Angleterre pour orner une tête royale. Elles figuraient à ce titre dans la couronne de fleurs naturelles tressée pour la princesse de Galles le jour de son mariage, et elles y brillaient au premier rang. Sous l’eau, le long des bords du lac, nous distinguions des plantes aquatiques particulières aussi à la flore de Madagascar, entre autres l’ouviranda fenestralis, dont les tiges sveltes promenaient au-dessus de la nappe liquide, avec une sorte de curiosité coquette, leur tête balancée par la brise. Les feuilles de ce gracieux végétal forment l’un des plus remarquables ornemens de l’herbier du botaniste. Elles sont toutes découpées à jour ; leurs nervures déliées composent une véritable dentelle ; on dirait de ces feuilles desséchées réduites à l’état de squelettes qu’on rencontre l’hiver sous les vieux arbres de nos forêts.

Mais quand la flore madécasse nous dévoilait ainsi le long du chemin une partie des richesses de l’île, la faune restait presque muette pour nous. Des canards sauvages, des poules d’eau, des sarcelles se montraient bien en bandes à travers les bouquets de joncs, nous vîmes bien aussi, voletant à travers les arbres ou rasant la surface de l’eau, quelques-uns de ces papillons aux ailes étincelantes, aux riches couleurs, les plus beaux parmi les lépidoptères, et que le Brésil lui-même envie à Madagascar ; mais nous ne pûmes, ni cette fois ni en d’autres occasions, rencontrer au milieu des lacs non-seulement aucun caïman, cet ignoble reptile qui excite toujours la curiosité du touriste, mais même ce polype gélatineux, transparent, particulier aux lacs d’Ivondrou, qui flotte presque invisible dans l’eau, s’attachant quelquefois à la peau de l’homme ou des animaux comme une ceinture de Nessus qui les brûle et les tue. Aller à Ivondrou sans voir ni caïman ni polype, c’était aller à Rome sans voir le pape, comme dit si bien le proverbe. Peut-être aussi le polype gélatineux est-il un animal légendaire, mais il n’en est pas de même des caïmans, dont les hommes et les bœufs ont si grand’peur à Madagascar. Les bœufs, prévenus par leur instinct, ne traversent jamais les lacs sans faire grand bruit en nageant, pour écarter ainsi l’ennemi.

Si sur les lacs les caïmans affamés et les polypes aux ventouses mortelles s’obstinèrent à se cacher à nos regards, dans les bois nous ne fûmes guère plus favorisés, et nous ne vîmes ni le tenrec au des épineux comme celui du hérisson, ni l’aye-aye nocturne, sorte de singe rongeur au cri perçant, aux yeux de lynx, aux griffes cruelles, ni les makes frileuses, au museau de chien, au pelage fourni, qui vont par compagnies dans les grands arbres, debout sur leurs pattes de derrière, la queue en trompette comme les écureuils ou roulée autour de leur cou. Ces gracieux quadrumanes affectent alors cet air de douce mélancolie qui les caractérise, étalant paresseusement au soleil leur robe proprette et leur queue bariolée aux anneaux noirs et blancs. Dans les forêts de l’intérieur, outre les makes, on rencontre les babakoutes et les simepounes velus, qui font la nuit retentir les échos de cris lamentables pareils à des vagissemens d’enfans, et tous ensemble représentent la famille des lémuriens, remplaçant ici les singes, comme l’êpiornis, aujourd’hui disparu et dont on ne retrouve plus que les œufs enfouis dans les sables des rivières, représentait jadis l’autruche sur la terre de Madagascar. La grande île africaine sur laquelle un illustre écrivain que les sciences naturelles ont quelque droit de réclamer, George Sand, a écrit de si belles pages dans ses Lettres d’un voyageur[7], forme comme l’Australie un foyer distinct de création. « La nature, suivant les paroles mêmes de Commerson dans sa lettre à Lalande sur Madagascar, semble s’y être retirée comme dans un sanctuaire particulier, pour y travailler sur d’autres modèles que ceux auxquels elle s’est asservie dans d’autres contrées. »

Aucun des habitans si intéressans des forêts madécasses, lémuriens, aye-aye ou tenrecs, ne devait donc se montrer à nous dans nos courses rapides et nous laisser étudier sur le vif des mœurs si différentes de celles des animaux que nous connaissions jusque-là. Dans nos chasses au milieu des bois, dans nos courses à travers les prés, foulant les hautes herbes ou le sol vacillant des tourbières, nous fûmes au moins plus heureux, et plus d’une fois nos guides épouvantés nous montrèrent quelques-unes de ces araignées hideuses particulières au pays, le menavoude et le fonque, deux arachnides malfaisantes dont la morsure peut donner la mort. Ce sont du reste les seuls animaux nuisibles de la grande île, qui ne renferme, malgré sa position tropicale et si voisine de l’Afrique, ni tigres, ni lions, ni serpens venimeux.

Cependant nos rameurs continuaient à pagayer en cadence, chantant de gais refrains, et nos pirogues, à la file les unes des autres, glissaient sur le lac, y traçant un sillage rectiligne dont la rapidité de notre course nous empêchait de voir la fin. Bientôt nous débarquâmes à Ambavarane, où le chef du pays, vêtu mi-partie à l’européenne, mi-partie à la mode malgache, c’est-à-dire couvert à la fois du haut-de-chausses et du lamba, vint nous offrir du riz et des poules dans la maison royale. C’est une modeste cahute qui existe dans chaque village et où les voyageurs de passage ont le droit de s’installer au nom du gouvernement. Il est d’usage aussi que le chef de l’endroit vienne faire des présens aux étrangers en prononçant la formule consacrée que c’est le cœur qui donne et c’est la main qui offre. Nous répondîmes à ces gracieuses paroles par un autre présent : des aiguilles anglaises, des épingles, des hameçons furent acceptés avec joie; nous y joignîmes une pièce de 5 francs qui ne fut pas non plus dédaignée, et nous trouvâmes dans le chef d’Ambavarane, qui écorchait quelques mots de français, un sincère et reconnaissant ami. Au lieu de donner simplement du riz et des poules, il aurait bien voulu offrir un bœuf tout entier; mais les temps étaient si durs, les affaires allaient si mal! Il n’en était pas moins heureux d’avoir fait la connaissance de ces blancs illustres qui daignaient un moment s’arrêter dans son village. Il ferait connaître ce grand événement aux officiers de la reine et à la reine elle-même, s’il était appelé à Tananarive; il nous priait à son tour de parler de lui dans notre pays, et de le citer dans nos récits de voyage quand nous aurions repassé les mers.

L’usage veut qu’un speech soit toujours prononcé dans ces occasions, et l’on voit que le chef d’Ambavarane, comme du reste tous les Malgaches de quelque distinction, usait assez bien de la parole. Après le discours vinrent les divertissemens, et dès le soir la place du village fut en notre honneur le théâtre de bruyantes démonstrations. Les danses et les jeux se continuèrent fort avant dans la nuit. Hommes et femmes, frappant dans leurs mains en cadence et s’accompagnant de la voix, formaient une musique d’une tonalité étrange et sauvage qui excitait singulièrement à la danse. La bessabesse, distribuée à la ronde et bue fort élégamment dans des feuilles de ravenal, animait aussi les musiciens tout en abreuvant les danseurs, qui y puisaient de nouvelles forces. Le lendemain, reprenant notre course sur le lac d’Ivondrou, nous la poursuivîmes jusqu’à celui de Nossi-Vé et à l’île de Nossi-Malaze, où nous accostâmes sans encombre. Le chef de l’île nous accueillit avec plus d’empressement encore que son confrère d’Ambavarane ; suivant une habitude assez répandue dans le pays, il nous offrit tout chez lui, sans en excepter ses jeunes filles, fort avenantes et fort jolies. Comme chez les Espagnols, mais avec plus de vérité encore, il semblait nous dire : la maison est toute à votre service, la casa esta â la disposicion de Vd.

Sans vouloir multiplier ces récits d’excursions, je ne puis cependant passer sous silence notre visite à la sainte crache dans l’île à Papaye, non loin du village d’Amboudifine. Cette merveille de l’art céramique est un énorme vase rond en terre rouge, de plus d’un mètre de diamètre. Selon les uns, il a été déposé là par un boutre arabe naufragé qui y conservait l’eau potable, selon les autres, par le géant Zarafife, ancêtre des rois de Madagascar, et qui portait sur ses épaules non-seulement des jarres de cette dimension, mais encore de hautes montagnes, que ce rival d’Atlas, faisant de la géographie à sa guise, déplaçait à volonté. Pendant que les savans du pays, les antiquaires madécasses, discutaient à l’envi les uns sur le boutre arabe, les autres sur le géant Zarafife, et, loin de pouvoir s’entendre, en venaient déjà aux gros mots, la sainte ampoule, vénérée par les Betsimsaraks comme une relique, entourée de gris-gris, remplie de pièces de monnaie qu’y déposaient les fidèles en voyage pour que Zarafife leur fût propice, fut un jour éventrée par un voleur mécréant. Aujourd’hui, déchue de son rôle de tirelire sacrée, elle bâille au soleil vide et informe.

En revenant de l’île à Papaye, on remonte la rivière d’Ivondrou. Nous ne retrouvions plus ici ce terrain sablonneux, à grains de quartz blanc, parmi lesquels on distingue de brillantes paillettes de mica et une poussière noire de minerai de fer magnétique, terrain qui compose tous les environs de Tamatave, ainsi que les dunes du bord de la mer, et qui provient de la désagrégation des roches granitiques de l’intérieur. Nous voyions apparaître, formant des coupes naturelles, des argiles bleues, des grès ferrugineux jaunâtres, des calcaires grenus, dépôts sédimentaires en place, et qui contrastaient heureusement, pour les amateurs de géologie, avec les alluvions siliceuses jusque-là partout rencontrées. En divers points, ces terrains avaient été soulevés et même déchirés par des éruptions volcaniques anciennes, et des fragmens de laves et de basalte roulés par la rivière présentaient des coquilles fossiles collées à la roche, particularité dont il serait peut-être difficile de citer d’autres exemples. Bientôt nous arrivâmes, sur la rive gauche de l’Ivondrou, à la sucrerie de M. Fiche. Des champs de cannes et de manioc s’étalaient sur l’un et l’autre bord, à droite et à gauche du chemin qui menait à l’habitation. Une maison un peu délabrée, mais dont les appartemens avaient conservé leur air grandiose d’autrefois, nous ouvrit ses portes hospitalières. Elle était bâtie de ce beau bois de natte, rival de l’acajou, presque indestructible. A la façon dont la matière avait été prodiguée, on sentait que c’étaient les forêts du pays qui avaient été mises à contribution. L’architecte n’avait pas eu recours aux formules de la science pour ménager ses matériaux, et les solives, les planches formant les parquets ou les parois latérales, avaient toutes de respectables dimensions. Nous arrivâmes à cette demeure par une allée d’orangers, non sans nous être arrêtés un moment au port, où des pirogues appartenant à notre hôte débarquaient le poisson pris sur le fleuve et le lac, et en si grande abondance que nous crûmes assister à une seconde édition de la pêche miraculeuse. Ce poisson, salé ou fumé, devait servir à la nourriture des enclaves attachés à l’établissement.

Il était six heures du soir. Les travaux des champs avaient fini, et les travailleurs, se rendant par groupes dans leur case, portaient chacun sur la tête une gerbe de cannes qu’ils déposaient devant l’usine. C’est un moyen de diminuer les frais de transport dans un pays où les routes ne sont pas faciles, et où les chars, traînés par des bœufs, rappellent assez bien, par leurs roues basses, massives, et leur grossière construction, les chars antiques des premiers temps de l’Asie. Quelques esclaves, les pieds chargés de chaînes ou retenus dans un anneau de fer, avaient peine à marcher. C’était pitié de les voir s’avancer lentement, gauchement, leur faix sur la tête. Emus de ce spectacle inattendu, nous voulûmes du moins tenter la délivrance de l’un d’eux. Nous choisîmes le moins coupable, nous demandâmes sa grâce à M. Fiche, et il nous l’accorda sur l’heure. Le malheureux n’avait plus que pour quatre mois de chaîne!

L’établissement que dirige aujourd’hui M. Fiche a été fondé par M. de Lastelle. Ce courageux colon, né à l’île Maurice au commencement de ce siècle, mort à Madagascar en 185(i, était, avec M. de Ronthaunay, négociant de l’île de La Réunion, avec M. Laborde et M. Lambert, un de ces hardis pionniers qui de la grande île africaine voulaient faire une terre française. La sucrerie fondée par MM. de Lastelle et Ronthaunay sur les bords de la rivière d’Ivondrou existe encore, on l’a vu; mais le souffle vivifiant a disparu avec ces deux hommes : les ateliers tombent presque en ruine, les machines sont presque hors de service, et malgré les quatre cents esclaves attachés à l’habitation, les champs de cannes et de manioc vont dépérissant chaque jour. M. Fiche, qui dirige les plantations et l’usine pour le compte de sa mère, la princesse Juliette, l’une des propriétaires, se borne à tirer des cannes un jus qu’il fait fermenter et distiller. Il fabrique ainsi un rhum nauséabond et malsain qui a peine à lutter avec l’arak de La Réunion, importé par quantités considérables à Madagascar. Il est juste de dire aussi que le gouvernement local a, sous la vieille reine et aujourd’hui encore, entouré cette industrie de tant d’entraves qu’elle est presque impraticable avec profit. Quoi qu’il en soit, il ressort des essais tentés par M. de Lastelle un enseignement précieux : c’est que la culture de la canne à sucre, cette précieuse graminée qui fait la fortune de Maurice et de La Réunion, est des plus productives à Madagascar. Le roseau y atteint même des dimensions inconnues ailleurs, et nul doute qu’avec une culture intelligente et quelques mesures libérales de la part du gouvernement du pays, la plantation des cannes et la fabrication du sucre n’enrichissent un jour, entre tant d’autres industries, les futurs colons de Madagascar. M. de Lastelle a lutté vainement contre d’insurmontables difficultés, contre les ombrageuses inquiétudes de la vieille Ranavalo, qui voulait bien le favoriser, mais qui craignait qu’une réussite trop éclatante n’attirât les Français à Madagascar, contre les lois fiscales du pays, qui donnaient jusqu’à la moitié de la production à la reine, et ne permettaient au planteur de cultiver le terrain qu’à titre d’amodiataire passager, enfin contre les entraves de toute sorte suscitées comme à plaisir par les gouverneurs locaux, gens tous âpres à la curée, et dont il fallait acheter les complaisances à grand renfort de piastres, d’autant mieux accueillies que ces cadeaux formaient la part la plus claire de leurs appointemens. Après avoir essayé de surmonter pendant près de trente années tant d’obstacles réunis, auxquels venaient s’ajouter aussi un climat malsain, des esclaves paresseux, ignorant le travail des habitations, et qu’on ne pouvait former qu’avec peine, enfin une foule de ces embarras de tout genre qu’on rencontre dans les contrées sauvages, M. de Lastelle, à bout de ressources et presque de courage, est mort à Madagascar. Il a été enterré sur son habitation, où la princesse Juliette lui a fait élever sur une éminence un élégant tombeau. Du milieu d’un bouquet de rosiers se dégage une colonne de basalte surmontée d’une urne funéraire. L’un des côtés du de formant la base de la colonne porte une inscription en français qui rappelle en termes modestes la vie laborieuse du défunt. Une traduction en malgache est sur la face opposée. À côté du tombeau sont encore les allées d’orangers, de caféiers et de manguiers plantés par M. de Lastelle, qui avait fait de ce lieu sa retraite de prédilection. Au pied des arbres poussent les ananas et les roses, et du haut de ce gracieux coteau on aperçoit à ses pieds l’Ivondrou, qui décrit ses méandres jusqu’à la mer. Une ligne nettement tracée de dunes sablonneuses dessine le rivage. À droite et à gauche du spectateur, sur le relief moutonnant du sol se déploie la végétation particulière à Madagascar, et dans les plaines étroites, au pied de ces collines, des fourrés plus épais masquent les flaques d’eau et les lagunes, sources des fièvres paludéennes. Çà et là se montre une cahute ou un pauvre village, et à l’horizon, du côté opposé à la mer, une chaîne de hautes montagnes va courant du nord au sud, élevant comme une fortification naturelle pour défendre par un obstacle de plus la province intérieure d’Emirne. Tel est le lieu charmant que notre compatriote affectionnait ; c’est là qu’il aimait à se retirer au milieu des ennuis de l’exil et de ses longs et courageux efforts, là qu’il venait jeter un regard sur l’avenir et former des rêves de fortune qui devaient si peu se réaliser ; c’est là enfin qu’il a voulu reposer après sa mort, et que nous avons pu, non sans une vive émotion, contempler du même coup d’œil la tombe que lui a élevée Juliette et l’usine qu’il a fondée.

Les traitans de Tamatave, dont il faut bien dire ici quelques mots, ne sont pas tous, comme M. de Lastelle, des modèles à citer. Plus d’un parmi eux a été jeté sur les rives assez peu hospitalières de la grande île par une peccadille qu’il y est venu cacher. Il y a parmi les Français de Madagascar plus d’un matelot déserteur, plus d’un capitaine ayant vendu son navire, plus d’un marchand malheureux ; mais le travail et l’exil peuvent à la rigueur faire oublier le passé. Ce ne sont pas du reste les gens les plus favorisés du sort ou les plus irréprochables qui président à la naissance des colonies, et l’on sait de quelles hordes impures ont été peuplés à leur naissance deux pays aujourd’hui cités parmi les plus tranquilles et les plus fortunés du monde, la Californie et l’Australie. Si à Madagascar l’exploitation de l’or n’est point encore venue appeler en nombre les colons, il y a d’autres élémens capables de tenter les gens désireux de faire fortune. Les grandes cultures industrielles particulières aux tropiques peuvent toutes y réussir sur un sol où le sable même est d’une étonnante fertilité, et le commerce avec la côte orientale d’Afrique, les îles de la mer des Indes, l’Inde elle-même, ouvre des horizons assez larges pour satisfaire les plus vastes ambitions. Si les traitans ne sont pas tous sans tache, ils se purifieront par le travail, qui tôt ou tard rend l’homme honnête, par la lutte contre les difficultés qu’on rencontre à la naissance de toute colonie, difficultés augmentées encore à Madagascar de l’insalubrité du climat sur la côte. Il y a du reste, proclamons-le bien vite, parmi les Français de Tamatave bon nombre d’honorables exceptions, et plus d’un de nos compatriotes retiré dans ces parages pourrait être cité autant pour sa profonde intelligence des affaires que pour sa haute moralité.

Des trois cents traitans environ établis sur cette partie de l’île, les deux tiers sont Français; le reste est Anglais ou Américain. Il y a aussi des Arabes venus surtout de Zanzibar et des Comores, des Hindous et des Banians échappés de Bombay, enfin un Chinois, le seul, je crois, mais dans tous les cas le plus laid, je l’affirme, parmi les fils du Céleste-Empire, qui ait encore foulé le sol de Madagascar. C’est un des plus fins marchands que j’aie jamais rencontrés, un des plus heureux et des plus infatigables travailleurs aussi de cette race patiente et laborieuse qui commence à s’épancher par le monde. Ko-kong occupe dans la grande rue de Tamatave un magasin toujours bien fourni. Il vend de tout, mais au comptant : du vin et des liqueurs de France, des drogues et des fruits du pays, des sauterelles grillées qu’on mange en guise de crevettes[8]. Ko-kong vend encore des nattes tressées avec le jonc indigène, des étoffes ou rabanes tissées avec les fils du raffia, du tabac en carotte et des cigares de Tananarive; il vend des toiles d’Europe ou de l’Inde, du riz, de la viande, des lambas fabriqués avec le coton ou la soie aux vives couleurs, des perroquets en cage, des makes captives, du thé de la Chine, et tout cela le sourire sur ses grosses lèvres, avec un louable effort pour se montrer gracieux à chacune de ses nombreuses pratiques. Notre Chinois, comme tous les enfans de l’Empire du Milieu, est aussi quelque peu changeur : c’est toujours lui qu’on va chercher quand on veut la menue monnaie d’une piastre; il a toujours ses étuis de bambou bourrés de ces petits morceaux d’argent que les Malgaches se plaisent à découper dans une pièce de 5 francs. Il prend l’or au pair, et, la balance indigène à la main, vous en donne loyalement le poids. — Depuis combien de temps, Ko-kong, es-tu à Tamatave? lui demandai-je un jour. — Aux prochaines bananes, je crois bien qu’il y aura deux ans, répondit-il, créant ainsi une nouvelle façon de compter qu’on retrouve également dans nos campagnes, et qui vaut bien celle des calendriers.

III.

Si nous ne pûmes accomplir à Madagascar les travaux de tout genre que comportait notre mandat, la cause en fut moins à l’état de révolution du pays qu’à la direction que reçut fatalement notre mission sous la conduite d’un chef militaire. Faisant dépendre le succès d’une entreprise industrielle de la réussite préalable de la tâche politique qui lui avait été confiée, le commandant de l’Hermione devait presque inévitablement, en présence des événemens qui s’étaient passés, ruiner tous les projets de la compagnie de Madagascar, et c’est ce qui est arrivé en effet. Les Anglais en pareille matière procèdent tout autrement, et l’on ne saurait nous accuser en cette occurrence d’aller maladroitement leur emprunter des inspirations. Dans toutes les explorations anglaises dirigées, comme la nôtre, par la marine militaire, une seule pensée a toujours animé l’expédition : hommes de science et hommes de mer ont marché sur le même pied, et le commandant britannique a su à propos se relâcher vis-à-vis des civilians des rigueurs et des exigences de la discipline; mais les Anglais préfèrent encore les explorations isolées, et ils en ont fait dans ces derniers temps qui méritent l’admiration de tous les pays civilisés. On connaît les belles découvertes de Livingstone dans l’Afrique australe; on sait comment Burton a fait son excursion aux grands lacs de la région intérieure du même continent, Speke et Grant leur découverte des sources du Nil, comment enfin Mac-Donall Stuart a traversé du sud au nord la grande terre d’Australie. Chacun de nous allant à Madagascar, sans avoir la prétention de faire si grandes choses, ni d’acquérir si haute renommée, avait cru un moment se trouver, comme l’un de ces voyageurs aventureux, abandonné à ses seules inspirations. Nous savions tous que c’était au milieu des plus dures privations que devaient s’accomplir nos travaux; tous nous en avions pris bravement notre parti. Aussi, livrés à nous-mêmes ou pilotés par des navires de commerce, nous eussions fait sans le moindre danger, les uns le tour de l’île, les autres l’ascension de Tananarive, ceux-là l’étude des bassins carbonifères de Bavatoubé ou celle des mines métalliques de Vohémare. L’agent forestier aurait en paix exploré les bois du pays, l’agent commercial les ports et les fleuves, en même temps qu’il aurait noué des relations amicales avec les chefs militaires et les gouverneurs des provinces. Le sériciculteur aurait pu se livrer à ses recherches en toute liberté, et il aurait certainement piqué à l’extrême la curiosité des indigènes, qui ne savent encore que travailler grossièrement la soie, quand il aurait fait agir devant eux sa machine à étouffer et celle à dévider les cocons. Le sondeur aurait non moins étonné les Malgaches en ramenant des profondeurs du sol les nappes artésiennes, qui eussent doublé la production des rizières et fourni de l’eau potable à tous les endroits habités. À ces races qui ignorent presque l’emploi des simples et qui pratiquent plus volontiers la divination et l’astrologie médicales, le médecin serait apparu comme un sauveur envoyé du ciel ; on serait venu le consulter de bien des lieux à la ronde, et l’application heureuse, la distribution gratuite des remèdes d’Europe, auraient fait bénir le sikide blanc et la compagnie qui l’envoyait. Le fondeur aurait appris aux habitans de la province d’Emirne, déjà si habiles à forger le fer, l’art de le fondre par nos méthodes, et le pays, tributaire jusqu’ici de Maurice et de La Réunion pour une quantité d’objets en fonte, aurait pu les produire avec économie et les expédier à son tour aux îles voisines. Enfin il n’est aucun de nous qui n’eût, comme on dit, travaillé de son art, et dans une contrée si curieuse, si intéressante, où tant de richesses naturelles existent inexploitées, à peine étudiées, chacun des membres de la mission aurait fait une ample récolte de faits nouveaux. Des observations météorologiques, des coupes de terrains, des vues photographiques, auraient enrichi les travaux communs. Ceux d’entre nous qui auraient dû faire le tour de l’île, l’une des plus grandes qui existent sur le globe, auraient, entre le cap d’Ambre au nord et le cap Sainte-Marie au sud, assisté à plus d’un intéressant spectacle. Sur la côte est, les plages sablonneuses semées de dunes, aux mouillages souvent inhospitaliers, se seraient déroulées à leurs yeux avec leur ceinture verte et fleurie, si brillante sous le ciel des tropiques. Parfois des baies profondes comme la baie de Diego-Suarez, qui pourrait abriter plusieurs flottes, ou celle d’Antongil, témoin au siècle dernier des exploits de Beniowski, seraient venues agréablement varier ce long voyage de circumnavigation. Dans le sud, on aurait salué Fort-Dauphin, le premier établissement des Français à Madagascar au XVIIe siècle. Les populations paisibles des côtes, les Antankares, les Bétanimènes, les Betsimsaraks, les Antasimes, auraient reçu à pras ouverts les blancs porteurs de piastres. Dans le canal de Mozambique, on aurait pu entamer des relations avec la confédération guerrière des Sakalaves, presque toujours amis de la France. Profitant des calmes qui facilitent la navigation du canal, on aurait pu toucher, sur la côte africaine voisine, aux établissemens portugais, autrefois puissans, aujourd’hui en ruine, mais qui ont toujours conservé un certain renom, — Sofala, où quelques archéologues voient l’Ophir de la Bible, et Mozambique, le port aimé des négriers. Dans l’archipel des Comores, on aurait séjourné à Mayotte et à Nossi-Bé, où flotte depuis vingt ans le drapeau de la France, à Anjouan, convoité des Anglais, à Mohéli, où domine notre protégée, la petite reine Jombé Souli, gardée à vue par un mari jaloux. Et si l’on n’avait pu aborder à la grande Comore, ravie aux communications du dehors par un despote ombrageux, on aurait plus loin touché aux Seychelles, archipel autrefois français, et poussé enfin jusqu’à Zanzibar, où le sultan notre allié, vassal de l’iman de Mascate, nous eût accueillis avec joie. Pourquoi faut-il que tous les rêves faits au départ se soient évanouis en route, et que nous n’ayons rapporté de notre trop court voyage que quelques impressions fugitives ?

Sur quelques points sans doute de la grande île, nos efforts eussent été vains, et la défiance des Malgaches aurait continué de se montrer intraitable. Ainsi nous n’aurions pu arriver certainement du premier coup à l’exploitation des mines d’or et d’argent et à l’ouverture de routes carrossables, surtout entre la mer et la capitale. Depuis Radama Ier en effet, la politique des Hovas n’a pas varié à ce sujet, et ils ont compris avec juste raison que le travail des mines de métaux précieux et le tracé des grandes voies de communication fixeraient sur eux les regards des nations civilisées et livreraient le pays à la colonisation des blancs. De la défense expresse, sous Radama Ier et Ranavalo, d’exploiter les mines et d’ouvrir des routes. Ces traditions s’étaient maintenues sous Radama II, et l’on a vu comment la caste noble s’était opposée de toutes ses forces à la signature du traité de commerce avec la France et à la délivrance de la charte Lambert, deux actes par lesquels le jeune roi abolissait les mesures restrictives adoptées par ses prédécesseurs. Nous avions tous reçu de la compagnie l’ordre formel de n’aborder qu’avec la plus grande circonspection, du moins au début de nos courses, l’étude géologique des filons d’or et d’argent, ainsi que les nivellemens pour le tracé des routes, précaution qui d’ailleurs a été superflue, car, à peine le roi Radama disparu, le nouveau gouvernement remettait en vigueur les anciennes lois. Il y a peine de mort aujourd’hui à Madagascar contre quiconque découvre, dénonce ou fouille une mine d’or ou d’argent. L’ouverture de chemins carrossables est prohibée, et la reine actuelle peut dire, comme Ranavalo, que ses deux meilleurs généraux contre l’invasion des blancs sont toujours tazo et hazo, c’est-à-dire la fièvre et les bois. Parmi ces bois, il y en a un, celui d’Anamazotre, sur le chemin de Tamatave à Tananarive, qui est presque impénétrable ; il est semé d’affreux précipices, de nombreuses fondrières, et il faut toute l’habileté et l’expérience des porteurs pour sortir de ce mauvais pas.

Ce côté tout particulier de la question écarté, aucune autre difficulté ne paraissait s’élever contre l’accomplissement de notre mission d’exploration ; les embarras ne seraient venus que plus tard, quand l’heure aurait sonné de l’exploitation du sol et de la colonisation en grand du pays. Alors les Malgaches se seraient peut-être levés contre les Européens, car le pionnier, on le sait, n’est pas d’humeur facile et empiète volontiers sur le terrain d’autrui. Français, Anglais et Américains ont là-dessus la même façon de voir, et il est de la nature du blanc qui colonise de se montrer cruel et envahisseur, pendant que le propriétaire naturel du sol essaie de résister pied à pied. Néanmoins jusqu’à ce moment, que la plupart d’entre nous ne devaient point voir, puisque nous n’allions qu’en explorateurs pour éclairer la voie, notre mission, toute scientifique et même civilisatrice, eût infailliblement réussi. Si elle a manqué son but, c’est par suite d’un côté vicieux de son mode d’organisation, sur lequel j’ai déjà suffisamment insisté. La compagnie du reste avait été des mieux inspirées dans les instructions qu’elle avait données à chacun de nous. En explorant la grande île, nous devions tous nous présenter comme des missionnaires de paix, bien plus, comme les agens du roi, n’opérer qu’au nom de Radama II, ne travailler qu’avec l’assentiment, la coopération des gouverneurs des provinces, et de la sorte arriver en quelque façon par l’industrie et par la science à la conquête morale du pays.

La colonisation de Madagascar par la France a été jusqu’ici fatalement arrêtée par une série de malheureuses vicissitudes, qui se sont comme à plaisir toujours reproduites à point nommé, si bien qu’aujourd’hui comme sous Richelieu, comme sous Colbert, comme sous Louis XVI, tout est encore à faire. Un moment on a pu croire que nos relations avec l’île africaine allaient entrer dans une phase nouvelle; mais Radama II, sur qui reposait la tâche de créer un régime meilleur à Madagascar, paraît bien mort, car, malgré les bruits qu’on a fait courir à plusieurs reprises sur son enlèvement et son retour, et qui semblent maintenant se répandre avec plus de persistance que jamais, on ne l’a pas encore vu reparaître dans sa capitale à la tête de ses fidèles soldats, ni des deux mille Betsiléos qui devaient l’aider à reconquérir son trône. Rasoaherine, dominée par son premier ministre, qu’elle a secrètement épousé, écoutant aussi les conseils d’un agent de l’Angleterre, le révérend Ellis, le même qui combattait contre nous à Taïti avec M. Pritchard, est loin de vouloir nous concéder les mêmes privilèges que nous avions obtenus sous Radama II. Et si elle envoie des ambassadeurs en Europe, c’est pour obtenir le protectorat de l’Angleterre, pour demander des modifications au traité signé avec la France, sans doute aussi pour faire annuler en partie la charte octroyée à M. Lambert[9]. En cette occurrence, il ne faut pas cependant désespérer encore du succès de la colonisation de Madagascar par la compagnie, qui n’attend sans doute que le moment favorable de reprendre ses opérations. Le pays n’est pas aussi barbare qu’on pourrait se l’imaginer. Les classes élevées ne sont pas sans quelque instruction; plusieurs des nobles hovas savent parler l’anglais, un peu le français et écrivent couramment leur langue. Quelques-uns ont voyagé et sont venus jusqu’en Europe, où les ont même accueillis dans le temps et le roi Louis-Philippe et la reine Victoria. Des rudimens de littérature parlée sinon écrite, des rudimens d’industrie existent çà et là dans la grande île. Le tissage et la teinture des étoffes y sont très développés, et les indigènes savent préparer et travailler la soie. Le pays renferme en richesses agricoles et minérales tout ce qui peut attirer les pionniers entreprenans. Ces dernières surtout, qui séduisent de préférence les esprits ardens, sont partout répandues. La houille, le fer, le cuivre, le plomb, si nécessaires aujourd’hui à la marine, à l’industrie, sont depuis longtemps signalés et en partie exploités par les Malgaches. Non-seulement ils savent travailler le beau minerai aciéreux de leur île par des méthodes primitives que l’on retrouve encore en Europe dans les montagnes de la Corse et de la Catalogne; mais ils fondent aussi les minerais de plomb et de cuivre et savent même raffiner ces deux métaux. L’or et l’argent, le cristal de roche et les pierres précieuses ont été connus de tout temps à Madagascar, et ne peuvent manquer de tenter un jour les chercheurs aventureux, sur lesquels n’auraient aucun attrait les paisibles travaux de l’agriculture, les occupations purement maritimes ou commerciales. L’or et l’argent! ces deux métaux ont seuls permis la colonisation de l’Amérique par les Espagnols, et plus récemment la soif de l’or n’a-t-elle pas seule aussi conduit des milliers de colons en Californie et en Australie? L’or ! voilà l’unique et grand mobile qui peut entraîner les masses vers les pays lointains, et il faut espérer que la découverte de riches placers aurifères ou gemmifères détournera bientôt le courant sur Madagascar. Ces placers d’ailleurs sont déjà soupçonnés dans la grande île, dont la ressemblance de certaines roches avec celles du Brésil a frappé plus d’un géologue.

N’oublions pas qu’il suffit de quelques milliers d’émigrés intelligens et industrieux pour donner naissance à de puissantes colonies. Combien étaient les puritains quand ils débarquèrent en Amérique? combien les Français qui fondèrent le Canada? L’élément indigène entre toujours pour une très grande part dans la formation des colonies. Le blanc n’apporte le plus souvent que son capital, son industrie, son activité, son savoir. L’indigène fait presque tout le travail manuel. Le vaste empire indo-britannique ne renferme guère que 125,000 Anglais, dont plus des deux tiers sont des soldats, et il lui reste au plus 40,000 civilians. De même, quelques milliers d’Européens suffisent en Égypte pour tirer de ce magnifique pays, par la grande industrie et le commerce, des profits que, livrés à eux-mêmes, les Arabes n’auraient jamais rêvés. L’expérience de ce que peut, en fait de colonisation, le génie français abandonné à ses seules forces mériterait donc d’être tentée sur Madagascar. Il faudrait seulement laisser la plus grande liberté aux planteurs et aux traitans. Déjà quatre ou cinq cents Français répandus sur toute l’île, protégés par leur seul courage, font plus d’affaires que tous les colons que le gouvernement de la métropole essaie d’appeler à grands cris en Cochinchine ou dans la Nouvelle-Calédonie en les couvrant de son égide. C’est par la liberté que s’épurent les grandes nations et que se fondent les nouvelles. Que ce mot de liberté, aujourd’hui si souvent prononcé, ne le soit pas plus longtemps en vain, et si la compagnie de Madagascar reprend ses projets sur la grande île, objet de ses premières tentatives, peut-être s’assurera-t-on dans une occasion solennelle de ce que la France peut attendre d’une entreprise coloniale librement conçue et librement exécutée.


L. SIMONIN.

  1. Voyez, sur ces événemens et sur la politique française à Madagascar, l’étude de M. Galos dans la Revue du 1er octobre 1863.
  2. Ce traité, conclu le 12 septembre 18G2 à Tananarive et ratifié le 11 avril 1863, a paru au Moniteur du 20 avril de la même année. Il est signé par M. Dupré au nom de la France, et pour Madagascar par Radama II, qui voulut à toute force y apposer son nom, lui donnant ainsi une ratification anticipée, puis par trois de ses ministres : Rainilaïarivony, commandant en chef, Rahaniraka, ministre des affaires étrangères, et Rainiketaka, ministre de la justice. Le premier paraît avoir été l’un des principaux instigateurs de la révolution du 12 mai, dans laquelle Rahaniraka est resté neutre. Rainiketaka, moins heureux, y a perdu la vie : il faisait d’ailleurs partie du corps des menamasses ; le fils de notre consul-général à Tananarive, M. Laborde, est le seul des menamasses qui ait échappé.
  3. La princesse Juliette descend des anciens rois de Tamatave. Elle est fille du prince Fiche, assassiné avec Jean-René par ordre de Radama Ier, quand celui-ci fit la conquête de la côte est de Madagascar et brisa la confédération des Bétanimènes. Mademoiselle Juliette, comme on la nomme, est une fort gracieuse personne, pleine de verve et d’esprit, portant bravement, sans qu’il y paraisse, le poids des années. Elle a été élevée à La Réunion et à Maurice, elle parle et écrit le français avec beaucoup d’aisance. Elle s’est toujours montrée fort aimable pour les membres de la mission, et sa position était cependant très délicate. Depuis l’avènement de Radama II, elle a pris rang à la cour comme princesse du sang royal, ce qui lui donne le droit de porter des vêtemens et un parasol rouges.
  4. Le traité signé entre la France et Radama II ne renferme pas moins de vingt-deux articles; il rappelle par ses clauses les traités précédemment conclus dans des occasions analogues, notamment avec l’iman de Mascate et le roi de Siam. Le nouveau traité que voulait faire le gouvernement malgache était réduit aux sept points qui suivent, et dont nous donnons, d’après M. Laborde, la traduction littérale.
    « Art. Ier. Il est défendu pour toujours d’exporter des esclaves de Madagascar, et quant aux navires qui en importeront pour y être vendus, ils ne seront pas reçus dans l’île.
    « Art. 2. Le tanghin est aboli à tout jamais.
    « Art. 3. On n’empêchera pas le peuple de prier comme il l’entendra. On ne forcera non plus personne à suivre tel ou tel culte. Chacun sera libre de prier à sa guise.
    « Art. 4. Le consul français pourra rester à Madagascar pour preuve de l’amitié qui existe avec la France, parce que cette amitié est vraie.
    « Art. 5. La France pourra faire du commerce avec Madagascar, puisque la bonne intelligence existe entre les deux nations; mais ses navires ne pourront aborder dans les endroits où il n’y a pas de poste militaire.
    « Art. 6. On prélèvera des droits de douane, car c’est un usage qui existe chez toutes les nations.
    « Art. 7. Le souverain de Madagascar pourra établir les lois qu’il lui plaira dans son pays. »
    Le tanghin, dont il est parlé à l’art. 2, est, on le sait, un poison végétal des plus terribles retiré de l’amande du tanghinia veneniflua, et que les Malgaches, sous Radama 1er et Ranavalo, employèrent à de trop fréquentes épreuves judiciaires, assez semblables à notre jugement de Dieu. Peut-être les effets parfois foudroyans du tanghin sont-ils dus à une grande quantité d’acide prussique que renferme l’amande.
  5. Trois mois de séjour à Madagascar; Paris, Hachette, 1863.
  6. « Je chauffe et je ne chauffe pas, répondit-il un jour au commandant de l’Hermione, qui devait lui remettre ses dépêches pour le lendemain et qui voyait un noir panache de fumée se dégager de la cheminée de ses chaudières, — je chauffe et je ne chauffe pas. Ces brigands, ajoutait-il en désignant les marchands de bœufs de Tamatave, veulent me faire payer leurs bêtes cinq piastres de plus par tête. Je leur ai dit que j’en avais à Mananzary, dans le sud, pour le prix que je leur propose, et je fais mine de chauffer pour le départ; mais c’est feu de paille, et non de charbon. Tout ce qu’il me restait de vieux foin de mon dernier voyage, je l’ai jeté sous mes chaudières. L’Hermione, c’est ma mère, et je me garderai bien de partir sans aller prendre ses lettres. »
  7. Voyez la lettre à Éverard dans la Revue du 15 juin 1835.
  8. En attendant que la fabrication de la soie ait pris chez eux un plus grand développement, les Malgaches mangent aussi des chrysalides.
  9. Les deux ambassadeurs envoyés par la reine en Europe sont arrivés à Londres dans les premiers jours de février 1864. Ils y sont encore et ne se sont pas montrés à Paris. Quant à la résistance que les Anglais opposent à une colonisation de Madagascar par la France, bien que passive en apparence, elle se continue toujours activement. Ils ont choisi pour théâtre de leurs opérations Tananarive, la capitale des Hovas, et avec le système de forte centralisation mis en vigueur par la tribu aujourd’hui maîtresse de Madagascar on comprend que de ce centre important les Anglais peuvent facilement faire rayonner sur toute l’île les idées dont ils se sont faits les apôtres. A Tananarive domine, on peut le dire, le révérend Ellis, le ministre méthodiste, aidé de son alter ego, le révérend Cameron, et d’un médecin anglais, le docteur Davidson. Cette triade est forte, unie, généreusement secourue par les subventions occultes du gouvernement britannique et par les fonds qu’envoie ouvertement la mission méthodiste de Londres. Nos pauvres missionnaires, presque abandonnés par la Propagation de la foi, luttent en vain contre leurs fortunés rivaux. Ils vont mourir de la fièvre à Madagascar, victimes de leur dévouement, mais ils font peu de prosélytes. Les orgueilleux méthodistes l’emportent, et M. Ellis, avec une opiniâtreté que rien ne peut abattre, met en avant toute sorte d’argumens contre nous. Profitant habilement de l’indifférence religieuse des Hovas, partagée du reste par toutes les tribus malgaches, qui ne conçoivent plus qu’un dualisme grossier et prient le mauvais génie plutôt que le bon, incapable, disent-ils, de leur faire du mal, — le méthodiste anglais se permet dans ses prêches les plus burlesques divagations, et toujours pour en tirer parti contre nous. « Mes bons amis, disait-il dernièrement aux Malgaches qui l’écoutaient, on vous parle souvent de religion protestante et de religion catholique. A proprement parler, il n’y a que deux religions, celle des Anglais et celle des Français; mais, allez-vous me demander, quelle est la meilleure des deux? — C’est celle des Anglais, mes chers frères, et la raison en est bien simple : Jésus-Christ est né en Angleterre, c’est là qu’il a vécu, qu’il a prêché sa religion et fondé son église. Bien des fois les Français ont cherché à l’attirer chez eux; mais il n’a jamais voulu venir à Paris, aimant mieux rester à Londres. Et maintenant vous devinez pourquoi notre religion est la meilleure. » C’est sur les instigations de ce plaisant missionnaire que les deux ambassadeurs malgaches ont été envoyés en Angleterre ; c’est lui aussi qui paraît diriger la politique actuelle des Hovas.