La Mer (Michelet)/Livre II/IX

Michel Lévy Frères (p. 199-206).


IX

l’écumeur de mer (poulpe, etc.)

Les méduses et les mollusques ont été généralement d’innocentes créatures, on pourrait dire des enfants, et j’ai vécu avec eux dans un monde aimable de paix. Peu de carnassiers jusqu’ici. Ceux mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi ne détruisaient que pour le besoin, et encore vivaient la plupart aux dépens de la vie commencée à peine, d’atomes, de gelée animale, qui n’est pas même organisée. Donc, la douleur était absente. Nulle cruauté et nulle colère. Leurs petites âmes, si douces, n’en avaient pas moins un rayon, l’aspiration vers la lumière, et vers celle qui nous vient du ciel, et vers celle de l’amour, révélé en changeante flamme, qui, la nuit, fait la joie des mers.

Maintenant, il me faut entrer dans un monde bien autrement sombre : la guerre, le meurtre. Je suis obligé d’avouer que, dès le commencement, dès l’apparition de la vie, apparut la mort violente, épuration rapide, utile purification, mais cruelle, de tout ce qui se languissait, traînait ou aurait langui, de la création lente et faible dont la fécondité eût encombré le globe.

Dans les terrains les plus anciens, on trouve deux bêtes meurtrières, le Mangeur et le Suceur. Le premier nous est révélé par l’empreinte du Trilobite, espèce aujourd’hui perdue, destructeur éteint des êtres éteints. Le second subsiste en un reste effrayant, un bec presque de deux pieds qui fut celui du grand suceur, seiche ou poulpe (Dujardin). D’après un tel bec, ce monstre, s’il lui était proportionné, aurait eu un corps énorme, des bras-suçoirs épouvantables de vingt ou trente pieds peut-être, comme une prodigieuse araignée.

Chose tragique ! ces êtres de mort sont les premiers que l’on trouve au fond de la terre. Est-ce donc à dire que la mort ait pu précéder la vie ? Non, mais les animaux mous qui alimentèrent ceux-ci ont fondu, n’ont pas laissé trace ni même empreinte d’eux-mêmes.

Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux nations de différente origine ? Le contraire est plus probable. Du mollusque, forme indécise, matière encore propre à tout, la force surabondante du jeune monde, sa riche pléthore, prodiguant l’alimentation, dut de bonne heure dégager deux formes, contraires d’apparence, qui allaient au même but. Elle enfla, souffla, sans mesure, le mollusque en un ballon, une vessie absorbante, qui, de plus en plus gonflée et d’autant plus affamée, — mais d’abord sans dents, — suça. D’autre part, la même force, développant le mollusque en membres articulés dont chacun se fit sa coquille, durcissant cet être encroûté, le durcit surtout aux pinces, aux mandibules pour mordre, broyer les choses les plus dures.

Parlons seulement d’abord du premier dans ce chapitre.

Le suceur du monde mou, gélatineux, l’est lui-même. En faisant la guerre aux mollusques, il reste mollusque aussi, c’est-à-dire toujours embryon. Il offre l’aspect étrange, ridicule, caricatural, s’il n’était terrible, de l’embryon allant en guerre, d’un fœtus cruel, furieux, mou, transparent, mais tendu, soufflant d’un souffle meurtrier. Car ce n’est pas pour se nourrir uniquement qu’il guerroie. Il a besoin de détruire. Même rassasié, crevant, il détruit encore. Manquant d’armure défensive, sous son ronflement menaçant, il n’en est pas moins inquiet ; sa sûreté, c’est d’attaquer. Il regarde toute créature comme un ennemi possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras, ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui lance, avant tout combat, ses effluves paralysantes, engourdissantes, un magnétisme qui dispense du combat.

Double force. À la puissance mécanique de ses bras-ventouses qui enlacent, immobilisent, ajoutez la force magique de cette foudre mystérieuse ; ajoutez l’ouïe très fine, l’œil perçant. Vous êtes effrayés.

Qu’était-ce donc, quand la richesse débordante du premier monde, où ils n’avaient point à chercher, plongés qu’ils étaient toujours dans une mer vivante d’alimentation, les gonflait indéfiniment, ces monstres d’élastique enveloppe qui prêtait à volonté ? Ils ont décrû. Cependant Rang atteste qu’il en a vu un de la grosseur d’un tonneau. Péron, dans la mer du Sud, en a rencontré un autre, non moins gros. Il roulait, ronflait, dans la vague, avec grand bruit. Ses bras de six ou sept pieds, se déroulant en tout sens, simulaient une furieuse pantomime d’horribles serpents.

D’après ces récits sérieux, on n’aurait pas dû, ce semble, repousser avec risée celui de Denis de Monfort, qui atteste avoir vu un énorme poulpe frapper de ses fouets électriques, enlacer, étouffer un dogue malgré ses morsures, ses efforts, ses hurlements de douleur.

Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme la machine à vapeur, se charger, surcharger de force, et alors prendre une puissance incalculable d’élasticité, un élan jusqu’à sauter de la mer sur un vaisseau (d’Orbigny, article Céphal.). Ceci explique la merveille qui fit accuser de mensonge les anciens navigateurs. Ils avaient eu, disaient-ils, la rencontre d’un poulpe géant qui, sautant sur le tillac, embrassant de ses prodigieux bras les mâts, les cordages, eût pris le vaisseau, dévoré les hommes, si l’on n’eût à coups de hache tranché ses bras. Mutilé, il retomba dans la mer.

Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de soixante pieds. D’autres soutenaient avoir vu dans les mers du Nord une île mouvante d’une demi-lieue de tour, qui aurait été un poulpe, l’épouvantable kraken, le monstre des monstres, capable de lier et d’absorber une baleine de cent pieds de long.

Ces monstres, s’ils ont existé, eussent mis en danger la nature. Ils auraient sucé le globe. Mais, d’une part, les oiseaux géants (peut-être l’épiornis) purent leur faire la guerre. D’autre part, la terre, mieux réglée, dut affaiblir, dégonfler l’affreuse chimère en réduisant la gent mangeable, diminuant l’alimentation.

Grâce à Dieu, nos poulpes actuels sont un peu moins redoutables. Leurs espèces élégantes, l’argonaute, gracieux nageur dans son onduleuse coquille, le calmar, bon navigateur, la jolie seiche aux yeux d’azur, se promènent sur l’Océan, n’attaquent que de petits êtres.

En eux apparaît une idée, une ombre du futur appareil vertébral (l’os de seiche qu’on donne aux oiseaux). Ils brillent de toutes couleurs. Leur peau en change à chaque instant. On pourrait les appeler les caméléons de la mer. La seiche a le parfum exquis, l’ambre gris, qu’on ne trouve dans la baleine que comme résidu des seiches en nombre infini qu’elle absorbe. Les marsouins en font aussi une immense destruction. Les seiches, qui sont sociables et vont par troupeaux, au mois de mai, viennent toutes aux rivages pour y déposer des grappes qui sont leurs œufs. Les marsouins les attendent là et en font des banquets splendides. Ces seigneurs sont si délicats, qu’ils ne mangent que la tête, les huit bras, morceau fort tendre et de facile digestion. Ils rejettent le plus dur, l’arrière-corps. Toute la plage (exemple, à Royan) est couverte de milliers de ces misérables seiches ainsi mutilées. Les marsouins en font la fête avec des bonds inouïs, d’abord pour les effrayer, ensuite pour leur donner la chasse ; enfin, après le repas, ils se livrent aux exercices salutaires de la gymnastique.

La seiche, avec l’air bizarre que le bec lui donne, n’en excite pas moins l’intérêt. Toutes les nuances de l’iris la plus variée se succèdent et se fondent sur sa peau transparente selon le jeu de la lumière, le mouvement de la respiration. Mourante, elle vous regarde encore de son œil d’azur et trahit les dernières émotions de la vie par des lueurs fugitives qui montent du fond à la surface, apparaissent par moments pour disparaître aussitôt.



La décadence générale de cette classe, si énormément importante aux premiers âges, est moins frappante dans les navigateurs (seiches, etc.), mais visible chez le poulpe proprement dit, triste habitant de nos rivages. Il n’a pas, pour naviguer, la fermeté de la seiche, bâtie sur un os intérieur. Il n’a pas, comme l’argonaute, un extérieur résistant, une coquille qui garantit les organes les plus vulnérables. Il n’a pas l’espèce de voile qui seconde la navigation et dispense de ramer. Il barbote un peu sur la rive, ou, tout au plus, on pourrait le comparer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité lui donne des habitudes de ruse perfide, d’embuscade, de craintive audace, si on ose dire. Il se dissimule, se tient coi aux fentes des rochers. La proie passe, il lui allonge prestement son coup de fouet. Les faibles sont engourdis, les forts se dégagent. L’homme ainsi frappé en nageant ne peut se troubler dans sa lutte avec un si misérable ennemi. Il doit, malgré son dégoût, l’empoigner, et, chose aisée, le retourner comme un gant. Il s’affaisse alors et retombe.

On est choqué, irrité, d’avoir eu un moment de peur, au moins de saisissement. Il faut dire à ce guerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant : « Faux brave, tu n’as rien au dedans. Tu es un masque plus qu’un être. Sans base, sans fixité, de la personnalité tu n’as que l’orgueil encore. Tu ronfles, machine à vapeur, tu ronfles, et tu n’es qu’une poche, — puis, retourné, une peau flasque et molle, vessie piquée, ballon crevé, et demain un je ne sais quoi sans nom, une eau de mer évanouie. »