La Mer Rouge et le golfe persique



LA MER ROUGE
ET
LE GOLFE PERSIQUE.

SITUATION DES AGENS ANGLAIS ET FRANÇAIS.

Lorsque l’Europe, long-temps tourmentée par les orages qui lui venaient du côté de la France, retrouva assez de calme pour arrêter ses regards sur l’Orient, elle aperçut dans l’empire ottoman les symptômes d’une décadence prochaine. Le colosse asiatique, après avoir grandi d’une manière formidable à la faveur des dissensions que les suites des croisades, les guerres d’Italie, et surtout la réforme, suscitèrent parmi les nations chrétiennes, semblait s’affaisser sous son propre poids ; pareille à ces mosquées dont la coupole est dorée et qui croulent par la base, la puissance turque ne conservait plus qu’un vain prestige trop faible pour cacher ses misères réelles. Un ambassadeur de la république française avait refusé de se soumettre à un cérémonial honteux, et prouvé aux Osmanlis qu’ils n’étaient que des barbares désormais impuissans. L’expédition d’Égypte avait fait voir qu’on pouvait attaquer la Turquie, la frapper au cœur, sans qu’elle fût en état de se défendre par elle-même, que les pachaliks étaient, non pas des provinces étroitement liées entre elles, mais des satrapies isolées : la possibilité d’un démembrement de l’empire turc restait démontrée. Enfin, quant aux cris de la Grèce luttant avec désespoir contre les masses qui l’écrasaient, l’Occident apaisé s’éveilla d’un trop long sommeil, il sentit qu’il fallait châtier ces Tartares incorrigibles. La bataille de Navarin, malgré les embarras politiques qu’elle faisait pressentir, eut lieu, et apprit à l’Europe jusqu’à quel point la supériorité lui était acquise dans les diverses branches de l’art militaire, de plus en plus appuyées sur le progrès des sciences. La Russie regretta peut-être de n’avoir pas, comme en 1770, triomphé à elle seule de la marine turque, mais elle se consola de ce succès partagé, en songeant au protectorat qu’elle exercerait sur le nouveau royaume grec, et se glorifia de ce que l’Europe lui avait donné un rôle dans cette espèce de croisade. L’Angleterre, tout en se repentant un peu d’avoir affaibli la Porte, se réjouit de ce qu’il y avait une flotte de moins dans une mer qu’elle fréquentait plus que jamais. Quant à la France, elle venait de reparaître avec de brillantes escadres à la face du monde, d’arborer de nouveau et d’une façon victorieuse son pavillon, qui protégeait les chrétiens d’Orient.

Après un court instant d’enthousiasme, les trois nations qui avaient triomphé à Navarin se remirent à suivre leurs tendances naturelles ; chacune de leur côté, elles réfléchirent sur les conséquences de cette grande journée. Les armées russes furent dirigées avec obstination, quoique par des voies détournées, vers la capitale du Bas-Empire. La Stamboul musulmane sembla au czar destinée à redevenir la Byzance grecque. Le peuple anglais, dans son humour, où la gaieté laisse percer toujours une arrière-pensée, applaudit à une caricature qui représentait trois nations assises autour d’une table et s’apprêtant à découper une dinde, turkey[1] ; il s’invitait d’avance à ce banquet avec l’espoir d’y prendre une large part. Chez nous, la restauration, animée par un premier fait d’armes, songea à conquérir la popularité qui s’éloignait d’elle, à prouver son indépendance au sein de l’Europe. L’occasion se présenta de réaliser ses projets, et si plus d’un motif étranger aux intérêts généraux détermina Charles X à la saisir, au moins la conquête d’Alger causa-t-elle sur les deux rives de la Méditerranée assez de sensation pour qu’on en comprît toute l’importance.

Cette expédition d’Alger sera jugée un jour comme le complément de l’émancipation de la Grèce, comme un dernier exemple des entreprises aventureuses dans lesquelles un gouvernement se lance sous l’impression d’une juste colère, sans trop s’inquiéter de l’avenir, et surtout comme un premier effet de la réaction de l’Occident contre l’Orient. Il a été donné à la France, en plus d’une occasion, de marcher la première, quelquefois même avant les temps favorables. L’empire ottoman, déjà affaibli du côté de l’Europe, était entamé sur l’autre bord de la Méditerranée ; le signal venait d’être donné par cette conquête, qui cependant n’avait point pour but de démembrer la Turquie. Un établissement français sur le littoral de l’Afrique occidentale, à trois jours des côtes de Provence, une colonie enfin, émut moins la Porte elle-même que la nation décidée à dominer toute cette mer intérieure du haut des rochers de Malte. Par suite des événemens de 1815, l’Angleterre s’est trouvée placée si haut, elle a si rapidement exploité à son profit les années de paix, qui sont pour elle des temps de conquêtes, que son orgueil se révolte à la seule idée d’un succès étranger. Ce qu’elle n’a pas fait, elle ne voudrait pas qu’une autre nation l’eût accompli. Aussi vit-on cette puissance, fidèle à son système d’égoïsme, fournir des armes aux Arabes contre nous, s’agiter à la fois du côté de Maroc et de Tunis, compter avec joie dans les colonnes de ses journaux le nombre des soldats que nous enlevaient les batailles et les maladies, rabaisser ou exagérer à dessein nos avantages et nos prétentions. Toutefois elle nous laissa continuer, à travers un pays ingrat, cette lente trouée qui coûte tant de sang et de fatigues. Une occupation condamnée à être long-temps stérile cessa de l’alarmer ; elle porta ses vues ailleurs, dans des parages où elle serait moins observée, où son action serait plus efficace, son influence moins balancée.

Cependant, à mesure que la Turquie, considérée de plus près, fut moins en état de cacher sa faiblesse, les vices de ses institutions, l’anarchie de ses provinces, Constantinople devint le théâtre de luttes diplomatiques fort curieuses, dans lesquelles chaque nation s’efforçait d’affermir l’empire chancelant, quand une nation rivale cherchait à l’ébranler. Mais au milieu de ces conflits arrivait la crise suprême que les puissances redoutaient parce qu’elles n’y étaient pas encore préparées ; à l’envi l’une de l’autre, elles se mirent, dans leur intérêt propre, à galvaniser le cadavre, à replâtrer l’édifice croulant dont elles avaient hâté la ruine. Bon gré mal gré, pour plaire à ceux-ci, par terreur de ceux-là, le sultan adoptait des réformes dont il ne comprenait guère la portée véritable, ou qui avaient à ses yeux le mérite d’augmenter dans son peuple la haine contre les infidèles. Aussi, quand un évènement inattendu faillit renverser toutes ces prévisions et bouleverser les plans d’une politique intéressée, en mettant à nu les misères de l’empire turc, ces mêmes puissances, prises au dépourvu, vinrent charitablement séparer les deux armées, et adoptèrent pour mot d’ordre cette formule sacramentelle : intégrité du territoire ottoman !

Quelle valeur avaient en elles-mêmes ces réformes rêvées à Constantinople, dont la création d’un Moniteur était aux yeux éblouis de l’Europe la plus complète expression ? La courte lutte du sultan contre le pacha l’a fait voir. Les troupes turques, honteuses, démoralisées sous le nouveau costume qu’on leur infligeait, perdirent toute confiance, tandis que les ulémas, les gardiens de l’islamisme, criaient au scandale[2]. Les Osmanlis de vieille race présageaient la ruine de leur pays dans ces innovations qu’on leur disait destinées à le sauver ; ils avaient raison dans ce sens, qu’elles étaient adoptées plutôt par faiblesse que par intelligence. Pour qu’une réforme soit réelle, il faut que, partant d’un peuple énergique, las d’être régi par des institutions auxquelles le temps a mêlé des abus, elle remonte jusqu’au trône, ou qu’elle descende du trône vers le peuple par la volonté d’un prince éclairé qui force ses sujets à se préparer un avenir plus heureux. En Turquie, ce qui ressemblait à des innovations ne pouvait procéder ni de l’une ni de l’autre de ces deux causes ; la race conquérante représentée par le sultan abdiquerait sa puissance le jour où elle renoncerait à suivre ses erremens anciens. Quant au peuple, il n’existe pas, car il ne convient guère d’appeler de ce nom des rayas asservis, des tribus nombreuses, mais divisées, qui n’ont de commun entre elles que le joug sous lequel elles gémissent.

L’Égypte surtout a donné un éclatant exemple de la manière dont les Turcs sont susceptibles de comprendre et d’interpréter les idées qu’ils empruntent à l’Europe. Là, on a vu le pacha accueillir avec empressement les étrangers, demander à l’Occident le secours de ses lumières, entreprendre de grands travaux, fonder des écoles, organiser une flotte et une armée, et tout cela, dans quel but ? Dans le but d’affermir son autorité, de se rendre indépendant de son maître, de changer un pachalik en royaume héréditaire, sans prendre nul souci de la race égyptienne, sans songer à la régénérer, comme il se plaisait à le faire croire. Les peuples qui lui obéissent ont peut-être plus perdu que gagné à ces innovations qu’on leur imposait violemment, et dont tout le profit revenait au souverain. Ils n’étaient que des manœuvres contraints de travailler à cette décoration qui trompait les yeux de l’Europe. L’Égypte n’a pas cessé d’être la fertile et malheureuse contrée soumise tour à tour aux Perses, aux Grecs, aux Romains, aux califes, aux mameluks, et enfin aux Ottomans. À distance, il est vrai, on pouvait se faire quelque illusion sur le véritable état de ce pays. La France, qui avait contribué à lui donner le vernis de civilisation dont il brillait, se laissa facilement aveugler. Elle rêvait une nation forte et prospère renaissant aux bords du Nil comme par enchantement, prête à accepter son alliance, à fermer de ce côté à une puissance ambitieuse cette route des Indes, par laquelle Bonaparte s’était un instant acheminé.

Si l’Angleterre, plus calme dans ses jugemens, comprenait mieux la situation intérieure de l’Égypte, elle ne voyait pas sans déplaisir ce nouvel empire, qui s’enfonçait presque au cœur de l’Afrique et débordait sur l’Asie par trois côtés, se développer rapidement, se régulariser sous l’œil vigilant de Méhémet-Ali. Ce vaste pachalik dont les deux capitales, placées tout près l’une de l’autre, semblent un double anneau de fer liant et consolidant les deux parties que l’isthme divise, s’interposait d’une façon désagréable entre Malte et Aden ; dans un jour de mauvaise humeur le pacha pouvait refuser passage à la correspondance de l’Inde, forcer les dépêches à rebrousser chemin, ou les laisser piller par les Arabes. Sans vouloir, au prix d’une paix ardemment désirée, attaquer de front l’Égypte constituée en état de défense, la politique anglaise s’occupa à diminuer cette puissance qui l’offusquait ; elle alla jusqu’à intéresser l’Europe entière, moins la France, à une équitable répartition de provinces entre le sultan et le vice-roi. L’intérêt de l’Angleterre exigeait que les pays contestés restassent au pouvoir de celui des deux souverains qui pourrait le moins les gouverner, c’est-à-dire qu’un germe d’anarchie sans cesse renaissant lui permît quelque jour de s’immiscer dans les affaires de la contrée, de se faire des partisans là où elle n’en avait pas encore, d’intervenir dans des querelles dont elle saurait tirer avantage.

Quand il resta démontré que le pacha était trop riche pour vendre Suez ou tout autre port sur la mer Rouge, trop puissant pour se laisser faire la loi chez lui, trop rusé pour être pris au piége comme le petit cheick d’Aden, ce fut vers le détroit de Bab-el-Mandeb, là où expirait l’autorité du pacha d’Égypte, que l’Angleterre se mit à agir, remontant vers l’isthme peu à peu, à mesure que la politique européenne, dans sa sollicitude pour les intérêts de la Porte, cherchait à remettre sous sa domination les principales villes de l’Arabie. Déjà aussi des intrigues plus sérieuses se nouaient de l’autre côté de cette même Arabie, dans des provinces retirées, jadis si florissantes, qu’un fleuve fameux, sondé et exploré avec soin, arrose et fertilise. L’Angleterre, qui accapare le commerce du monde, se souvient toujours qu’il y a deux routes par lesquelles l’Europe communique d’une façon plus rapide et plus directe avec les Indes : la mer Rouge et le golfe Persique ; elle sait que par cette double voie l’Occident recevait jadis les produits de l’Orient. Il importe plus à cette nation qu’à toutes les autres réunies de rendre praticables et sûrs ces passages qui s’effaçaient depuis la décadence du commerce vénitien et les découvertes des Portugais. Malte, que la possession de Gibraltar rapproche de Londres, est le point auquel viennent aboutir ces deux lignes de communication ; il est utile pour la Grande-Bretagne de relier cette place avec d’autres qui lui appartiennent sur le continent, le long des rivières et des golfes que ses bateaux à vapeur côtoient, suivent et traversent. Du côté de la Méditerranée, que l’Angleterre prétend dominer en se tenant en vigie sur les remparts de Valette, l’Europe surveille ses mouvemens ; d’ailleurs, la nécessité de maintenir la Turquie dans son intégrité a été proclamée dans un congrès où la puissance britannique avait parlé assez haut. Il est donc plus habile et moins dangereux de préparer les voies sur d’autres points, de prendre à revers l’empire ottoman, d’établir son influence dans des provinces en proie à l’anarchie. De cette façon, quand arrivera la catastrophe que l’Europe s’effraie de voir si imminente, les Anglais auront tout disposé pour n’être pas les derniers à profiter de l’évènement.

C’est dans ces prévisions qu’ils ont accompli depuis plus de vingt-cinq ans, à peu près à l’insu de l’Europe, bien des actes singuliers dans la mer Rouge et dans le golfe qui reçoit les eaux de l’Euphrate. Comme la Russie leur donnait d’assez graves inquiétudes du côté de leurs possessions des Indes, ils ont particulièrement cherché à s’établir en maîtres dans le golfe Persique, c’est-à-dire dans le voisinage de la Perse, où leur politique lutte toujours contre celle des czars. Outre le motif déjà énoncé qui les détourna de rien tenter pour l’instant du côté de l’Égypte, deux autres causes les poussèrent à diriger leurs efforts vers l’Euphrate : la première, c’est que la mousson, en rendant la mer des Indes d’une navigation périlleuse pendant plusieurs mois, oblige les bateaux à vapeur à faire route vers le golfe Persique ; la seconde, c’est que les agens britanniques, plus à portée d’être secourus et secondés, devaient y acquérir une autorité d’autant plus grande que l’éloignement de Constantinople ou d’Alexandrie leur permettait d’agir sans attendre les instructions ou le désaveu d’un ambassadeur ou d’un consul-général. Là, ils pouvaient oser davantage, acquérir une connaissance de ces localités que le reste de l’Europe ignore à peu près complètement, préparer le long des fleuves des étapes dont la dernière, si l’on n’y prend garde, sera quelque jour une place forte sur la côte de Syrie, occupée sous un prétexte quelconque. L’installation d’un évêque protestant à Jérusalem, où sa présence ne paraît d’aucune utilité, ne se rattache-t-elle pas en quelque chose à cette idée d’établissemens futurs ? n’y doit-on pas voir une pierre d’attente placée là dans une espérance lointaine, ou un centre auquel viendront aboutir les intrigues qui agitent et soulèvent la montagne ?

Il n’y a pas de témérité peut-être à faire de pareilles conjectures. Partout où l’Angleterre paraît, c’est avec une pensée d’avenir ; ce qui constitue sa force, c’est cette continuité de système, c’est cette persévérance vers un but souvent fort éloigné, c’est cette suite dans les actes qui ferait croire qu’un même homme reste éternellement à la tête des affaires, quel que soit d’ailleurs celui qui les dirige accidentellement. Cette observation s’applique à la politique anglaise dans les possessions de l’Asie comme à celle de son gouvernement en Europe. Depuis lord Clive, qui traça la marche à suivre dans la conquête de l’Inde, les gouverneurs, avec plus ou moins de justice, de probité personnelle, de talens et d’audace, ont continué son œuvre. Si lord Ellenborough vient d’être rappelé, c’est moins sans doute pour son équipée de Gwalior que pour avoir, par l’expédition du Scinde, mis l’Inde dans le plus imminent péril. L’Angleterre a senti que l’esprit de conquête ruinerait sa puissance, et qu’il n’y avait pas de bras assez forts pour étreindre les deux tiers de l’Asie. D’ailleurs, maintenant que l’occupation de quelques points sur la côte de Chine exige la présence de troupes assez nombreuses à l’extrémité de l’Asie orientale, et entraîne vers un avenir fabuleux le génie commercial des Anglais, ce qu’il leur faut, ce sont, par la voie de mer et des fleuves, des dépôts de charbon, et un jour les deux rails d’un chemin de fer dans les plaines que traversent solennellement les chameaux des caravanes. Suivons-les un instant sur tout le littoral de l’Arabie, puis sur les bords du golfe Persique, où leurs bateaux à vapeur se multiplient de plus en plus.

Près du détroit de Bab-el-Mandeb, la nature a placé une presqu’île avec des montagnes menaçantes du côté de la terre, un beau port et des vallées du côté de la mer ; sur cette petite péninsule, les Arabes, au temps de leur puissance, bâtirent la ville d’Aden[3], ou plutôt ils l’agrandirent, la fortifièrent, et elle devint le principal entrepôt du commerce qui se faisait alors avec l’Inde, la Perse et la côte d’Afrique. Elle perdit de son importance le jour où Vasco de Gama doubla le Cap ; mais, quand de nouvelles découvertes ramenèrent les Européens par cette route, les Anglais achetèrent (d’autres disent escamotèrent) cette place qu’ils appellent désormais un second Gibraltar. Le grand Albuquerque, qui se plaisait à décapiter les donjons des citadelles musulmanes, avait vainement assiégé Aden en 1513 avec vingt vaisseaux : il s’en était consolé en s’établissant à Socotara ; mais ces îles ne sont point, comme Aden, la clé d’un golfe. En 1833, un chef d’aïtas (Turki-Bilmez) souleva un régiment égyptien, s’empara de Djeddah, prit Odeida et Moka, c’est-à-dire les principales villes de la mer Rouge du côté de l’Arabie. Cette fois les Arabes, contre leurs intérêts particuliers, aidèrent le pacha d’Égypte à reconquérir ses places ; ils oublièrent un instant (quitte à se révolter plus tard) que Méhémet-Ali, las de dépeupler ses campagnes pour transformer les laboureurs en soldats, tenait à les soumettre pour les enrégimenter à leur tour. Ce qui les engagea à chasser les rebelles, ce fut leur attachement à l’islamisme, parce que ces rebelles, reçus après leur défaite sur des navires anglais, avaient servi et promis de servir les intérêts britanniques. Si la possession des villes que nous venons de nommer a été retirée au pacha, la véritable raison en est nettement exposée par un voyageur que nous aurons plus d’une fois occasion de citer dans le cours de ce travail[4] : « Quand Méhémet-Ali dominait sur la côte, comme il prenait pour rien les produits de l’Égypte, il pouvait y envoyer des céréales à meilleur marché que le riz même de l’Inde, dont la consommation diminuait ; ses mauvaises fabriques fournissaient certains tissus qu’il forçait de substituer aux cotonnades anglaises ; il établissait de plus forts droits de douane ; enfin il s’était réservé la moitié de la récolte du café, dont il réglait d’ailleurs le prix. Il faisait évidemment tort au commerce anglais, et c’est un grief que ne pardonne jamais le gouvernement britannique. Dans un pareil cas, le gouvernement n’a pas à intervenir lui-même, et l’administration de l’Inde, qui est indépendante, obtient aisément satisfaction sans son secours… » C’était donc surtout le négociant que les Anglais haïssaient dans Méhémet-Ali. Par les mêmes raisons politiques et commerciales, « l’Angleterre a insisté pour que la Mecque et Médine (on les nommait gravement les villes saintes !) fussent ôtées au pacha et remises au sultan, qui ne peut les gouverner. On a, par un traité, consacré l’anarchie dans la mer Rouge au profit de l’Angleterre. » Sous l’empereur Claude, un fermier des revenus publics au nom des Romains, dans ces mêmes parages (Pline le nomme Annius Plocamus), fut emporté vers la haute mer, et alla aborder à un port de la côte de Malabar ; de nos jours, des navires partis de cette côte, alors ignorée, viennent aux bords de l’Arabie reprendre les allures du peuple-roi. Les steamers anglais, pendant les deux tiers de l’année, sillonnent la mer Rouge deux fois par mois ; Bombay n’est plus qu’à sept ou huit jours du détroit de Bab-el-Mandeb. De si fréquentes relations permettent à l’Angleterre de se tenir au courant de tout ce qui se passe dans ces parages, et de se présenter comme l’alliée naturelle des mécontens, des rebelles, des ambitieux, qui dans ces contrées s’enferment entre les quatre murs d’une ville et s’y proclament indépendans.

La nécessité de réprimer la piraterie a été un prétexte, d’ailleurs fort raisonnable, de s’immiscer dans les affaires de tous les petits états du littoral de la mer d’Oman ; les Arabes ne se montraient pas moins ardens à piller les navires que les caravanes. À leurs yeux, les matelots hindous sont des païens, les navigateurs européens des infidèles, les marins persans des schismatiques ; cela une fois établi, les Arabes faisaient la course avec leurs lourdes barques armées de deux canons. Ceux de Makalla, contraints de renoncer à leurs habitudes vagabondes, ont vu se former chez eux un de ces dépôts de charbon qui rappellent incessamment l’irrésistible puissance d’une nation souveraine et pour ainsi dire son omniprésence. Le cheick de Ras-el-Khyma possédait une flotte immense ; il a été mis à la raison, il y a trente ans bientôt, par les Anglais, qui ont brûlé ses navires, ses arsenaux, ses chantiers. Les vainqueurs sont venus à bout d’établir dans ces régions une police si rigoureuse, qu’un chef arabe n’ose plus faire la guerre à son voisin sans la permission du gouverneur de Bombay ; et comme la nation anglaise est à peu près la seule qui se montre dans ces parages, comme les Portugais, chassés et oubliés, n’y ont pas laissé de traces, comme depuis le corsaire Surcouf, qui ruinait par ses prises les marchands de Bouchir et de Bassorah, le pavillon français ne flotte guère à l’entrée du golfe, « les Anglais y passent pour une race d’hommes supérieurs, l’Angleterre pour le premier pays du monde, comme si les autres nations n’étaient que les satellites de ce grand astre, des états auxquels on a imposé des traités ou une obéissance pareille à celle des rajahs de l’Inde ! » Ces paroles sont vraies ; il ne faut pas avoir voyagé long-temps dans l’Inde et navigué beaucoup dans ces mers, pour se convaincre de cette erreur que l’on a glissée adroitement jusque dans le cœur des indigènes. Bonaparte, déporté à Sainte-Hélène, représente parfaitement aux yeux des Hindous un prince châtié, enlevé à son pays, que l’occupation a changé en province conquise ; un vaisseau anglais conduisant le captif sur son rocher signifie, pour ces populations crédules, que l’Angleterre a triomphé seule, et là s’arrête l’histoire dans les livres qu’on met entre les mains des jeunes gens de l’Inde, musulmans, hindous, juifs et parsis. Nous avons nous-même visité des écoles, interrogé les élèves, et nous n’avons pu voir sans douleur quelle place est assignée à la France dans l’esprit des Asiatiques ! « En 1822, dit M. Fontanier, si la Porte elle-même eut l’insolence de répondre à M. Latour-Maubourg que la France n’était plus rien, il ne faut pas s’étonner qu’à Bassorah, qui n’est en communication qu’avec les Anglais, on la considère comme subjuguée ! » Peu importent sans doute les jugemens que l’Asie orientale porte sur nous dans son ignorance ; mais au moins doit-on comprendre quelle force donne à l’Angleterre cette opinion accréditée par ses soins, et songer à la détruire.

Sur les côtes d’Arabie, à l’entrée du golfe de Bassorah, s’étend la principauté de Mascate. Depuis qu’elle fut enlevée aux Portugais par Açaf-ben-Ali, les successeurs de ce petit prince l’ont gouvernée sous le nom d’iman qu’il avait porté le premier, et successivement agrandie. L’iman actuel est, de gré ou de force, l’allié du gouvernement anglais, avec lequel il est uni par des traités publics et secrets ; toute conversation tenue par un agent étranger avec ce petit sultan doit être immédiatement transmise à Bombay avec la plus parfaite soumission. Ce cas s’est déjà présenté. Là, comme chez les radjas, la politique extérieure est dictée par l’administration britannique. Que pourrait refuser l’iman à la nation généreuse qui s’est empressée de le secourir lui-même contre les hordes fanatiques des Wahabites[5] ? Il est négociant aussi comme le pacha d’Égypte, mais plus traitable que celui-ci, moins puissant, quoique assez fort encore pour tenir la haute main parmi les petits cheicks de la côte. Grace à la protection dont il jouit, son commerce a prospéré ; non-seulement il a ses colonies sur le littoral de l’Afrique orientale, mais encore il afferme à la Perse l’île d’Ormuz, une grande partie des îles voisines, et toute la plage qui relève de Bander-Abassy, l’ancienne Gomerom. Cette ville si florissante sous le schah Abbas, qui la mit en réputation après avoir enlevé Ormuz aux Portugais en 1622 (avec le secours des Anglais), est bien déchue aujourd’hui ; durant l’été, des brises empestées la rendent inhabitable ; durant l’hiver, le peu de sécurité des routes qui la mettent en communication avec Kerman, Chiraz et Ispahan, en éloigne les commerçans. Ce qu’a perdu cette ville, Bouchir l’a gagné ; l’autorité du résident anglais n’a pas tardé à croître dans la même proportion. M. Fontanier, qui a visité Bouchir à plusieurs années d’intervalle, y a fait, à cet égard, les remarques suivantes : « Le résident de cette place devint le résident du golfe Persique… On lui donna une garde de cipayes qui, à mon premier passage, logeaient dans la résidence, maison assez humble et mal construite. Quand j’arrivai la seconde fois, les places qui l’entouraient avaient été déblayées, on avait fait des murs plus épais et flanqués de tourelles ; les cipayes étaient plus nombreux et campés sur un terrain ouvert autour du pavillon. On voyait, sous un hangar, de l’artillerie, qu’on avait introduite sous prétexte de la vendre au gouvernement persan… En un mot, non-seulement la résidence était à l’abri d’un coup de main, mais des soldats malhabiles comme ceux de la Perse n’auraient pu s’en emparer par force. Il leur aurait fallu entreprendre un siége, et comme la ville est près de la mer, des secours seraient venus de l’Inde avant qu’il fût fini. Toutes ces innovations, un établissement militaire complet, un résident plus fort que le gouverneur, une résidence plus forte que la ville, avaient surgi au milieu d’une paix de trente ans non interrompue, sans traité, sans qu’il fût même officiellement reconnu par son propre gouvernement… » Voilà comment on prend une ville en temps de paix, sans canon, sans bruit, sans récriminations de la part des puissances rivales et du pays lésé.

Lorsque l’arrivée d’une ambassade française à Téhéran donna quelque ombrage à la compagnie des Indes, elle se hâta, pour mieux défendre les abords de ses possessions, de conclure un de ces traités dont elle interprète les clauses à sa guise, selon que l’occasion se présente. La compagnie s’obligea donc « à protéger le commerce persan et à entretenir à cet effet une croisière dans le golfe. » À l’escadre, il fallait un ancrage ; il s’en offrait un à Bassadour : les Anglais y eurent bientôt hissé ce pavillon connu pour ne disparaître jamais des lieux qu’il a couverts même comme par hasard. La Russie s’empressa de dénoncer ces empiètemens à Fath-Ali-Schah, qui somma les Anglais de se retirer ; « mais ceux-ci avaient fait porter l’ordre du roi par un de leurs amis qui peut-être ne le transmit pas, et qui, dans tous les cas, vint dire qu’on avait obéi, ce qui n’était pas vrai. On s’arrangea, pour éviter de tels désagrémens à l’avenir, de manière à tenir de l’iman de Mascate le droit de résidence. L’iman afferma au schah le littoral et les îles persanes, et laissa aux Anglais la faculté de s’établir, » c’est-à-dire le droit de juger les différends entre les vassaux de la Perse ou de la Porte, de leur accorder ou de leur refuser ce qu’ils ne devraient demander qu’à leur souverain. Est-ce vraiment au nom de la civilisation et de l’humanité que l’Angleterre s’arroge de telles prérogatives dans ces lointaines contrées ? Ces faits expliquent la prépondérance sur la côte d’Arabie de cet iman qui est moins que soumis, mais plus que protégé par la compagnie. Sur tous les points que nous venons d’indiquer, l’influence anglaise se fait donc perpétuellement sentir ; l’entrée des deux golfes appartient à la nation britannique, qui ne rencontre là aucune puissance rivale ; il semble que cette partie de l’Asie lui ait été abandonnée par l’Europe pour y faire ce que bon lui semble. C’est comme un petit monde à part qu’elle se charge de diriger.

En sortant de Bouchir, il faut prendre des pilotes pour l’entrée de l’Euphrate à la petite île de Carrak. Ce point commande militairement les bouches du fleuve ; les Anglais l’ont occupé. Enfin nous arrivons à Bassorah ; cette ville fut bâtie peu d’années après la conquête de la Perse, par le calife Omar, sur la rive occidentale de l’Euphrate. « Sa situation était si heureusement choisie, dit W. Robertson, qu’elle devint bientôt une place commerciale à peine inférieure à la grande Alexandrie. » Ces souvenirs du passé tentent la nation qui se porte héritière de plus d’un des anciens empires de l’Asie. Ce fut à l’époque de l’expédition française en Égypte que les Anglais y placèrent un agent de la compagnie, et bientôt ils établirent à Bagdad un consul du roi. Leurs appointemens, ou, ce qui est la même chose en pays turc, leur influence augmenta graduellement. Il leur fut permis de s’immiscer dans les affaires du pays, dans les rivalités des Gurgi ou Géorgiens, esclaves armés qui forment autour des pachas un corps redoutable, destiné à défendre leur maître contre les embûches de la Porte. Dans le but de rendre la province de Bagdad plus capable de résister aux attaques du dehors, les agens britanniques donnaient aux troupes des instructeurs anglais ; bien avant qu’on s’occupât à Constantinople d’introduire des réformes dans les armées, il y avait, sur les bords de l’Euphrate, des bataillons organisés à l’européenne. Puis, comme dans toute la Turquie les gouverneurs qui s’enrichissent aux dépens de leurs subordonnés sont exposés à être rançonnés par le sultan, destitués par les intrigues de leurs propres employés, le résident eut à sa disposition des sommes assez fortes au moyen desquelles il pouvait maintenir ou faire nommer le pacha qui entrait le mieux dans ses vues. Au temps des guerres de l’empire, ces menées furent interrompues, mais, au rétablissement de la paix, la politique anglaise revint à ses anciens projets. Le résident de Bagdad, quoiqu’il ait toujours le titre de consul britannique, dépend en réalité du gouvernement de l’Inde ; ses appointemens sont plus considérables que ceux de ses collègues dans les autres provinces de la Turquie. Or, dès qu’un agent n’a plus à rendre compte de ses actes à l’ambassade dont il doit dépendre, sa position devient exceptionnelle ; on doit en conclure que des pouvoirs plus étendus lui ont été accordés, et il devient utile de rechercher quelle est sa véritable mission.

Pendant longues années, l’Angleterre a été représentée à Bagdad par un homme d’un talent reconnu, le colonel Taylor. Témoin oculaire des révolutions qui ont agité cette malheureuse contrée, ce consul a été à même d’en étudier l’organisation dans tous ses détails.

Il a vu aussi les chrétiens des diverses communions engagés dans des querelles auxquelles nos agens ne pouvaient rester étrangers. En gardant une stricte neutralité dans ces affaires si délicates, parfois si compromettantes pour nous, le résident anglais a eu tout le loisir de songer aux intérêts de son pays. Telle était son influence dans la province, qu’un Arménien délégué par lui dirigeait entièrement le mutselim (gouverneur) de Bassorah. Mais l’idée dominante du colonel Taylor, c’était d’établir à Bagdad une force militaire qu’il eût indirectement commandée. Le pacha avait des troupes régulières depuis long-temps, et ne réclamait point le service qu’on voulait lui rendre ; loin de là, il s’obstinait à garder près de lui, comme instructeur, un officier français qui faisait ombrage à l’agent britannique et contrariait ses plans. Celui-ci, pour éluder la difficulté, proposa d’amener de l’Inde un bataillon de cipayes comme modèle d’organisation. Le pacha refusa cette offre, soit qu’il eût entendu parler des rois de l’Inde que l’on tient en échec avec leurs propres troupes, soit qu’il crût ses soldats assez habiles pour n’avoir plus besoin de recevoir des leçons.

Enfin, à l’époque où le colonel Chesney reconnaissait l’Euphrate pour s’assurer si ce fleuve était navigable jusqu’à son point le plus rapproché d’Alep, le résident demanda au pacha de Bagdad la permission d’établir des magasins pour les bateaux à vapeur sur cinq points différens, aux bords de ce même fleuve, et d’y placer des soldats pour les défendre contre les Arabes. La demande avait été mal reçue ; mais le résident ne perdit pas courage. Des détachemens de cipayes débarqués à Bassorah s’acheminèrent vers Bagdad pour remplacer ceux qui retournaient dans leur pays ; les nouveaux venus avaient ordre d’accompagner le colonel Taylor jusqu’à Hellah, près des ruines de Babylone. Une lettre fut écrite par l’agent français au résident anglais, pour lui demander quelques explications sur cette conduite ; elle resta sans réponse, cependant il ne vint point d’autres cipayes. Ce qui liait encore l’agent britannique au gouvernement local, c’est qu’il avançait de l’argent au pacha, et, quand le consul français voulut réclamer les mêmes priviléges dont jouissait son collègue, c’est-à-dire le droit de prendre nominalement ou effectivement à son service un nombre indéfini de sujets de la Porte et de les assimiler aux Francs, en les soustrayant, par exemple, aux exactions de la douane, on lui répondit : « Si sa hautesse a besoin d’argent, elle a recours au résident, qui lui en prête ; faites de même, vous obtiendrez la même faveur. » Ainsi, dans cette province où le pacha, le mutselim, les employés de tous grades, vivent de rapines et d’exactions, se volent les uns les autres, l’influence d’une nation est tarifée. Cette façon de consolider son autorité ne doit pas être du goût d’un résident : cependant il saura s’y soumettre à l’occasion ; d’ailleurs ce n’est pas en Asie seulement que l’or anglais a contribué à décider du sort des empires.

Dans des circonstances opposées, l’habitude de la toute-puissance dans ces contrées de l’Asie donne aux Anglais, à leurs propres yeux, le droit de se permettre et de regarder comme légitimes les actes les plus étranges, les plus contraires au droit international. Il est si difficile d’être juste quand on est le plus fort, quand on n’a de juge que sa conscience, quand on agit surtout dans les intérêts de la politique de son pays ! Ainsi, « ils avaient établi et reconnaissaient le roi de Perse, maintenaient près de lui un ambassadeur, et sur la frontière de la Perse, à Bagdad, ils avaient sous leur protection et à leur solde un prétendant à la couronne de ce souverain. » Ce prétendant, c’était un danger dont ils menaçaient le schah, dans le cas où il se fût laissé guider par la Russie, un épouvantail qu’ils tenaient là devant ses yeux, pour le contraindre à se plier à leurs vues. À côté de cette grande et visible intrigue tramée contre une cour entière, nous pouvons citer cet autre fait, qui, minime en apparence, n’a peut-être pas moins de portée quand on l’envisage sérieusement. Une lettre adressée par le consul français de Bassorah à l’ambassadeur de Constantinople est remise à ce dernier décachetée, avec cette suscription : ouverte par les Arabes ! — Après l’avoir ouverte, les Arabes s’étaient donc donné la peine de la replier poliment, de la faire parvenir à sa destination ! Ce sont là les façons dont on use dans l’Inde à l’égard des rajahs protégés. L’Angleterre a raison d’être défiante ; on s’explique pourquoi elle met des courriers spéciaux à bord des bateaux à vapeur étrangers qui portent ses dépêches.

Tous ces actes indiquent assez un parti pris de poursuivre sur les bords de l’Euphrate l’accomplissement de projets formés, il y a long-temps, par une politique infatigable. Aux réclamations d’un agent français, l’agent anglais oppose le silence ; au lieu de discuter le fait dont on l’accuse, celui-ci affecte de ne rien entendre ; la chose tombe d’elle-même. L’entreprise paraît oubliée, jusqu’au jour où une occasion se présentera de la tenter sur de nouveaux frais. Puis, tout à coup, au moment où l’on y pense le moins, la nouvelle arrive qu’une intrigue lentement ourdie a porté ses fruits. En y regardant de près, cependant, on verrait au milieu de l’anarchie qui déchire ces provinces, une nation vigilante toujours debout, tantôt immobile, tantôt avançant à pas comptés, comme la statue du commandeur, tantôt intervenant d’une façon directe et grandissant sur les ruines qui l’entourent. Elle s’y montre seule, ou du moins y tient le premier rang ; elle se place hardiment aux lieux difficiles ou négligés pour nouer au point décisif les lignes de communication ; elle trace son sillon tour à tour avec patience et colère, avec persévérance et audace. Sa constance lasse ceux qui l’observent, son habileté déjoue ceux qui la surveillent ; espère-t-elle donc qu’un jour on admirera sa grandeur sans restriction, qu’on l’absoudra, comme on a absous le peuple romain, pourvu qu’elle arrive à son but ? Croit-elle que les progrès de l’industrie qui la servent à souhait ne peuvent pas, dans l’avenir, se tourner contre elle en déplaçant le centre de cette puissance gigantesque ? Ce qui frappe le plus dans tout ceci, ce sont les libertés grandes que se permet l’Angleterre et sa susceptibilité à l’égard des autres nations, l’effronterie de ses actes et le rigorisme de ses doctrines. D’où vient que l’Europe est ou semble être dupe de cette politique, dont on voit partout les résultats, dont l’influence se fait sentir sur tous les points du globe ? L’Angleterre sait colorer ses actes des prétextes les plus honorables ; elle est pleine de zèle pour le bien de l’humanité, quand les intérêts de l’humanité s’accordent avec les siens. À l’époque où la Russie, cherchant un prétexte de se montrer aux frontières de l’Inde britannique, menaçait le khan de Khiva de lui redemander quelques-uns de ses sujets emmenés en esclavage, le lieutenant Shakespeare fut envoyé de l’une des trois présidences pour racheter ces chrétiens captifs, et éviter à une armée russe les peines du voyage. Avec quelle noble ardeur les croiseurs anglais harcèlent les négriers portugais et espagnols, traquent et brûlent leurs navires ! L’esclavage, ce honteux souvenir des mœurs païennes et barbares, offusque la pieuse Albion ; elle l’attaque sur toutes les mers, sous tous les pavillons, et ne veut s’en rapporter qu’à elle du soin de cette haute surveillance. Cependant des navires arabes et persans, sous pavillon anglais, commandés par des capitaines anglais, font le commerce des esclaves dans l’Inde. On les débarque dans des palanquins en disant que ce sont des femmes, et la douane les laisse passer comme tels, moyennant un léger cadeau. S’ils sont d’un certain âge, on dit que ce sont des matelots ou des domestiques, on les vend et on les achète sans grande difficulté. » Cette assertion n’est pas faite à la légère, elle repose sur des faits clairement établis, sur des preuves authentiques, officielles même ; dans une question aussi grave, il importait à un agent de la France de s’appuyer sur des documens certains. M. Fontanier n’y a pas manqué. Cependant que dirait l’Angleterre, si une croisière française, stationnant au détroit de Bab-el-Mandeb ou à l’entrée du golfe Persique, visitait et arrêtait les navires arabes qui font ainsi la traite sous pavillon britannique ? Ces esclaves, nous le savons bien, ne sont pas achetés par des Anglais : ils restent au service des musulmans ; alors pourquoi vendre son pavillon à des commerçans qui se trouvent en contravention directe avec les lois du pays ?

Ces faits et bien d’autres du même genre ont été dénoncés à la France par ses agens ; mais quelle attention donne-t-on aux notes adressées par les consuls et les agens, quand elles viennent de si loin, quand tant d’intérêts locaux et passagers empêchent ceux qui chez nous dirigent les affaires de compter sur l’avenir ? En France, toute la force d’action se concentre à l’intérieur, et nous croyons que parce qu’il est ardent, le foyer rayonne au dehors avec une intensité, un éclat satisfaisans. Pleins d’une confiance qui est souvent le défaut des esprits sûrs d’eux-mêmes, nous ignorons, comme à dessein, ce qui se passe à de grandes distances. Est-ce de nos jours, quand l’industrie est toute puissante, quand les intérêts matériels dominent, que l’influence des idées peut conserver son empire ? Dans les régions lointaines, là où d’autres nations se montrent actives et fortes, où nous restons dans l’ombre, pouvons-nous espérer d’être connus, appréciés, respectés, ainsi qu’il convient ? Des Asiatiques d’un rang distingué, jouissant parmi leurs compatriotes d’une haute considération, nous ont demandé à nous-même si la France avait encore des armées, si elle conservait le droit de les faire marcher sans attendre le bon plaisir d’une autre puissance ! On ignore au-delà du cap de Bonne-Espérance que la France possède des vaisseaux de ligne ; on la suppose réduite aux bâtimens de guerre du second ordre. L’arrivée à Bombay d’une belle frégate, aux ordres du commandant Laplace, surprit les indigènes ; c’était à qui visiterait l’Artémise, si bien construite, si bien tenue, si guerrière en son allure. On en parla beaucoup, comme d’une apparition qui étonnait les esprits.

Maintenant, que l’on se figure la position de nos agens, dans les provinces orientales de la Turquie et dans le golfe Persique, là où nous en avons toutefois, car il ne dépend pas toujours de nous de les placer où nous le désirons. À Bassorah, un vice-consul arrive avec ses lettres de créance, personne ne vient lui faire visite ; ceux-ci n’osent le regarder ; ceux-là s’aventurent à le saluer, croyant qu’il est toléré par le consul britannique. La factorerie dans laquelle il doit se loger tombe en ruines, il faut pour la relever, pour la rendre digne ou capable de porter le pavillon français, des réparations qui montent à 5,000 francs ; cette somme n’est pas accordée. Réduit à se loger dans une masure qu’il lui faut quitter bientôt et qui s’écroule deux fois, l’agent, revêtu d’un titre officiel, reçoit enfin une augmentation de traitement qui l’indemnise de ses frais. Mais que de temps perdu ! quelle attitude prendre pendant ces premiers mois d’une installation pénible, précaire, presque humiliante ? Peu à peu ceux que gênent l’autorité et les empiétemens du résident anglais viennent en cachette exposer leurs griefs au nouveau venu, qui ne peut s’immiscer dans ces affaires de détail et ne doit s’occuper qu’à maintenir chaque pouvoir dans l’exécution des clauses et des traités. Cette tâche est assez difficile ; il lui faut tout souffrir, ou entrer dans une voie de tracasseries incessantes, lutter de ruses, s’aliéner la seule société avec laquelle il y ait plaisir à se trouver en contact. Souvent même on le blâme de son zèle, on le trouve bien osé, à Constantinople ou à Paris, d’avoir tenu tête avec énergie à son puissant collègue, dans des actes dont on apprécie peu la portée. On s’étonne de ce qu’un agent obscur, au lieu de se féliciter du poste auquel on l’a élevé, se permette d’adresser des notes fréquentes, de se plaindre de la modicité de ses appointemens, de l’impossibilité où il se trouve de remplir sa mission, si on néglige de le seconder, de le soutenir, de prendre en considération ses demandes, ses très humbles avis. Des années se passent à attendre une réponse ; cette réponse désirée arrivera-t-elle en temps opportun ? Tandis que ces tribulations assiégent l’agent français, tandis qu’il se sent à peu près privé de tout secours du dehors, relégué dans une contrée où il ne rencontre guère de compatriotes, l’agent anglais est là, près de lui, dans des conditions tout opposées. La nation que ce dernier représente a tous les moyens de se faire obéir dans des parages où ses envahissemens se succèdent avec rapidité ; ce n’est pas de Londres, ni de Constantinople, que le résident de Bagdad attend ses instructions, mais de Bombay ; souvent même il s’abstient d’en demander aucune, parce que à son départ on lui a dit : Osez ! et il ose. Ainsi, d’un côté, la Valachie et la Moldavie sont pressées entre le czar et le sultan ; la Servie est menacée de la protection de l’Autriche : pour contrebalancer l’influence de ces deux puissances sur les frontières de la Turquie d’Europe, l’Angleterre établit la sienne chez les peuples à peu près indépendans qui bornent la Turquie d’Asie ; puis, franchissant cette limite que lui impose cependant une stricte neutralité, elle se glisse au sein de ces populations mêlées parmi lesquelles elle a toujours l’espoir de se former un parti.

Par l’étendue de ses possessions, l’Angleterre se trouve, pour ainsi dire, partagée en deux états ; elle a son empire d’Occident et son empire d’Orient. En Europe, elle se met à la tête des idées philanthropiques et civilisatrices. En Asie, où les théories n’ont pas cours, elle change de rôle ; il lui suffit de la plus vulgaire justice pour être bien au-dessus des barbares qui l’entourent, et ses empiétemens, elle les excuse en alléguant qu’une nation chrétienne rend service par son influence à ces contrées malheureuses. Les agens que la compagnie emploie hors de ses domaines ne relèvent souvent que d’elle ; c’est elle qui leur donne des gardes pris dans ses armées indiennes, qui les entretient à ses frais avec tout ce luxe dont elle connaît l’importance en Orient. « Le résident (de Bouchir) ne dépendait que de la compagnie, et n’était pas sous les ordres de la légation de Téhéran, » dit M. Fontanier en exposant la situation de ces consuls, qui tiennent une province en tutelle. Voici sur quel pied ces agens ont été placés en peu d’années : « Le premier agent anglais eut pour traitement une commission sur ce qu’il fournissait ; le second, 6,000 francs par an. Le dernier reçut 100,000 francs de traitement, et des indemnités considérables lui étaient accordées ; son assistant était payé 40,000 francs ; son médecin en recevait 25,000. » Voilà toute une petite cour, vis-à-vis de laquelle le gouvernement français avait eu l’idée d’envoyer un vice-consul avec des appointemens de 500 francs par mois, c’est-à-dire le même traitement qui est alloué dans l’Inde à un sous-lieutenant arrivant de Londres avec son brevet en poche, moins les fourrages et les domestiques, que la compagnie lui fournit gratis. En 1839, on offrit un traitement plus minime encore à un orientaliste distingué, déjà connu par ses travaux, en le nommant vice-consul à Djeddah, dans la mer Rouge, sillonnée régulièrement par des bateaux à vapeur anglais ! La France est-elle donc si pauvre, ou bien tient-elle si peu à la considération des peuples étrangers ?

C’était cependant un beau titre en Orient que celui de consul de sa majesté très chrétienne. Cette épithète, dédaignée de nos jours, signifiait le roi de France, protecteur des chrétiens en Orient. Je ne connais pas de plus glorieuse prérogative que celle qui confère le droit d’asile, qui impose à une nation la tâche difficile et parfois périlleuse de s’interposer entre le conquérant brutal et le vaincu sans cesse menacé. Faut-il donc absolument avoir vécu dans les pays païens, au milieu des mosquées et des pagodes, pour comprendre quel lien l’identité de croyances établit entre les hommes ? Une vérité trop méconnue, émise dernièrement dans cette Revue[6] par un officier de marine, répétée dans l’ouvrage de M. Fontanier, c’est que, « lorsque nous affichons à l’étranger les idées anti-chrétiennes et l’indifférence religieuse, nous y perdons notre crédit… » Quelle confiance inspirons-nous à nos coreligionnaires d’Orient, si nous méprisons ouvertement ces dogmes pour lesquels ils sont chaque jour exposés à des avanies, à de mauvais traitemens, et même à la mort ? Le gouvernement français est le premier qui ait eu des relations avec l’Orient ; « il ne remplit pas dans ces pays le rôle de missionnaire pour y étendre son influence ; les populations chrétiennes existaient quand elles furent conquises par les Turcs ; nous n’avons rien fait que de très naturel, rien que de très honorable, en cherchant à adoucir leur cruelle position. » Qu’on y prenne bien garde : si nous avons continué le rôle qui nous était assigné par les capitulations, qu’ont fait l’Angleterre et la Prusse, lorsque, de compte à demi, ces deux puissances se sont imaginé d’installer à Jérusalem un évêque protestant[7] ? Vis-à-vis de la Turquie, elles ont violé le droit des gens, « changé en intrigue ce qui, pour la France, l’Autriche et la Russie, est l’accomplissement d’un devoir… ; elles n’avaient pas plus le droit d’agir ainsi que le roi des Français n’aurait celui de nommer l’évêque de Constantinople ; l’empereur de Russie, le patriarche grec. » Vis-à-vis de la France, l’Angleterre, en s’associant la Prusse, qu’on n’est pas habitué à voir s’immiscer dans les affaires d’Orient, s’est placée sur le pied d’une rivalité indirecte, mais redoutable. Elle s’est montrée sous une forme nouvelle près du saint sépulcre, qu’elle avait abandonné depuis le jour où son nom se trouva rayé des huit langues de l’ordre de Malte, dont trois représentaient la France. Les chrétiens de Syrie, en voyant paraître l’Angleterre, ont pu croire que notre nation perdait de sa puissance ; il ne leur vient pas à l’esprit que les deux peuples puissent s’élever en même temps, que l’un ne se dépouille pas de tout ce que gagne l’autre. Ce partage de protection n’est pas possible ; celle qu’accordait la France est-elle donc insuffisante ? Cependant les catholiques d’Orient ne s’en sont jamais plaints. « Parmi les Chaldéens même, il existe une coutume touchante, nous apprend à cet égard M. Fontanier : c’est, quand ils sont dans une église française, de prier non-seulement pour leur seigneur le roi des Français, mais d’ajouter des vœux pour leurs frères les rois chrétiens. Ce n’est qu’au pied des autels qu’ils laissent échapper cette protestation à la fois si simple et si énergique contre leurs oppresseurs ! » Encore une fois, la présence d’un prélat anglican en Terre-Sainte ne peut avoir qu’un but politique. Nous ne sommes pas assez égoïstes pour désirer que la France conservât ce droit glorieux, si les chrétiens d’Orient la déclaraient incapable de les protéger contre la tyrannie des Turcs ; mais à mesure que la Turquie décline, la situation de nos coreligionnaires tend à devenir moins précaire. Comment se fait-il qu’une nation si long-temps indifférente au sort de ceux que la conquête a livrés aux musulmans vienne tout à coup s’intéresser à leur situation ? Pour en comprendre le motif, il suffit de voir ce qui s’est passé à Jérusalem même, quelle y est la position de notre consul. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que, du fond de leur île et du milieu de l’Hindostan, les Anglais poussent deux mines qui doivent finir par se rencontrer ; tout ce qui se fait en Orient sous un prétexte quelconque a pour but, de la part de la nation britannique, d’écarter toute influence étrangère en feignant de s’asseoir côte à côte auprès d’une puissance alliée, et de s’assurer la possession de tout le pays que borderait l’empire russe du côté de l’Asie, s’il arrivait un jour à ce degré de splendeur que l’avenir, nous l’espérons, ne lui accordera jamais. Il n’est guère possible de se le dissimuler : c’est l’influence catholique de la France et de l’Autriche que l’Angleterre combat dans la Turquie d’Asie. Elle a senti que les chrétiens d’Orient sont intéressés à la destruction de la race conquérante, et veut se montrer à leurs yeux comme une nation capable de les soutenir sur tous les points où ils se trouvent répartis.

D’où vient que la France, malgré l’ancienneté de ses relations avec l’Orient, soit menacée d’y perdre sa prépondérance ? Sans doute elle n’a pas cessé de se montrer prête à défendre les intérêts des peuples qui réclament son appui ; mais les temps ont changé. Tandis qu’elle agissait avec désintéressement, qu’elle se bornait scrupuleusement à faire observer aux Turcs les clauses des capitulations, elle n’a pas paru comprendre qu’une nation rivale cherchait à la dépouiller de l’ascendant moral qu’elle exerce dans ces contrées. De là il est arrivé que nos consuls, gênés dans leurs mouvemens, empêchés tout à coup par des raisons imprévues, n’ont pu obtenir de promptes et éclatantes réparations. Leur position s’est trouvée modifiée au grand étonnement de ceux qui, pleins des souvenirs du passé, ne devinaient pas les causes de ces difficultés nouvelles. Le goût des voyages, cependant, s’est répandu en France d’une façon singulière ; par suite, les missions n’ont pas été épargnées. Malheureusement tantôt les explorations de l’envoyé se sont réduites à de simples notes de touriste, tantôt le voyageur, à son retour à Paris, n’a plus retrouvé au pouvoir ceux qui l’avaient chargé d’étudier des contrées lointaines ; on ne pensait plus ni à lui, ni aux questions qui avaient motivé son départ. D’autres fois, on s’est avisé de dépêcher coup sur coup, dans des pays où les Français sont signalés comme un peuple étourdi, sans suite dans les idées, deux et trois agens dont les querelles n’étaient guère de nature à dissiper les préventions établies contre nous. Ces malheureuses tentatives ont encore l’inconvénient très grave de dégoûter le pays de ces missions, de ces représentations incomplètes qui lui coûtent certainement trop pour ce qu’elles rapportent. Opposerons-nous à ces promenades diplomatiques si peu fructueuses l’expédition du colonel Chesney sur l’Euphrate, qui a eu des résultats, bien qu’elle n’ait pas réussi complètement, et les deux voyages de sir Alexandre Burnes ? Suffit-il donc d’envoyer des agens sur un point donné, comme par acquit de conscience, comme par hasard, d’établir un homme au pied d’un mât de pavillon, et de l’y laisser sans lui assurer les moyens de jouer un rôle convenable ? Ce qui fait la force des agens anglais dans le golfe Persique, c’est la fréquence de leurs relations avec les côtes de l’Inde, le nombre croissant de bateaux à vapeur qui naviguent dans ces parages. Loin d’être isolés, ils se trouvent, pour ainsi dire, chez eux, là où nous ne sommes représentés que par un individu jeté à une immense distance de l’ambassade dont il relève. Est-il possible de lutter avec avantage contre une influence si puissante ? Cela est au moins fort difficile ; mais, sans avoir les mêmes moyens d’agir, on peut avoir la force de tempérer une ambition voisine : on peut toujours veiller attentivement à ce qu’une nation ne s’accroisse pas aux dépens de celles qui sont liées avec elle par des traités de paix ; on doit ouvrir les yeux sur des faits qui contredisent les paroles.

Le commerce est un moyen plus efficace peut-être que la diplomatie d’entrer en communication avec les peuples étrangers. C’est par l’immense développement de son commerce que l’Angleterre est venue à bout de couvrir les mers de ses vaisseaux, et, par suite, d’assurer sa prépondérance là où elle l’a voulu. D’où vient que les produits de nos fabriques sont si peu répandus dans les pays lointains ? Les relations commerciales péniblement établies par les maisons françaises languissent et s’interrompent dans des contrées où celles de nos concurrens prospèrent à vue d’œil. Ce qui rend pour nous la navigation précaire et trop dispendieuse, c’est le manque de ports de relâche. Il faut avouer aussi que notre marine marchande a des allures routinières, et qu’elle aime peu à sortir de ses habitudes. L’esprit français, si entreprenant d’ailleurs, est timide à l’excès quand il s’agit d’aller tenter la fortune dans des parages nouveaux. Nous avons vu des négocians de notre nation refuser de prendre part à des opérations avantageuses par cela seul qu’il fallait dépasser les limites du voyage ordinaire. À peine rencontre-t-on de loin en loin à Bassorah, à Mascate, dans la mer Rouge, quelque navire français qui vient chercher pour la colonie de Bourbon des bêtes de somme, du grain, ou du plant de café. Il résulte de là que notre gouvernement regarde comme un luxe inutile d’entretenir des agens dans des ports où nul intérêt commercial ne semble motiver leur présence.

La France est donc condamnée à rester ignorante sur tout ce qui se passe au loin ! Cependant il serait de son intérêt, de son devoir même, de s’instruire sur des questions qui la touchent de près. Si les provinces écartées de l’empire turc doivent prochainement se détacher, comme des branches mortes, du tronc auquel elles tiennent à peine, on devine qu’un autre pouvoir plus ferme et mieux organisé se trouvera debout et montrera la tête quand il en sera temps. Peut-être même, les choses ont été ainsi disposées, que l’intervention d’une puissance européenne dans ces provinces deviendra nécessaire à un moment donné. La folie d’un pacha rêvant l’indépendance, l’audace des Arabes attaquant des villes, une querelle provoquée à propos, une première impulsion imprimée habilement aux chrétiens, tels sont les évènemens qui, d’un jour à l’autre, peuvent engager la Russie et l’Autriche du côté de l’Europe, l’Angleterre du côté de l’Asie, à se mêler activement aux affaires des provinces turques. Alors quel sera le rôle de la France ? Quand la Prusse elle-même est entrée dans la lice, resterons-nous seuls en dehors de la question ?… Sans doute, à ce moment suprême, on se souviendrait forcément que la France est d’un trop grand poids dans la balance du monde pour ne pas l’intéresser dans cette querelle européenne. En attendant, il lui convient, non de rivaliser d’intrigues avec les nations qui voudraient l’écarter, mais d’apparaître, sage et vigilante, sur les points menacés, de conserver cette attitude calme, sérieuse, attentive, dont l’effet est d’arrêter ceux qui vont trop loin ; en un mot, de faire tous les efforts possibles pour conserver le rang que depuis tant de siècles elle occupe dans le monde. Serait-elle destinée à se replier sur elle-même, quand le reste de l’Europe tend à se développer et à s’agrandir ?

Certes, il n’y a rien de plus à souhaiter que de voir à la tête des nations les deux puissances qui ont le plus contribué à répandre en tous lieux les lumières et la civilisation. L’alliance entre les deux souverains est un gage de tranquillité et de bonheur pour les deux royaumes, l’accord de la France et de l’Angleterre une assurance de paix pour l’Europe, et par suite pour les autres parties du globe dont celle-ci est l’aînée. Ces deux peuples se contrôlant, se modérant avec justice, avec l’instinct vif et prompt du vrai et du bien, conduiraient l’univers comme les deux lions des médailles grecques traînaient glorieusement le char de Cybèle. Nous faisons tous nos efforts pour croire à la sincérité d’un peuple qui, placé par la nature sur une île froide et pauvre, a l’habitude de regarder vers quel point souffle le vent pour diriger ses vaisseaux et ses espérances. C’est même afin d’apporter sur ce point quelque clarté que nous avons cherché à voir ce qui se passe depuis les bords de la mer Rouge jusqu’aux rives de l’Euphrate. Peut-être dira-t-on que les empiétemens de l’Angleterre, de ce côté, ne nous regardent pas, que nous ne devons point empêcher une nation alliée de s’étendre là où nous ne sommes pas ; peut-être même avancera-t-on que le gouvernement des Indes orientales, parfaitement en dehors de celui de la reine, est seul responsable de ces actes. À cette dernière objection, on pourrait répondre qu’au moins il importe de fixer des limites, du côté de l’Occident, à cette influence qui va toujours grandissant.

Un soir, en remontant le Nil, nous avions amarré notre barque dans une anse, et le soleil éclairait de ses derniers rayons des moissons qui sortaient comme à vue d’œil des bords limoneux du grand fleuve. « Quelle fertile vallée ! s’écria un officier anglais, debout à la poupe près de nous ; comme ce pays serait florissant, si nous en étions les maîtres ! Nous prendrions l’Égypte et la Syrie, l’Autriche aurait Candie et Rhodes, la Russie Constantinople… — Et la France ! — La France ! répondit l’Anglais, on lui laisserait Alger ! » Ces paroles, qui n’avaient pas sans doute une grande portée dans la bouche de celui qui les prononçait, n’en révèlent pas moins les rêves ambitieux de l’Angleterre ; arrivée à son point culminant, cette puissance croit pouvoir monter encore. Devons-nous nous laisser éblouir par l’éclat qui l’environne ? Elle a ses terreurs secrètes, qu’elle sait habilement dissimuler : tandis qu’elle se montre d’un côté si dédaigneuse et si hautaine, de l’autre elle regarde avec inquiétude l’ennemi vigilant et rusé qui la menace, tantôt d’une façon directe, tantôt par ses intrigues. À Constantinople, à la cour de Perse, chez les petits princes du nord de l’Inde, partout l’Angleterre rencontre la Russie !


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  1. Cette caricature rappelle celle qui parut à Paris après le passage du Rhin ; c’est Mme de Sévigné qui nous l’apprend, lettre 268 : « On a fait une assez plaisante folie de la Hollande. C’est une comtesse âgée d’environ cent ans ; elle est malade, elle a autour d’elle quatre médecins : ce sont les rois d’Angleterre, d’Espagne, de France, de Suède. Le roi d’Angleterre lui dit : Montrez la langue ; ah ! la mauvaise langue ! Le roi de France tient le pouls et dit : Il faut une grande saignée. Je ne sais ce que disent les autres… »
  2. « Des réformes projetées par Mahmoud, dit le docteur Worms (dans ses Recherches sur la propriété territoriale dans les pays musulmans, — Journal Asiatique, mars 1844), le nizam djedid et une innovation d’assez mauvais goût dans quelques parties du costume sont encore les seules qui aient été réalisées… Les concessions faites jusqu’ici et celles qui ont été si pompeusement promises par le khat-scheriff de Gulhané sont des leurres auxquels l’Europe s’est laissé prendre facilement, parce qu’elle est peu ou mal instruite de ce qui concerne l’état intérieur de la Turquie. »
  3. Huet, dans son Histoire du commerce des anciens, dit que Aden signifie délices, et résume dans son nom toute la félicité de l’Arabia-Felix, à laquelle elle appartient. Cependant le véritable bonheur de cette contrée est son voisinage de la côte d’Afrique, qui lui expédie les richesses extraordinaires de son sol.
  4. M. Fontanier, vice-consul de France à Bassorah, qui a séjourné huit années dans la province de Bagdad et dans l’Inde, et qui vient de publier la première partie de ses Voyages dans le golfe Persique. Nous empruntons à cet ouvrage des documens sur la situation des agens anglais et français dans ces parages.
  5. Une première expédition, qui ne consistait qu’en un régiment de cipayes, périt avec le chef anglais qui la conduisait. Le gouvernement de l’Inde, pour racheter cet échec, envoya une véritable armée, composée de plusieurs régimens d’infanterie (parmi lesquels un régiment d’Européens), de quatre corps d’artillerie, et de deux compagnies de pionniers : en tout, trois mille hommes. Vingt navires accompagnés de quarante bateaux arabes portèrent ces troupes sur la côte, près de Zoar, ville jadis très forte, qui se soumit à Albuquerque. Cette seconde expédition sauva l’iman menacé jusque dans les murs de Mascate, et détruisit Ben-Bouh-Ali, capitale des Wahabites, située à soixante-dix milles de la mer.
  6. Voir l’article sur Rhodes, de M. Cottu, avril 1844.
  7. En 1841, un prêtre protestant de Madras vint à Pondichéry pour y instituer un prêche. Le gouverneur d’alors, M. de Saint-Simon, lui répondit : « Nous n’avons ici, à ma connaissance, que des catholiques, des musulmans et des idolâtres ; vos offres sont parfaitement inutiles. Si vous me présentez une liste d’habitans qui réclament un temple réformé, je ne pourrai refuser votre demande ; mais jusque-là abstenez-vous. » C’était en petit l’histoire de l’évêque protestant de Jérusalem.