La Matinée libertine ou les Momens bien employés

La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration
La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration


AVANT-PROPOS.


Que ſignifie ce petit ouvrage ? — Rien, — a-t-il une clef ? — Non, — Eſt-il une galerie de portraits ? — Oui, & non : c’eſt le front d’un tel ; le nez d’une telle ; la bouche de quelque autre, mais ce n’eſt le viſage de perſonne. — Eſt-ce une ſatyre ? Des gens, non ; des choſes, peut-être. Non pas en vue de les rendre haïſſables : ce ſerait dommage ; d’ailleurs, on n’en viendrait point à bout ; mais afin qu’on rie de ce qu’elles ont de ridicule. En un mot, c’eſt le jeu d’une imagination laſcive, & voilà tout.

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés-Bandeau
La Matinée libertine , ou les Momens bien employés-Bandeau
LA
MATINÉE
LIBERTINE,

OU

LES MOMENS
BIEN EMPLOYÉS.


Il eſt dix heures du matin. — Une Étrangère de haut rang, gardant, à Paris, une eſpèce d’incognitò, ſous le titre de Comteſſe, prend ſon chocolat au lit, & fait prier Mademoiſelle Cécile de venir lui parler. — Cécile eſt une Françaiſe de dix-ſept ans, de charmante figure, & attachée à la Comteſſe ſur le pied de Demoiſelle de compagnie. La Comteſſe eſt auſſi bien qu’on peut l’être à vingt-ſix ans, lorſqu’aïant d’ailleurs une beauté robuſte, on mène depuis une huitaine d’années l’activité & joïeuſe vie, dont cette Matinée eſt un échantillon.


La Matinée libertine , ou les Momens bien employés-séparateur
La Matinée libertine , ou les Momens bien employés-séparateur


Cécile court au lit de la Comteſſe, & lui fait un compliment d’uſage, auquel celle-ci répond :
La Comtesse.

Bon jour, ma chère Cécile, Pourquoi faut-il toujours que je te faſſe apeller ? Mets-toi donc une fois pour toutes à ton aiſe, & penſe que n’aïant pas ici de plus doux plaiſir que celui de ton entretien, je ne peux jamais te voir de trop bonne heure dans mon apartement.

Cécile.

Madame la Comtesse a trop de bonté…

La Comtesse.

Oh ! ſi tu veux que nous vivions enſemble de bonne amitié, ſonge à ſuprimer, dans nos entretiens particuliers, cette faſtidieuſe qualification de Comteſſe ; elle me rapelle aſſez l’idée d’une diſtance que je veux abſolument te faire oublier.

Cécile.

A moi, Madame ; je ſais trop ce que je dois à votre rang.

La Comtesse.

Je n’exige de ta part que de l’attachement. N’es-tu pas la fille d’un loyal Gentilhomme, dont j’eſtime le vrai mérite ? et la ſœur de ce charmant poliſſon, au niveau duquel je ne t’ai point caché que je me ſuis miſe avec beaucoup d’intérêt et de plaiſir.

Cécile.

L’heureuſe fortune de mon frere ne me diſpenſe pas du plus profond reſpect.

La Comtesse.

Pour le coup, tu m’impatientes. Petite Provinciale, ne te corrigeras-tu jamais ? Si tu me mets en colère ; je te traiterai mal ſur ma parole… Vîte, que l’on m’embraſſe : allons…

(Pendant que Cécile obéit, la Comteſſe lui prend la gorge).

Quelle fraîcheur ! Quelle fermeté ! Tu rougis ?… Voilà encore de la petite bégueulerie de village. Enfant que tu es ! ne ſuis-je pas une femme ?

Cécile ſoupirant.

Oui, par bonheur.

La Comtesse ſouriant.

Comment prendrai-je ce que tu dis-là ? Eſt-ce une galanterie ? Eſt-ce une injure ?

Cécile lui baiſant la main.

Injurier ma chère bienfaitrice ! Moi ! — Que vous me connaiſſez mal !

La Comtesse.

C’eſt donc à dire que ſi j’avais l’honneur de porter là. [On ſe doute où la Comteſſe place en même tems la main de Cécile]… quelque choſe de fort différent de ce que tu touches, il me ſerait permis d’eſpérer…

Cécile.

Vous m’embarraſſez étrangement. Dites-moi, s’il vous plaît, Madame, eſt-ce un perſiflage uſité dans vos cours que ces folies dont vous vous amuſez avec moi ?

La Comtesse.

Je ne perſifle point. Mes folies ſont celles d’une femme qui chérit toute eſpèce de plaiſir, & qui ſent ce que vaut celui de toucher des formes auſſi délicieuſes que celles de la charmante Cécile [Une main de la Comteſſe s’égare ſous les jupes de ſon amie]. Quelle chair ! quel ſatin ! Je donnerais une année de ma vie pour pouvoir être pendant une ſeule nuit un auſſi beau garçon que ton fripon de frère.

Cécile ſe laiſſant faire.

Vous perdriez infiniment au change. Belle comme Vénus !…

La Comtesse allant ſon train.

On dit que je ne ſuis pas mal…

Cécile.

Arbitre du deſtin de tout ce qu’il y a d’aimables Cavaliers dans les différens ſéjours qu’il vous plaît d’habiter…

La Comtesse.

Il eſt vrai que je ſuis aſſez deſirée.

Cécile.

Eh bien ! cet état perpétuel de triomphe ne vous ſuffit pas ! Une petite Villageoiſe obtient quelque part à vos attentions, & ſes inutiles apas ont de quoi faire naître chez vous de bizarres deſirs !

La Comtesse ſoupirant.

Voilà la vérité. — Mais ces apas ne ſont pourtant pas autant inutiles, que tu penſes ; &, ſi tu n’étais pas une morveuſe, on pourrait t’aprendre bien des petites choſes…

Cécile rougiſſant.

Hélas ! depuis que j’ai l’honneur de vous apartenir, ne ſuis-je pas devenue fort ſavante ?

La Comtesse ſouriant.

Que ſais-tu ? L’A, B, C, du plaiſir ! les gros principes !

Cécile gaîment.

Ce ſont donc des principes, Madame, que ces gentilleſſes dont il vous plut dernièrement de me faire instruire par votre colifichet de ſoi-diſant Couſin… [Regardant fixément la Comteſſe], que, par parenthèſe, je ſoupçonne beaucoup maintenant de n’être qu’un de Meſſieurs vos Pages ?

La Comtesse finement.

La bonne idée ! Ai-je des Pages à Paris ?

Cécile.

Non pas auprès de votre perſonne ; mais on ſçait que vous les avez placés tous deux, pour leur inſtruction, dans une Académie.

La Comtesse.

Je vois bien qu’on ne ruſe pas impunément avec toi. Eh bien ! puiſque tu as tant de pénétration, je ne diſconviens plus du fait. Oui, Cécile, c’eſt au charmant Victor que je t’ai fait donner (ne pouvant la cueillir moi-même) la précieuſe fleur de ta virginité. Mais il eſt bon de te conter comment j’ai conduit toute cette petite intrigue dont l’un et l’autre vous ne connaiſſez que le dénouement.

Cécile.

Comment ! vous avez auſſi trompé Monſieur Victor ! croit-il peut-être avoir eu affaire à une Princeſſe ?

La Comtesse.

Bien loin de là. — Mais avant tout, que penſes-tu de la perſonne de Victor ?

Cécile avec feu.

Qu’il eſt joli comme l’Amour.

La Comtesse.

Et de ſes manières ?

Cécile.

Mais, Madame ; que puiſqu’il n’a pas l’honneur d’être Prince, il eſt paſſablement impertinent.

La Comtesse.

Très-bien. Voilà du bon diſcernement, & de quoi m’aſſurer de plus en plus que j’ai pris dans tes affaires le meilleur parti poſſible. Je veux uniquement ton bonheur, ma chère Cécile…

Cécile lui baiſant la main.

Vous ne ceſſez de m’en donner des preuves.

La Comtesse.

Écoute, il s’agiſſait de te mettre ſur la voie du plaiſir, ſans te laiſſer toucher le ſeuil funeſte des paſſions : elles nuiſent toujours à la félicité.

Cécile.

Quoi, Madame ! une inclination réciproque, bien tendre…

La Comtesse vivement.

Fi donc ! deſirer, jouir, changer. Dans ces trois mots eſt l’unique vérité dérivant de ce qu’on nomme Amour : encor faut-il que tout cela marche rapidement & ſe ſuccède coup ſur coup. Mais une inclination ſentimentale ! des formalités ! des combats ! de la jalouſie ! des mécomptes ! du dégoût ! des reproches ! & le plus ſouvent de la bonne haine déguiſée en tendreſſe ! (car voilà l’immanquable deſſin de tout roman amoureux)… Encor une fois, fi de tout cela. Quelle platte exiſtence ! quelle chaîne d’erreurs ! — Je voulais, dis-je, que tu reçuſſes tes grades en galanterie, ſans qu’il demeurât aucun droit ſur la perſonne à l’heureux maître qui t’aurait endoctrinée… Victor convenait à bien des égards pour la première opération : je l’y deſtinai.

Cécile.

Opération ! c’eſt bien dit, car c’en eſt une en effet qu’on endure la première fois.

La Comtesse.

Mais que de délices par la ſuite ! Tu m’en diras des nouvelles. — Je voulais donc que tu fuſſes opérée délicatement & ſans conſéquence par Victor. Devine juſqu’où nos attentions pour cela ſe ſont portées ?

Cécile.

Que ſçais-je, Madame ?

La Comtesse.

Je commençai par inſtruire Victor, auſſi neuf que toi pour le moins. Cinq ou ſix leçons que je pris la peine de donner à ce morveux, le mirent en état de me ſeconder dans mon projet. Alors, comme le petit perſonnage eſt très-vain & digne à cet égard d’être né Français, je lui perſuadai qu’aperçu tous les jours, d’un couvent voiſin, dans le manége découvert de ſon Académie, par une Penſionnaire fort aimable, il avait fait ſur le cœur de celle-ci la plus profonde impreſſion.

Cécile.

Cela annonce aſſez bien ; je crois lire un roman.

La Comtesse.

J’ajoutai qu’informée de cette ſingulière paſſion par des perſonnes qui m’avaient conſultée comme Protectrice du jeune homme, j’avais cru ne devoir donner aucune eſpérance pour le mariage, attendu que Victor était de condition, & la tendre Recluſe ſeulement la fille d’un honnête Roturier. Victor fut enchanté de cette circonſpection de ma part…

Cécile.

Dès cet âge, avoir un cœur ambitieux & intéreſſé !

La Comtesse.

Ces paſſions naiſſent avec nous. — Cependant, je dis à Victor qu’aïant la facilité de faire venir, du moins une fois, chez moi la jeune perſonne, ſous prétexte de lui faire entendre raiſon, il y aurait moyen de la guérir peut-être en la traitant fort bien dans un tête-à-tête dont j’aurais la complaiſance de faire naître le moment.

Cécile riant.

Vous faiſiez-là pour une grande Dame un fort joli métier !

La Comtesse.

J’avais mon intérêt. — Victor fut au comble de la joie. Jamais il ne t’avait vue ; il ignorait même abſolument que j’euſſe pris depuis peu une amie auprès de moi. — D’un autre côté, connaiſſant déja mon épineuſe Cécile, ſes préjugés, ſa délicateſſe provinciale ; sûre de l’effaroucher ſi je lui propoſais de-but-en-blanc de ſe laiſſer initier par un Page…

Cécile.

En effet, Madame ; une propoſition de cette nature…

La Comtesse.

Il fallait donc te dorer la pilulle, & voici comment je m’y pris. Comptant d’avance beaucoup ſur cette aveugle confiance que je commençais à te connaitre, & ſur ton excellent cœur, je te peignis des couleurs les plus intéreſſantes l’état fâcheux où tes innocens attraits devaient avoir réduit un charmant adoleſcent de mes parens qui, pour ne t’avoir vue qu’une fois au ſpectacle, ſans même qu’il ſe flattât d’avoir été remarqué, diſait et faiſait les plus étranges folies, au point nommément de ne plus vouloir continuer ſes voïages, quoique le Gouverneur produisît des ordres précis de quitter la France à-peu-près à l’époque du funeſte enchantement de ſon pupile. Ton amour-propre, l’intérêt que j’affectais de prendre à la tendre faibleſſe du petit parent, la curioſité de connaitre cet Adonis, il n’en fallait pas tant pour te décider à faire ce que je ſemblais indiquer comme l’unique moïen d’empêcher qu’un enfant précieux ne pérît peut-être, ou du moins reperdît l’eſprit…

Cécile.

Il eſt certain, Madame, que vous ſçûtes m’inſpirer de la compaſſion & preſque de la tendreſſe pour un être qui m’était abſolument inconnu.

La Comtesse.

Et l’entrevue réaliſa bien ces diſpoſitions ſympathiques. Préſente, mais inviſible pour vous, au lieu de la ſcène, j’avais bien prévu qu’elle ne manquerait pas d’être vive entre deux petites créatures ſans art, dans la première ferveur de l’imagination & des ſens ; ſi bien préparées & réciproquement enflammées de la perſuaſion d’avoir inſpiré le plus violent amour.

Cécile.

Oh ! oui. Pour mon compte, je croïais fermement qu’un beau Prince était idolâtre de ma petite perſonne. — Comme vous me berniez, Madame !

La Comtesse.

L’erreur de Victor était un peu moins brillante ; il le fallait pour le ſuccès de mes projets ; auſſi, tu peux te ſouvenir qu’il ne fut que très-galant ?…

Cécile.

Et même un peu fat. Il m’en parut peut-être plus aimable. — Cependant vous voyiez tout cela, Madame ?

La Comtesse.

Parfaitement. — A ſes careſſes faites avec autant de grace que de vivacité, j’ai reconnu que je devais poſſéder au ſuprême degré le talent de l’inſtruction.

Cécile.

Il fallait que vous euſſiez expreſſément recommandé la plus grande promptitude à conclurre ? Deux ou trois phraſes exaltées, un petit jeu de mains beaucoup moins reſpectueux, un Roi en jambes fort adroit, mais des plus inſolens, le tout ſans que j’oſaſſe faire la moindre réſiſtance (car j’aurais craint de déſobliger Monſeigneur) ; en un mot, le point déciſif de l’opération qui me fit un mal !… Tout cela fut, comme vous ſavez, l’ouvrage de ſix minutes.

La Comtesse.

Et c’eſt préciſément ainſi que je l’avais ordonné. — Mais lorſque tu revins à toi, je crus obſerver que tu n’avais pas la moindre colère contre l’opérateur ?

Cécile.

Bien, au contraire. — Quand on a le cœur bon, n’eſt-on pas enchanté d’avoir obligé ?

La Comtesse.

Délicieuſe morale ! (Elle embraſſe Cécile, & commence à chatouiller un peu vivement les apas dont elle s’eſt légèrement amuſée pendant leur colloque). — Que vous étiez ravissans groupés amoureuſement ſur cette Ottomane ! Quand le petit grivois revint à la charge, & que tu répondis de si bonne grace à cet excellent procédé, je crus voir Pſyché dans les bras de l’Amour. Je fus jalouſe de Victor, de toi ; car tu nierais en vain d’avoir pris grande part à ſon bonheur pendant cette ſeconde jouiſſance ?

Cécile.

Il me fit, j’en conviens, de bien jolies choſes.

La Comtesse.

Et je le compris à merveilles. Mes deſirs s’allumèrent à l’excès ; je fus ſur le point de m’écrier : « Arrêtez, mes enfans ; vous avez trop de plaiſir ; il faut que je le partage. Attendez-moi ».

Cécile.

Vous nous euſſiez fait une belle peur, ma foi !… (Éprouvant une douce & vive émotion). Mais !… Mais, Madame…

La Comtesse affectée.

Les charmans yeux ! Ah, friponne ! Tu vas…

Cécile ſe laiſſant aller en même tems ſur le lit.

Il eſt vrai… que… vous me faites mourir… (La Comteſſe, qui s’eſt enflammée pendant ce badinage, s’arrange bruſquement de façon à pouvoir porter ſa bouche ſur la partie que ſon doigt viens d’agacer), O ciel ! Que voulez-vous, Madame ?… Non… Je ne ſouffrirai pas…

La Comtesse combatant avec avantage cette réſiſtance.

Laiſſe-toi faire ; petite bégueule.

Cécile cédant.

Dieux !… Qu’eſt-ce que tout ceci ?… Mais, fi donc, Madame ! Il y a de la folie… Je crois… C’eſt un ſonge… Je… Je meurs, (Il ſe fait un moment de ſilence, pendant lequel la Comteſſe obſerve, avec une eſpèce d’admiration, Cécile enivrée de plaiſir, & ſans mouvement).

La Comtesse la réveillant par un baiſer, & rentrant dans ſon lit.

C’eſt ainſi qu’on rive le bec à une petite ſophiſte qui, ſi je l’avais laiſſée babiller, aurait voulu me démontrer qu’à moins d’être un Victor, on ne peut la rendre heureuſe.

Cécile.

Il faut avouer… que de ma vie rien de pareil n’eût entré dans mon eſprit. Quelle bizarrerie ! mais quelles délices ! Et comment, s’il vous plaît, apelle-t-on le badinage enchanteur que vous venez de m’aprendre ?

La Comtesse.

Que t’importe ? As-tu envie de conter à quelqu’un ce qui vient de ſe paſſer ?

Cécile.

A Dieu ne plaiſe. Mais enfin il me ſemble que toutes choſes ont leurs noms ?

La Comtesse.

Ceci n’en a pas de généralement reçu parmi les gens de bonne compagnie. Le vulgaire, moins fait pour les délices que tu viens de goûter, donne à cette pratique un non de pure fantaiſie.

Cécile.

Bien cochon, ſans doute ?

La Comtesse avec vivacité.

Point du tout. Petite ingrate ! où prenez-vous, s’il vous plaît, qu’il y ait tant de cochonnerie à ſe baiſer là bien amoureuſement ?

Cécile.

Mais enfin, Madame… c’eſt par cet endroit qu’on ſoulage l’un des plus vils beſoins de la nature.

La Comtesse avec un peu d’humeur.

Nature ! vils beſoins ! Sot jargon de Province que tout cela ! La bouche, ce charme par excellence, le ſiége & l’inſtrument du baiſer, ſoulage auſſi des beſoins qui ne ſont pas les plus nobles de la nature. La bouche eſt le goufre où s’engloutiſſent pêle-mêle de purs & d’immondes alimens. La plus belle bouche crache & fait pis… (Avec dégoût). Ne m’y fais pas penſer. — Mais, je crains bien que, malgré les plus heureuſes diſpoſitions du monde, que tu dois pourtant à cette nature ſi dédaignée, je n’aie toutes les peines du monde à te former.

Cécile.

Vous en aurez moins que vous ne penſez, Madame. On ne s’inquiète guère du fond des choſes qui ne plaiſent point.

La Comtesse.

Oh ! ma fille, de celles-ci la pratique ſuffit, & la théorie eſt abſolument inutile. Paix… N’entends-je pas quelque bruit dans ce petit cabinet ?

Cécile prêtant l’oreille.

Je n’entends rien.

La Comtesse.

C’eſt que je ſuis devenue poltronne comme un lièvre depuis ce qui m’eſt arrivé [avec] cet enragé de Colonel Ruſſe.

Cécile.

Ce fut bientôt votre faute, Madame ! Pourquoi, lorſqu’il vous plaît de paſſer quelques momens agréables dans cette pièce, ne vous aſſurez-vous pas de toutes les iſſues qui peuvent y communiquer ? La valetaille eſt curieuſe : on dit que la jeuneſſe vous prit ſur le fait, cédant aux tranſports du Colonel ?

La Comtesse.

Le drôle vit tout… C’eſt que, d’honneur, je ne m’étais pas du tout attendue à faire quelque choſe pour ce nouveau débarqué ! J’avais à peine un commencement de goût : il faut qu’il ait été ſorcier pour s’en être douté… On peut preſque nommer violer ce qu’il me fit : il eſt bien vrai que je ne m’y opoſais guères. Il ne fut jamais en mon pouvoir de faire le dragon pour un peu d’inſolence de la part d’un homme. Le Colonel uſait en vrai crocheteur de ma faibleſſe, ou plutôt de mon conſentement.

Cécile.

A la bonne heure ; car j’ai toujours ouï dire que l’homme le plus vigoureux ne vient point à bout d’une femme qui s’obſtine à ne point ſe prêter.

La Comtesse.

Cela ſe peut à la rigueur. Mais je ſçais bien que ce ne ſera jamais moi qui fixerai le degré de force qu’une femme doit oppoſer en pareil cas. Je ſuis beaucoup plus propre à l’expérience contraire. A la ſeule idée du plaiſir ma pauvre tête part. Le moyen de n’être pas toujours… vaincue par le plus faible ou le plus mal-adroit aſſaillant !

Cécile.

Revenons au Colonel, Madame ; votre tête était donc partie avec lui ?

La Comtesse.

Et nous nous en donnions à corps perdu quand la Jeuneſſe entra : nous ne l’apperçûmes point.

Cécile.

Il dut faire dans ce moment une

étrange figure ?
La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration
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La Comtesse.

Je n’en ſçais rien. Mais apparemment qu’il n’oſa ni avancer, ni reculer. Il attendait en ſilence la fin de notre ſeconde paſſade qui s’était liée ſans interruption à la première. C’eſt, à ce que prétend le Colonel, l’uſage de Saint-Pétersbourg. Que n’eſt-ce de même, hélas ! celui de Paris !

Cécile.

Toujours le petit mot pour rire. Et la Jeuneſſe ?

La Comtesse.

Étouffant avec peine des ris dont il ſentait tout le danger, il demanda ce qu’il y avait pour mon ſervice ? Je me mis d’une colère horrible…

Cécile.

Il y avait de quoi vraiment.

La Comtesse.

« Pourquoi s’emporter comme cela, Madame, dit le Colonel dont le ſang-froid me pénétra d’étonnement. Je ne ſçais que deux façons de forcer ce drôle au ſilence ; l’une, de lui faire accepter cette bourſe ;… l’autre, de l’aſſurer qu’il mourra ſous le bâton s’il tranſpire jamais le moindre bruit de cette aventure. Eh ! que dirais-je, Monſieur, repliqua l’adroit coquin ? Que vous vouliez eſſaïer avec Madame ſi un homme peut venir à bout d’une femme en dépit d’elle, & que vous n’avez pu réuſſir. Monſieur, il ne faut rien débourſer pour un cas pareil. Cependant, pour que vous ne doutiez pas du ſecret de ma part, j’ai l’honneur d’accepter la bourſe ; ainſi, ſe fût-il paſſé quelque choſe, vous voilà bien sûr que je ne dirai rien. Au ſurplus, ſi Madame n’avait pas prétendu badiner ſeulement en luttant avec vous, aurait-elle ſonné comme elle a fait de toute ſa force ?

Cécile.

Vous aviez ſonné, Madame ! à quoi penſiez-vous donc ?

La Comtesse.

Pas à ſonner aſſurément. Mais, ce maudit cordon s’était engagé je ne ſais comment ſous mes oreilles. Mes mouvemens étaient vifs ; rien de plus naturel alors que le carillon qui s’était fait, & auquel la Jeuneſſe avait accouru.

Cécile.

Oh ! la plaiſante étourderie ! Il eût été comique que toute votre livrée fût ſurvenue, Et qu’auriez-vous fait alors ?

La Comtesse.

Je n’en ſais rien. Mais apprends, ma bonne amie, que la femme la plus gauche à ſe défendre des entrepriſes d’un homme, a de l’eſprit comme un ange quand il s’agit de ſortir d’un mauvais pas. Il me ſerait venue quelque mauvaiſe idée. — Cependant ces inutilités éloignent une demande que j’avais deſſein de te faire. Écoute : ſerais-tu fille à rendre aux gens la valeur de ce qu’ils ont fait pour toi ?

Cécile avec embarras.

Je ne vous entends pas, Madame. Je vous ai de ſi grandes obligations depuis que j’ai le bonheur de vous connaître…

La Comtesse la fixant.

Depuis un moment, à la bonne heure ; & c’eſt de quoi je voudrais exiger un peu de reconnaiſſance. (Ses regards s’animent ; elle attire Cécile contre ſon ſein, & lui donne un baiſer paſſionné ; puis avec un mouvement indicatif, elle ajoute) : Si tu ne répugnais pas… Me fais-je entendre enfin ?

Cécile toujours embarraſſée.

Je crois y être ; mais…

La Comtesse un peu ſérieuſe.

Tu refuſes ! Je ne ſuis pas aſſez fraîche, aſſez attraïante…

Cécile avec feu.

Que je ſuis éloignée de le penſer ! Rien dans le monde n’eſt-il deſirable que vous. Mais… la timidité, l’inexpérience. On fait toujours ſi mal ce qu’on ne fit jamais.

La Comtesse.

Pauvres ſcrupules !… viens, viens, mon cœur, eſſaye.

Cécile s’empreſſant.

Ah ! de toute mon ame.

La Comtesse.

… Bien… très-bien… Cherche du bout de la langue un petit point en haut… un peu plus… t’y voilà… tu fais à merveille… dou… ou… cement… là… là… comme un petit Ange… Dieux ! Quelles délices !… Reſpire un peu… maintenant… L’adroite créature ! Ha !… ha !… — Qu’eſt-ce donc… Tu me quittes au plus doux moment !

Cécile riant aux éclats.
Ha, ha, ha, ha, ha !
La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration
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La Comtesse.

Qu’as-tu donc à rire ?

Cécile.

Ce ſont vos poils, Madame, qui me chatouillent le nez ; & puis dans ce moment il m’eſt venu la plus drôle d’idée… [Elle reprend ſa beſogne].

La Comtesse s’y prêtant.

Eh ! ſonge à ce que tu fais.

Cécile riant de nouveau.

Ha, ha, ha, ha !

La Comtesse.

Encor ?

Cécile.

Avouez, Madame, que tandis que je vous fais cela, je dois avoir l’air d’un Grenadier avec ces épaiſſes mouſtaches. Car, en vérité, quand j’ai le muſeau colé là-deſſus, ces crocs épais & friſés ſont autant à moi qu’à vous.

La Comtesse.

L’extravagante ! Elle me ferait rire auſſi ſi je n’avais pas à faire mieux. — Encor un peu de complaiſance, bijou ?

Cécile.

Je m’y remets bien vîte, & quoiqu’il arrive je ne ris plus.

La Comtesse après un moment de ſilence.

Ah !… ah !… Cécile, mon ame, tu… tu es la déeſſe du bonheur. (Il s’échappe en même tems une liqueur brûlante que la bouche de Cécile ne peut éviter).

Cécile crachant.

Vous ne m’aviez pas prévenue de cela, par exemple.

La Comtesse riant.

Ha, ha, ha ! c’eſt à mon tour de rire. (Cécile crache & s’eſſuie avec un peu de honte & d’humeur). Te voilà bien malade, n’eſt-ce pas ! Prenez garde, au moins, c’eſt du poiſon.

Cécile un peu remiſe.

Tout coup vaille. Au fond, cela n’eſt ni bon, ni mauvais.

La Comtesse.

C’eſt à peu près comme un œuf à la coquille. N’en prends-tu pas quelquefois ?

Cécile.

Sans la moindre répugnance. Mais la comparaiſon n’eſt pas bien juſte. Rien de plus innocent que de humer des œufs frais ; & quand on prend de cette autre denrée, l’on eſt, ce me ſemble, un peu Antropophage.

La Comtesse.

Comme on l’eſt à la mamelle ; comme on l’eſt quand pour rétablir ſa poitrine on ſe donne une nourrice.

Cécile.

Je cède, Madame, car je vois bien qu’il n’y a pas moyen de diſputer avec vous.

La Comtesse détachant de ſes oreilles des petites boucles de nuit de diamant.

Tiens, Cécile.

Cécile.

Que voulez-vous que je faſſe de cela, Madame ?

La Comtesse.

Que tu le gardes comme un ſouvenir de l’eſpèce d’alliance que nous venons de contracter.

Cécile avec un baiſer.

Eſt-ce là, Madame, le gage qui convient en pareil cas ? Un ruban dont votre tête aurait été parée pendant quelques nuits, un chiffon de cette eſpèce… Voilà ce qui me ferait le plus ſenſible plaiſir, & je prendrais la liberté de vous offrir à mon tour une bagatelle, moi qui ne ſuis pas moins engagée.

La Comtesse.

Délicateſſe charmante, mais romaneſque ! Va, ma Cécile ; tu peux recevoir ſans ſcrupule tous les petits dons que je veux avoir le plaiſir de te faire. Égales par l’amitié, nous différons infiniment du côté de la fortune. Je t’aime, & tu m’es attachée. Nous pouvons nous obliger réciproquement. Pour cela, tu n’as qu’à permettre que je t’aplique ſpécialement le beſoin irréſiſtible que j’ai de répandre ſes bienfaits. — Pour le coup, J’entends du bruit dans la première pièce.

Cécile aïant entr’ouvert.

C’était un de vos gens, Madame.

La Comtesse.

C’eſt que j’attends le petit Abbé d’Aventurier. Je l’ai prié de venir aujourd’hui de meilleure heure. — Tu me laiſſeras, ſans affectation pourtant, quand on l’introduira dans cette pièce.

Cécile avec fineſſe.

Oſe-t-on ſe permettre des conjectures ſur ce petit myſtère ? & n’a-t-il pas de quoi me donner un peu de jalouſie ?

La Comtesse.

Quelle idée ! Non, ma fille. L’Abbé me m’a point & ne m’aura jamais. Ce perſonnage eſt de l’eſpèce de ceux qui, utiles dans l’état de ſurbordination, ne ſont plus bons à rien, dès qu’on a daigné les élever juſqu’à ſoi.

Cécile.

Comment, Madame, vous mettez de la politique juſques dans vos plaiſirs !

La Comtesse.

Ceci n’eſt pas un calcul de politique. J’ai beſoin de l’Abbé pour mille petites choſes dont il ſe croirait diſpenſé ſi je lui demandais des ſervices plus intimes. Quant à préſent, je ne l’occupe qu’à me faire la gazette ſcandaleuſe de Paris ; s’il oſait me parler de lui-même, il oublierait de me raconter les fredaines d’autrui.

Cécile.

Vous, Madame ? qui avez un ſi bon cœur, quel plaiſir trouvez-vous à entendre des médiſances, des calomnies le plus ſouvent, quand le Gazetier ſent que la vérité nue n’a pas aſſez de quoi intéreſſer ?

La Comtesse.

C’eſt pour la conſolation, Cécile, & non par méchanceté, que je me repais de tout ce qui ſe fait d’indécent & d’extravagant. Quel bien ne nous faiſons-nous pas quand, au cri de notre conſcience, nous oppoſons la certitude que d’autres ont fait encor pis que nous. Quelle force ne nous donne pas le ſentiment de leur faibleſſe ! Dit-on que j’ai eu, dans un an, le Duc, les trois Marquis, le Vicomte, &, (par politique pour le coup) ce gros Sous-Miniſtre qui m’a débarraſſée ſi naturellement d’un Argus difficile à congédier. Je réponds : « Eh bien ! la petite Ducheſſe n’a-t-elle pas eu tous les mêmes ? & de plus les deux Lords & ſon jeune Médecin ? ſon Coureur » ?…

Cécile avec ſurpriſe.

Son Coureur, Madame !

La Comtesse froidement.

Tout comme un autre, Qu’y a-t-il donc de criant à cela ! — Mais il faut le lui pardonner, l’en féliciter même ; c’eſt un drôle fait au tour, bon plaiſant et d’une adreſſe !… Il ſerait maintenant à mon ſervice ſi je n’avais pas chargé le plus étourdi des hommes de me le retenir. Foligny, qui l’avait propoſé le matin, ſe fit, le même jour une querelle pour laquelle il fut obligé de quitter Paris pendant un mois. Je ne ſçais où prendre ſon protégé : la petite Ducheſſe, plus heureuſe, l’engagea…

Cécile.

Là, de bonne foi, Madame ! Vous auriez pu prendre ſur vous de favoriſer un Coureur !

La Comtesse.

Je n’en avais pas le projet décidé : mais le caprice ! la commodité ! — Vous avez cependant un défaut, Cécile C’eſt encor une gaucherie de province dont il faut tout de bon que vous vous défaſſiez.

Cécile s’affligeant.

Bon Dieu, Madame ! vous me faites trembler. Aurais-je eu le malheur de vous déplaire ?

La Comtesse avec amitié.

Va, tu es une bonne enfant. Mais une autre fois ne pouſſe pas ainſi tes amis juſques dans leurs retranchemens. Ne t’embarraſſe pas des bornes que peuvent avoir mes fantaiſies. Quand tu en auras toi-même tu reconnaîtras qu’il n’y a rien d’extravagant au monde dont un degré de plus de chaleur dans le ſang ne rend capable… Eh bien, tu t’attriſtes ! Crois-tu, petite niaiſe, que j’aie voulu te gronder ſérieuſement ! Viens, mon cœur, apprends comme je punis les gens que j’aime. (Elle attire Cécile ſur le lit & s’arrange avec elle à peu près comme la premiere fois.) Livre-moi ce bijou délicieux… Allons… je le veux…

Cécile après un ſilence.

Dieux ! quelle yvreſſe !… Madame !… ah !… ah !… les cieux n’ont rien de comparable… ah !… ah !… (Elle ſe pâme tout à fait.)

La Comtesse la quittant.

Tu t’y accoutumes donc enfin !

Cécile treſſaillant & ſoupirant.

Oh non ! je ne m’accoutumerai jamais à de pareils raviſſemens. Ils auront toujours pour moi le prix de la nouveauté… ſouffrez qu’à mon tour…

La Comtesse avec un baiſer.

Non, mon cœur, il faut que je me ménage : j’ai pour aujourd’hui, deux grands projets ; l’un, de tempérament ; l’autre de coquetterie. J’ai promis quelques momens heureux à ce bon enfant de Malthais qu’il faut bien arranger enfin pour pouvoir s’en défaire. — (Cécile marque beaucoup d’attention, & de ſurpriſe…) Oui, je prétends que dans trois ou quatre jours, au plus tard, il ſoit ſi excédé de mes bontés qu’il y renonce pour la vie. Je ſerais bien fâchée de lui trouver l’entêtement de me demeurer plus long-tems ſur les bras… Son règne remplira tout juſte le tems d’épreuve au bout duquel je dois récompenſer le petit Prince… Celui-ci, je n’en doute pas, a plus d’une corde à ſon arc, & pourrait fort bien m’échapper ſi je le faiſais languir plus long-tems.

Cécile.

Je ſuis caution qu’il vous aime trop, & vous êtes trop au-deſſus de toutes vos rivales pour qu’il puiſſe déſemparer.

La Comtesse.

Cette ſoirée va doubler ſa paſſion & le chagrin qu’ont ces Dames de le voir dans mes filets. Je vais aux Italiens infiocchi, & je l’y mene. Tu conçois qu’il ne faut pas manquer ſon coup dans une occaſion de cette conſequence ! & c’eſt pour cela que je veux éviter d’avoir l’air battu.

Cécile.

C’eſt donc après le ſpectacle que vous donnerez audience à l’aimable Chevalier de Malthe ?

La Comtesse.

Eh non : je peux bien ſans inconvéniens, lui donner une heure de l’avant-midi.

Cécile.

Il eſt fou d’amour : il n’a pas encor jouï : je ne vois pas trop comment il vous ſera poſſible de vous ménager…

La Comtesse.

Sois ſans inquiétude à cet égard, je lui ferai faire beaucoup d’ouvrage, tandis que j’en ferai très-peu. Je ne ſuis point amoureuſe de ce beau Monſieur-là, moi. C’eſt uniquement un bon procédé que je veux bien avoir pour lui… S’il voulait en avoir un excellent, ce ſerait…

Cécile.

De faire long-feu peut-être ? Cela eſt impoſſible avec vous.

La Comtesse.

Long-feu ! qu’eſt-ce que cela veut dire ?

Cécile avec un peu d’embarras.

Cela chaſſe quand l’amorce du fuſil s’allume ſans que le coup parte…

La Comtesse.

Ah ! je t’entends… Mais. (Elle obſerve.) Cette idée n’eſt pas de toi,… ni de moi… Cécile ? Quelqu’un encor, je le vois bien, ſe mêle de t’inſtruire ?

Cécile très-confuſe.

Je vous jure que non, Madame.

La Comtesse.

Et tu rougis !

Cécile.

Par enfantillage, de me voir ſoupçonnée, apparemment.

La Comtesse.

A la bonne heure… Je voudrais, puiſque je dis tout, qu’il plût au Chevalier de me tenir quitte dans notre rendez-vous, pour… ce que me demandait il y a quelque tems un de ſes confrères je ne ſais à propos de quoi, ce jour là je faillis arracher les yeux à l’inſolent Commandeur : quelque nouvelle que la choſe doive être pour moi, je ſuis ce matin à tel point montée à ce caprice, que qui ſaurait s’y prendre… On n’a pas des idées auſſi folles, & je m’en donnerais des ſoufflets.

Cécile.

Eh bien ! Madame, qu’on m’étrangle ſi je conçois un ſeul mot à tout ce que vous venez de dire.

La Comtesse.

Tu n’en es pas encor là — mais va-t-en, ma mie Cécile, autrement en dépit du projet de régime je pourrais bien encor te remettre les mouſtaches.

Cécile s’y diſpoſant.

Ah ! je ne demande pas mieux.

La Comtesse réſiſtant.

Chut. — Pour le coup ce n’eſt plus une fauſſe allarme. Quelqu’un ſurvient… bien à propos pour que je conſerve ma fraîcheur. Si c’eſt l’Abbé qu’on le faſſe entrer… Et toi ! baiſe… déniche : Adieu — (Cécile ſort.)


La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur

Le nouveau perſonnage qui va paraître ſur la ſcène eſt un de ces Caméléons dont fourmille la Capitale. L’Abbé de St. Longin eſt eſſentiellement un mauvais ſujet. Se mêlant de tout ſans être propre à la moindre choſe honnête ou utile ; aïant du jargon & de la routine de Paris au lieu d’eſprit ; de la mémoire, au lieu de connaiſſance ; de l’intrigue en petit, une ſoupleſſe baſſe ; un orgueil timide, mais de la fauſſeté, de la patience & de l’adreſſe, ſûrs moyens de ſuccès pour les eſpèces. — Au ton que prend la Comteſſe avec l’Abbé de St. Longin on reconnaîtra qu’elle l’apprécie parfaitement. Elle lui fait faire ce qu’elle veut en l’humiliant. Elle en exige des complaiſances qui prouvent qu’elle ſe ſoucie peu d’en être eſtimée, & qu’elle ne lui fait pas même l’honneur de le craindre en cas d’indiſcrétion.


La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
L’Abbé.

En déshabillé ſoigné, en chapeau rond, une badine à la main. Il s’introduit avec une démarche avantageuſe & dit d’un ton à prétention. — N’eſt-il pas un peu matin pour rendre hommage à Madame la Comteſſe ?

La Comtesse.

Non, Monſieur l’Abbé. Je vous attendais… Vous êtes de parole & je vous ſçais gré de cette attention. — Qu’y a-t-il de nouveau ?

L’Abbé d’un ton précieux.

Rien d’auſſi intéreſſant, Madame, que l’éclat avec lequel vous ſortez des bras du ſommeil.

La Comtesse.

Voilà bien la plus fade galanterie, mon pauvre Abbé ! Pardonnez à mon eſprit vulgaire s’il ne ſaiſit pas avec toute l’admiration qui vous eſt peut-être due le ſens profond de vos galimathias poétiques. Mais, une fois pour toutes, diſpenſez-vous de me dire de ces jolies choſes-là. Gardez-les pour la groſſe Intendante qui, ſi je ne me trompe, en ſent bien mieux le prix & qui a amoureuſement de quoi vous payer de vos madrigaux.

L’Abbé.

Quel réveil ſatyrique ! ou je lis mal dans l’avenir, ou ce jour ſera meurtrier pour les pauvres gens qui tomberont ſous votre férule. Comme vous nous accommodez !

La Comtesse.

Nous eſt fort bien ! vous avouez donc de faire cauſe commune avec la vaſte Intendante ? Vous l’avez ?

L’Abbé.

Eh mais !… comme il faut bien avoir quelque choſe & que mon peu de mérite…

La Comtesse.

N’achevez pas, hypocrite Abbé, vous vous en croyez infiniment. — Par bonheur vous avez quelques bonnes parties dont on ne peut s’empêcher de faire cas.

L’Abbé.

Enchantereſſe ! comme vous ſçavez bien tour à tour bleſſer & guérir !

La Comtesse.

On ſçait que vous avez eu la pâle niece du vieux Commandeur ?

L’Abbé aſſez bas.

J’en conviens, pour la premiere fois avec vous. Gardez-moi bien le ſecret.

La Comtesse.

On vous donnait auſſi, & l’on ne donnait qu’à vous, la femme de ce Plénipotentiaire, ſi ſavante, ſi gauche, qui parlait ſi bien toutes ſortes de langues, & mettait ſi mal toutes ſortes d’ajuſtemens.

L’Abbé ironiquement.

C’était une paſſion académique : nous n’avons preſque fait l’amour qu’en latin.

La Comtesse.

A la bonne heure. — Mais vous avez dit-on preſſuré la Dame en grec ?

L’Abbé.

Ce reproche, Madame eſt de l’hébreu pour moi. — Mais, d’honneur, vous m’embarraſſez étrangement. Ce n’était pas pour vous occuper de mon mince individu que je venais… Souffrez que je m’oublie… (Il riſque un geſte careſſant.)

La Comtesse ſérieuſement.

Mais, en effet, vous vous oubliez, Monſieur l’Abbé ! tenez-vous cependant pour dit que cela ne vous eſt point permis chez moi.

L’Abbé.

En vérité, vous êtes un vrai dragon aujourd’hui… mais je ſçais… je ſçais de quoi vous adoucir. J’apporte des anecdotes… (Il baiſe ſes doigts.) d’une indécence ! d’une vérité ſur-tout…

La Comtesse.

Bon ſur ce ton. Oubliez pour lors que vous êtes avec une femme, & contez-moi les choſes comme ſi nous étions… deux Abbés.

L’Abbé ſouriant.

La narration, dans ce cas, pourrait être ſaugrenue.

La Comtesse.

Au fait.

L’Abbé.

Sçaviez-vous, Madame, qu’on marie après demain la petite Jenny de Florival, âgée de quatorze ans, avec un créſus de Province, à qui l’on n’en peut pas donner moins de quarante ?

La Comtesse froidement.

Je ne connais aucun de ces gens-là ; mais n’importe, contez votre hiſtoire.

L’Abbé.

Eh bien ! Madame : ce damné de Villemarre… que vous connaiſſez pourtant ?

La Comtesse.

Celui-ci très-particulièrement. Qu’a-t-il fait ?

L’Abbé.

Furieux de voir qu’on allait lui enlever ſur la mouſtache une petite fille qu’il élevait, comme on dit, à la brochette & pour ſon propre compte, vû ſes anciennes liaiſons avec la Mere…

La Comtesse.

J’ai peine à ſuivre ce narré de procès-verbal. Quel amphigouri !

L’Abbé.

Vous n’avez point de patience.

La Comtesse.

Allez donc. — Villemarre ?

L’Abbé.

A trouvé moïen de ſe donner la petite avant-hier.

La Comtesse froidement.

Il a très-bien fait.

L’Abbé.

Très-mal, de par le diable ! Car hier matin il s’eſt déclaré dans les pays-bas de ce conquérant une… là !… Entre Abbés pourtant on ne ſerait pas embarraſſé d’énoncer la choſe : au lieu que, ſi vous ne me fourniſſez pas une expreſſion décente, ou ſi vous n’entendez pas à demi-mot…

La Comtesse.

Villemarre aurait-il… ce que la petite ſolliciteuſe donna l’an dernier au grave Préſident de Rornaigue ?

L’Abbé.

Tout juſte, vous y voilà. — Villemarre eſt comme certain de devoir cette galanterie…

La Comtesse.

A la petite ?

L’Abbé.

Bonté divine ! — Que dites-vous-là ! — Une enfant ! l’innocence même.

La Comtesse.

A qui donc ?

L’Abbé à l’oreille.

A votre amie Madame la Baronne de Breitlock, qui le ramena l’autre jour, & dont le vis-à-vis a déja mis dans le même cas cinq ou ſix perſonnes de ma connaiſſance.

La Comtesse.

Villemarre eſt un fou. Mes gens ne voudraient point de cette femme-là. — L’accident eſt fâcheux pour ce pauvre garçon.

L’Abbé.

Et pour la promiſe donc ? — C’en eſt une de la plus maligne eſpèce. Il y a tout à craindre, ſur ce pied, que Jenny n’en ait ſa part & ne la communique à Monſieur l’épouſeur ! Le beau préſent de nôces au lieu d’un pucelage !

La Comtesse.

C’eſt un mariage différé.

L’Abbé.

Il n’y a pas moïen. Sous quel prétexte ?

La Comtesse.

En avouant tout uniment la choſe…

L’Abbé ironiquement.

A Madame de Florival peut-être ! Ah ! vous ne la connaiſſez pas ! C’eſt Villemarre, ſon cher Villemarre, dont elle ſe croit adorée, parce qu’il a la complaiſance de lui manger chaque année une vingtaine de mille francs. Un aveu de cette nature ferait manquer net le riche mariage, par l’imprudence avec laquelle ſe conduirait la mère, avant de créver de dépit, ce qui mettrait enfin Villemarre à l’hôpital, On fera mieux ſur ma parole. J’ai été conſulté à tems, je ſuis homme de tête, & de bon conſeil, quand il le faut. Mon avis a paſſé, tout obſtacle eſt applani.

La Comtesse.

Me voilà préparée à de grandes choſes : écoutons.

L’Abbé avec complaiſance & fineſſe.

Nous faiſons faire ce ſoir au Futur, Villemarre & moi, une partie de filles.

La Comtesse.

Beau ſtratagême, ma foi ! ſot moïen, Meſſieurs, l’avant-veille d’une nôce ! Un Provincial ! il ne donnera pas dans le panneau, non qu’il vienne à s’en défier ; mais il lui ſemblera délicat, héroïque, de ſe contenir afin d’apporter à ſa chère Future toute la vigueur qu’il croit néceſſaire à la terrible attaque d’une virginité de quatorze ans…

L’Abbé.

Quelle chaleur ! Laiſſez-moi vous expliquer comment la choſe eſt concertée. — Nous avons prévû comme vous que le perſonnage ſera d’abord récalcitrant… Mais nos créatures…

La Comtesse.

De quelle eſpèce ſont-elles ? Si c’eſt vous qui vous êtes chargé de les fournir, ce ſera du plus fin gibier de la rue Saint-Honoré ?

L’Abbé.

Et c’eſt préciſement ce qu’il faut dans cette occaſion. — Ces Demoiſelles ſe ſont engagées, ſous peine de vingt coups de pied au cul, à ne pas laiſſer ſortir notre Pourceaugnac de la petite maiſon, ſans qu’il ait fait folie, du moins avec l’une d’elles, & voici comment ſa faibleſſe devient très-vraiſemblable. On intéreſſera d’abord la dupe en faiſant tomber la converſation ſur ſa Province, auſſi la patrie de nos culs-crottés, & qu’elles connaiſſent parfaitement. Villemarre demandera, ſans affectation, ſi elles y ont entendu parler de Monſieur un tel, — notre homme. — Beaucoup. Elles ſe ſouviennent très-diſtinctement de lui. — C’eſt un parfait honnête homme ? — Comme tout le monde. — Aimable ? galant auprès des femmes ? tout fait pour les charmer ? — Lui ! point du tout. Il eſt au contraire connu pour impuiſſant. — Cela n’eſt pas poſſible : on ſçait qu’il a demandé & obtenu une Demoiſelle de condition. — Cela n’eſt pas poſſible ! Il va conclure. — Ce ſera donc juſqu’aux affaires du lit excluſivement. Vous voyez d’avance, Madame, notre Provincial ſourdement furieux, n’oſant ſe trahir parce qu’il eſt en partie fine, incognitò ? Vous vous doutez bien qu’il prend fait & cauſe pour l’accuſé ? Les accuſatrices, feignant d’y regarder de plus près, trouvent que ce zélé défenſeur porte un viſage dans le goût de celui de ſon protégé. La reſſemblance eſt perſiflée, on affirme qu’il eſt malheureux de porter dans le monde le même maſque qu’un inutile-avéré… Surcroît de colère d’un côté, & de perſiflage de l’autre. Pendant cette alternative, nous aurons ſoin d’aiguillonner notre homme : le champagne jouera ſon rôle. Villemarre dira malignement à l’oreille de notre convive que l’unique moyen de rabattre le caquet de ces caillettes… (J’avais oublié de vous dire, Madame, qu’elles ne paſſeront nullement pour être du monde ; mais bien pour être des couſines à moi ;) que l’unique moïen, dis-je, de les mettre dans leur tort, ſerait de leur monter la cervelle & d’entraîner l’une ou l’autre dans le boudoir, où prouvant d’abord…

La Comtesse avec ennui.

Faites-moi grace du reſte.

L’Abbé.

Après l’affaire, il croira perſifler à ſon tour ces Demoiſelles, en ſe faiſant connaître pour Monſieur tel, nullement impuiſſant.

La Comtesse.

Il n’y a de vrai dans tout cela que la vérole qui ne pourra lui manquer.

L’Abbé.

Ce ſeront ces belles & bonnes affaires. Il nous ſuffit qu’en cas d’accident, c’eſt-à-dire, ſi la petite, au défaut de nos catins, poivre le nouvel époux d’importance, on ait biſque ſur lui ; qu’on puiſſe crier à l’horreur ; à l’infamie. Bien plus, c’eſt que pour acheter la paix il eſt probable que le criminel fera quelque gros ſacrifice d’argent, en faveur de la Fille & de la Mère, aubaine dont il ne manquera pas de réſulter quelque revenant bon pour Villemarre & même pour votre petit ſerviteur.

La Comtesse.

Tout cela eſt furieuſement tiré par les cheveux, & le piége n’eſt guère adroit. Au ſurplus, de quoi ne vient-on pas à bout avec les ſots ! — Mais ne ſçavez-vous que cela ?

L’Abbé.

Une bonne folie encor ! — La jolie Madame de Kerdoniec dont l’époux eſt en courſe depuis deux mois ſur une Frégate du Roi…

La Comtesse.

Eh bien ?

L’Abbé.

Sçavez-vous qu’elle eſt folle du petit violon Bambinello ? & ce qu’elle a imaginé pour s’arranger avec ce virtuoſe ſans être infidèle à ſes devoirs d’épouſe ? C’eſt ſa prétention. — Oh ! c’eſt bien l’arrangement le plus extraordinaire. Le petit Italien, qui n’y voit rien apparemment que de fort uni, nous a conté la choſe en plein café, je crois, Dieu me damne ! pour établir & vanter la vertu de ſa charmante Bretonne.

La Comtesse.

Et ce bel arrangement eſt ?…

L’Abbé.

De vivre avec le ſéduiſant Violon, pourvû qu’il conſente à s’abſtenir tout juſte de ce qui fait, à la lettre un cocu, pouvant d’ailleurs s’accommoder de tout ce qui n’eſt pas à la rigueur le domaine conjugal, par la jouïſſance conjugale.

La Comtesse avec intérêt.

Ceci eſt réjouïſſant… par exemple ! — Et le traité s’eſt conclu ?

L’Abbé.

Conclu, cimenté. Baiſers de toutes eſpèces ; maniement de toutes les formes ; droit de viſite & même d’accès ſur le ſeuil des terres du mari, toutefois avec excluſion de l’outil ſacramentel, qu’on y ſouffre ſous aucun prétexte, mais auquel, en revanche, on a donné pleine inveſtiture de ce petit fief dont les Canons défendent aux maris eux-mêmes d’entrer en poſſeſſion.

La Comtesse involontairement.

Les Canons n’ont pas le ſens commun. — Cependant, l’apanage du petit Violon a bien encor ſes attraits pour qui n’a pas beaucoup d’amour-propre.

L’Abbé avec l’air d’entendre quelque fineſſe à cette réflexion.

Je ſuis tout à fait de cet avis, Madame. Moi, par exemple, je paſſe ma vie à chercher les ſentiers où l’on ne rencontre perſonne. Oh ! je ne ſuis pas gênant.

La Comtesse ſéchement.

C’eſt le moïen d’être ſouffert. — Mais j’aime l’expédient qu’a votre belle Kerdoniec pour demeurer fidèle ! C’eſt dans la vérité du mot, une reſtriction Jéſuitique, & l’on peut dire que cette Dame eſt la bourgeſſe par vertu.

L’Abbé riant aux éclats.

L’expreſſion eſt heureuſe. Je veux d’honneur brocher une petite pièce de ſociété ſous ce titre. Hé ! tout en badinant je mettrais peut-être à la mode un nouveau ſyſtême. Il ſerait aſſez à ſouhaiter qu’on vît ſe multiplier l’accommodante ſecte des bourgeſſes par vertu.

La Comtesse follement.

Eh l’Abbé ! qu’importe aux amateurs, pourvû qu’il y en ait, que ce ſoit par vertu, par tempérament, par caprice, ou par curioſité… — (minaudant & ſe retournant.) Mais je ſuis donc folle ! Comme la mauvaiſe compagnie nous gâte ! on n’a qu’à ſe trouver comme cela ſeule avec un Abbé, pour devenir de l’indécence d’une fille de bordel !

L’Abbé ſoupirant.

Malheureuſement, hélas ! vous êtes incapable de vous oublier autrement, avec moi qu’en propos.

La Comtesse d’un ton dur.

Il ſerait aſſez plaiſant que vous eſpéraſſiez davantage !

L’Abbé d’un ton modeſte.

Je n’en conviendrais pas. Mais, je ſuis loin de pouvoir prétendre à quelque bonté de votre part ; ménagez-moi du moins, ne vous amuſez pas à m’enflammer, penſez que je ſuis un humain… qu’on n’a pas impunément accès auprès d’une femme adorable, à ſon chevet encor ! & cela pour cauſer de choſes qui ne peuvent qu’irriter à l’excès la tentation…

La Comtesse goguenardant.

Par malheur, mon cher, il eſt aſſez égal que vous ſoïez tenté.

L’Abbé vivement.

Je n’en ſuis que trop certain. Votre fierté ! — Que ſuis-je ? Un petit Prieur ſans grande naiſſance, ſans célébrité. De la bonhomie ? de la diſcrétion ? beaux titres pour vous intéreſſer, quand je citerais encor mon admiration & mon exceſſif attachement pour vous.

La Comtesse.

Sçavez-vous, l’Abbé, que quand vous vous exprimez comme tout le monde, & que vous êtes en pointe de tendreſſe, vous êtes paſſablement intéreſſant !

L’Abbé tombant à genoux.

Plût à Dieu que je le fuſſe mille fois davantage, & que je puſſe enfin vous déterminer !…

La Comtesse froidement.

A quoi ?…

L’Abbé avec embarras.

A tout ce qu’il vous plaira.

La Comtesse.

Jamais, d’abord à ce qui me plaît avec les gens que j’aime bien ?

L’Abbé.

Eh bien !… à tout le reſte…

La Comtesse.

Quoi ? Si j’avais des caprices étranges ?… humilians ?

L’Abbé s’enflammant.

Il n’y a rien d’étrange, rien d’humiliant aux yeux d’un homme qui deſire, & qu’on a ſubjugué.

La Comtesse.

Il me paſſe pourtant quelquefois par la tête des folies… qu’à peine oſerais-je mettre au jour.

L’Abbé.

Je ſuis certain que je les devinerais à coup sûr, ſi vous aviez la pitié de me donner la préférence pour les ſatisfaire…

La Comtesse s’animant.

En vérité, Prieur, vous êtes preſque ſéduiſant aujourd’hui ; & ſi je me trouvais dans les diſpoſitions où je me ſurprends quelquefois… vos yeux… vos diſcours…

L’Abbé avec feu.

Ah ! S’il m’était permis d’employer pour vous perſuader quelque choſe de plus éloquent encor que mes regards & mes paroles, elles ſurviendraient peut-être encor ces diſpoſitions favorables… précieuſes…

La Comtesse tournant le dos.

Laiſſez-moi, mon cher ; je ne veux rien voir du moine… Gardez-vous d’abuſer d’un moment de diſtraction… Sonnez, je vous prie. (Elle entend un bruit de chaînes de montre qui annonce quelques préparatifs). Sonnez, vous dis-je. [En avançant derrière elle une main, comme pour écarter l’Abbé, elle rencontre le plus fort argument que l’on puiſſe emploïer en pareille occaſion]. Eh bien !… voilà de l’inſolence, par exemple. Vous allez vous faire de très-mauvaiſes affaires, ſi vous me pouſſez à bout… Je vous laiſſe le moment de réparer vos ſottiſes.

L’Abbé, ſoit que le deſir le commande, ſoit qu’il ne croie point à la prétendue colère de la Marquiſe, riſque de gliſſer les mains ſous les couvertures, & ſaiſir les feſſes de cette Belle.

Duſſiez-vous m’accabler de votre indignation, je n’y tiens plus ; il y a de la cruauté à mettre un pauvre diable dans l’état où je ſuis, ſans qu’il lui ſoit permis…

La Comtesse.

Il paraît que vous ſavez au beſoin vous paſſer de permiſſion.

L’Abbé prenant courage, vû qu’on ne s’eſt point dérangé.

Oui, j’atteſte bien les cieux & les enfers que, ſi les charmes divins qui me brûlent en ce moment pouvaient me devenir propices…

La Comtesse gaiment.

Je penſe que ce lot vaudrait bien celui d’un petit violon.

L’Abbé exalté.

Ah ! pour lui je renoncerais volontiers à toutes les fortunes de l’univers.

La Comtesse toujours plus gaiment, & ſans ſe déplacer.

Cette déclaration n’eſt pas des plus flatteuſes pour le voiſinage…

L’Abbé ſe maintenant.

Cruelle ! vous m’avez ſi ſévèrement défendu d’aſpirer à cette précieuſe moiſſon de félicité.

La Comtesse.

Vous attachez donc bien du prix à la glanure ?

L’Abbé avec tranſport.

Daignez vous en convaincre. Souffrez…

La Comtesse.

Réglons auparavant les conditions.

L’Abbé.

Ordonnez ; je ſouſcris à tout… j’en jure.

La Comtesse.

Sur l’autel même ? Le ſerment doit être ſacré… La drôle de cérémonie !

L’Abbé.

Hâtez mon bonheur… Je ſuis conſumé… Dictez la loi.

La Comtesse.

Premièrement, vous renoncez à toute prétention aux gradations, et de votre vie vous n’aurez la témérité de ſolliciter un autre poſte que celui qu’on daignera vous abandonner. Jurez.

L’Abbé.

Je le jure de tout mon cœur.

La Comtesse.

Vous demeurerez aveuglément ſoumis à tous mes caprices libertins, de telle nature qu’ils puiſſent être ? Vous ſerez prêt à tout ? Jurez.

L’Abbé.

Je jure avec délices.

La Comtesse.

Bien entendu que vous n’aurez jamais l’arrogance de me citer comme aïant fait quelque choſe pour vous ? Jurez.

L’Abbé.

Je le jure. Faites-moi mourir ſous le bâton, ſi jamais je me vante de la moindre faveur.

La Comtesse faiſant face.

Pour le coup vous vous rendez ſi accommodant… Il ne s’agit plus que de ſçavoir ſi vous êtes propre à remplir vos engagemens, et ſi l’on peut s’expoſer ſans danger…

L’Abbé produiſant aux yeux de la Comteſſe l’inſtrument futur de leur fantaiſie.

Voyez ; ange de bonheur ! ne ſemble-t-il pas que la nature ait eu pour cela même des vues particulières ſur moi cette forme allongée et pointue…

La Comtesse examinant.

Il eſt vrai qu’à moins d’emploïer cet outil à votre vilain objet, il doit n’être bon à rien. Un ſtilet fait pour aſſaſſiner ailleurs, ſans y donner du plaiſir. Vous avez là, mon cher Abbé, dans toute la force du terme, une partie honteuſe.

L’Abbé.

Laiſſez-là donc ſe cacher au plus profond de cette retraite ; car enfin vous avez promis.

La Comtesse s’arrangeant.

Et je ne ſçus jamais manquer à ma parole.

L’Abbé touchant au but.

C’eſt tout de bon du moins ? Il ſerait criant de me tendre un piége.

La Comtesse en poſture.

Quoi ! vous doutez encor !

L’Abbé.

Oui, ſi regardant tout ce que nous avons dit comme une plaiſanterie, je ne ferais pas mieux de baiſſer d’un cran… Quand il n’y a qu’un travers de doigt entre l’obéiſſance & l’outrage, on eſt indécis…

La Comtesse ſévèrement.

Si vous étiez aſſez impudent pour faire ſeulement ſemblant de vous tromper…

L’Abbé.

Paix, paix, point de colère. Je me mets à tous devoirs… (Il s’inſtalle). C’eſt bien là, n’eſt-ce pas ? — (La Comteſſe ne répond qu’en donnant des facilités). Eh bien ! je ne troquerais pas de deſtin avec le plus heureux de vos adorateurs. (Il pénètre avec ménagement, quand il eſt paſſablement avant il ajoute) : oſe-t-on aller à fond ?

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés-Figure page 37
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La Comtesse.

J’ignore ce que c’eſt que d’avoir des demi-complaiſances.

L’Abbé.

Oh bonheur ! oh raviſſement !… ſéjour des Dieux !…

La Comtesse.

Ou plutôt des canulles !

L’Abbé hors de lui.

Que ne puis-je y laiſſer toute mon ame ! — (Il achève de jouir dans un ſilence interrompu ſeulement par quelques ſanglots paſſionnés).

La Comtesse après l’affaire.

Il faut que je ſois folle !

L’Abbé
Lui baiſant la croupe avec tranſport.

Dites juſte, compatiſſante.

La Comtesse.

Çà, mon cher Abbé, laiſſez-moi maintenant, & vous reviendrez demain.

L’Abbé.

Fort bien ; car je n’ai pas encor conté la moitié de mes hiſtoires.

La Comtesse.

C’eſt pour cela donc…

L’Abbé.

Et… puis-je me flatter de retrouver chez vous la même complaiſance ?

La Comtesse froidement.

Peut-être… ſi cela me paſſe encor par la tête, ou que je n’aïe pas d’autres vues ſur vous.

L’Abbé tranſporté.

Serait-il bien poſſible ! Malgré les burleſques ſermens qu’il vous a plu d’exiger !…

La Comtesse.

Bride en main, M. le Prieur. Ne vous égarez point. Toujours les vraies faveurs excluſivement. Oh ! je vous eſtime trop pour vous expoſer jamais à la honte d’un parjure…

L’Abbé.

Hélas ! il y a ſi peu de chemin à faire pour que je ſois relevé de mes ſermens !

La Comtesse malignement.

Vous n’en êtes pas moins pour la vie à mille lieues de l’autre but.

L’Abbé. ſoupirant.

Eh bien ! conſolons-nous avec ce que l’on nous donne. — Que du moins, avant de m’éloigner, j’imprime un baiſer bien reconnaiſſant ſur l’une… (Il baiſe une feſſe), & l’autre… (Il baiſe), de mes adorables bienfaitrices.

La Comtesse avec un mouvement malin.

N’oubliez pas en paſſant l’adorable bienfaiteur lui-même… A votre aiſe, Monſieur l’Abbé.

L’Abbé, après avoir aſſez follement obéi, profite de la poſition pour faire à la Comteſſe ce qu’elle avait éprouvé ſi voluptueuſement de la part de Cécile. Le badinage ſe ſoutient juſqu’à ce qu’il ait ſon plus extrême effet. La Comteſſe eſt preſque ſans connaiſſance. L’Abbé, ravi, s’écrie avec exaltation.

Adieu, ma Vénus Callipyge ; ce jour eſt l’un des plus beaux de ma vie.

(L’Abbé prend canne & chapeau).

La Comtesse revient à elle-même & ſe lève pour ſe purifier.

— Adieu donc, petit Florentin, à demain. (L’Abbé vient lui baiſer la main). (Elle ajoute). Ma foi ! les hommes ſont auſſi extravagans que nous. Le joli chien de bonheur pour lui !… & pour moi donc ! — (L’Abbé s’éloigne ; elle ſe remet au lit).

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
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La Comtesse ne pouvant ſe rendormir, parce que la ſcène qui vient de ſe paſſer n’a pas laiſſé que de l’agiter, quoiqu’elle n’ait eu que le plaiſir de ſatisfaire un caprice, & d’humilier un homme ; la Comteſſe, dis-je, fait apeller de nouveau ſa chère Cécile. Celle-ci ſurvient preſque auſſitôt.

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
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Cécile.

Eh bien, Madame ? déja ſeule ! Vous n’avez pas gardé M. l’Abbé bien long-tems !

La Comtesse.

Bon ! me crois-tu capable de perdre toute une matinée à écouter des fadaiſes ! L’Abbé eſt un enfileur de la première force. Quand j’ai vu qu’il commençait à ſe déboutonner, & qu’il s’agiſſait d’eſſuïer des longueurs à n’en plus finir, je lui ai tourné le derrière ; il a entendu ce que cela voulait dire, & il a pris ſon parti.

Cécile.

Voilà un bel et bon caprice de part et d’autre ! Il ne reviendra donc plus ?

La Comtesse.

Tu le verras demain matin. Plus on tourne le dos à de certaines gens, plus on eſt certain de ſe les attacher.

Cécile.

D’ailleurs, vous faites au fond aſſez de cas du petit perſonnage ; & je le ſoupçonne d’avoir fort à cœur de demeurer au nombre de vos protégés. Il y en a même quelques-uns à qui M. l’Abbé donne de l’ombrage.

La Comtesse.

Ils ont bien tort, en vérité ; car ſes vues ſont abſolument opoſées à celles de cet eſſaim amoureux qui compoſe ici mon petit ſérail, & l’Abbé fait bien. On ne va jamais auſſi vîte à travers une foule, que par les ſentiers détournés.

Cécile.

J’aime à la folie votre manière de définir les choſes…

La Comtesse.

Je n’ai pas mal auſſi, quand je veux, le talent de les déguiſer. — Mais, dis-moi, n’a-t-on donc point de nouvelles du Chevalier ? Dans ſa poſition, il me paraît marquer bien peu d’empreſſement ! Je m’en étonne.

Cécile.

J’apporte, Madame, un billet de ſa part.

La Comtesse.

Eh ! que ne l’as-tu donc donné tout de ſuite ?

Cécile.

De bonne-foi, Madame, je ne croïais pas devoir mettre plus d’empreſſement à préſenter le poulet, que je vous en voïais à favoriſer l’écrivain. Vous me parliez de lui ce matin avec un ſi beau froid…

La Comtesse froidement.

Mais ! il me ſemble que non. Ne t’ai-je pas dit que ſon affaire était arrangée pour aujourd’hui ? Oh ! quand j’ai réſolu quelque choſe dans ce goût, c’eſt comme ſi l’on en avait un bon ſigné.

Cécile.

Ainſi donc ! Elle ne peut retenir un ſoupir. On peut être certaine que M. le Chevalier recevra, ce jour même, la récompenſe de ſon délicat amour ?

La Comtesse.

S’il n’était pas un nigaud, il ſerait venu ce matin. Je n’avais rien de mieux à faire que de le bien traiter : j’aurais renvoïé le Prieur.

Cécile.

Eh bien, Madame, prenez donc la peine de lire ce billet : on attend la réponſe dans mon entre-ſol.

La Comtesse.

Le Chevalier ?

Cécile.

Lui-même.

La Comtesse.

Pourquoi donc écrire ? — Mais, fais-moi lecture de cela. Il peint ſi mal, que je ne me ſuis jamais fatiguée à déchiffrer ſon barbouillage.

Cécile.

Quoi ! Madame, vous pouvez réſiſter au plaiſir de lire ce que vous écrit un Amant ?

La Comtesse ricannant.

Tu n’y penſes pas. De dix billets qu’on m’adreſſe, je n’en lis quelquefois pas deux. Ce n’eſt pas avec la plume, mon enfant, que ſe traitent les affaires de galanterie. Une épître amoureuſe ne fait de l’effet que dans un roman. — Lis pourtant celle-ci.

Cécile lit poſément.

« Cruelle & charmante Comteſſe…

La Comtesse interrompant.

Riche début ! Une antithèſe… C’eſt la figure à la mode. Voïons la ſuite.

Cécile liſant.

« Charmante Comteſſe…

La Comtesse.

Il y a cruelle & charmante. Pourſuis.

Cécile liſant.

« On ne peut donc vous aimer, ſans être malheureux de mille manières… »

La Comtesse choquée.

Ah ! ah ! voici du nouveau.

Cécile liſant.

« Quand on n’a plus à ſouffrir de votre fierté, c’eſt par votre coquetterie qu’on ſe trouve en but à de nouveaux ſuplices…

La Comtesse.

Par ma coquetterie ! Fort bien. Quels ſont donc ſes crimes ? Ecoutons.

Cécile liſant.

« J’accours plein d’un eſpoir fondé ; mais j’ai la douleur de me voir devancé de quatre pas, par un de ces Frêlons importuns, à qui la nullité de leur être… et… et… Le reſte eſt un peu difficile à lire…

La Comtesse impatientée.

Donne, donne-moi, Cécile… Je vais à coup ſûr éplucher des ſottiſes. A merveille. Elle prend le papier. « Ces Frêlons importuns à qui la nullité de leur être… » Nullité ! Il s’y connaît… « de leur être, et vos caprices, Meſdames ». Il eſt joli celui-là ! (Elle lit.) « Vos caprices, Meſdames, donnent le droit de s’inſinuer par-tout, de gêner, et… que ſait-on ? de s’arranger peut-être aux dépens de l’univers. » Elle ſe fâche. Voilà bien le plus inſolent écrit… J’en ſais aſſez. Qu’on diſe à M. le Chevalier qu’il n’y a point de réponſe, et qu’il peut ſuivre hors de chez moi le Frêlon qu’il a vu l’y devancer… Mais non, ſçachons le reſte… Lis.

Cécile reprenant la feuille & liſant.

« Tout autre que moi ne ſerait point entré…

La Comtesse courroucée.

Et ſur-tout n’aurait point écrit ?

Cécile liſant.

« Mais j’ai voulu ſçavoir juſqu’à quel degré je puis être malheureux. Tandis que j’enrage ici, un poliſſon a le bonheur. La Comteſſe ſourit, de vous voir… »

La Comtesse.

Après ?

Cécile liſant.

« De vous entretenir ?…

La Comtesse.

Après ?

Cécile.

« De vous manquer peut-être…

La Comtesse très-irritée.

Voilà ce que j’attendais ! Oh, non, M. le Chevalier on ne me manque point. Mais ſa paſſion eſt amuſante, et la peinture qu’il nous en fait diſſipe mon humeur… Après ? eſt-ce bien long encor ?

Cécile.

Je ſuis preſque à la fin. (Elle lit.) « Suis-je tendre, ſuis-je prudent, quand je commande au reſſentiment le plus juſte, et me borne à vous jurer que je vous idolâtre encore… telle que vous allez ſortir du funeſte tête-à-tête que vous accordez au plus humiliant des êtres, avec lequel je puiſſe me trouver auprès de vous en concurrence ? — Adieu, réponſe s’il vous plaît ».

La Comtesse.

Le joli petit écrit ! Ah ! M. le Chevalier ! vous vous donnez les airs d’être jaloux ! Vous prenez un ton ? Mais ! mais ! c’eſt tout ce qu’on pourrait à peine pardonner à quelqu’un de fort aimable, que l’on aurait la ſottiſe d’aimer ! Oui, mon petit Monſieur, vous allez avoir une réponſe. Donne-moi une table de lit, ma chère Cécile, il faut écrire de bonne encre à cet impertinent-là.

Cécile.

Je demande grace pour le Chevalier, Madame ; il eſt exceſſivement amoureux. C’eſt un beau défaut dans ce ſiecle d’indifférence et de perfidie.

La Comtesse.

Eh bien… Il faut du moins lui faire peur… Donne toujours.

La Comtesse ayant ce qu’il faut, écrit avec des mines, qui marquent que ſon billet ne ſera pas doux.

Ecoute ce que je lui mande, Cécile. Elle lit. « Tant pis pour vous, Monſieur, ſi vous avez pris de travers la viſite d’un homme avec lequel, à la vérité, j’avais à traiter fort myſtérieuſement de quelque choſe… »

Cécile.

Haye ! haye !

La Comtesse ſouriant.

Il faut bien irriter ſa jalouſie pour l’en punir ; mais tu vas voir. Elle lit. « De quelque choſe qui pourtant n’avoit rien de commun avec vos intérêts… »

Cécile.

Il n’en croira rien. La prévention d’un amant !

La Comtesse avec humeur.

D’un ſot ! — J’achève. Elle lit. « Si mal-adroite à faire votre bonheur, Monſieur, je craindrais de le manquer encore, en tenant la parole que je vous avais donnée pour aujourd’hui. Souffrez donc que la partie ſoit remiſe, à moins que vous ne préfériez de la rompre tout à fait, ce que je ſuis trop civile pour vous conſeiller, mais trop franche pour ne pas vous indiquer comme le moyen de recouvrer ſans doute votre tranquilité, ſans ceſſer pour cela d’être de mes amis. — Adieu. Qu’en penſes-tu, Cécile » ?

Cécile.

Que l’amertume de ce billet cauſerait à votre amant un déplaiſir mortel, et que vous vous en feriez un implacable ennemi !

La Comtesse.

Oui, tu as raiſon, parce que cet homme qui n’a pas encore fait ces caravannes dans le monde, a la bêtiſe d’être amoureux ! d’idolâtrer ! quel ridicule ! Tiens, Cécile, c’eſt une leçon. Je ne veux plus de ces gens à délire, et dès que quelqu’un débutera près de moi ſur le ton de la paſſion, tu verras ſi ma porte ne lui ſera pas abſolument interdite. Qu’on m’aime tendrement, vivement, folâtrement ; qu’on me deſire, qu’on me le prouve ſur-tout, voilà ce qu’il me faut. Je te le diſais ce matin : voilà le danger…

Cécile interrompant.

Des Abbés, Madame, c’eſt-à-dire, de tout patelin…

La Comtesse ſouriant.

De la morale ! tu vas me gronder, je crois…

Cécile.

Mettez-vous un moment à la place de ce pauvre Chevalier. Votre petit pantin de tonſuré vaut-il donc la peine qu’il y ait à ſon occaſion une brouillerie, dont je vois le plus galant homme du monde ſur le point de devenir la victime !… Daignez ſouffrir un conſeil de ma part, Madame. Voyez le Chevalier, et que votre débat finiſſe par une entrevue plus délicieuſe pour tous deux, après ce léger mal-entendu.

La Comtesse à elle-même.

Cette petite fille a la plus belle ame que je connaiſſe. — Eh bien ! oui, Cécile, à ta prière je fais grace. Mais je veux qu’après l’éclairciſſement mon capricieux connaiſſe à quel péril il s’était expoſé ; que tu lui faſſes voir ma réponſe, et qu’il ſçache que c’eſt à toi ſeule qu’il devra ſon pardon.

Cécile.

C’était aſſez mon intention, Madame… Quoiqu’il fût ſans doute plus délicat de lui laiſſer ignorer ces détails ; mais…

La Comtesse lui prennant la main.

Tu me fais venir une idée. N’aurais-tu pas quelque envie de te donner le Chevalier ?

Cécile avec embarras.

Moi, Madame ! Oſerais-je m’avouer à moi-même un penchant qui me rendrait coupable d’entrer en lice avec vous ?

La Comtesse.

Enfant que tu es ! Va, ſi le Chevalier peut t’amuſer, fais-toi le plaiſir de l’avoir. Je te l’ai déja dit. Je n’ai point pour lui de préférence marquée. Il faut que je le voie, moi. L’ordre des choſes le veut ainſi, puiſqu’il m’a rendu, pendant un tems remarquable, des ſoins que je paraiſſais agréer. Une aventure doit avoir toute ſa forme. Si je tranchais celle-ci dans ſon moment le plus intéreſſant, on pourrait ſupoſer que le Chevalier m’aurait quittée, ſans daigner attendre le dénouement. Cette révolution donnerait carrière à mille ſottes conjectures, & nuirait à la réputation de mes charmes. Mais, loin que je vouluſſe traverſer ta fantaiſie, tu vas au contraire m’obliger infiniment en me débarraſſant d’un adorateur que je n’ai nullement envie de conſerver… Dépêche-moi vîte ton Protégé. Dans une heure je te le rends ; &, ſi tu veux, ce ſera pour la vie.

Cécile avec feu, lui baiſant la main.

Comment ne vous adorerais-je pas !

La Comtesse.

Tu te moques ! Je ne fais rien pour toi dans ce moment. Mais tu pourrais exiger de moi dans tous les tems… juſqu’à des ſacrifices, s’il en fallait pour te convaincre de mes ſentimens. Elles s’embraſſent. Cécile va chercher le Chevalier, Celui-ci vient ſeul.

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
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Le Chevalier eſt un grand garçon bien fait, brun, au maintien noble, mais aïant dans la phyſionomie quelque choſe d’un peu dur. Il a un caractère, ce qui n’eſt pas une diſpoſition à ſe former bien aiſément aux mœurs que la Comteſſe paraîtrait ſouhaiter de trouver en lui. Ce Cavalier eſt d’ailleurs ardent dans ſes amours, franc, comme ſa lettre l’a fait voir, & l’on va voir encor qu’il eſt aſſez confiant, très-tendre par le cœur, & très-vif dans ſes careſſes. La Comteſſe, capable de toute la colère qu’on ſçait quand le Chevalier n’était pas auprès d’elle, ne peut cependant s’empêcher en le voïant, d’éprouver des mouvemens très-favorables pour lui. Elle eſt frapée de ſa bonne mine, & tout le perſiflage par lequel elle débute avec lui, n’éloigne pas la première idée qui a été. « Je ſerais bien dupe de laiſſer échaper cette charmante occaſion. Aïons du plaiſir ».

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
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La Comtesse gracieuſement.

N’admirez-vous pas ma conduite à votre égard, Monſieur le Chevalier ? et dans le fond du cœur n’êtes-vous pas confondu de me voir ſi modérée ?

Le Chevalier.

J’ai peut-être de grands torts, Madame ; mais avouez qu’il eſt cruel pour un galant homme…

La Comtesse d’un ton affecté.

Bon Dieu ! quelle diſcuſſion allez-vous entamer ! n’eſt-ce pas deja trop d’avoir écrit ſur ce chapitre une jérémiade qui n’a pas le ſens commun.

Le Chevalier.

Plût à Dieu qu’on pût m’en convaincre !

La Comtesse.

Penſez-y bien, Monſieur. Je déteſte les jaloux.

Le Chevalier.

Ah ! ſi vous penſiez vous-même que je vous aime à l’excès.

La Comtesse.

Et c’eſt préciſément cet excès que je blâme, qui me fatigue, et qui (je le dis à regret, mais je ſuis trop franche pour vous le diſſimuler) qui me fera perdre les trois quarts de plaiſir que je me permettais quand je formai le projet de répondre à vos agaceries.

Le Chevalier étonné.

Quel étrange diſcours : et que tout ce que je viens d’entendre figure mal avec ce qui ſe paſſe en moi ! Pouvez-vous répondre par des expreſſions d’une faibleſſe auſſi décourageante, d’un froid auſſi glaçant, à celles de l’amour le plus paſſionné ! Vous nommez agaceries les ſoins les plus ſuivis, les plus recherchés ! C’eſt pour répondre à mes agaceries que vous m’avez flatté du plus riche eſpoir ! Je ne le dois pas à cette invincible réciprocité de ſentimens, à ce charme inexprimable qui confond les ames ſans effort & ſur-tout ſans calcul… En un mot, il faut que je ſois idolâtre de vous, & que je ne ſois que ſupporté…

La Comtesse interrompant par un éclat de rire.

Je vous prie de m’écrire tout cela, Chevalier, et je prierai mon petit Abbé, qui me fait des vers comme un ange, de me rimer cette tirade en une belle élégie.

Le Chevalier.

Quel perſiflage hors de ſaiſon ! Ah ! ſi vous m’aimiez, cruelle, vous n’auriez pas le froid caprice de me faire des épigrammes, et d’y perdre un moment qui pourrait être ſans prix pour deux amans inſpirés comme je le ſuis.

La Comtesse.

Eh ! qui vous dit, homme biſarre, que je vous aïe aſſigné pour vous faire entendre des épigrammes, et que je ne ſois pas auſſi inſpirée à ma façon ! Mais vous imaginez-vous que je me piquerai de vous ſuivre dans les ſublimes régions où vous volez après l’amour et le bonheur qui ne s’y trouvent point !

Le Chevalier avec ſentiment.

L’un eſt dans mon cœur. Je ne cherchais l’autre qu’auprès de vous à qui je ſuppoſais une ſenſibilité…

La Comtesse interrompant.

Que j’ai, Monſieur mais qui n’eſt pas celle qui peut vous rendre heureux. Elle eſt douce ; elle craint les ſecouſſes violentes. Elle ſe contente d’un bonheur bien rond, bien égal, tandis qu’il vous faut de ces criſes extraordinaires, fatigantes, qui balottent les gens de fond en comble dans les vaſtes chimères de la paſſion.

Le Chevalier.

Nouvel affront à l’amour. Des ſophiſmes à la glace…

La Comtesse.

Nouvel affront au bon ſens ! Une manière de prendre les choſes qui va vous cacher de plus en plus le chemin par lequel vous pourriez arriver à votre but. De quoi s’agit-il enfin ? De me plaire, n’eſt-ce pas ?

Le Chevalier.

Ou de mourir de chagrin.

La Comtesse.

Eh bien ! enthouſiaſte que vous êtes ! renoncez aux viſions. Soïez doux, confiant, ſans jalouſie, ſans envies ſur-tout, et tout le reſte ira pour le mieux. Laiſſez entrer chez moi (ſans calcul, à votre tour) quiconque me fera plaiſir d’y venir, puiſque je l’aurai prié ; ſongez beaucoup à vos propres intérêts, & ne vous occupez nullement de ceux des autres… En un mot, prenez-moi telle que je ſuis ; jugez de mes ſentimens pour vous, d’après la manière dont je vous traite, & non d’après mes occupations du matin ; dont je n’aurai certainement la complaiſance de rendre compte à qui que ce ſoit…

Le Chevalier, avec dépit.

Nous ſommes de grands ſots, nous autres hommes, quand nous avons la rage d’être amoureux ! Vous venez, Madame, de me dire net tout ce qui devrait me convaincre que je ne ſuis point aimé tout de bon, & que je ne ſerai jamais près de vous qu’un acceſſoire, un eſclave ; que dis-je ? peut-être n’aurai-je pas le bonheur d’être long-tems ſouffert même ſur ce pied… Cependant je veux m’aveugler ; je veux trouver à vos aveux mortifians un ſens qu’à la rigueur on puiſſe tourner à mon avantage… Je veux…

La Comtesse interrompant.

Je veux, moi, que vous ceſſiez d’extravaguer. (Elle regarde à ſes montres qui ſont à portée). Il eſt près de midi. Je me propoſe de reſpirer un moment l’air du boulevard avant dîner ; je vais aux Italiens ce ſoir ; je ſoupe enſuite chez le nouveau Miniſtre : vous voïez qu’à travers tout cela, vous prenez bien mal votre tems pour me chanter pouilles. Ce n’était pas pour cela, d’honneur, que je vous avais ménagé quelques inſtans d’un jour auſſi deſtiné.

Le Chevalier en colère.

C’eſt cet infernal Abbé…

La Comtesse gaîment.

L’Abbé ! Je vous jure que malgré le noble dédain que vous avez pour lui il n’eſt pas à beaucoup près d’auſſi mauvaiſe ſociété que vous. Il eſt inſinuant, il n’exige que ce qu’on veut ; on ſe retourne comme on l’entend avec lui ; tout lui eſt égal ; tout lui convient…

Le Chevalier outré.

Eh ! c’eſt préciſément avec cette damnable & non moins baſſe facilité qu’on vient à bout de tout avec votre ſexe impérieux. Il ſe laiſſe volontiers dominer en effet, pourvu qu’il ait les honneurs apparens de la domination.

La Comtesse.

Ah ! ne croïez pas pour cela que l’Abbé ſoit ſans nerf ?

Le Chevalier.

Pourdieu ! Madame, délivrez-moi du tourment d’entendre votre belle bouche louer un ſemblable atôme.

La Comtesse.

Je n’abandonne point mes amis opprimés. Cet atôme eſt à mon ſens un joli petit corps. — Mais comme il triompherait, l’Abbé, s’il pouvait nous écouter s’il ſçavait que vous lui faites l’honneur d’être jaloux de ſon chétif mérite !

Le Chevalier.

Vous convenez donc enfin que ce croquant eſt une balle de vent. Mais tout de bon… vous allez vous en offenſer, & me traiter encor plus mal… N’a-t-il pas quelque projet ? quelque eſpérance ?

La Comtesse.

Ecoutez, Chevalier, je vois que la pauvre tête eſt malade ; il faut la guérir. — Oui ; l’Abbé a pu, tout comme un autre, avoir quelques prétentions ; mais j’ai bien ſçu les lui faire perdre.

Le Chevalier.

Je renais…

La Comtesse.

J’ai réglé net le pied ſur lequel il pouvait conſerver quelque accès chez moi. Oh ! je l’ai mis ſi fort à l’étroit, qu’à moins d’être jaloux de tout le monde, ſon ſort n’a pas de quoi donner de l’ombrage aux Amans.

Le Chevalier.

Eh bien ! voilà des confidences dont je vous ſais un gré infini. Je crois y voir enfin de la franchiſe et un excellent procédé.

La Comtesse.

Calculez, Chevalier, vous qui ſoupçonnez les autres de calcul ; voyez ſi le petit Prieur eſt d’étoffe à ce qu’une femme comme moi puiſſe faire de lui quelque choſe de principal ? Un choix de cette eſpèce ne ſerait-il pas ridicule, flétriſſant ? Cela a-t-il une réputation ?…

Le Chevalier interrompant.

Une mauvaiſe : oui.

La Comtesse pourſuivant.

Un rang ? une fortune ? des dignités ? ou du moins… ces grandes reſſources ſecrettes qui font qu’on ſacrifie quelquefois aux délices du tête-à-tête. L’opinion du public qui, ſuivant à la piſte dans leur carrière galante les femmes dont il aime à s’occuper, ne leur pardonne pas quand elles font de dérogeantes épiſodes…

Le Chevalier.

Eh ! ne peut-on pas ſe ſouſtraire à l’opinion du Public, en faiſant un choix fixe… louable…

La Comtesse vivement.

Je vous vois venir, mon cher. En finiſſant ſon Roman par vous ? Voilà ce que vous n’oſiez dire ? Où donc avez-vous vécu pour croire qu’à mon âge on ſe réſout à faire retraite ? C’en eſt une, ne vous y trompez pas, que de prendre un Amant à l’éternité. Comment ! mais c’eſt bien pis que de ſe marier. Oh ! non, Chevalier ; vous me plaiſez beaucoup, beaucoup ; vous pouvez vous en flatter, mais non pas de chercher mes deſtinées ; vous n’y avez qu’un chapitre, après lequel je vous prédis qu’il en viendra néceſſairement beaucoup d’autres. Je retourne à mes moutons. Je dis qu’on n’a point un petit Abbé de Saint-Longin ; mais on a réellement et l’on retient le plus long-tems qu’on peut, un Duc de *** parce qu’il eſt la perle des hommes à bonnes fortunes. On a ou l’on fait ſemblant d’avoir Blancheville, parce qu’il a des talens enchanteurs ; on a des complaiſances pour un F… pour un T…, parce que le renom de gouverner ces importans entraîne celui d’avoir une certaine influence dans la diſtribution des graces de la Cour… Quant à un petit Prieur moitié bel-eſprit, moitié aventurier, qu’en faire ? — Croïez que le petit perſonnage, de lui-même, ſçait ſe mettre aſſez à ſa place, pour ne pas s’expoſer aux dangers de certaines vues et de certaines rivalités… Faut-il finalement vous livrer ſon ſecret ? Souriant.) C’est un amateur de bénéfices, et dans le cours des mouvemens qu’il ſe donne à pouſſer ſa pointe parmi des femmes telles que moi…

Le Chevalier.

J’entends… il peut attraper quelque bénéfice… A la bonne heure ; il faut que tout le monde vive.

La Comtesse.

Eh bien ! il fallait donc, inſenſé que vous êtes, pour vous faire une juſte idée de mes relations avec le Prieur, il fallait prendre juſtement le rebours de ce que vous avez d’abord imaginé.

Le Chevalier, ſerein.

Vous me perſuadez : oui, je déteſte maintenant mon abſurde jalouſie. Souffrez, adorable Comteſſe, que j’en faſſe amende honorable à vos pieds… (Il tombe à genoux, & lui baiſe les mains).

La Comtesse gaiment.

Ah ! ſi c’eſt là que vous croïez devoir la faire…

La Comtesse ſe relevant.

Eſt-on divine ! — Que de grâces à montrer tant de bonté ! [Il commence à prendre quelques licences].

La Comtesse gaiment.

Monſieur le fripon ! il faut, comme vous voïez, que j’aie une bonne doſe d’indulgence, et que vous ſçachiez bien toute la valeur du moment où l’on ſe raccommode…

Le Chevalier allant toujours ſon chemin, maître de la gorge, & cherchant d’autres apas.

Eh ! devions-nous être un ſeul inſtant brouillés… [Les touchant & les mettant à découvert]. Ciel ! que de beautés ! [Il y jette à la hâte quelques baiſers ; en même tems il produit de quoi leur faire face].

La Comtesse à la vue d’un objet d’une proportion peu commune.

C’eſt cela que vous me deſtinez, Chevalier ? Miſéricorde ! non certainement jamais un tel bélier ne m’aſſiégera, mon cher… (Elle cherche à ſe débarraſſer du Chevalier).

Le Chevalier.

Y penſez-vous ? Est-ce un nouveau jeu de votre réelle indifférence ?

La Comtesse.

Y penſez-vous vous-même ? Je vous dis qu’il y a là de quoi me mettre en lambeaux… Je ne m’y expoſerai

point aſſurément…
La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration
La Matinée libertine ou les Momens bien employés, 1787 illustration
Le Chevalier uſant avec ménagement de ſa vigueur, pour demeurer à peu près maître du champ de bataille.

J’ai pour moi l’expérience. Je ſais que jamais qui que ce ſoit…

La Comtesse.

Je ſais que ſi je vous laiſſais faire, je ſerais une femme… morte.

Le Chevalier.

Daignez au moins riſquer l’eſſai.

La Comtesse ſe prêtant un peu.

Vous croiriez que c’eſt caprice… tiédeur ?… et nous ſerions brouillés. Je vais… me ſacrifier une minute ; vous verrez que… c’eſt la choſe impoſſible… (En effet, cela commence par ne pas bien aller). Impoſſible ! je vous le diſais bien… Je ſerai déchirée… Vous ne ſerez point heureux… Ouf, Chevalier…

Le Chevalier pouſſant.

Je réponds du ſuccès, pourvu que vous n’en déſeſpériez pas vous-même.

La Comtesse riant.

Mais a-t-on auſſi jamais produit dans un certain monde quelque choſe de ce volume, et de cette cruelle roideur ?

Le Chevalier.

Vous êtes la première qui me faites cette guerre. Juſqu’à préſent mon heureuſe difformité ne m’avait attiré que des éloges.

La Comtesse ſe prêtant beaucoup.

La guerre que je vous fais n’empêche cependant pas… que… (Elle ſoupire & fait un peu la grimace).

Le Chevalier uſant avec ménagement de la complaiſance qu’on lui marque, cherche à s’établir le plus avantageuſement poſſible.

C’eſt que ce céleſte réduit donne ſi peu de facilité… Il prend le parti de le mettre en train par un chatouillement très-vif, avec le doigt dont il ſe ſervait pour reconnaître le terrein.

La Comtesse très-agréablement émue.

Voilà… voilà par exemple ce qu’on appelle du plaiſir. Hélas ! que n’en ſuis-je quitte pour ce que tu m’en fais maintenant. Ha !… ha !… — Que cette gauche nature a mal fait les choſes ! Au lieu de ces monſtres… Elle touche en même tems celui du Chevalier. Un doigt agile, pénétrant, un rien, ne ſuffirait-il pas aux beſoins d’une femme délicate ! — A ſon doigt le Chevalier fait ſuccéder pour le même objet le monſtre prétendu. Charmante variation !… Ce prélude ſeul pouvait me déterminer à tenter encor le reſte…

Le Chevalier entrant.

Vous reconnaiſſez enfin…

La Comtesse le ſecondant de tout ſon poſſible.

Va doucement… là… donne-moi ta bouche… ha… En même tems le Chevalier lâche ſa bordée. Ah ! mal-adroit ! qu’as-tu fait ? Nous étions en ſi beau chemin !… Comme tu m’as arrangée !…

Le Chevalier dehors, mais ſans que cet accident change rien à ſes diſpoſitions.

C’eſt à ce contre-tems lui-même que je vais devoir mon bonheur. Il pénètre.

La Comtesse.

Tout au mieux. — Un baiſer mordant. — Puiſqu’il le faut abſolument, armons-nous de courage… Allons. Elle s’enflamme, ſanglotte, baiſe & mord voluptueuſement le Chevalier qui n’eſt point en reſte. Bon !… de mieux en mieux… Je ne l’aurais jamais imaginé…

Le Chevalier établi.

Délicieuſe fortune !

La Comtesse l’aidant avec délire.

Va… va… mon bon ami… tu me fais pourtant un mal… raviſſant. Mais Je brave tout… Il eſt à fond. Elle commence à ſe donner des mouvemens très-vifs. Tiens… tiens… ſens-tu le torrent… Elle donne deux ou crois coups de reins ſavans & terribles. Ha !… ha !… puiſſes-tu partager !… Je… je te ſens… Noyons-nous… mou… mourons… — A cet orage de félicité ſuccède un calme enchanteur qui dure quelques minutes. De longs ſoupirs annoncent la réſurrection de ces Amans fortunés. Le Chevalier revient à la charge.

La Comtesse peu faite à cette continuité de deſirs.

Mais… mais voilà qui eſt d’une folie !… Ne ceſſes-tu jamais !

Le Chevalier.

Ne vous oppoſez pas.

La Comtesse ſe débattant.

Non… non, mon cher… Attends. Je te ſupplie… Grace pour aujourd’hui. Demain… un autre jour, autant qu’il te plaira… Elle eſt la plus faible.

Le Chevalier établi de nouveau.

Deux minutes encor…

La Comtesse ne réſiſtant plus que pour la forme.

Voyez un peu cet entêtement… Chevalier ?… malgré moi !… le beau triomphe !…

Le Chevalier s’agitant comme un homme en convulſion.

Il faudra bien, Divine ! que tu le partages. Le monſtre eſt totalement niché. La vigoureuſe cadence du Chevalier gagne la Comteſſe ; elle rend effort pour effort.

La Comtesse.

Il n’en aura pas le démenti !… Et nous avons l’empire ! Pauvre honneur de notre ſexe, que deviens-tu dans ce moment ! — Ces réflexions morales n’empêchent pas qu’elle ne ſuive avec préciſion les impétueux mouvemens du Chevalier.

Le Chevalier hors de lui.

C’eſt le Ciel !

La Comtesse.

Ne te preſſe pas, cher Tou-tou ; et puiſqu’il faut néceſſairement faire ce que tu veux, fais que je trouve ici mon compte… avec le tien… Les ſecouſſes deviennent ſi vives de part & d’autres que la Comteſſe met ſon homme dehors.

Le Chevalier.

Ah ! tant-mieux, tant mieux. Nous allons nous rattraper…

La Comtesse.

Laiſſe-moi réparer ma ſottiſe. Elle remet elle-même en place le monſtre qui pour le coup ſe loge ſans difficulté, mais non pas ſans cauſer une bien vive ſenſation de plaiſir. Ce n’eſt pas un homme ; c’eſt un Dieu ! — Prudemment maintenant… File-moi le bonheur… Comme il eſt taillé ce grivois-là ! Quels reins ! quelle élaſticité !… moins fort, cher ami… bon… prolonge tes mouvemens… à ravir…

Le Chevalier reconnaiſſant l’excellence du conſeil.

C’eſt le bonheur ſuprême…

La Comtesse avec égarement.

Va… le bonheur ſuprême eſt de mourir dans tes bras… Ses tranſports redoublent ; elle mord avec fureur, & peut à peine articuler… Que je ſouffle mes feux juſqu’au fond de ta poitrine !…

Le Chevalier, dans le même état.

Non ; l’on n’a pas vécu…

La Comtesse interrompant.

Si l’on n’a pas été fou… Un baiſer lui coupe la parole. Comme je le ſuis… Je vois tes yeux… Eh bien… Et les miens !… Il eſt tems… Ne me quitte plus… double… redouble… ſuis-moi… tant que tu pourras maintenant… Ah ah !… c’eſt du feu… c’eſt la foudre… Je ſuis anéantie… conſumée… je… je meu… eurs…

La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur
La Matinée libertine , ou les Momens bien employés, 1787-séparateur

Eh bien ? — qui ne croira qu’après une aussi fougueuse passade la Comtesse n’eût pris de son Chevalier la plus haute opinion et n’eût conçu le desir de le conserver ? — Point du tout : ces mots enchanteurs dont elle a flatté l’amour et poussé à leur comble les désirs de son amant n’étoient que l’inspiration du moment et l’effet du magnétisme érotique. L’ame ne les avoit point dictés. Le Chevalier n’eut pas plutôt tourné les talons, après un adieu d’autant plus tiède que le tête-à-tête avait été brûlant, à peine, dis-je, se fut-il retiré, que la Comtesse désenchantée, rassasiée, céda tous ses droits à Cécile, en l’avertissant toutes fois qu’il y avait du danger pour elle, susceptible de s’échauffer la cervelle à former des liaisons avec un homme ardent lui-même, exigeant, jaloux, et trop disproportionné pour être le fait d’un tendron à peine défloré : le monstre fut décrit ; mais Cécile ne s’en effraïa point ; soit que par un heureux instinct elle n’eût pas peur des monstres soit qu’elle soupçonnât la Comtesse de faire l’étroite, ce que les Dames les moins autorisées à cela se permettent assez généralement. — Enfin le Chevalier ne conserva pas lui-même un désir bien formel de fixer la Comtesse, d’autant mieux que le lendemain matin il eut encor la disgrace de voir entrer l’Abbé de St. Longin dans l’hôtel. Même marche que la veille. Plaintes chez Cécile pendant qu’il se passait Dieu, sçait quoi, chez la Comtesse. Cécile mit tant de zèle à consoler le Chevalier, qu’elle l’attendrit. Ah ! si Madame avait vôtre sensibilité ! — Ah ! si quelqu’un m’aimait comme vous aimez Madame ! De fil en aiguille, à force de prendre de l’estime l’un pour l’autre, mes deux héros de roman se montèrent si bien la tête, qu’elle leur tourna. Le Chevalier, malgré ses principes, mit le monstre de la partie. Cécile voulut absolument se persuader qu’il n’était point autant à craindre qu’on avait tâché de le lui faire croire ; pour s’en assurer mieux elle se soumit à l’épreuve et brava le danger avec une héroïque intrépidité. En effet, au moïen de tout ce qu’on a coutume d’emploïer en pareil cas, le monstre se glissa sans trop de ravage chez la délicate Cécile qui n’en mourut pas. Dès lors tout se passa parfaitement bien entre ces amans. Cécile fit confidence à la Comtesse du service qu’elle venait de lui rendre ; mais cette Dame ne confia ce qui s’était passé avec l’Abbé, qu’autant qu’il le fallait pour satisfaire le besoin de jaser, et toujours en style Oriental, auquel Cécile l’ingénue fut encor huit jours entiers sans rien comprendre. Un degré de plus de démangeaison de parler, fit que la Comtesse avoua tout, ce qui parut au reste si incroïable à Cécile, qu’il fallut absolument lui faire pratiquer la chose avec l’Abbé. Celui-ci fut comblé, leva les doutes en maître, et fit convenir l’Écolière que la petite récréation en question pouvait avoir lieu ; mais elle ne convint point des agrémens qu’y trouvait enfin la Comtesse, et jura in petto, que malgré son respect pour les documens et l’exemple de son amie, elle s’en tiendrait à la douce méthode du Chevalier.


FIN.