La Mer (Michelet)/Livre II/VIII

Michel Lévy Frères (p. 185-197).


VIII

coquilles, nacre, perle

L’oursin a posé la borne du génie défensif. Sa cuirasse, ou, si l’on veut, son fort de pièces mobiles, résistantes, cependant sensibles, rétractiles, et réparables en cas d’accident, ce fort, appliqué et ancré invinciblement au rocher, bien plus le rocher creusé longeant le tout, de sorte que l’ennemi n’ait nul jour pour faire sauter la citadelle, — c’est un système complet qui ne sera pas surpassé. Nulle coquille n’est comparable, encore bien moins les ouvrages de l’industrie humaine.

L’oursin est la fin des êtres circulaires et rayonnés. En lui ils ont leur triomphe, leur plus haut développement. Le cercle a peu de variantes. Il est la forme absolue. Dans le globe de l’oursin, si simple, si compliqué, il atteint une perfection qui finit le premier monde.

La beauté du monde qui vient sera l’harmonie des formes doubles, leur équilibre, la grâce de leur oscillation. Des mollusques jusqu’à l’homme, tout être est fait désormais de deux moitiés associées. En chaque animal se trouve (mieux que l’unité) l’union.

Le chef-d’œuvre de l’oursin avait dépassé le but même ; ce miracle de la défense avait fait un prisonnier ; il s’était non seulement enfermé, mais enseveli, s’était creusé une tombe. Sa perfection d’isolement l’avait séquestré, mis à part, privé de toute relation qui fait le progrès.

Pour que le progrès reprenne par une ascension régulière, il faut descendre très bas, à l’embryon élémentaire, qui d’abord n’aura de mouvement que celui des éléments. Le nouvel être est le serf de la planète, à ce point que, dans son œuf, il tourne comme la terre, décrivant sa double roue, sa rotation sur elle-même et sa rotation générale.

Même émancipé de l’œuf, grandissant, devenant adulte, il restera embryon ; c’est son nom, mou ou mollusque. Il représentera dans une vague ébauche le progrès des vies supérieures. Il en sera le fœtus, la larve ou nymphe, comme celle de l’insecte, en qui, repliés et cachés, se trouvent pourtant les organes de l’être ailé qui doit venir.


J’ai peur pour un être si faible. Le polype, non moins mou, risquait moins. Une vie égale étant dans toutes ses parties, la blessure, la mutilation, ne le tuaient pas ; il vivait, semblait même oublier la partie détruite. Le mollusque centralisé est bien autrement vulnérable. Quelle porte est ouverte à la mort !

Le mouvement incertain que possédait la méduse et qui parfois au hasard pouvait encore la sauver, le mollusque l’a bien peu, au moins dans les commencements. Tout ce qui lui est accordé, c’est de pouvoir, de sa mue, de la gelée qu’il exude, se créer deux murs qui remplacent et la cuirasse de l’oursin, et le roc où il s’appliquait. Le mollusque a l’avantage de tirer de soi sa défense. Deux valves forment une maison. Maison légère et fragile ; ceux qui flottent l’ont transparente. À ceux qui veulent s’attacher, le mucus filant, collant, procure un câble d’ancrage qu’on appelle leur byssus. Il se forme précisément, comme la soie, d’un élément d’abord tout gélatineux. La gigantesque tridacne (le bénitier des églises) tient si ferme par ce câble, que les madrépores s’y trompent. Ils la prennent pour une île, bâtissent dessus, l’enveloppent, finissent par l’étouffer.

Vie passive, vie immobile. Elle n’a d’autre événement que la visite périodique du soleil et de la lumière, d’autre action que d’absorber ce qui vient et de sécréter la gelée qui fit la maison, et peu à peu fera le reste. L’attraction de la lumière toujours dans le même sens centralise la vue. Voilà l’œil. La sécrétion, fixée dans un effort toujours le même, fait un appendice, un organe qui tout à l’heure était le câble, et qui plus tard devient le pied, masse informe, inarticulée, qui peut se prêter à tout. C’est la nageoire de ceux qui flottent, le poinçon de ceux qui se cachent et veulent enfoncer dans le sable, enfin le pied des rampants, un pied peu à peu contractile, qui leur permet de se traîner. Quelques-uns se hasarderont à le bander comme un arc pour sauter maladroitement.

Pauvre troupeau, bien exposé, poursuivi de toutes les tribus, heurté par la vague et froissé des rocs. Ceux qui ne réussissent pas à se bâtir une maison cherchent pour leur tente fragile un lit vivant. Ils demandent abri aux polypes, se perdent dans la mollesse des alcyons flottants. L’Avicule qui donne la perle cherche un peu de tranquillité dans la coupe des éponges. La Pinne cassante n’ose habiter que l’herbe vaseuse. La Pholade niche dans la pierre, recommence les arts de l’oursin, mais dans quelle infériorité ! au lieu du ciseau admirable qui peut faire l’envie des tailleurs de pierre, elle n’a qu’une petite râpe, et pour creuser un abri à sa coquille fragile, elle use cette coquille même.

Sauf très peu d’exceptions, le mollusque est l’être craintif qui se sait la pâture de tous. Le Cône sent si bien qu’on le guette, qu’il n’ose sortir de chez lui, et y meurt de peur de mourir. La Volute, la Porcelaine, traînent lentement leurs jolies maisons, et les cachent autant qu’elles peuvent. Le Casque, pour mouvoir son palais, n’a qu’un petit pied de Chinoise. Il renonce presque à marcher.

Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre, plus d’identité entre l’habitant et le nid. Ici, tiré de sa substance, l’édifice est la continuation de son manteau de chair. Il en suit les formes et les teintes. L’architecte, sous l’édifice, en est lui-même la pierre vive.

Art fort simple pour les sédentaires. L’huître inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu’une bonne boîte à charnière, qu’on puisse entrebaîller un peu quand l’ermite prendra son repas, mais qu’il referme brusquement s’il craint d’être lui-même le repas de quelque voisin avide.

La chose est plus compliquée pour le mollusque voyageur, qui se dit : « Je possède un pied, un organe pour marcher ; donc je dois marcher. » La chère maison, il ne peut, à volonté, la quitter et la reprendre. En marche, elle lui est nécessaire ; c’est alors qu’on l’attaquera. Il faut qu’elle abrite du moins le plus délicat de son être, l’arbre par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses petites racines, le nourrit et le répare. La tête est bien moins importante ; plusieurs la perdent impunément ; mais, si les viscères n’étaient toujours sous le bouclier, s’ils étaient blessés, il mourrait.

Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie. Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans un logis tout ouvert ? Les indiscrets n’iront-ils pas y mettre un regard curieux ? qui sait, peut-être la dent !… L’ermite y songe, il y emploie tout ce qu’il a d’industrie ; mais nul instrument que le pied, qui lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore l’entrée, se développe à la longue un appendice résistant qui tient lieu de porte. Il le met à l’ouverture, et le voilà fermé chez lui.

La difficulté toutefois permanente, la contradiction qui reste encore dans sa nature, c’est qu’il faut qu’il soit garanti, mais en même temps en rapport avec le monde extérieur. Il ne peut, comme l’oursin, s’isoler. Ses éducateurs, l’air, la lumière, peuvent seuls affermir ce corps si mou, l’aider à se faire des organes. Il faut qu’il acquière des sens, l’ouïe, l’odorat, guides de l’aveugle. Il faut qu’il acquière la vue. Il faut surtout qu’il respire.

Grande fonction si impérieuse ! nul n’y songe quand elle est facile. Mais, si elle s’arrête un moment, quel trouble terrible ! Que notre poumon s’engorge, que le larynx seulement s’embarrasse pour une nuit, l’agitation, l’anxiété, sont extrêmes ; on n’y tient pas ; souvent même, à grand péril, on ouvre toutes les fenêtres. On sait que, chez les asthmatiques, cette torture va si loin, que, ne pouvant se servir de l’organe naturel, ils se créent un moyen supplémentaire de respirer. — De l’air ! de l’air ! ou bien mourir !

La nature ainsi pressée est terriblement inventive. Il ne faut pas s’étonner si ces pauvres enfermés, étouffant sous leur maison, ont trouvé mille appareils, mille genres de soupapes qui les soulagent un peu. Tel respire par des lamelles qui se rangent autour du pied, tel par une sorte de peigne, tel par un disque, un bouclier, d’autres par des fils allongés ; quelques-uns ont sur le côté de jolis panaches, ou sur le dos un mignon petit arbre qui tremble, va, vient, respire.

Ces organes si sensibles, qui craignent tant d’être blessés, affectent des formes charmantes ; on dirait qu’ils veulent plaisir, attendrir, qu’ils demandent grâce. Leur innocente comédie joue toute la nature, prend toute forme et toute couleur. Ces petits enfants de la mer, les mollusques, en grâce enfantine d’illusion, en riches nuances, lui font sa fête éternelle sa parure. Tant soit-elle austère, elle est forcée de sourire.

Avec cela, la vie craintive est toute pleine de mélancolie. On ne peut s’empêcher de croire qu’elle ne souffre, la belle des belles, la fée des mers, l’Haliotide, de sa sévère réclusion. Elle a le pied, peut se traîner, mais ne l’ose. « Qui t’en empêche ? — J’ai peur… le crabe me guette ; que j’entr’ouvre, il est chez moi. Un monde de poissons voraces flotte au-dessus de ma tête. L’homme, mon cruel admirateur, me punit de ma beauté ; poursuivie aux mers des Indes, jusque dans les eaux du pôle, maintenant en Californie, on me charge par vaisseaux. »

L’infortunée, n’osant sortir, a trouvé un moyen subtil de faire arriver l’air et l’eau. À sa maison elle fait de minimes fenêtres qui vont à ses petits poumons. La faim cependant l’oblige de se hasarder. Vers le soir, elle rampe un peu alentour et paît quelque plante, son unique nourriture.

Remarquons ici en passant que ces merveilleuses coquilles, non seulement l’Haliotide, mais la Veuve (blanche et noire), mais Bouche-d’Or (à nacre dorée), sont de pauvres herbivores, de la plus sobre nourriture. — Vivante réfutation de ceux qui croient aujourd’hui la beauté fille de la mort, du sang, du meurtre, d’une brutale accumulation de substance.

Il ne faut à celles-ci presque rien pour vivre. Leur aliment, c’est surtout la lumière qu’elles boivent, dont elles se pénêtrent, dont elles colorent et irisent leur appartement intérieur. C’est aussi l’amour solitaire qu’elles cachent en cette retraite. Chacune est double ; en une seule se trouvent l’amante et l’amant. Comme les palais de l’Orient ne montrent au dehors que de tristes murs et dissimulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et l’intérieur éblouit. L’hymen s’y fait aux lueurs d’une petite mer de nacre, qui, multipliant ses miroirs, donne à la maison, même close, l’enchantement d’un crépuscule féerique et mystérieux.

C’est une grande consolation d’avoir, sinon le soleil, au moins une lune à soi, un paradis de douces nuances, qui, changeant toujours sans changer, donne à cette vie immobile ce peu de variété dont tout être a le besoin.

Les enfants qui travaillent aux mines demandent aux visiteurs, non des vivres, non de l’argent, mais « de quoi faire de la lumière. » Il en est de même de ces enfants-ci, nos Haliotides. Chaque jour, quoique aveugles, elles sentent la lumière revenir, s’ouvrant à elles avidement, la reçoivent, la contemplent de tout leur corps transparent. Disparue, elles la conservent en elles-mêmes, elles la couvent de leur amoureuse pensée. Elles l’attendent, elles l’espèrent ; elles se font leur petite âme de cet espoir, de ce désir. Qui doutera qu’à son retour elles n’aient bien autant que nous le ravissement du réveil ? plus que nous, distraits par la vie, si multiple et si variée ?

Pour elles, l’éternité se passe à sentir et deviner, à rêver et regretter le grand amant, le Soleil. Sans le voir à notre manière, elles perçoivent certainement que cette chaleur, cette gloire lumineuse, leur vient du dehors, d’un grand centre puissant et doux. Elles aiment cet autre Moi, ce grand Moi qui les caresse, les illumine de joie, les inonde de vie. Si elles pouvaient, sans doute, elles iraient au-devant de ses rayons. Du moins, attachées à leur seuil, comme le brame méditant aux portes de la pagode, elles lui offrent silencieusement… quoi ? la félicité qu’il donne, et ce doux mouvement vers lui. — Fleur première du culte instinctif. C’est déjà aimer et prier, dire le petit mot qu’un saint préfèrerait à toute prière, le : Oh ! dont le ciel se contente. Quand l’Indien le dit à l’aurore, il sait que ce monde innocent, nacre, perle, humbles coquilles, s’unit à lui du fond des mers.


Je comprends très bien ce que sent, en présence de la perle, le cœur ignorant et charmant de la femme qui rêve, est émue, sans savoir pourquoi. Cette perle n’est pas une personne, mais ce n’est pas une chose. Il y a là une destinée.

Quelle adorable blancheur ! non, c’est candeur que je veux dire : — virginale ? non ; c’est bien mieux ; les vierges et les petites filles ont toujours, tant douces soient-elles, un peu de jeune verdeur. La candeur de celle-ci serait plutôt celle de l’innocente épouse, si pure, mais soumise à l’amour.

Nulle ambition de briller. Elle adoucit, presque éteint ses lueurs. On n’y voit d’abord qu’un blanc mat. Ce n’est qu’au second regard qu’on commence à découvrir son iris mystérieuse, et, comme on dit, son orient.

Où vécut-elle ? Demandez au profond Océan. De quoi ? demandez au soleil. Elle a vécu de lumière et d’amour de la lumière, comme eût fait un pur esprit.

Grand mystère !… Mais elle-même, elle le fait assez comprendre. On sent que cet être si doux a vécu longtemps immobile, résigné, dans la quiétude qui fait « attendre en attendant, » ne veut rien faire et ne rien vouloir que ce que voudra l’être aimé.

L’enfant de la mer avait mis son beau rêve dans sa coquille, et celle-ci dans sa nacre, et cette nacre dans sa perle, qui n’est qu’elle-même concentrée.

Mais cette dernière n’arrive, dit-on, que par une blessure, une permanente souffrance, une douleur quasi-éternelle, qui attire, absorbe tout l’être, anéantit sa vie vulgaire en cette divine poésie.



J’ai ouï dire que les grandes dames de l’Orient et du Nord, tout autrement délicates que les lourdes enrichies, évitaient les feux du diamant, et n’accordaient de toucher leur fine peau qu’à la douce perle.

En réalité, l’éclair du diamant fait tort à l’éclair de l’amour. Un collier, deux bracelets de perles, c’est l’harmonie d’une femme[1], l’ornement vraiment féminin, qui, au lieu d’amuser, émeut, attendrit l’attendrissement. Cela dit : « Aimons ! Point de bruit ! »

La perle paraît amoureuse de la femme, elle de la perle. Ces dames du Nord, dès qu’elles les ont une fois mises, ne les quittent plus. Elles les portent jour et nuit, les cachent sous les vêtements. Dans de rares occasions, à travers les riches fourrures, toujours doublées de satin blanc, on aperçoit l’heureux bijou, l’inséparable collier.

C’est comme la tunique de soie que l’odalisque porte en dessous, qu’elle aime tant. Elle ne quitte cette favorite qu’elle ne soit usée, déchirée et sans remède hors de combat, sachant que c’est un talisman, l’infatigable aiguillon d’amour.

Il en est ainsi de la perle. Comme la soie, elle s’imprègne du plus intime et boit la vie. Une force inconnue y passe, une vertu de celle qu’on aime. Quand elle a dormi tant de nuits sur son sein, dans sa chaleur, quand elle s’est ambrée de sa peau et a pris ces teintes blondes qui font délirer le cœur, le bijou n’est plus un bijou, c’est une partie de la personne que ne doit plus voir l’œil indifférent. Un seul a droit de le connaître, et, sur ce collier, de surprendre le mystère de la femme aimée.

  1. Voir la note à la fin du volume.