La Mer (Michelet)/Livre II/IV

Michel Lévy Frères (p. 137-147).


IV

fleur de sang

Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équilibrer ses créations. Elle dépasse la vie végétale. Ses enfantements du premier coup vont jusqu’à la vie animée.

Mais ces animaux se parent d’un étrange luxe botanique, des livrées splendides d’une flore excentrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue des fleurs, des plantes et des arbustes ; vous les jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes ont des mouvements, ces arbustes sont irritables, ces fleurs frémissent d’une sensibilité naissante, où va poindre la volonté.

Oscillation pleine de charme, équivoque toute gracieuse ! Aux limites des deux règnes, l’esprit, sous ces apparences flottantes d’une fantastique féerie, témoigne de son premier réveil. C’est une aube, c’est une aurore. Par les couleurs éclatantes, les nacres ou les émaux, il dit le songe de la nuit et la pensée du jour qui vient.

Pensée ! Osons-nous dire ce mot ? Non, c’est un songe, un rêve encore, mais qui peu à peu s’éclaircit, comme les rêves du matin.



Déjà au nord de l’Afrique, ou de l’autre côté sur le Cap, le végétal qui régnait seul dans la zone tempérée se voit des rivaux animés qui végètent aussi, fleurissent, l’égalent, le surpassent bientôt.

Le grand enchantement commence, et il va toujours augmenter, en s’avançant vers l’équateur.

Des arbustes singuliers, élégants, les gorgones, les isis, étendent leur riche éventail. Le corail rougit sur les flots.

À côté des brillants parterres d’une iris de toute couleur commencent les plantes de pierres, les madrépores où toutes branches (faut-il dire leurs mains et leurs doigts ?) fleurissent d’une neige rosée comme celle des pêchers, des pommiers. Sept cents lieues avant l’équateur, et sept cents lieues au-delà, continue cette magie d’illusion.

Il est des êtres incertains, les corallines, par exemple, que les trois règnes se disputent. Elles tiennent de l’animal, elles tiennent du minéral ; finalement elles viennent d’être adjugées aux végétaux. Peut-être est-ce le point réel où la vie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rude point de départ, comme pour nous avertir, nous si fiers et placés si haut, de la fraternité terniaire, du droit que l’humble minéral a de monter et s’animer, et de l’aspiration profonde qui est au sein de la Nature.



« Nos prairies, nos forêts de terre, dit Darwin, paraissent désertes et vides, si on les compare à celles de la mer. » Et, en effet, tous ceux qui courent sur les transparentes mers des Indes sont saisis de la fantasmagorie que leur offre le fond. Elle est surtout surprenante par l’échange singulier que les plantes et les animaux font de leurs insignes naturels, de leur apparence. Les plantes molles et gélatineuses, avec des organes arrondis qui ne semblent ni tiges ni feuilles, affectant le gras, la douceur des courbes animales, semblent vouloir qu’on s’y trompe, et qu’on les croie animaux. Les vrais animaux ont l’air de s’ingénier pour être plantes et ressembler aux végétaux. Ils imitent tout de l’autre règne. Les uns ont la solidité, la quasi-éternité de l’arbre. Les autres sont épanouis, puis se fanent, comme la fleur. Ainsi l’anémone de mer s’ouvre en pâle marguerite rose, ou comme un aster grenat orné d’yeux d’azur. Mais, dès qu’elle a de sa corolle laissé échapper une fille, une anémone nouvelle, vous la voyez fondre et s’évanouir.

Bien autrement variable, le protée des eaux, l’alcyon, prend toute forme et toute couleur. Il joue la plante, il joue le fruit ; il se dresse en éventail, devient une haie buissonneuse ou s’arrondit en gracieuse corbeille. Mais tout cela fugitif, éphémère, de vie si craintive, qu’au moindre frémissement tout disparaît, rien ne reste ; tout en un moment est rentré au sein de la mère commune. Vous retrouvez la sensitive dans une de ces formes légères ; la cornulaire, au toucher, se replie sur elle-même, ferme son sein, comme la fleur sensible à la fraîcheur du soir.

Lorsque d’en haut vous vous penchez au bord des récifs, des bancs de coraux, vous voyez sous l’eau le fond du tapis, vert d’astrées et de tubipores, les fungies moulées en boules de neige, les méandrines historiées de leur labyrinthe, dont les vallées, les collines, se marquent en vives couleurs. Les cariophylles (ou œillets) de velours vert, nué d’orange, au bout de leur rameau calcaire, pêchent leurs petits aliments en remuant doucement dans l’eau leurs riches étamines d’or.

Sur la tête de ce monde d’en bas, comme pour l’abriter du soleil, ondulant en saules, en lianes, ou se balançant en palmiers, les majestueuses gorgones de plusieurs pieds font, avec les arbres nains de l’isis, une forêt. D’un arbre à l’autre, la plumaria enroule sa spirale qu’on croirait une vrille de vigne et les fait correspondre ensemble par ses fins et légers rameaux, nuancés de brillants reflets.

Cela charme, cela trouble ; c’est un vertige et comme un songe. La fée aux mirages glissants, l’eau, ajoute à ces couleurs un prisme de teintes fuyantes, une mobilité merveilleuse, une inconstance capricieuse, une hésitation, un doute.

Ai-je vu ? Non, ce n’était pas… Était-ce un être ou un reflet ?… Oui pourtant, ce sont bien des êtres ! car je vois un monde réel qui s’y loge et qui s’y joue. Les mollusques y ont confiance, y traînent leur coquille nacrée. Les crabes y ont confiance, y courent, y chassent. D’étranges poissons, ventrus et courts, vêtus d’or et de cent couleurs, y promènent leur paresse. Des anélides pourpres, violettes, serpentent et s’agitent près de la délicate étoile, l’ophiure, qui, sous le soleil, tend, détend, roule et déroule tour à tour ses bras élégants.

Dans cette fantasmagorie, avec plus de gravité, le madrépore arborescent montre ses couleurs moins vives. Sa beauté est dans la forme.

Elle est dans l’ensemble surtout, dans le noble aspect de la cité commune ; l’individu est modeste, et la république imposante. Ici, elle a l’assise forte de l’aloès et du cactus. Ailleurs, c’est la tête du cerf, sa superbe ramure. Ailleurs encore l’extension des vigoureux rameaux d’un cèdre qui a d’abord tendu des bras horizontaux et qui va monter toujours.

Ces formes, aujourd’hui dépouillées des milliers de fleurs vivantes qui les animaient, les couvraient, ont peut-être, en cet état sévère, un plus vif attrait pour l’esprit. J’aime à voir les arbres l’hiver, quand leurs fins rameaux, dégagés du luxe encombrant des feuilles, nous disent ce qu’ils sont en eux-mêmes, révèlent délicatement leur personnalité cachée. Il en est ainsi de ces madrépores. Dans leur nudité actuelle, de peintures devenus sculptures, plus abstraits pour ainsi dire, il semble qu’ils vont nous apprendre le secret de ces petits peuples dont ils sont le monument. Plusieurs ont l’air de nous parler par d’étranges caractères. Ils ont des enlacements, des enroulements compliqués qui visiblement diraient quelque chose. Qui saura les interpréter ? et quel mot pourrait les traduire ?

On sent bien qu’aujourd’hui encore il y a une pensée là dedans. On ne s’en détache pas aisément. On y revient, et l’on y reste. On épèle, on croit comprendre. Puis, cette lueur vous fuit, et l’on se frappe le front.

Combien les ruches d’abeilles dans leur froide géométrie sont moins significatives ! Elles sont un produit de la vie. Mais ceci, c’est la vie même. La pierre ne fut pas simplement la base et l’abri de ce peuple ; elle fut un peuple antérieur, la génération primitive qui, peu à peu supprimée par les jeunes qui venaient dessus, a pris cette consistance. Donc, tout le mouvement d’alors, l’allure de la cité première, sont là visibles et saisissants, d’une vérité flagrante, comme tel détail vivant d’Herculanum ou Pompeï. Mais ici tout s’est fait sans violence et sans catastrophe, par un progrès naturel ; il y a une paix sereine, un attrait singulier de douceur.

Tout sculpteur y admirerait les formes d’un art merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé d’infinies variantes, à changer et renouveler tous nos arts d’ornementation.

Mais il y a à considérer bien autre chose que la forme. Les riches arborescences où s’épancha l’activité de ces laborieuses tribus, les ingénieux labyrinthes qui semblent chercher un fil, ce profond jeu symbolique de vie végétale et de toute vie, c’est l’effet d’une pensée, d’une liberté captive, ses tâtonnements timides vers la lumière promise, — éclair charmant de la jeune âme engagée dans la vie commune, mais qui doucement, sans violence, avec grâce s’en émancipait.

J’ai chez moi deux de ces petits arbres, d’espèce analogue, pourtant différente. Nul végétal n’est comparable. L’un de blancheur immaculée, comme d’un albâtre sans éclat, d’une richesse amoureuse qui de chaque branche, elle-même ramifiée, donne à flot boutons, bourgeons, petites fleurs, sans jamais pouvoir dire : Assez. — L’autre, moins blanc et plus serré, dont tout rameau comprend un monde. Adorables tous les deux par la ressemblance et la dissemblance, l’innocence, la fraternité. Oh ! qui me dirait le mystère de l’âme enfantine et charmante qui a fait cette féerie ! On la sent circuler encore, cette âme libre et captive, mais d’une captivité aimée, qui rêve la liberté et n’en voudrait pas tout à fait.

Les arts n’ont pas su jusqu’ici s’emparer de ces merveilles, qui les auraient tant servis. La belle statue de la Nature (à la porte du Jardin des Plantes) eût dû en être entourée. On ne devait montrer la Nature que dans la féerie triomphale qui ne la quitte jamais. Il fallait, sans ménager, exhausser de tous ses dons à la hauteur d’une montagne le trône majestueux où on la fait asseoir. Ses premiers-nés, les madrépores, heureux de s’enterrer dessous, en auraient fourni les assises, y mettant leurs rameaux d’albâtre, leurs méandres et leurs étoiles. Au-dessus leurs sœurs onduleuses, de leurs corps, de leurs fins cheveux, auraient fait un doux lit vivant pour embrasser mollement de leur caressant amour la divine Mère en son rêve de l’éternel enfantement.

La peinture n’a pas réussi à ces choses mieux que la sculpture. Elle a peint les fleurs animées comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond, des couleurs extraordinairement différentes. Les gravures coloriées dont on se contente en donnent la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles, quoi qu’on fasse, n’en rendent jamais l’onctueuse douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux, si l’on s’en servait, comme l’a essayé Palissy, y seraient toujours durs et froids ; admirables pour les reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop luisants pour rendre ces molles et tendres créatures qui n’ont pas même de peau. Les petits poumons extérieurs que montrent les annélides, les légers filets nuageux que font flotter certains polypes, les cheveux mobiles et sensibles qui ondoient sous la méduse, sont des objets non seulement délicats mais attendrissants. Ils sont de toutes nuances, fines et vagues, et pourtant chaudes. C’est comme une haleine devenue visible. Vous y voyez une iris pour l’amusement des yeux. Pour eux, c’est chose sérieuse, c’est leur sang, leur faible vie traduite en teintes, en reflets, en lueurs changeantes qui s’animent ou pâlissent, tour à tour aspirent, expirent… Prenez garde. N’étouffez pas la petite âme flottante, muette, qui pourtant vous dit tout, et livre son mystère intime dans ces palpitantes couleurs.



Les couleurs survivent peu. La plupart fondent et disparaissent. Eux-mêmes, les madrépores, ne laissent d’eux que leur base, qu’on croirait inorganique, et qui n’est pourtant que la vie condensée, solidifiée.

Les femmes, qui ont ce sens bien plus fin que nous, ne s’y sont pas trompées ; elles ont senti confusément qu’un de ces arbres, le corail, était une chose vivante. De là une juste préférence. La science eut beau leur soutenir que ce n’était qu’une pierre ; puis, que ce n’était qu’un arbuste. Elles y sentaient autre chose.

« Madame, pourquoi préférez-vous à toutes les pierres précieuses cet arbre d’un rouge douteux ? — Monsieur, il va à mon teint. Les rubis pâlissent. Celui-ci, mat et moins vif, relève plutôt la blancheur. »

Elle a raison. Les deux objets sont parents. Dans le corail, comme sur sa lèvre et sur sa joue, c’est le fer qui fait la couleur (Vogel). Il rougit l’un et rose l’autre.

« Mais, madame, ces pierres brillantes ont un poli incomparable. — Oui, mais celui-ci est doux. Il a la douceur de la peau, et il en garde la tiédeur. Dès que je l’ai deux minutes, c’est ma chair et c’est moi-même. Et je ne m’en distingue plus.

« — Madame, il est de plus beaux rouges. — Docteur, laissez-moi celui-ci. Je l’aime. Pourquoi ? Je n’en sais rien… Ou, s’il y a une raison, celle qui en vaut bien une autre, c’est que son nom oriental et le vrai, c’est : « Fleur de sang. »