La Marquise de Sablé et les salons littéraires au XVIIe siècle/02

La Marquise de Sablé et les salons littéraires au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 433-472).
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LA


MARQUISE DE SABLÉ[1]





II.




Transportez-vous au haut du faubourg Saint-Jacques, dans une rue assez étroite qui porte le triste nom de rue de la Bourbe, au-delà de la me nouvelle du Val-de-Grâce ; arrêtez-vous devant un édifice d’une fort modeste apparence, qu’on appelle aujourd’hui Hospice de la Maternité. Là était Port-Royal[2]. Entrez dans la cour : en face était l’église, dont le chœur seul subsiste et tient lieu de l’église entière ; à droite et autour de l’église s’étendait le monastère ; derrière, de vastes jardins se prolongeaient, entre la rue d’Enfer et la rue Saint-Jacques, jusqu’à la rue qui depuis a reçu le nom de Cassini ; à gauche, à une très-petite distance de l’église, est un groupe de maisons moitié anciennes et moitié nouvelles. C’est de ce côté que Mme de Sablé s’était fait bâtir un corps de logis à la fois séparé du monastère et renfermé dans son enceinte. Son appartement était tout voisin du chœur de l’église, et elle avait à deux pas le parloir des religieuses. Sa maison, fort réduite, se composait de son médecin et intendant le docteur Valant, de Mlle de Chalais, son ancienne dame de compagnie, devenue pour elle une amie ; d’un excellent cuisinier, de quelques domestiques, et elle eut assez longtemps un cocher et une voiture. Elle pouvait recevoir une assez nombreuse compagnie, sans que l’ordre du couvent en fût le moins du monde troublé. Ses liaisons les plus chères étaient dans son voisinage, et presque à sa porte. Elle avait enlevé à la Place-Royale et attiré dans son quartier la comtesse de Maure, qui ne pouvait se passer de la voir ou de lui écrire à tout moment. Près d’elle étaient les Carmélites, où elle comptait plus d’une amie, la belle Lancry de Bains, ancienne fille d’honneur de la reine Marie de Médicis, devenue la grande et sainte prieure Marie-Madeleine de Jésus ; la sœur Marthe, autrefois la charmante Mlle du Vigean, l’unique passion véritable de Condé, qu’elle avait tant vue au Louvre et à Chantilly ; Mlle d’Épernon, qui avait fui dans la pieuse maison la couronne de Pologne ; surtout l’aimable, spirituelle et judicieuse Mlle de Bellefond, si connue sous le nom de la mère Agnès de Jésus-Maria. Elle n’avait pas grand chemin à faire pour aller rendre ses devoirs à la reine Anne dans ses fréquentes retraites au Val-de-Grâce, ou à Mademoiselle au Luxembourg. L’hôtel de Condé n’était pas bien loin, à la place où sont aujourd’hui le théâtre et la rue de l’Odéon. La duchesse d’Aiguillon habitait au Petit-Luxembourg, et Mme de La Fayette rue de Vaugirard. Pascal demeurait sur la fin de sa vie avec sa sœur, Mme Périer, rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont. L’hôtel de La Rochefoucauld était rue de Seine, l’hôtel de Conti près de là. Mme de Longueville était presque la seule amie qu’elle eût au-delà des ponts, d’abord rue des Poulies et un peu plus tard rue Saint-Thomas-du-Louvre ; mais Mme de Longueville passait sa vie à l’hôtel de Condé, et elle avait un logement aux Carmélites, d’où elle venait sans cesse à Port-Royal. On peut donc dire que Mme de Sablé, bien que retirée à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, conservait autour d’elle toutes ses amitiés, et les avait en quelque sorte sous sa main.

Quelquefois l’esprit du lieu qu’elle habitait la saisissait, et elle s’enfonçait dans une solitude où elle ne laissait pénétrer personne. Elle disparaissait du monde, à ce point que l’abbé de La Victoire, mécontent de n’être pas reçu, dit un jour en parlant d’elle : « Feu Mme la marquise de Sablé[3]. » Il paraît qu’elle en usait ainsi avec La Rochefoucauld lui-même, car il lui écrit : « Je ne sais plus d’inventions pour entrer chez vous, on m’y refuse la porte tous les jours, etc.[4]. » Elle évitait alors jusqu’à Mme de La Fayette, et nous trouvons parmi les papiers de Valant le débris d’une lettre inédite, à demi épargnée par le temps et les amateurs d’autographes, où Mme de La Fayette se plaint, même assez vivement, de n’avoir pas été admise. « Je sens bien, dit-elle, que j’en suis très offensée, et je connois par là que j’étois encore plus attachée à vous que je ne pensois, car assurément il y a un bien petit nombre de personnes au monde qui m’offensassent en ne me voulant plus voir. Je ne vous dis pas tout ceci pour vous faire changer de résolution, mais pour vous faire un peu de honte de l’avoir prise, en vous faisant voir que je méritois que vous me distinguassiez un peu des autres par les sentimens que j’ai pour vous, mais non pas de la manière que vous m’avez distinguée[5]. » Si dans ces temps-là Mme de Longueville n’était pas tout à fait enveloppée dans la disgrâce commune, elle était au moins un peu négligée. C’est ce qu’elle remarque doucement et avec grâce[6] : « Si on pouvoit vous laisser là, vous en seriez bien contente, car vous ne prévenez jamais les gens. Je souhaite au moins que ce ne soit que par esprit de solitude, et de peur d’attirer quelqu’un dans vostre désert ; car encore que je prétende estre une exception à la règle que vous pratiquez là-dessus, je m’accommoderois toujours mieux de cette raison que d’une autre. »

Il est certain, quoique un peu singulier, que Mme de Sablé avait gardé à Port-Royal la fine cuisine, le soin extraordinaire de sa santé et la fertilité d’inventions médicales dont Mademoiselle se moque agréablement dans la Princesse de Paphlagonie. Passe encore pour le premier point, car enfin ce n’était là que l’excès d’une délicatesse qui se peut comprendre, et une sorte de fidélité au caractère de précieuse. Comme la précieuse ne faisait rien suivant le commun usage, elle ne pouvait aussi dîner comme une autre. Nous avons cité un passage de Mme de Motteville[7]Mme de Sablé est représentée dans sa première jeunesse, à l’hôtel de Rambouillet, soutenant que la femme est née pour servir d’ornement au monde et recevoir les adorations des hommes. La femme digne de ce nom devait toujours paraître au-dessus des besoins matériels, et retenir même dans les détails les plus vulgaires de la vie quelque chose de distingué et d’épuré. Manger est une opération assez nécessaire, mais dont la vue est très peu agréable. Mme de Sablé voulait qu’on y apportât une propreté toute particulière. Selon elle, il n’appartenait pas à la première venue d’être impunément à table avec un amant : c’était assez, disait-elle, de la moindre grimace pour tout gâter[8]. On devait abandonner aux bourgeoises les gros repas faits pour le corps, et avoir l’air de prendre un peu de nourriture pour se soutenir seulement et même pour se divertir, comme on prend des rafraîchissemens et des glaces. Peu de mets, mais exquis, et apprêtés d’une certaine façon. La fortune n’y suffisait pas, il y fallait un art particulier. Mme de Sablé était maîtresse en cet art. Elle avait transporté l’esprit aristocratique et précieux, le bon ton et le bon goût, jusque dans la cuisine. Ses dîners, sans aucune opulence, étaient célèbres et recherchés. Elle formait ses amis à goûter les bonnes choses, et elle tenait école de friandise. La Rochefoucauld était un de ses meilleurs élèves. Il lui demande sans cesse des leçons : « Vous ne pouvez faire une plus belle charité, lui écrit-il, que de permettre que le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez… Si je pouvois espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritois pas de manger d’autrefois, je croirois vous estre redevable toute ma vie[9]. »

Mais, comme on le pense bien, ce n’était pas la table de Mme de Sablé, encore bien moins la savante pharmacie qu’elle avait aussi transportée à Port-Royal, qui attiraient chez elle tant de personnes du plus grand mérite et du plus haut rang : c’était la sûreté et l’agrément de son commerce, une obligeance inépuisable, toujours prête à prodiguer les services ou les conseils, une raison aimable, le goût très vif des choses de l’esprit, l’art heureux de faire valoir celui des autres, l’habitude et le talent des belles conversations et des occupations élégantes. Ainsi se rassembla peu à peu autour d’elle une compagnie d’élite qui prit rapidement une place considérable dans le beau monde d’alors, et subsista assez longtemps. Si nous voulions donner un nom à cette société, nous l’appellerions la société mondaine de Port-Royal, car Port-Royal et ses amis en faisaient le fond, et c’est de là qu’elle a tiré le trait qui la distingue : le sérieux y dominait, sans que l’agréable en fût exclu.

Les portefeuilles de Valant sont en quelque sorte les archives de la société de Mme de Sablé, comme les recueils de Conrart sont celles de la société de Mlle de Scudéry : ils montrent clairement quelles étaient les occupations favorites du cercle intime de la marquise. Sans doute il y a de tout dans ces portefeuilles, des vers et de la littérature légère ; mais la plupart des pièces qu’on y trouve ont un autre caractère et un objet plus relevé. Dans ce coin de Port-Royal, on cultivait de préférence la théologie, la physique elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale prise dans sa signification la plus étendue. Par exemple, c’est chez Mme de Sablé, en 1663, que se tinrent des conférences sur le calvinisme, dont une sorte de procès-verbal nous a été conservé. Lorsque Rohault inventa ses tuyaux de verre pour servir aux expériences barométriques que Pascal avait mises en vogue, le marquis de Sourdis lut ou communiqua un écrit de sa façon intitulé : Pourquoi l’eau monte dans un petit tuyau, etc. Le cartésianisme, qui agitait alors tous les esprits à Paris et en province, qu’on attaquait chez les jésuites, qu’on défendait à Port-Royal et à l’Oratoire, qui pénétrait dans les universités et dans les cloîtres même, que Retz discutait dans sa retraite de Commercy[10], qui faisait enfin l’objet de tous les entretiens d’un bout de la France à l’autre, depuis les Rochers de Mme de Sévigné, dans le fond de la Bretagne, jusqu’au château de Mme de Grignan, sur les bords de la Durance, le cartésianisme troublait aussi le salon de Mme de Sablé. On y prenait parti pour et contre, et on y lisait des Pensées sur les opinions de M. Descartes, résumé d’une conférence qu’un habitué de la société avait eue avec un habile homme, d’un esprit indépendant, M. de La Clausure. Nous savions qu’après avoir composé le discom’S qui est en tête de la première édition de la Logique de Port-Royal, Arnauld le soumit en manuscrit[11] à l’aimable et sérieuse marquise ; les portefeuilles de Valant nous apprennent que celle-ci le goûta fort et l’adressa avec son avis à un M. de La Brosse, que nous ne connaissons pas, mais qui paraît avoir été un homme de mérite, à en juger par la lettre judicieuse et fort bien faite qu’il répondit à Mme de Sablé. Nous-même autrefois nous avons tiré de ce précieux recueil une lettre jusqu’alors inédite de Pascal[12] sur un ouvrage du médecin Menjot. On y rencontre aussi deux billets de Mme de Brégy sur une vie de Socrate et sur une traduction d’Épictète qui paraissaient alors, et il est assez piquant de voir l’éloge de Socrate et celui d’Épictète sortir d’une plume galante et ordinairement assez fade. À côté de ces deux billets sont des lettres bien différentes du marquis de Sourdis sur l’amour. Et il paraît que l’amour était un des sujets ordinaires de conversation, car, outre les lettres de l’ancien ami de Mme Cornuel, il y a des Questions sur l’amour. Le marquis de Sourdis est encore l’auteur d’un Jugement du livre de Charron, et ce jugement est très sévère. Voilà des Pensées sur la guerre, d’une main inconnue, et d’autres Pensées sur l’esprit, par l’abbé de La Chambre. Évidemment tout tourne à la dissertation morale, presque toujours sous sa forme la plus abrégée, celle de pensées, de sentences, de réflexions, de maximes.

Tel est le genre de compositions qui charma et occupa davantage les loisirs de la noble compagnie dont Mme de Sablé était le centre. Et on le conçoit aisément : c’était là comme une suite et un écho de la conversation ordinaire. On y trouvait encore le moyen de parler de soi sans en avoir l’air. On tirait de sa propre expérience, de ce qu’on avait éprouvé soi-même ou découvert chez les autres, quelques observations, que l’on généralisait un peu, sur l’esprit et sur le cœur, sur les vertus et sur les vices, sur nos mœurs, nos goûts, nos faiblesses, particulièrement sur la galanterie qu’on avait connue et sur la religion à laquelle on se réduisait ; puis l’effort, comme le talent, était de resserrer ces observations dans le cadre le plus étroit possible et de leur donner un tour agréable. L’hôtel de Rambouillet a puissamment contribué à la formation de la société polie, répandu le goût de la belle littérature et particulièrement favorisé le genre épistolaire qu’un de ses plus anciens et plus illustres habitués, Balzac, a créé, et qu’une de ses dernières écolières. Mme de Sévigné, a porté à la perfection. Les réunions de Mlle de Scudéry, et celles qui en sont sorties, ont cultivé avec passion la littérature légère et donné à Voiture une innombrable famille d’imitateurs plus ou moins heureux. Mademoiselle a mis à la mode les portraits et les caractères ; Mme de Sablé y mit les maximes, les sentences, les réflexions, les pensées. Par là, le salon de Port-Royal occupe un rang plus élevé encore que celui du Luxembourg dans l’histoire des lettres françaises. Nous pouvons donc nous permettre de raconter avec un peu d’étendue cet intéressant épisode de la vie de Mme de Sablé et de la littérature du XVIIe siècle.

Le titre d’honneur de la marquise de Sablé, et qui soutiendra son nom auprès de la postérité, est d’avoir donné l’essor au genre des pensées et des maximes. Elle-même s’y essaya. Ce genre en effet sortait naturellement de la disposition de son esprit, de sa situation, de ses habitudes. Nous l’avons dit. Mme de Sablé était née plus raisonnable que passionnée. Tout son génie était le goût et la politesse ; elle aimait à réfléchir ; elle avait soixante ans en 1659 ; elle connaissait parfaitement le monde, et ses observations lui suggéraient des pensées qu’elle se plaisait à communiquer à ses amis comme une sorte de retour innocent sur le passé de leur vie, et comme une matière à des entretiens à la fois sérieux et agréables. Nous inclinons même à croire que les prétendus écrits de Mme de Sablé ne sont autre chose que des maximes et des réflexions un peu plus développées, mais auxquelles ses flatteurs seuls pouvaient donner le nom d’ouvrages.

Les lettres de La Rochefoucauld nous révélaient déjà et nos manuscrits confirment pleinement l’existence de deux écrits de Mme de Sablé, l’un sur l’éducation des enfans, l’autre sur l’amitié. Nous ne pouvons dire certainement ce qu’était le premier, ne l’ayant pu découvrir malgré toutes nos recherches[13], mais nous avons retrouvé le second parmi les papiers de Conrart, et celui-là nous laisse entrevoir par analogie ce que devait être l’autre. Ce n’est pas du tout un traité[14], comme celui de Saci, dédié à Mme de Lambert ; c’est une suite de maximes placées les unes après les autres sans autre unité que celle du sujet, et formant à peine deux petites pages ; c’est évidemment une réponse à quelqu’un de la société de Mme de Sablé qui devant elle avait exprimé de basses pensées sur l’amitié. Ce quelqu’un-là est, à n’en pouvoir douter, La Rochefoucauld. Il avait communiqué à Mme de Sablé sa maxime sur l’amitié : « L’amitié[15] la plus désintéressée n’est qu’un trafic où notre amour-propre se pro- pose toujours quelque chose à gagner. » Loin d’effacer cette triste maxime, deux ans avant sa mort il l’étendit de la façon suivante : <(Ce que les hommes ont nommé amitié[16] n’est qu’une société, qu’un mesnagement réciproque d’intérests, et qu’un eschange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Le cœur de Mme de Sablé lui fournit des pensées d’un ordre bien différent. Elle prend à tâche de combattre sur tous les points la maxime de La Rochefoucauld, sans s’écarter jamais de cette parfaite mesure qui est le trait distinctif de son esprit et le signe de la vérité en toutes choses, mais qui rarement est accompagnée d’un grand éclat. Elle sépare nettement l’amitié de l’intérêt ; elle montre qu’il se fait bien dans l’amitié un échange de bons offices, mais que l’amitié est autre chose encore que l’espoir de cet échange. Elle va jusqu’à distinguer, et selon nous avec raison, l’amitié de l’inclination naturelle, du goût qu’on a pour une personne ; l’inclination commence l’amitié et en fait le charme, l’estime seule l’achève et lui donne un fondement solide et durable. Voilà certes des pensées justes et vraies, de nobles sentimens. Mme de Sablé comptait, à ce qu’il paraît, sur leur effet propre, car elle ne s’est guère appliquée à les soutenir par l’expression[17].

Il en est à peu près de même des Maximes qui ont paru après sa mort. Elles n’étaient pas faites pour le public, mais pour elle-même et pour ses amis. Elles lui venaient la plupart du temps, ainsi que nous l’avons dit, selon les hasards de la conversation, qui amenait tel ou tel sujet, et de sa part donnait naissance à des réflexions honnêtes et judicieuses qu’ensuite elle écrivait à son aise, se contentant de les amener à une forme claire et polie. Aussi, parmi les quatre-vingt-une maximes imprimées, à peine s’il y en a huit ou dix qui soient un peu remarquables. Nous en pouvons citer quelques-unes :


« Être trop mécontent de soi est une faiblesse ; être trop content de soi est une sottise[18]. » — « Il n’y a que les âmes fortes qui sachent se dédire et abandonner un mauvais parti. » — « Il y a un certain empire dans la manière de parler et dans les actions qui se fait faire place partout, et qui gagne par avance la considération et le respect. » — « Une méchante manière gâte tout, même la justice et la raison. Le comment fait la meilleure partie des choses, et l’air qu’on leur donne dore, accommode et adoucit les plus fâcheuses. » — Dans la connoissance des choses humaines, nostre esprit ne doit jamais se rendre esclave en s’assujettissant aux fantaisies d’autrui. Il faut étendre la liberté de son jugement et ne rien mettre dans sa tête par aucune autorité purement humaine. Quand on nous propose la diversité des opinions, il faut choisir, s’il y a lieu ; sinon il faut rester dans le doute. » — Il n’y a rien qui n’ait quelque perfection. C’est le bonheur du bon goût de la trouver en chaque chose ; mais la malignité naturelle fait découvrir un vice entre plusieurs vertus pour le révéler et le publier, ce qui est plus tost une marque du mauvais naturel qu’un avantage du discernement, et c’est bien mal passer sa vie que de se nourrir toujours des imperfections d’autrui. »


Donnons encore une maxime qui fait voir que Mme de Sablé était bien revenue de l’enthousiasme de sa jeunesse pour l’amour platonique et pour les mœurs espagnoles, du moins en ce qui regarde la comédie :


« Tous les grands divertissemens sont dangereux pour la vie chrestienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une peinture si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les anime et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour, principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête ; car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, et plus elles sont capables d’en être touchées. On se fait en même temps une conscience fondée sur l’honnesteté de ces sentimens, et on s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté d’aimer d’un amour si sage. Ainsi l’on sort de la comédie le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour et l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir les premières impressions, ou plutôt à rechercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mesmes plaisirs et les mesmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le théâtre. »


Toutes ces maximes partent assurément d’une âme bien faite, et montrent un certain talent d’observation et de réflexion ; le style en est d’une bonne qualité, le tour aisé et même agréable : c’est à peu près ainsi qu’un jour pensera et écrira Mme de Lambert ; mais chez l’une comme chez l’autre marquise la raison et l’esprit ne sont point assez relevés par le travail et par l’art, et en particulier les maximes de Mme de Sablé auraient eu besoin de recevoir d’une main exercée la concision, le tour piquant, l’arête saillante et vive, le trait qui frappe et qui dure : faute de tout cela, elles sont restées à l’état d’une médiocrité convenable.

Quand la maîtresse de la maison donnait ainsi l’exemple, on eût été assez mal venu de ne pas le suivre. Aussi, chez Mme de Sablé, chacun faisait des maximes et des pensées, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits. Parmi ces derniers était l’abbé d’Ailly, précepteur des enfans de Mme de Longueville, ecclésiastique fort mondain, attentif à faire sa cour à la marquise en flattant ses goûts, parce qu’elle était toute puissante sur la princesse. C’est d’Ailly qui, après la mort de Mme de Sablé, s’empressa de recueillir et de mettre au jour les maximes qu’elle avait laissées, avec un éloge de l’aimable auteur, et en ayant bien soin d’y joindre ses propres pensées. Il s’en excuse dans un petit avant-propos, parce que, dit-il, « ces pensées sont d’un de ses amis particuliers et que c’est elle en quelque façon qui les a fait naître. » Il nous apprend que « les Pensées et les Maximes étaient déjà mises ensemble en diverses copies manuscrites, » et il nous fournit une preuve de plus que tout ce petit travail de pensées et de maximes se faisait presque en commun. À mesure qu’il les composait, « il les communiquait à son incomparable amie, ou de vive voix ou par lettres. » Le voisinage des pensées de l’abbé d’Ailly ne fait ni tort ni honneur aux maximes de Mme de Sablé. Il y en a de savantes, il y en a de mondaines ; les moins fades sont celles sur les femmes et sur l’amour.

Jacques Esprit, de l’Académie française, est un écrivain plus exercé que d’Ailly et qui tenait une place bien plus considérable dans le salon de Port-Royal. Personnage mobile et divers, il est assez malaisé de le distinguer de ses frères, de le reconnaître et de le suivre parmi tous ses changemens. Dans sa jeunesse, il s’était fait à l’hôtel de Rambouillet une certaine réputation de bel-esprit, et la protection du chancelier Séguier lui avait ouvert l’Académie. Tombé en disgrâce auprès du chancelier pour n’avoir pas connu ou lui avoir caché les amours de Guy de Laval et de sa fille, Mme de Coislin, il s’était attaché à Mme de Sablé. Mme de Longueville lui avait fait obtenir une pension de 2,000 livres[19], et l’avait emmené avec elle à Munster ; puis il se mit dans l’Oratoire, puis il en sortit et se maria. Toujours pour complaire à son amie, Mme de Longueville le plaça auprès de ses neveux, les petits princes de Conti. Tour à tour on l’appela l’abbé Esprit et M. Esprit. Sarrazin, dans ses vers sur les deux sonnets de Benserade et de Voiture, dit en 1649 : monsieur Esprit, de l’Oratoire. Sans nous engager dans ces obscurités, disons seulement que vers 1660, Esprit était dans l’intimité de Mme de Sablé et très janséniste. Personne plus que lui ne s’occupa de maximes et de pensées. Il en faisait en prose, il en faisait même en vers, et en 1669 il a dédié à Montausier, alors gouverneur du dauphin, des Maximes politiques mises en vers par monsieur l’abbé Esprit[20]. Si ses maximes en prose n’ont paru qu’en 1678, comme celles de d’Ailly et de Mme de Sablé, elles avaient été aussi composées bien auparavant. On a dit et on répète sans cesse que le livre d’Esprit est une paraphrase de celui de La Rochefoucauld. Il y a là du vrai et du faux. Oui, l’académicien semble souvent reproduire et commenter le grand seigneur ; mais il ne l’imite pas : ils tirent leur frappante ressemblance du fond commun sur lequel ils travaillent tous les deux. Si même entre eux il y a un disciple et un maître, le disciple serait La Rochefoucauld. Celui-ci ne parle jamais d’Esprit dans ses lettres qu’avec une déférence marquée ; il loue ses maximes, qui déjà circulaient ; il le consulte sur les siennes, il lui adresse des sujets et des ébauches de maximes pour qu’il y mette la dernière main[21], Esprit le lui rendait bien, il prenait parti pour lui chez Mme de Sablé et ailleurs, et son ouvrage est un développement de leurs communs principes, encore exagérés par le jansénisme. Nous pouvons recommander cet ouvrage à ceux qui, sans doute pour s’absoudre eux-mêmes, s’instruisent à mépriser la nature humaine, à considérer la liberté des actions comme une chimère, tout ce que les hommes ont honoré et admiré comme n’étant au fond que mensonge et hypocrisie ou légèreté et sottise, et l’amour-propre et l’égoïsme comme les seuls sentimens vrais et permanens. Par-dessus cette belle doctrine vient celle de la grâce, à la fois gratuite et irrésistible, qu’on ne peut pas même invoquer efficacement s’il ne lui plaît de nous prévenir, qui nous emporte invinciblement lorsqu’elle nous visite, et hors de laquelle toutes les lumières de la raison, toutes les inspirations du cœur, tous les enseignemens de l’expérience, tous les efforts de l’éducation, en un mot tout le travail de la volonté humaine n’aboutit qu’à de fausses vertus. De là le titre du livre d’Esprit, la Fausseté des Vertus humaines[22]. Ce ne sont pas, à proprement parler, des pensées et des maximes, c’est une suite de chapitres, où l’on passe en revue la plupart des vertus pour en montrer la vanité radicale ; mais le ton général de l’ouvrage est sentencieux et les maximes y sont semées. Le style vise à une certaine élévation. Il y a quelque érudition. Sénèque avec Cicéron, c’est-à-dire les représentans de la vertu purement humaine, y sont la matière d’une réfutation continuelle. L’auteur s’efforce d’engager dans sa cause Aristote, et il ménage Platon, parce que saint Augustin est platonicien déclaré. Il s’applique à décrier tout ce qui a paru de bon dans l’antiquité, comme « rendant la venue de Jésus-Christ inutile. » Il y dit de Socrate : « Ses vices étaient très réels, et toutes ses vertus feintes et contrefaites[23]. » Qu’est-ce à ses yeux que le désintéressement ? « C’est l’intérêt qui a changé de nom, afin de ne pas être reconnu, et qui ne paraît pas sous sa figure naturelle, de peur d’exciter l’aversion des hommes ; c’est un chemin contraire à celui qu’on tient ordinairement, par lequel les plus fins et les plus déliés parviennent à ce qu’ils désirent ; c’est le dernier stratagème de l’ambition, c’est la plus effrontée de toutes les impostures de l’homme[24]. » Voulez-vous du La Rochefoucauld terni et effacé, lisez la maxime d’Esprit sur l’amitié ; au style près, c’est celle de La Rochefoucauld. Encore une fois, ils ne se sont copiés ni l’un ni l’autre : dans le débat avec Mme de Sablé sur la nature de l’amitié, ils avaient soutenu la même opinion, ils l’ont écrite chacun à sa manière. Le chapitre de la Gravité est un développement d’une pensée bien connue de Pascal. Il y a aussi des variations plus ou moins bien tournées sur un des thèmes les plus en vogue dans toute la société de Mme de Sablé, et qui revient sans cesse dans Pascal et dans La Rochefoucauld, que l’esprit est le serviteur et même la dupe du cœur ; il y en a d’autres aussi sur la paresse, comme étant le fondement de la plupart de nos vertus, surtout de celles des honnêtes femmes, et comme le meilleur et même l’unique remède contre l’ambition[25].

Mais hâtons-nous d’arriver à des jansénistes d’un ordre un peu plus relevé, à des penseurs et à des écrivains d’une autre trempe.

En fréquentant le salon de Mme de Sablé, le grave Domat et Pascal lui-même y trouvèrent tellement établi le goût des sentences et des maximes, qu’ils n’échappèrent point à l’influence régnante et qu’il leur fallut sacrifier au génie du lieu. Les portefeuilles de Valant contiennent plusieurs lettres de Domat et même des vers de sa façon, par exemple une inscription en vers pour l’entrée du Louvre. Lui aussi il a fait des pensées qui nous révèlent des côtés tout à fait nouveaux de l’esprit et de l’âme du grand jurisconsulte[26]. Il prit de la compagnie de Mme de Sablé l’habitude de s’observer, de s’analyser, d’étudier ses goûts, ses sentimens, jusqu’à son humeur, et de donner à ses réflexions une tournure vive et piquante qui contraste fort avec le style simple et uni des Lois civiles dans leur ordre naturel. Qui jamais se serait attendu à trouver sous cette plume austère des pensées telles que celles-ci : » Toutes les sottises et les injustices que je ne fais pas m’émeuvent la bile. » — « Je ne serais ni de l’humeur de Démocrite, ni de celle d’Héraclite ; je prendrais un tiers-parti pour mon naturel, d’être tous les jours en colère contre tout le monde. » — « Un peu de beau temps, un bon mot, une louange, une caresse me tirent d’une profonde tristesse, dont je n’ai pu me tirer par aucun effort de méditation. Quelle machine que mon âme, quel abîme de misère et de faiblesse ! » — « J’ai une expérience réglée d’un certain tour que fait mon esprit du trouble au repos, du repos au trouble, sans que jamais la cause ni de l’un ni de l’autre cesse, mais seulement parce que, la roue tournant, il se trouve tantôt dessus, tantôt dessous. » — « Mon sort est différent du vôtre : vous changez souvent d’état, et moi je suis à la même place ; nous sommes pourtant tous deux également tourmentés : vous roulez dans les flots, et je les sens rouler sur moi. » N’est-ce pas l’âme même de Port-Royal qui a dicté les pensées suivantes : « Cinq ou six pendards partagent la meilleure partie du monde et la plus riche ? C’en est assez pour nous faire juger quel bien c’est devant Dieu que les richesses. » — « On se sert du prétexte de ce que l’on mendie pour ne pas donner à l’hôpital, et de l’hôpital pour ne pas donner aux mendians. » — « On doit plus craindre d’avoir trop à l’heure de la mort que trop peu pendant la vie. » Voici maintenant des pensées qui rappellent davantage celles de Mme de Sablé : « Nous voulons tellement plaire, que nous ne voulons pas déplaire aux autres lorsque nous nous déplaisons à nous-mêmes, et que nous voulons plaire à ceux qui nous déplaisent. » — « Les louanges, quoique fausses, quoique ridicules, quoique non crues ni par celui qui loue ni par celui qui est loué, ne laissent pas de plaire ; et si elles ne plaisent pas par un autre motif, elles plaisent au moins par la dépendance et par l’assujettissement qu’elles marquent de celui qui loue. »

Il est à nos yeux de la dernière évidence que nous n’aurions point le livre des Pensées de Pascal et qu’Arnauld, Nicole et Etienne Perier n’auraient jamais songé à réduire sous ce titre et à mettre sous cette forme ce qu’ils avaient recueilli des papiers de l’auteur des Provinciales, s’ils n’eussent trouvé autour d’eux cette forme et ce titre en honneur et presqu’à la mode, surtout depuis l’immense succès de l’ouvrage de La Rochefoucauld. Nous allons plus loin : nous croyons fort vraisemblable que Pascal a composé plusieurs de ses pensées pour la compagnie d’élite qui s’assemblait à Port-Royal ou du moins en vue ou en souvenir d’elle. Dès l’origine[27], il y allait assez souvent avec sa sœur, Mme Périer. Il est donc assez naturel qu’il ait pris part à ce qui s’y faisait et payé son tribut au goût dominant. Ouvrez le manuscrit autographe de Pascal ; examinez ces papiers de toute sorte transportés plus tard sur des feuilles uniformes : vous y rencontrerez une foule de réflexions, de pensées, de maximes, qu’avec la meilleure volonté du monde il est impossible de considérer comme des matériaux amassés par Pascal pour son grand ouvrage sur la religion, et qui sont manifestement des pensées, des maximes détachées, exactement comme celles qu’on faisait chez Mme de Sablé. Si ces pensées-là n’avaient été pour lui que des notes destinées seulement à fixer ses souvenirs, comme il y en a tant d’autres dans le précieux manuscrit, pourquoi aurait-il pris la peine de les travailler avec tant de soin, de les remanier souvent trois ou quatre fois pour les amener à une forme achevée ? Nous savons que Pascal écrivit les Pensées après les Provinciales, de 1658 à 1662, c’est-à-dire dans tout l’éclat de la société de la marquise. Comment cette société aurait-elle été sans influence sur lui ? Comment Mme de Sablé ne lui aurait-elle pas aussi demandé des sentences, des maximes, et pourquoi lui en aurait-il refusé ? Il ne faut pas oublier qu’il y a un assez bon nombre de pensées de Pascal dans les portefeuilles de valant, il y en a même plusieurs qui y sont plus développées que dans le manuscrit original, probablement d’après les conversations de l’auteur, ce qui prouve à quel point Mme de Sablé et ses amis entraient dans les travaux de Pascal. Beaucoup de ses pensées mondaines ne se rapportent-elles pas, pour la vivacité du tour et pour l’effet dramatique, au modèle même qu’on se proposait chez Mme de Sablé, et que La Rochefoucauld a plus d’une fois atteint ? Relisez les deux fameuses pensées sur le gravier de Cromwell et sur le nez de Cléopâtre. Il y a là sans doute un fond puissant, une vigueur qui n’appartient qu’à Pascal ; mais, à ne considérer que leur forme et le caractère général du style, ne pourrait-on les attribuer à La Rochefoucauld ? Prenez surtout la dernière pensée : « Qui veut connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé[28]. » Est-ce que cette pensée n’aurait pu être lue dans le salon de Mme de Sablé avec tant d’autres sur l’amour du marquis de Sourdis, de d’Ailly, d’Esprit, de La Rochefoucauld, de Mme de Sablé elle-même ?

Qui sait même si ce n’est pas le désir de plaire à l’aimable marquise, de tenir sa place dans cette compagnie à moitié dévote, à moitié galante, qui a inspiré un autre écrit de Pascal, antérieur aux Pensées et aux Provinciales, qui appartient à sa vie mondaine, ou qui du moins la rappelle ? Nous voulons dire le Discours sur les passions de l’amour, que nous avons découvert il y a dix ou douze ans et publié pour la première fois dans la Revue[29]. Ce discours convient si merveilleusement à la société de Mme de Sablé, qu’on peut dire en vérité qu’il a été fait tout exprès pour elle. Que de choses y semblent à l’adresse des galans gentilshommes et des belles dames du temps passé que Mme de Sablé réunissait autour d’elle ! Combien le passage sur le charme des hautes amitiés devait parler au cœur de ces nobles dames ! En revenant à plusieurs reprises sur les rapports de l’amour et de l’ambition, Pascal ne témoigne-t-il pas qu’il parle à des hommes et à des femmes qui toute leur vie avaient mêlé l’ambition et l’amour, et dont plusieurs n’avaient encore tout à fait renoncé ni à l’un ni à l’autre ? N’est-ce point comme un abrégé de la vie de Mme de Chevreuse ou de La Rochefoucauld que Pascal leur présente, et une sorte de flatterie qu’il exerce à leur égard, lorsqu’il dit : « Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ? Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’éteint, il se perd : alors que la place est belle et grande pour l’ambition ! » Mme de Sablé a écrit cette maxime sur l’amour : « Partout[30] où il est, l’amour est toujours le maître… Il semble véritablement qu’il est à l’âme de celui qui aime ce que l’âme est au corps de celui qu’elle anime. » Dans sa première édition, La Rochefoucauld avait emprunté cette maxime à la marquise ; il la retrancha dans les éditions suivantes, rendant à Mme de Sablé son bien ou mettant le sien à sa disposition. Pascal les avait prévenus, et il les efface l’un et l’autre dans ces lignes d’une incomparable beauté : « L’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu d’instans il devient le maître. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut être seul, il faut que toutes les passions ployent et lui obéissent. » La Rochefoucauld dit ingénieusement[31] : « L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel. » Pascal dit grandement : « Les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en événemens nouveaux. Comme le dedans est en mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe. La vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » La Rochefoucauld et Pascal ont cela de commun, qu’évidemment ils écrivent pour des femmes du grand monde ; mais La Rochefoucauld, qui les connaît à fond, se met fort à l’aise avec elles, et ne se gêne pas pour déchirer les voiles dont elles aimaient à s’envelopper. Pascal au contraire est tout rempli de l’esprit de Platon, et l’amour qu’il analyse et qu’il peint est l’amour à la façon de Corneille. Son analyse est subtile et fine, ses peintures chastes et passionnées. C’est le vrai genre précieux dans toute sa perfection. Et puisque l’hôtel de Rambouillet n’était plus, où mieux placer la scène d’un pareil discours que chez Mme de Sablé, devant de belles précieuses, les unes jeunes encore, les autres un peu sur le retour, mais toujours faites pour plaire : la comtesse de Maure et Mlle de Vandy ; Mme de Brégy, une des plus belles muses de la poésie galante ; Anne de Rohan, princesse de Guymenée, que Retz a trop fait connaître, et à laquelle de Thou écrivit une lettre si touchante avant de monter sur l’échafaud ; la duchesse de Schomberg, veuve depuis quelque temps, autrefois Mme de Hautefort, le digne objet d’une des passions mélancoliques de Louis XIII, toujours belle, spirituelle, d’une vertu et d’une piété qui n’ôtaient rien à ses grâces ; enfin, à côté de Mme de Sévigné, très vive au moins si elle n’était pas fort tendre, le futur auteur de la Princesse de Clèves, celle qui devait retracer un jour avec tant de charme les tourmens et les douceurs d’une passion contenue ? N’est-ce pas à des femmes de cet ordre que Pascal a dû présenter l’amour comme une adoration respectueuse, comme un sentiment qui ennoblit et agrandit l’âme, ardent à la fois et délicat, tour à tour silencieux et éloquent, heureux de la moindre faveur, et avec lequel, ce semble, il n’y aurait pas de trop grands risques à courir ?

Mais laissons les conjectures, si vraisemblables qu’elles nous paraissent, pour revenir aux faits certains dont nous voulons marquer la suite. Du moins il est indubitable que les Maximes de La Rochefoucauld sont sorties du salon de Mme de Sablé. La Rochefoucauld n’y a pas introduit le goût de ce genre d’occupation, il l’y a trouvé, et il a fait des maximes parce que tout le monde en faisait autour de lui. Otez la société du Luxembourg et les Divers Portraits de Mademoiselle ; vous n’auriez jamais eu le Portrait de La Rochefoucauld par lui-même. De même, ôtez la société de Mme de Sablé, et la passion des sentences et des pensées qui y régnait ; jamais La Rochefoucauld n’eût songé ni à composer ni à publier son livre. Il est bien loin de se donner pour l’inventeur de cette manière de passer le temps. Dans ses lettres, il se plaint assez souvent que d’un délassement on lui ait fait une fatigue, et il reproche à Esprit d’avoir suscité en lui le goût des sentences pour troubler son repos. Il en envoie à Esprit pour obéir à ses instances, il en envoie à Mme de Sablé, et lui demande en retour quelque bon plat ou quelque bonne recette. « Voilà tout ce que j’ai de maximes ; mais comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux carottes[32], un ragoût de mouton, etc. » C’est ainsi que les Maximes ont été faites. La Rochefoucauld a la courtoisie de dire à Mme de Sablé et à Esprit qu’elles sont à eux autant qu’à lui, et il y a eu de bonnes gens, même de nos jours, qui l’ont pris au mot ; mais il faut bien s’entendre ici. Oui, encore une fois, La Rochefoucauld a trouvé la matière de la plupart de ses maximes dans les conversations qui avaient lieu chez Mme de Sablé, dans leur commun retour sur le passé, dans les aventures dont s’entretenait la compagnie et qui faisaient alors du bruit, dans l’histoire de M. tel et de Mme telle, surtout dans sa propre histoire. Cela est si vrai qu’avec les Maximes on éclaire la vie de La Rochefoucauld et l’histoire même de son temps, comme on peut suivre la marche opposée et répandre un grand jour sur certaines maximes, en les rapportant aux circonstances, aux choses et aux personnes qui vraisemblablement leur ont donné naissance. Il y avait chez Mme de Sablé, comme dans toutes les petites sociétés, une sorte de fonds commun ; on s’occupait à peu près des mêmes sujets, mais chacun y apportait une tournure d’esprit particulière, et mettait son cachet à ce qu’il faisait. Quand La Rochefoucauld avait composé quelques sentences, il les mettait sur le tapis avant ou après dîner, ou il les envoyait au bout d’une lettre. On en causait, on les examinait ; on lui faisait des observations dont il profitait ; on a pu lui ôter des fautes, mais on ne lui a prêté aucune beauté : il n’y a pas un tour délicat et rare, un trait fin et acéré, qui ne vienne de lui, ou ces messieurs et ces dames ont donné généreusement tout leur talent à La Rochefoucauld, et n’en ont pas gardé pour eux-mêmes.

Je ne m’en défends pas, je n’aime pas La Rochefoucauld : je veux dire l’homme et le philosophe ; mais je mets très haut l’écrivain. Sans doute, comme on a pu le voir dans les passages analogues que nous avons cités de l’un et de l’autre, La Rochefoucauld pâlit devant Pascal ; mais Pascal, c’est un homme de génie, un grand esprit inspiré par un grand cœur et servi par un art consommé. Il a tour à tour la hauteur et le pathétique de Corneille, la plaisanterie profonde de Molière, la magnificence et la sublimité de Bossuet ; il occupe avec eux les sommets de l’art. Au-dessous de Pascal et de ces maîtres incomparables, La Rochefoucauld a encore une belle place ; son vrai rival, celui avec lequel il a des rapports de tout genre, c’est le cardinal de Retz. Peut-être la nature avait-elle plus fait pour Retz : elle lui avait donné autant d’esprit, plus d’imagination, de force, d’étendue. Retz a des momens admirables ; il démêle et expose avec une netteté supérieure les affaires les plus difficiles ; sa narration est pleine d’agrément ; il excelle dans les portraits, il y déploie les plus grandes qualités, et particulièrement une étonnante impartialité à l’égard même de ceux qui l’ont le plus combattu, Condé ou Molé, Mazarin seul excepté ; il est unique pour la profonde intelligence des partis et la peinture vivante de l’intérieur de chacun d’eux ; il a de la finesse, de la vigueur, de l’éclat, et par-dessus tout cela une parfaite simplicité, une aisance du plus haut ton. Une seule chose lui a manqué : le soin et l’étude. L’art n’a point achevé son génie : il est négligé, quelquefois même incorrect, et il se perd souvent dans des détails infinis. C’est que Retz voulait seulement[33] amuser Mme de Caumartin et se divertir lui-même dans sa retraite de Commercy, et que s’il regardait aussi le public et la postérité, c’était d’un regard détourné et lointain, tandis que La Rochefoucauld, après avoir commencé à écrire par occasion, par complaisance même, pour faire sa cour à Mademoiselle et à Mme de Sablé, peu à peu enhardi par ses succès de société, s’en proposa de plus grands, et songea à paraître devant le public. Là est le trait particulier de La Rochefoucauld, qui le distingue entièrement de Retz, de ces grands seigneurs et de ces grandes dames dont Mme de Sévigné et Saint-Simon sont les représentans les plus illustres, qui avaient tant d’esprit et écrivaient si bien sans en faire profession et sans penser à se faire imprimer, au moins de leur vivant. Grâce à sa liaison avec Segrais et avec Mme de La Fayette, qui elle-même était un auteur, La Rochefoucauld a su qu’il y a un art d’écrire, et il s’est exercé dans cet art. À peu près vers 1660, il est devenu un homme de lettres, bien entendu en mettant tout son soin à ne le pas paraître.

Il avait infiniment d’esprit et d’agrément dans l’esprit, et il y joignait la délicatesse et le goût. Dans le monde où il vivait, entre Condé et sa sœur, entre Retz et la Palatine, chez Mademoiselle et même chez Mme de Sablé, le ton du grand seigneur devait dominer. On lui savait gré de la malice, de la vivacité, de la grâce de ses pensées et de son style, pourvu que l’air aisé et une certaine négligence de grand goût y fussent toujours, sans quoi on eût trouvé qu’il dérogeait. Aussi M. le duc de La Rochefoucauld se donne-t-il l’air de produire tout ce qu’il fait sans nul effort et sans mettre enseigne, comme dit Pascal, en honnête homme et nullement en homme du métier, et pourtant il en est. Il porte le soin du bon style jusqu’au raffinement, et ce travail secret et qui ne se sent pas l’a conduit à une perfection que son rival a trop souvent manquée.

La Rochefoucauld était scrupuleux et réfléchi jusqu’à l’irrésolution en toutes choses. Il n’avait pas de ces instincts puissans qui poussent malgré eux certains hommes. Il se battait bien par honneur, mais il n’a jamais eu aucune des inspirations de l’homme de guerre. Cette grande passion pour Mme de Longueville, qui, dit-on, l’entraîna dans la fronde, commença, c’est lui-même qui nous l’apprend, par un calcul, par la considération des avantages qu’il pourrait tirer de cette liaison pour sa fortune, en gagnant le frère par la sœur. Il n’était pas non plus un véritable homme de parti, n’ayant ni la fermeté d’esprit ni la constance nécessaires, entrant aisément dans une affaire et en sortant de même, s’étant mêlé d’intrigues dès son enfance, comme le dit Retz, sans en avoir poussé aucune à fond, ne s’attachant à rien fortement et cherchant toujours son intérêt au milieu de tous les mouvemens contraires. Enfin, comme Retz le conclut fort bien aussi, avec sa raison, sa douceur et une facilité de mœurs fort voisine d’une élégante indifférence, il était né pour être « le courtisan le plus poli de son siècle et le plus honnête homme à l’égard de la vie commune. »

C’était là sa vraie carrière ; il s’y était réduit après la fronde. Il fit sa paix avec Mazarin ; il arrangea ses affaires, il poussa habilement son fils Marsillac auprès du roi ; il ouvrit sa maison, y reçut la plus brillante compagnie, se lia avec plusieurs membres de l’Académie française, et plus tard, après les succès de son livre, il en aurait été, on le lui offrit même, mais il ne se sentit pas le courage, ce semble assez facile, de prononcer le compliment d’usage. C’est en 1659 qu’il débuta devant le public avec son Portrait fait pour lui-même, inséré dans une des éditions des Portraits de Mademoiselle. Ce petit écrit montre bien que La Rochefoucauld n’était pas novice dans l’art d’exprimer heureusement ses pensées. Nous avons sous les yeux plus d’une lettre inédite de la première moitié de sa vie, où perce déjà le soin précoce de bien dire et de bien écrire ; nous possédons même un mémoire étendu et habile composé par lui en 1649, à la fin de la première fronde, pour être communiqué à Mazarin. Retz a fait cette remarque que « l’air de honte et de timidité qu’avait La Rochefoucauld dans la vie ordinaire s’était tourné dans les affaires en air d’apologie, et qu’il croyait toujours en avoir besoin. » La pièce qui est entre nos mains, et qui n’a jamais vu le jour, est en effet intitulée : Apologie de M. le prince de Marsillac. Quand elle paraîtra, tout ce que nous avons dit des motifs intéressés et personnels qui engagèrent La Rochefoucauld dans la guerre civile semblera bien faible devant les explications qu’il y donne lui-même de sa conduite ; mais en même temps on y reconnaîtra tous les caractères de son talent, je ne sais quoi de spirituel, d’aisé, d’agréable à la fois et de mordant. Le Portrait de La Rochefoucauld partait donc d’une plume exercée ; il annonçait l’auteur des Maximes, son style et aussi plus d’une de ses pensées. Le futur apologiste de l’égoïsme ne se révèle-t-il pas dans le superbe contempteur des misérables, qui veut bien qu’on soulage leur affliction, mais sans la partager, qui laisse au peuple la pitié, et interdit à l’homme d’esprit de souffrir parce que d’autres souffrent ? « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrois ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder bien soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affoiblir le cœur, et qu’on doit laisser au peuple. » Voilà en quelque sorte le stoïcisme de l’indifférence. On s’aperçoit bien aussi que La Rochefoucauld commence à faire la cour à Mme de La Fayette, car il parle de l’amour bien autrement qu’il fera dans les Maximes ; il le célèbre comme un grand sentiment, et qui se peut même accommoder avec la plus austère vertu ; il dit que si jamais il aime, ce sera avec cette force et cette délicatesse : déclaration bien engageante pour Mme de La Fayette, mais il la gâte en ajoutant qu’il doute fort s’il est capable d’aimer. D’ailleurs ce Portrait de La Rochefoucauld peint à merveille la disposition d’esprit où il était en 1659, son goût pour les lettres, ses premiers essais et l’intention de les poursuivre : « J’aime la lecture en général, surtout j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit, car de cette sorte on réfléchit à tous momens sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile… La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus ; j’aime qu’elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie… Cependant je sais la goûter aussi lorsqu’elle est enjouée… J’écris bien en prose, je fais bien en vers[34], et si j’étois sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu’avec peu de travail je pourrois m’acquérir assez de réputation. » Nous ne sommes pas dupe de cet air de négligence et d’indifférence. En affectant de ne pas être un auteur, La Rochefoucauld nous convainc d’autant mieux qu’il songe à l’être, ou plutôt qu’il l’est déjà.

Lorsqu’à peu près vers ce temps-là il entra dans une société occupée à faire des maximes, il était admirablement disposé et comme préparé à ce genre de composition. Il y apportait l’expérience de sa vie, remplie des aventures les plus diverses, où il avait pu reconnaître les ressorts secrets de bien des conduites et voir sans masque bien des cœurs. Il était revenu de toutes les illusions ; il avait cinquante ans : c’est le bon âge pour se replier sur soi-même et réfléchir après avoir agi.

Et pouvait-il faire autre chose que des mémoires et des maximes ? Il n’avait aucune instruction ; plusieurs des femmes de sa société savaient le latin mieux que lui. Il tire donc, et forcément, tout ce qu’il écrit de son propre fonds. Les Mémoires racontent ce qu’il a vu ; les maximes en expriment la philosophie : à proprement parler, il ne sort jamais de lui-même.

On n’a pas assez remarqué qu’à le prendre littérairement c’est là un grand moyen de naturel à la fois et de vigueur. De quoi en effet parlera-t-on avec simplicité, avec force, avec charme, si ce n’est de soi ? Là du moins, tout a sa vérité ; tout coule de source avec limpidité et avec grâce.

Tel est le caractère des Mémoires de La Rochefoucauld ; ils ont fait époque en 1662, pour la netteté, l’aisance, l’agrément. Les Maximes, en 1665, en gardant les mêmes avantages, firent paraître des qualités nouvelles, d’un ordre encore plus relevé. Ce sont, pour la plupart, de petites médailles de l’or le plus fin et du relief le plus vif. On sent que l’artiste y a travaillé avec amour. Je le crois bien : il gravait son portrait.

Ce portrait est aussi celui de l’homme de son temps, tel que La Rochefoucauld l’avait vu, et même de l’humanité tout entière, car nous sommes tous de la même famille ; nous avons tous les mêmes misères, auxquelles se mêle un rayon de grandeur. Ce rayon-là, qui souvent ne brille qu’un moment et à travers mille nuages, La Rochefoucauld ne l’apercevant pas en lui, quoiqu’il y fût sans doute, mais bien caché, ne l’a pas reconnu dans les autres, ni dans Condé, ni dans Bossuet, ni dans Vincent de Paul, ni dans la mère Angélique, ni dans Mlle de La Vallière, ni dans Mme de Longueville, hélas ! Vain par-dessus tout, il a donné la vanité comme le principe unique de toutes nos actions, de toutes nos pensées, de tous nos sentimens, et cela est très vrai en général, même pour le plus grand des hommes, qui n’en est que le moins petit. Il y a néanmoins tel instant où, du fond de cette vanité, de cet égoïsme, de cette petitesse, de ces misères, de cette boue dont nous sommes faits, sort tout à coup un je ne sais quoi, un cri du cœur, un mouvement instinctif et irréfléchi, quelquefois même une résolution qui ne se rapporte pas à nous, mais à un autre, mais à une idée, à notre père et à notre mère, à notre ami, à la patrie, à Dieu, à l’humanité malheureuse, et cela seul trahit en nous quelque chose de désintéressé, un reste ou un commencement de grandeur, qui, bien cultivé, peut se répandre dans l’âme et dans la vie tout entière, soutenir ou réparer nos défaillances, et protester du moins contre les vices qui nous entraînent et contre les fautes qui nous échappent. Admettez un seul acte ou même un seul sentiment vraiment honnête et généreux, et c’en est fait du système des Maximes. Mais je ne les considère ici qu’au seul point de vue littéraire, et à ce point de vue on ne peut trop les admirer.

Faites bien attention, je vous prie, à un procédé de La Rochefoucauld, qui montre au plus haut degré l’homme de lettres amoureux de son art. Avant d’affronter l’œil du public, il avait grand soin de laisser ses maximes courir les salons, et de les soumettre à l’épreuve des jugemens les plus divers, pour se préparer sans doute des admirateurs et des partisans, mais surtout aussi pour avoir des avis éclairés, et sur eux perfectionner son ouvrage. Voici à peu près comme les choses se passaient : Mme de Sablé, sans avoir l’air d’agir au nom de La Rochefoucauld, communiquait les Maximes à ceux et à celles qui lui paraissaient les plus capables d’en juger. Elle exigeait que l’on n’en tirât pas de copie, et qu’on lui envoyât par écrit son opinion ; puis elle montrait toutes ces lettres à La Rochefoucauld. L’année qui précéda la publication se passa dans ce travail de révision et de correction. Il est curieux de le suivre dans les papiers de Mme de Sablé.

En général, les hommes approuvent La Rochefoucauld, et les femmes le condamnent. On ne sait pas le nom des hommes : ils ne signent point ; mais la plupart sont évidemment des ecclésiastiques ou des dévots d’un esprit assez médiocre, qui, accoutumés avec Port-Royal à exagérer la doctrine du péché originel pour exagérer ensuite celle de la grâce, triomphent de voir étaler la perversité de la nature humaine. Cependant il y a ici un danger immense : c’est que, si on ne va pas jusqu’au jansénisme, on s’arrête, avec La Rochefoucauld, à un égoïsme sans limite et sans remède.

Voici deux lettres favorables à La Rochefoucauld :


« À considérer superficiellement l’escrit que vous m’avez envoyé, il semble tout à fait malin, et il ressemble fort à la production d’un esprit orgueilleux, satyrique, ennemi déclaré du bien sous quelque visage qu’il paroisse, partisan très passioné du mal auquel il attribue tout, qui querelle toutes les vertus, et qui doit enfin passer pour le destructeur de la morale et pour l’empoisonneur de toutes les bonnes actions, qu’il veut absolument qui passent pour autant de vices déguisés[35]. Mais quand on le lit avec un peu de cet esprit pénétrant qui va bientost jusqu’au fond des choses pour y trouver le fin, le délicat et le solide, on est contraint d’avouer, ce que je vous déclare, qu’il n’y a rien de plus fort, de plus véritable, de plus philosophe, ni mesme de plus chrestien. C’est une morale très délicate qui exprime d’une manière peu connue aux anciens philosophes et aux nouveaux pédans la nature des passions qui se travestissent dans nous si souvent en vertus. C’est la découverte du foible de la sagesse humaine et de ce qu’on appelle force d’esprit. C’est une satyre très ingénieuse de la corruption de la nature par le pesché originel, de l’amour-propre et de l’orgueil, et de la malignité de l’esprit humain qui corrompt tout quand il agit de soi-mesme sans l’esprit de Dieu. C’est une agréable description de ce qui se fait par les plus honnestes gens quand ils n’ont point d’autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison sans la grâce. C’est une école de l’humilité chrestienne où nous pouvons apprendre les défauts de ce que l’on appelle si mal à propos nos vertus. C’est un parfaitement beau commentaire du texte de saint Augustin, qui dit que toutes les vertus des infidelles sont des vices. C’est un anti-Sénèque qui abat l’orgueil du faux sage que le superbe philosophe élève à l’égal de Jupiter… Enfin, pour dire nettement mon sentiment, quoiqu’il y ait partout des paradoxes, ces paradoxes sont pourtant très véritables, pourvu qu’on demeure toujours dans les termes de la vertu morale et de la raison naturelle sans la grâce. Il n’y en a point que je ne soutienne, et il y en a mesme plusieurs qui s’accordent parfaitement avec les sentimens de l’Ecclésiastique, qui contient la morale du Saint-Esprit. Enfin je n’y trouve rien à reprendre que ce qu’il dit, qu’on ne loue jamais que pour estre loué, car je vous jure que je ne prétends nulles louanges de celles que je suis obligé de lui donner ; et dans l’humeur où je suis, je lui en donnerois bien d’autres. Mais il y a là-bas un fort honneste homme qui m’attend dans son carrosse pour me mener faire l’essai de vostre chocolat. Vous y avez quelque intérest, et moi aussi, parce que vous estes de moitié avec Mme la princesse de Guimené pour m’en faire ma provision[36]. »


« Lundi 8 février[37] J664.

« Je vous suis infiniment obligé, madame, de m’avoir donné la pièce que je vous renvoie ; et encore que je n’aye eu que le loisir de la parcourir dans le peu de temps que vous m’aviez prescrit pour la lire, je n’ai pas laissé d’en retirer beaucoup de plaisir et de profit, et une estime si particulière pour l’auteur et pour son ouvrage, qu’en vérité je ne suis pas capable de vous la bien exprimer. l’on voit bien que ce faiseur de maximes n’est pas un homme nourri dans la province ni dans l’université ; c’est un homme de qualité qui connoit parfaitement la cour et le monde, qui en a gousté autrefois toutes les douceurs, qui en a aussi senti souvent les amertumes, et qui s’est donné le loisir d’en estudier et d’en pénétrer tous les détours et toutes les finesses. Mais outre cela, comme la nature lui a donné cette étendue d’esprit, cette profondeur et ce discernement joint à la droiture, à la délicatesse et à ce beau tour dont il parle en plusieurs endroits de cet escrit, il ne faut pas s’estonner s’il a prononcé si judicieusement sur des matières qu’il avoit si parfaitement connues. Pour ce qui est de l’ouvrage, c’est, à mon sens, la plus belle et la plus utile philosophie qui se fit jamais ; c’est l’abrégé de tout ce qu’il y a de sage et de bon goust dans toutes les anciennes et les nouvelles sectes des philosophes, et quiconque saura bien cet escrit n’a plus besoin de lire Sénèque, ni Épictète, ni Montaigne, ni Charron, ni tout ce qu’on a ramassé depuis peu de la morale des sceptiques et des épicuriens. On apprend véritablement à se connoistre dans ces livres, mais c’est pour devenir plus superbe et plus amateur de soi-mesme. Celui-ci nous fait connoistre, mais c’est pour nous mépriser et pour nous humilier ; c’est pour nous donner de la méfiance et nous mettre sur nos gardes contre nous-mesmes et contre toutes les choses qui nous touchent et nous environnent ; c’est pour nous donner du dégoust de toutes les choses du monde, et, en nous en détachant, nous tourner du costé du bien, qui seul est immuable et digne d’estre aimé, honoré et servi. On pourroit dire que les chrestiens commencent où vostre philosophe finit, et l’on ne pourroit faire une instruction plus propre à un catéchumène pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté….. Quand il n’y auroit que cet escrit au monde et l’Évangile, je voudrois estre chrestien. L’un m’apprendroit à connoistre mes misères, et l’autre à implorer mon libérateur….. Si cette pièce ne s’imprime pas, je vous prie très humblement, madame, de m’en faire avoir une copie. »


Voici l’extrait d’une autre lettre, sans signature aussi, mais écrite dans un esprit différent :


« Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir fait un jugement de moi si avantageux, que de croire que j’estois capable de dire mon sentiment de l’escrit que vous m’avez envoyé. Je vous proteste, madame, avec toute la sincérité de mon cœur, quoique l’auteur de l’escrit n’en croye point de véritable, que j’en suis incapable, et que je n’entends rien en ces choses si subtiles et si délicates ; mais puisque vous commandez, il faut obéir… Après la raillerie[38], il est bon d’entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a corrigé ces sentences les avoient mieux placées ; car si l’on voyoit ce qui estoit devant et après, assurément on en seroit plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est un poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n’est pas que cet escrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vostres, qui sçavent tirer le bien du mal mesme ; mais aussi on peut dire qu’entre les mains de personnes libertines, ou qui auroient de la pente aux idées nouvelles[39], cet escrit pourroit les confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu et que c’est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J’en parlai à un homme de mes amis qui me dit qu’il avoit vu cet escrit, et qu’à son avis il descouvroit les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine sur lesquelles il falloit tirer le rideau ; ce que je fais de peur que cela fasse mal aux yeux délicats comme les vostres, qui ne sauroient rien souffrir d’impur et de deshonneste. »


Nous avons l’avantage de connaître les noms des femmes qui adressèrent à Mme de Sablé leur opinion sur les Maximes. La première qui se présente est la comtesse de Maure.

C’était, comme nous l’avons dit, la plus ancienne amie de Mme de Sablé, une personne très considérée, qui, avec quelques travers fort innocens partagés par la marquise, possédait un grand fonds de mérite, d’honneur et d’esprit. Ajoutez qu’elle n’était pas dévote, ni moliniste ni janséniste. Dans les affaires de Port-Royal, elle montra le plus grand bon sens et le plus noble caractère. En vain les deux factions s’agitaient autour d’elle, elle ne se laissa entraîner ni par l’une ni par l’autre. Tout en respectant et en admirant ces religieuses héroïques qui préféraient ce qui leur semblait la vérité au repos et à toutes les douceurs de la vie, elle était ouvertement opposée à la doctrine outrée de l’absolue corruption de la nature humaine, comme trop dure à son esprit et à son cœur. Elle appuyait sa vertu sur un christianisme modéré et sur une philosophie élevée. Elle ne pouvait donc être favorable à La Rochefoucauld. Lui-même écrit à Mme de Sablé[40] : « J’avois toujours bien cru que Mme la comtesse de Maure condamneroit l’intention des sentences, et qu’elle se déclareroit pour la vérité des vertus. » La comtesse nous apprend en effet, dans un petit billet conservé par Valant, qu’elle avait donné son opinion sur les Maximes de La Rochefoucauld, et cette opinion était si sévère et si peu mêlée de complimens, qu’elle supplie son amie de ne pas la communiquer à La Rochefoucauld, connaissant fort bien l’amour-propre du personnage. Elle la lui redemande pour l’adoucir, ou du moins pour y ajouter des éloges qui la fassent passer. Nous voudrions bien avoir cet avis dans sa première ou dans sa seconde forme, avec ses sévérités un peu fortes, ou même avec ses tempéraraens ; du moins le billet que nous mettons sous les yeux du lecteur nous conserve-t-il une ligne de la pièce égarée, et cette ligne est décisive : « Il me semble que M. La Rochefoucauld n’y est pas assez loué[41] pour le lui envoyer, et du moins il y faudroit remettre quelque chose que j’ai oublié, avant de dire : mais je trouve qu’il fait à l’homme une âme trop laide. Renvoyez-le moi, s’il vous plaist. » La belle et altière Anne de Rohan, princesse de Guymenée, jadis l’idole de tant de cœurs, alors réduite au bel-esprit et au jansénisme, n’hésita pas à se prononcer aussi contre La Rochefoucauld. Avec sa pénétration et sa fermeté, elle va droit à la source du mal ; elle accuse La Rochefoucauld de juger de tous les hommes par ses propres sentimens :


« Je vous allois écrire, quand j’ai reçu vostre lettre, pour vous supplier de m’envoyer vostre carrosse aussitost que vous aurez diné. Je n’ai encore vu que les premières maximes, à cause que j’avois hier mal à la teste ; mais ce que j’en ai vu me paroit plus fondé sur l’humeur de l’auteur que sur la vérité, car il ne croit point de libéralité sans intérest ni de pitié : c’est qu’il juge tout le monde par lui-mesme. Pour le plus grand nombre, il a raison, mais assurément il y a des gens qui ne désirent autre chose que de faire du bien. »


La duchesse de Liancourt, Jeanne de Schomberg, qui jouissait d’une assez grande réputation d’esprit et de vertu, célèbre aussi par son goût pour les beaux bâtimens et les beaux jardins, et qui a créé la magnifique résidence de Liancourt, janséniste éclairée, auteur d’un excellent traité d’éducation[42], et dont la fille épousa le fils de La Rochefoucauld, fut choquée, et, comme elle le dit, scandalisée à la première lecture ; puis elle se radoucit, peut-être un peu par politique, par condescendance pour Mme de Sablé et La Rochefoucauld, et grâce à une distinction qui ôte en effet le scandale, mais aussi tout le piquant des Maximes :


« Je n’avois qu’une partie d’un petit cahier des Maximes que vous savez quand j’eus l’honneur de vous voir, et il débutoit si cruellement contre les vertus, qu’il me scandalisa, aussi bien que beaucoup d’autres ; mais depuis j’ai tout lu, et je fais amende honorable à vostre jugement, car je vois bien qu’il y a dans cet escrit de fort jolies choses, et mesme, je crois, de bonnes, pourvu qu’on oste l’équivoque qui fait confondre les vraies vertus avec les fausses. Un de mes amis a changé quelques mots en plusieurs articles qui raccommodent, je crois, ce qu’il y avoit de mal. Je vous les lirai un de ces jours, si vous avez le loisir de me donner audience. »


Mme de Liancourt n’avait pas vu que cette équivoque, qu’elle relève avec raison dans le livre des Maximes, est le livre tout entier ; quelques mots ajoutés ne justifieraient le système qu’en le renversant.

Parmi les diverses lettres féminines que reçut en cette occasion Mme de Sablé, nous rencontrons celle d’une personne dont nous avons déjà dit un mot et que nous regardons comme une des dames les plus accomplies du XVIIe siècle, la belle-sœur de Mme de Liancourt, la duchesse de Schomberg, Marie de Hautefort, que La Rochefoucauld avait autrefois assez particulièrement connue. Mme de Sablé goûta fort la lettre de Mme de Schomberg et elle en fit part à plusieurs personnes ; mais, en amie zélée de La Rochefoucauld, elle commença par en retrancher ce qui pouvait lui moins convenir : elle l’abrégea, et en fit une sorte de discours sur les Maximes, comme l’appelle La Rochefoucauld. On l’a publiée en cet état, entièrement défigurée et disant souvent le contraire de ce que dit la lettre originale. Nous allons la rétablir dans son texte vrai, non d’après la lettre autographe que nous n’avons pu retrouver, mais sur une copie qui est dans les papiers de Mme de Sablé avec les corrections malencontreuses qui gâtaient jusqu’ici une des plus jolies lettres que nous connaissions, et où se sent encore ce parfum de délicatesse raffinée et de nobles sentimens qu’on respirait dans la jeunesse de Marie de Hautefort à l’hôtel de Rambouillet et à la cour de Louis XIII[43].

« Je crus hier tout le jour vous pouvoir renvoyer vos Maximes, mais il me fut impossible d’en trouver le tems. Je voulois vous esorire et m’estendre sur leur sujet. Je ne puis pas vous dire mon sentiment en détail. Tout ce qui me paroist en général, c’est qu’il y a en cet ouvrage beaucoup d’esprit, peu de bonté et force vérités que j’aurois ignorées toute ma vie, si l’on ne m’en avoit fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l’on ne connoist dans le monde ni honneur, ni bonté, ni probité. Je croyois qu’il y en pouvoit avoir. Cependant, après la lecture de cet escrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice, ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empescher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n’est pas bien escrit en françois, c’est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d’un homme de la cour que d’un auteur, et cela ne me déplaist pas. Ce que je puis vous en dire de plus vrai est que je les entends toutes comme si je les avois faites, quoique bien des gens y trouvent de l’obscurité en certains endroits[44]. Il y en a qui me charment, comme « l’esprit est toujours la dupe du cœur. » Je ne sçay si vous l’entendez comme moi, mais je l’entends, ce me semble, bien joliment. Et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours par son habileté et par ses raisonnemens faire faire au cœur ce qu’il veut. Il se trompe : il en est la dupe. C’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit. L’on suit tous ses mouvemens, malgré que l’on en ait, et l’on les suit mesme sans croire les suivre. Cela se connoist mieux en galanterie qu’aux autres actions ; et je me souviens de certains vers, sur ce sujet, qui ne seroient pas mal à propos :

La raison sans cesse raisonna
Et jamais n’a guéri personne.
Et le dépit le plus souvent
Rend plus amoureux que devant.

« Il y en a encore une qui me paroist bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu’on ne voit autre chose que des gens qui blasment le goust des autres : c’est celle qui dit que la félicité est dans le goust et non pas dans les choses. C’est pour avoir ce qu’on aime qu’on est heureux et non pas ce que les autres trouvent aimable. Mais ce qui m’a esté tout nouveau et que j’admire est que la paresse, toute languissante qu’elle est, destruit toutes les passions. Il est vrai, et l’on a bien fouillé dans l’âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable, que nulle de ces maximes ne l’est davantage, et je suis ravie de sçavoir que c’est à la paresse à qui l’on a l’obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu’à présent l’on la doit estimer comme la seule vertu qu’il y a dans le monde, puisque c’est elle qui déracine tous les vices. Comme j’ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu’elle ait un si grand mérite.

« Que dites-vous aussi, madame, de ce que chacun se fait un extérieur et une mine qu’il met en la place de ce que l’on veut paroître au lieu de ce que l’on est ? il y a longtemps que je l’ai pensé et que j’ai dit que tout le monde estoit en masquarade, et mieux déguisé qu’à celle du Louvre, car l’on n’y reconnoit personne. Enfin, que tout soit arte di parer honesta[45] et non pas l’estre, cela est pourtant bien estrange.

« Voici de ces phrases nouvelles : la nature fait le mérite et la fortune le met en œuvre. Ces modes de parler me plaisent, parce que cela distingue bien un honneste homme qui escrit pour son plaisir et comme il parle d’avec les gens qui en font mestier.

« Mais je ne sçay si cela réussira imprimé comme en manuscrit. Si j’estois du conseil de l’auteur, je ne mettrois point au jour ces mystères qui osteront à tout jamais la confiance qu’on pourroit prendre en lui. Il en sçait tant là-dessus, et il paroist si fin, qu’il ne peut plus mettre en usage cette souveraine habileté qui est de ne paroistre point en avoir.

« Je vous dis à bâtons rompus tout ce qui me reste dans l’esprit de cette lecture. Si vous les gardez, je les lirai avec vous, et je vous en dirai mieux mon avis que je ne fais à cette heure, où je n’ai pas le temps de faire une réflexion qui vaille. Je ne pense qu’à vous obéir ponctuellement, et en le faisant, je crois ne pouvoir faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n’ai point pris de copie, je vous en donne ma parole, ni n’en ai parlé à personne. Je vous prie aussi de ne dire à qui que ce soit ce que je pense. J’espère avoir l’honneur de vous voir demain[46]. »


Mme de Sablé se garde bien de faire ce que lui demande Mme de Schomberg : elle communique sa lettre à tous ses amis après l’avoir arrangée à son goût et à celui de La Rochefoucauld, et elle y répond par le billet suivant, où elle insinue tout bas sur La Rochefoucauld ce que Mme de Guymenée en disait sans faire de façons :


« L’explication que vous donnez à cette maxime : que l’esprit est toujours la dupe du cœur, est plus que joliment entendue ; mais ce joliment-là est fort joliment dit, et vous avez admirablement bien achevé la maxime. Il est vrai que l’amour la fait mieux entendre que les autres passions, mais cela n’empesche pas qu’il ne soit vrai que l’esprit est partout la dupe du cœur.

« L’auteur a trouvé dans son humeur la maxime de la paresse, car jamais il n’y en a eu une si grande que la sienne, et je crois que son cœur, aussi inofficieux qu’il est, a autant ce défaut par sa paresse que par sa volonté. Elle ne lui a jamais pu permettre de faire la moindre action pour autrui, et je crois que parmi ses grands désirs et ses grandes espérances, il est quelquefois paresseux pour-lui-mesme.

« Ce que vous dites, que l’auteur ne pourra mettre en usage sa finesse, est fort bien pensé. Vous verrez dans une de mes maximes que nous nous sommes rencontrées. En vérité, vous estes une habile personne. »


Voici maintenant une femme d’une époque un peu plus avancée du XVIIe siècle, qui n’a pas connu l’hôtel de Rambouillet, et qui vient de la société de Mlle de Scudéry et de la cour de Mademoiselle, une amie de Huet, de Ménage, de Pélisson, qui porta dans le cloître le goût du bel esprit, en retenant celui de sa profession, une digne abbesse, mais une abbesse un peu précieuse et d’une amabilité assez mondaine, religieuse irréprochable et même édifiante, mais propre aux amitiés délicates et particulières avec une pointe de chaste coquetterie, la fille, qui le dirait ? de Mme de Montbazon, mais la nièce aussi de la noble Mme de Vertus, en un mot Marie-Eléonore de Rohan, d’abord abbesse de Caen, puis de Malnoue, et en dernier lieu supérieure du monastère de Notre-Dame-de-Consolation[47]. Elle a composé plusieurs ouvrages de piété, ce qui ne l’a pas empêchée de prendre part aux amusemens littéraires de Mademoiselle et aux Divers Portraits ; elle y a fait son portrait à elle-même et celui de Huet, tournés d’une façon assez galante pour une abbesse. On trouve dans les manuscrits de Conrart une correspondance inédite d’Éléonore de Rohan, qui contient plus d’un détail curieux sur la société de Mlle de Scudéry. Nous y avons surtout distingué sept lettres, où elle prend le nom d’Octavie, et qui sont adressées à un personnage qu’elle appelle Zénocrate, et qui pourrait bien être Godeau ou Pélisson. Sa naissance et son esprit donnaient de l’importance à son suffrage. La Rochefoucauld lui avait donc envoyé ses Maximes. L’aimable religieuse lui répondit par l’éloge le plus vif, sans toutefois s’engager sur le système ; elle abandonne volontiers les hommes, mais elle défend les femmes ; elle n’accorde pas du tout que leur vertu ne soit jamais que l’effet du tempérament, de la paresse, du hasard ; elle n’ose s’en prendre au caractère même de La Rochefoucauld, et elle aime mieux mettre sa triste opinion sur le compte des femmes qu’il avait connues, poursuivant ainsi, ce semble, les hostilités de sa mère contre Mme de Longueville. Elle finit en se plaignant que Mme de La Fayette et elle ne l’aient pas ramené à de meilleurs sentimens. Cette lettre[48], comme tout ce qui est sorti de la plume d’Éléonore de Rohan, est d’une correction et d’une politesse parfaites, mais, selon nous, bien inférieure à celle de Mme de Schomberg ; déjà l’élégance y remplace la grâce et l’abandon.


« Lettre de madame de Rohan, abbesse de Malnoue, à M. le duc de La Rochefoucauld, en lui renvoyant les Maximes.

« Je vous renvoye vos maximes, monsieur, en vous en rendant mille et mille grâces très humbles. Je ne les louerai point comme elles méritent d’être louées, parce que je les trouve trop au-dessus de mes louanges. Elles ont un sens si juste et si délicat, quoiqu’il soit quelquefois un peu détourné, qu’il ne faudroit pas moins de délicatesse pour vous dire ce qu’on en pense qu’il vous en a fallu pour les faire. Vous avez une lumière si vive pour pénétrer le cœur de tous les hommes, qu’il semble qu’il n’appartienne qu’à vous de donner un jugement équitable sur le mérite ou le démérite de tous ses mouvemens, avec cette différence pourtant qu’il me semble, monsieur, que vous avez encore mieux pénétré celui des hommes que celui des femmes ; car je ne puis, malgré la déférence que j’ai pour vos lumières, m’empescher un peu de m’opposer à ce que vous dites, que leur tempérament est toute leur vertu, puisqu’il faudroit conclure de là que leur raison leur seroit entièrement inutile. Et quand mesme il seroit vrai qu’elles eussent quelquefois les passions plus vives que les hommes, l’expérience fait assez voir qu’elles savent les surmonter contre leur tempérament, de sorte que quand nous consentirons que vous mettiez de l’égalité entre les deux sexes, nous ne vous ferons pas d’injustice pour nous faire grâce. Il est mesme bien plus ordinaire aux femmes de s’opposer à leur tempérament qu’aux hommes lorsqu’elles l’ont mauvais, parce que la bienséance et la honte les y forceroient quand mesme leur vertu et leur raison ne les y obligeroient pas. Voilà les trois de vos maximes que j’aime le mieux et qui m’ont le plus charmée :

« 1. Il ne faudroit point estre jaloux quand on nous donne sujet de l’estre ; il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles.

« 2. La fortune fait paroître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paroître les objets.

« 3. La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité. »

« Je vous avoue, monsieur, que quoique toutes vos maximes soient très belles, ces trois-là me paroissent incomparables, et qu’on ne sait à qui donner le prix, ou au sens ou à l’expression. Mais comme vous m’avez engagée à vous parler franchement, trouvez bon que je n’entende pas bien votre première maxime, où vous dites : « L’accent du pays où l’on est né demeure dans l’esprit et dans le cœur comme dans le langage. » Je crois que cela est fort bien et fort juste, mais je ne connois point ces accens qui demeurent dans l’esprit et dans le cœur. Je crois que c’est ma faute de ne les pas entendre ni de ne les pas sentir, et cette maxime me fait connoître ce que vous dites dans la quatrième, que les occasions nous font connoître aux autres et à nous-mesmes.

« Cette autre maxime, où vous dites « que l’on perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on en est affligé, et d’autres dont on est affligé quelque temps et qu’on ne regrette guères, » n’est pas à mon usage, car la mesure de ma douleur seroit toujours la mesure de mon regret, et j’ai grand peine à comprendre que je puisse séparer ces deux choses, parce que ce qui auroit mérité mon attachement mériteroit également et mon regret et mes larmes et ma douleur.

« La maxime sur l’humilité me paroît encore parfaitement belle ; mais j’ai été bien surprise de trouver là l’humilité. Je vous avoue que je l’y attendois si peu, qu’encore qu’elle soit si fort de ma connoissance depuis longtemps, j’ai eu toutes les peines du monde à la reconnoître au milieu de tout ce qui la précède et qui la suit. C’est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur amour-propre est si peu flatté. J’en serois bien humiliée en mon particulier, si je ne me disois à moi-mesme ce que je vous ai déjà dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du cœur des hommes que de celui des dames, et que peut-estre vous ne savez pas vous-mesme le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eust été soumis à la vertu et les sens moins forts que la raison, vous penseriez mieux d’un certain nombre qui se distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de La Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que nous faisons en votre faveur, puisque malgré les défauts d’un million d’hommes nous rendons justice à votre mérite particulier, et que vous seul nous faites croire tout ce qu’on peut dire de plus avantageux sur votre sexe. »


Réponse du duc de La Rochefoucauld à madame de Rohan.

« Quelque déférence que j’aye à tout ce qui vient de vous, je vous assure, madame, que je ne crois pas que les maximes méritent l’honneur que vous leur faites. Je me défie beaucoup de celles que vous n’entendez pas, et c’est signe que je ne les ai pas entendues moi-mesme. J’aurai l’honneur de vous en dire ce que j’en ai pensé dans un jour où deux, et de vous assurer que personne du monde, sans exception, ne vous estime et ne vous respecte tant que moi. »


Enfin, et c’est là le dernier témoignage que nous citerons contre La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, son amie, car l’intime liaison est à peu près vers ce temps-là, pense des Maximes comme Mme de Schomberg et Mme de Maure, et elle le dit assez nettement dans un petit billet à Mme de Sablé, déjà publié en partie, mais que nous donnons tout entier pour augmenter le trésor des lettres trop peu nombreuses de Mme de La Fayette :


« Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde si vous ne me montriez pas vos Maximes. Mme Du Plessis[49] m’a donné une curiosité estrange de les voir, et c’est justement parce qu’elles sont honnestes et raisonnables que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. Je vous rends mille et mille grâces de ce que vous avez fait pour ce gentilhomme ; je vous en irai encore remercier moi-mesme, et je me servirai toujours avec plaisir des prétextes que je trouverai pour avoir l’honneur de vous voir ; et si vous trouviez autant de plaisir avec moi que j’en trouve avec vous, je troublerois souvent votre solitude[50]. »

Ainsi il est certain que Mme de La Fayette condamnait le système de son ami. Nous ne lui attribuerons donc pas les Remarques écrites à la marge d’un exemplaire des Maximes appartenant à un membre de la chambre des députés de la restauration, M. de Cayrol. M. Aimé Martin a publié plusieurs de ces remarques à la fin de son édition de La Rochefoucauld, sur la foi d’une tradition qui les donne à Mme de La Fayette. Nous n’avons pas vu l’exemplaire de M. de Cayrol ; mais quand M. Aimé Martin nous dit : « On sait que l’auteur de Zaïde et de la Princesse de Clèves approuvait le système de La Rochefoucauld, » nous répondons qu’il se trompe, et si, comme il l’assure, on trouve le plus souvent au bas de chaque maxime ces mots : vrai, excellent, sublime, cela prouverait certainement que ces remarques ne sont point de Mme de La Fayette ; il y en a d’ailleurs un assez grand nombre qui ne lui peuvent appartenir. La Rochefoucauld avait dit : « L’intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés. » Est-ce la femme avisée et prudente, mais loyale et sincère, et que La Rochefoucauld lui-même a appelée vraie, qui sera tombée en admiration devant cette belle maxime et se sera empressée d’y apposer cet élégant commentaire : « On est toujours dupe de ses bonnes intentions ? » Est-ce la fleur des beaux-esprits de la cour de Madame qui n’aura pas compris le sens du mot honnête homme dans sa propre société, et qui, en bourgeoise qui se rengorge et fait l’entendue, lorsque La Rochefoucauld écrit, avec Pascal, avec Méré, avec tout le monde : « Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien, » le reprend et l’avertit « qu’il y a bien d’autres choses pour un honnête homme ? Cela est bon pour un galant homme, et non pour un honnête homme ; » ce qui est parfaitement vrai aujourd’hui et l’était déjà au commencement du XVIIIe siècle, mais ne l’était pas du tout au milieu du XVIIe. Il faut donc ôter ces remarques à Mme de La Fayette, bien qu’il y en ait plus d’une qui ne soit pas indigne d’elle. Si nous avions à les juger, nous dirions qu’on les pourrait attribuer à une personne telle que Mme de Lambert par exemple, de qualité, mais non pas de grande qualité, plus de la ville que de la cour, d’un esprit agréable et poli, mais sans grande portée. Pour Mme de La Fayette, sa vraie pensée sur les Maximes est dans le billet authentique que nous avons cité.

Je doute aussi beaucoup de la vérité de ce propos si souvent attribué à Mme de La Fayette : « M. de La Rochefoucauld m’a donné de l’esprit, mais j’ai réformé son cœur. » Personne, pas même La Rochefoucauld, n’avait à donner de l’esprit à l’auteur de Mademoiselle de Montpensier, déjà publiée en 1662, et personne aussi n’a réformé La Rochefoucauld, car, depuis sa liaison avec Mme de La Fayette jusqu’à sa mort, il a donné bien des éditions différentes des Maximes sans jamais toucher au système.

Le livre tant travaillé, revu et corrigé d’avance, pour ainsi dire, parut enfin au commencement de l’année 1665. La Rochefoucauld s’était ménagé bien des appuis, de pieux et puissans protecteurs, d’illustres et gracieuses protectrices. Il fit plus : il écrivit un Avis au lecteur pour le séduire aussi, et Segrais, dont la plume était au service de La Rochefoucauld comme de Mme de Lafayette, composa un long Discours qu’on mit en tête de l’ouvrage, et qui en est une apologie régulière en quatre points. Toutes les difficultés qui avaient été et peuvent encore être faites y sont méthodiquement réfutées. La Rochefoucauld a grand soin d’y faire dire par Segrais qu’il n’est pas un auteur, qu’il n’y prétend pas, et qu’on lui a arraché cet écrit. « Il est aisé de voir que cet ouvrage n’étoit pas destiné pour paroistre au jour. C’est une personne de qualité qui l’a fait, mais qui n’a écrit que pour soi-mesme, et qui n’aspire pas à la gloire d’estre auteur. Si par hasard c’étoit M***, je puis vous dire que son esprit, son rang et son mérite le mettent fort au-dessus des hommes ordinaires, et que sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres, qu’il n’a pas besoin de composer des livres pour se faire connoistre. Enfin, si c’est lui, je crois qu’il n’aura pas moins de chagrin de savoir que ces Réflexions sont devenues publiques, qu’il en eut, lorsque les Mémoires qu’on lui attribue furent imprimés. »

Pour soutenir et achever la comédie, La Rochefoucauld demanda à Mme de Sablé de lui faire un article dans le seul journal littéraire du temps, qui commençait à paraître cette année même, le Journal des Savans, et la complaisante amie écrivit un article qu’elle lui soumit. Mme de Sablé y faisait en quelque sorte l’office de rapporteur ; elle exposait les deux opinions qui partageaient sa société, et à côté de grands éloges elle avait mis quelques réserves. Tout cela ne plut guère à La Rochefoucauld, qui pria Mme de Sablé de changer un peu ce qu’elle avait fait. Celle-ci, à ce qu’il paraît, n’y put réussir, et elle adressa de nouveau son projet d’article à La Rochefoucauld, lui avouant qu’elle a laissé ce qui lui avait été sensible, mais l’engageant à user de son article comme il lui plairait, à le brûler ou à le corriger à son gré. Ce billet d’envoi dont on a donné quelques lignes, mérite bien d’être fidèlement reproduit, parce qu’il est joli et qu’il éclaire les ombrages et les petites manœuvres de l’amour-propre de La Rochefoucauld :


« Ce 18 février 1665.

« Je vous envoyé ce que j’ai pu tirer de ma teste pour mettre dans le Journal des Savants. J’y ai mis cet endroit qui vous est le plus sensible[51], afin que cela vous fasse surmont r la mauvaise honte qui vous fist mettre la préface[52] sans y rien retrancher, et je n’ai pas craint de le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer, quand mesme le reste vous plairoit. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée, si vous en usez comme d’une chose qui seroit à vous pour le corriger ou pour le jetter au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu’il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs, nous sommes trop riches pour craindre de rien perdre de nos productions. Mandez-moi ce qu’il vous semble de ce dictum. »


La Rochefoucauld prit au mot Mme de Sablé ; il usa très librement de son article, il supprima les critiques, garda les éloges, et le fit mettre dans le Journal des Savans ainsi amendé et parfaitement pur de toute prétention à la moindre impartialité[53].

L’ouvrage de La Rochefoucauld, publié en 1665, eut tout le succès que l’auteur pouvait souhaiter et qu’il avait si industrieusement préparé ; mais encore ici remarquez la conduite du véritable artiste : au lieu de s’endormir sur un succès qui allait toujours augmentant, il y puise des forces nouvelles pour perfectionner son œuvre et la rendre de plus en plus digne des suffrages des connaisseurs et de la postérité. La Rochefoucauld continua toute sa vie à corriger et à accroître l’édition de 1665 : il en donna une seconde en 1660, une troisième en 1671, une quatrième en 1675, et deux ans avant sa mort, en 1678[54], une cinquième, plus étendue et plus parfaite que les précédentes, et qui est son dernier mot. Nul ne sait si les maximes trouvées dans ses papiers n’étaient pas de simples ébauches par lui condamnées, ou des maximes achevées et destinées à une édition nouvelle. Personne n’a le droit de se mettre à la place de La Rochefoucauld, de toucher à son travail suprême, d’y rien ajouter, d’en rien retrancher. On doit sans doute recueillir avec soin les moindres notes, les pensées, les réflexions qu’il a laissées, et en composer un précieux appendice ; mais il faut respecter avec religion l’édition de 1678 comme le monument auquel est à jamais attaché son nom. Nous regrettons donc vivement qu’un siècle après, en confiant à l’Imprimerie royale le soin de procurer enfin une belle édition des Maximes, avec le portrait de leur auteur admirablement gravé sur l’émail de Petitot, la famille de La Rochefoucauld, égarée par sa piété même, ait donné l’exemple d’altérer un livre consacré.

Si nous sommes bien informé, celui qui prépara cette célèbre et charmante édition est ce bon, grand et infortuné duc de La Rochefoucauld, un des hommes les plus éclairés de son temps, l’ami et l’élève de Turgot, le partisan déclaré de réformes nécessaires, l’avocat de la nation auprès de la royauté, le défenseur de la royauté auprès de la nation, un des pères et des martyrs de la monarchie constitutionnelle. Quand l’édition de 1778 parut, le duc de La Rochefoucauld en envoya un exemplaire à l’auteur de la Thérie des sentimens moraux, Smith, qui dans son ouvrage avait fait des Maximes une critique, selon nous, fondée, mais très sévère. Le noble éditeur joignit à cet envoi la lettre suivante, retrouvée dans les papiers de Smith, et que son digne biographe, Dugald-Stewart, a publiée :


« Paris, 3 mars 1778.

« Le désir de se rappeler à votre souvenir, monsieur, quand on a eu l’honneur de vous connaître, doit vous paraître fort naturel ; permettez que nous saisissions pour cela, ma mère[55] et moi, l’occasion d’une nouvelle édition des Maximes de La Rochefoucauld, dont nous prenons la liberté de vous offrir un exemplaire. Vous voyez que nous n’avons point de rancune, puisque le mal que vous avez dit de lui dans la Théorie des sentimens moraux ne nous empêche point de vous envoyer ce même ouvrage. Il s’en est même fallu de peu que je ne fisse encore plus, car j’aurais eu peut-être la témérité d’entreprendre une traduction de votre Théorie ; mais comme je venais de terminer la première partie, j’ai vu paraître la traduction de M. l’abbé Blavet, et j’ai été forcé de renoncer au plaisir que j’aurais eu de faire passer dans ma langue un des meilleurs ouvrages de la vôtre.

« Il aurait bien fallu pour lors entreprendre une justification de mon grand-père. Peut-être n’aurait-il pas été difficile premièrement de l’excuser, en disant qu’il avait toujours vu les hommes à la cour et dans la guerre civile, deux théâtres sur lesquels ils sont certainement plus mauvais qu’ailleurs, et ensuite de justifier par la conduite personnelle de l’auteur des principes qui sont certainement trop généralisés dans son ouvrage. Il a pris la partie pour le tout, et parce que les gens qu’il avait eus le plus souvent sous les yeux étaient animés par l’amour-propre, il en a fait le mobile général de tous les hommes. Au reste, quoique son ouvrage mérite à certains égards d’être combattu, il est cependant estimable même pour le fond, et beaucoup pour la forme. »


Nous acceptons volontiers ce jugement de M. le duc de La Rochefoucauld comme la meilleure expression du nôtre. Oui, l’auteur des Maximes a pris la partie pour le tout ; il a trop généralisé ses principes ; parce que la plupart des hommes sont animés par l’intérêt et l’amour-propre, il a eu tort d’en faire le mobile unique de tous les hommes, et son ouvrage mérite d’être combattu. Nous trouvons une réfutation suffisante de La Rochefoucauld dans la lettre aimable et généreuse, surtout dans la vie et dans la mort de son noble descendant : admirables représailles exercées par le petit-fils contre les écrits et la conduite de son grand-père !

Arrivé à la fin de cette longue histoire des Maximes, nous sentons le besoin de demander grâce au lecteur pour cette multitude de pièces, de lettres, de documens de toute espèce que nous y ayons comme entassés ; mais ces documens étaient presque tous inédits, et on sait combien ceux qui consument leur temps et leurs yeux à rechercher et à déchiffrer des pièces nouvelles ont de faiblesse pour leurs laborieuses découvertes. Il nous eût été facile et commode d’en prendre et d’en présenter seulement la fleur, mais nous aurions sacrifié la solidité à l’agrément, tandis que nous nous proposions de donner quelque chose de définitif et de complet sur ce sujet mille fois touché, jamais approfondi dans toutes ses parties, de faire en un mot, comme le dit Leibnitz, un véritable établissement sur ce point important de l’histoire littéraire du XVIIe siècle. La Rochefoucauld a donné à la France un genre de littérature agréable et sérieux, délicat et élevé, une école d’observateurs ingénieux de la nature humaine, dont le premier père est sans doute Montaigne, mais dont La Rochefoucauld est plus particulièrement le fondateur et le promoteur. Sans les Maximes et leur immense succès, comme sans les Portraits de Mademoiselle, nous n’eussions pas eu les Caractères de La Bruyère. Les Caractères sont en effet un heureux mélange des deux genres : ce sont des portraits, mais fort généralisés, ainsi que nous l’avons dit, des réflexions sur le cœur et l’esprit humain, sur les mœurs et sur la société, qui sont tout à fait de la famille des Maximes, mais empreintes d’une toute autre philosophie. Vauvenargues diffère encore plus de La Rochefoucauld que La Bruyère, mais il en vient aussi ; il prend tour à tour ses inspirations dans La Rochefoucauld et dans Pascal, surtout, il est vrai, dans son âme, dans cette âme mélancolique et fière qui, sous la régence, sous le règne de l’esprit en délire, lui dicta cette maxime, le meilleur abrégé de la philosophie la plus profonde : Les grandes pensées viennent du cœur.

Arrêtons-nous et résumons ce travail dans une dernière réflexion. Toute la littérature des maximes et des pensées est sortie du salon d’une femme aimable, retirée dans le coin d’un couvent, qui, n’ayant plus d’autre plaisir que celui de revenir sur elle-même, sur ce qu’elle avait vu et senti, sut donner ses goûts à sa société, dans laquelle se rencontra par hasard un homme de beaucoup d’esprit, qui avait en lui l’étoffe d’un grand écrivain.


VICTOR COUSIN.

  1. Voyez la livraison du !me janvier 1854.
  2. Dans ces derniers temps, on a fort justement donné à la rue de la Bourbe le nom de rue de Port-Royal.
  3. Tallemant, t. II, p. 329.
  4. Œuvres complètes de La Rochefoucauld, chez Ponthieu, in-8o, 1825 (édition donnée par le marquis Gaëtan de La Rochefoucauld), p. 458.
  5. Voici un autre billet de Mme de La Fayette à Mme de Sablé dans une occasion semblable : « Il y a une éternité que je ne vous ai veue, et si tous croyez, madame, qu’il ne m’en ennuyé point, vous me faittes une grande injustice. Je suis résolue à avoir l’honneur de vous voir, quand vous seriez ensevelie dans le plus noir de vos chagrins. Je vous donne le choix de lundy ou de mardy, et de ces deux jours-là je vous laisse à choisir l’heure, depuis huit du matin jusques à sept du soir. Si vous me refusez après toutes ces offres-là, vous vous souviendrez au moins que ce sera par une volonté très déterminée que vous n’aurez pas voulu me voir, et que ce ne sera pas ma faute. Ce dimanche au soir. » — Autre billet de la même et du même genre : « Ce mardy au soir. De peur qu’il n’arrive quelque changement à la bonne humeur où vous estes, j’envoye tristement sçavoir si vous me voulez voir demain. J’irai chez vous incontinent après disné, car je vous cherche seule ; et si vous envisagez des visites, remettez-moi à un autre jour. Il est vrai qu’il faut que vous ayez de grands charmes, ou que je ne sois guère sujette à m’offenser, puisque je vous cherche après tout ce que vous m’avez fait. »
  6. Bibliothèque nationale, Supplément français, no 3029.
  7. Voyez notre premier article, livraison du 1er janvier dernier, p. 9.
  8. Tallemant, t. IV, p. 156.
  9. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 454 et 468. Le texte cité est pris sur la lettre autographe qui est dans le IIe portefeuille de Valant, p. 180. L’imprimé donne sans nul motif : « Vous ne sauriez faire plus belle charité, » omettant le mot une, et donnant ainsi à la phrase un air plus ancien. Ce sont là des riens, mais ces riens multipliés changent le caractère du style. On ne peut comprendre pourquoi les éditeurs ont si mal copié et tant défiguré les lettres de La Rochefoucauld, bien faciles à lire pourtant avec leur longue et grande écriture à la Louis XIV. Ces lettres si bien tournées, souvent si intéressantes, attendent encore un éditeur intelligent et soigneux. Si nous étions plus jeune, nous tacherions d’être cet éditeur-là, d’autant plus que nous pourrions joindre aux lettres déjà connues bien des lettres nouvelles, parmi lesquelles il en est de fort importantes.
  10. Voyez, dans nos Fragmens de philosophie cartésienne, le morceau intitulé le Cardinal de Retz cartésien.
  11. Œuvres d’Arnauld, t. Ier, p. 206. La lettre d’Arnauld est du 19 avril 1660 ; la première édition de la Logique est de 1662 ; cette édition ne contient que le discours d’Arnauld ; Nicole est l’auteur du second discours ajouté dans les éditions qui ont suivi.
  12. Quatrième série de nos ouvrages. Littérature, t. Ier, p. 463.
  13. Nous voulons du moins rassembler les moindres renseignemens sur cet écrit. Quand La Rochefoucauld aspirait, ou quand ses amis songeaient pour lui à la charge de gouverneur du dauphin, qui fut donnée à M. de Montausier, il fait ce compliment à la marquise : « C’est ce que vous m’avez envoyé qui me rend capable d’estre gouverneur de M. le dauphin depuis l’avoir lu… Je n’ai en ma vie rien vu de si beau ni de si judicieusement écrit. Si cet ouvrage-là étoit publié, je crois que chacun seroit obligé, en conscience, de le lire, car rien au monde ne seroit si utile ; il est vrai que ce seroit faire le procès à bien des gouverneurs que je connois. » Œuvres de La Rochefoucauld, p. 447. Ailleurs : « L’Éducation des enfans que Mme de Sablé m’a envoyée. » Ibid., 471. Ailleurs encore : « Je vous supplie… de vous souvenir que vous m’avez promis le traité de l’amitié et ce que vous avez ajouté à l’Éducation des enfans. » Ibid., p. 468. Quelques lignes de Mme de Longueville porteraient à croire que l’écrit de Mme de Sablé avait pour titre Instruction pour les Enfans : « Rien n’est plus beau que votre Instruction pour les Enfans ; je l’ai lue aux miens sans leur dire que cela vint de vous. Je ne la montrerai point, à mon grand regret ; mais vous voulez bien qu’on en prenne copie. » Supplément français, 3029. Les deux billets suivans, l’un de la comtesse de Maure, l’autre d’Arnauld d’Andilly, montrent que l’écrit de Mme de Sablé était déjà composé, non-seulement avant l’année 1663, époque de la mort de la comtesse, mais dès l’année 1660. Mme de Maure parle comme La Rochefoucauld : « En vérité, plus je vois cette Instruction des Enfans et plus je trouve que c’est une très belle chose, et ce que vous y avez adjouté est encore admirable. J’ai toujours songé en la lisant que c’est grand dommage que vous n’ayez eu le roi dans vostre gouvernement… » M. d’Andilly à Mme de Sablé, 1er février 1660 : « Je doute qu’on vous ait assez dit jusques à quel point je fus satisfait de ce certain discours. J’en fus d’autant plus touché, qu’il me parut d’abord un paradoxe ; mais vous faites voir si clairement ce que vous avez entrepris de prouver, qu’il faudroit renoncer à la raison pour n’en pas demeurer d’accord. Rien n’est plus judicieux ni plus solide, et si les enfans étoient instruits de cette manière, il est sans doute que par la connoissance qu’ils auroient d’eux-mesmes ils pourroient former en mesme temps et leurs mœurs et leur esprit, et, lorsqu’ils liroient ensuite l’histoire, en faire des jugemens dont les vieillards mesme sont incapables, à cause de la manière dont ils l’ont apprise dans leur jeunesse, qui fait, comme vous le dites si bien, que leur jugement n’y ayant eu nulle part, il ne leur reste seulement que le souvenir des noms qui se sont conservés dans leur mémoire. » Supplément français, 3029, 8.
  14. C’est ainsi que l’appelle La Rochefoucauld. M. d’Andilly le vante encore plus que l’écrit sur l’éducation des enfans : « Ce 28 janvier 1661. En vérité, c’est moi qui puis dire sans vous flatter que, quelque bien que vous ayez toujours écrit, vous écrivez encore mieux que vous n’avez jamais fait ; ce qui vient, à mon avis, de ce que le jugement croist sans cesse et se sert ainsi avec plus d’art et de conduite des lumières de l’esprit. Il n’en faut point de meilleure marque que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer touchant l’amitié. Rien n’est plus beau, plus juste et plus véritable. Mais ce qui me le fait encore plus estimer, c’est que, quelque grands que soient vostre jugement et vostre esprit, ils y ont beaucoup moins de part que vostre cœur. Il faut sentir ces choses-là pour les pouvoir penser et les pouvoir dire. » Supplément français, 3029, 8.
  15. Édition de 1665, maxime XCIV.
  16. Édition de 1678, maxime LXXXIII.
  17. Manuscrits de Conrart, in-folio, t. XI, p. 175 : « DE L’AMITIE. — L’amitié est une espèce de vertu qui ne peut estre fondée que sur l’estime des personnes que l’on aime, c’est-à-dire sur les qualités de l’âme, comme la fidélité, la générosité et la discrétion, et sur les bonnes qualités de l’esprit. — Il faut aussi que l’amitié soit réciproque, parce que dans l’amitié l’on ne peut, comme dans l’amour, aimer sans estre aimé. — Les amitiés qui ne sont pas establies sur la vertu et qui ne regardent que l’intérest et le plaisir ne méritent point le nom d’amitié. Ce n’est pas que les bienfaits et les plaisirs que l’on reçoit réciproquement des amis ne soient des suittes et des effets de l’amitié ; mais ils n’en doivent jamais estre la cause. — L’on ne doit pas aussi donner le nom d’amitié aux inclinations naturelles, parce qu’elles ne dépendent point de notre volonté ni de notre choix, et, quoiqu’elles rendent nos amitiés plus agréables, elles n’en doivent pas estre le fondement. » — « L’union qui n’est fondée que sur les mêmes plaisirs et les mêmes occupations ne mérite pas le nom d’amitié, parce qu’elle ne vient ordinairement que d’un certain amour-propre qui fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, encore que nous soyons très imparfaits, ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui ne cherche que la raison et la vertu dans les amis. C’est dans cette sorte d’amitié où l’on trouve les bienfaits réciproques, les offices reçus et rendus, et une continuelle communication et participation du bien et du mal qui dure jusqu’à la mort sans pouvoir estre changée par aucun des accidens qui arrivent dans la vie, si ce n’est que l’on découvre dans la personne que l’on aime moins de vertu ou moins d’amitié, parce que, l’amitié estant fondée sur ces choses-là, le fondement manquant, l’on peut manquer d’amitié. — Celui qui aime plus son ami que la raison et la justice aimera plus en quelque autre occasion son plaisir ou son profit que son ami. — L’homme de bien ne désire jamais qu’on le défende injustement, car il ne veut point qu’on fasse pour lui ce qu’il ne voudroit pas faire lui-mesme. »
  18. Maximes de madame la marquise de Sablé et Pensées diverses de M. L. D. Paris, 1678, in-12. Il y en a une réimpression d’Amsterdam à la suite des Maximes de La Rochefoucauld en 1712. Voyez maximes VI, VII, XXVI, LVIII, LXI, LXXXI.
  19. Tallemant, tome IV, page 70 et suiv.
  20. Paris, in-12.
  21. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 461 : « Je trouve la sentence de M. Esprit la plus belle du monde ; » page 450 : « À M. Esprit… Je vous prie de mettre sur le ton de sentence ce que je vous ai mandé de ce mouchoir et des tricotets, sinon renvoyez-moi ma lettre pour voir ce que j’en pourrai faire : » page 451 : « Je vous prie de montrer à Mme de Sablé nos dernières sentences ; cela lui redonnera peut-être l’envie d’en faire, et songez-y aussi de votre côté, quand ce ne seroit que pour grossir notre volume, » etc.
  22. 1 vol. in-8o, Paris, 1678.
  23. Tome II, page 387.
  24. Ibid., page 456.
  25. Ibid., p. 37, 121, 322.
  26. Bibliothèque nationale. Recueil de Marguerite Périer, page 273. Voyez nos Œuvres littéraires, tome III.
  27. A peu près vers 1655 ou 1656. La Princesse de Paphlagonie prouve que Mme de Sablé était retirée à Port-Royal en 1659, quand cet ouvrage parut ; mais il ne faut pas oublier que, s’il parut en 1659, il fut composé en 1658 ; de plus, la lettre de Mme de Choisy sur le jansénisme (voyez notre premier article), qui est de la fin de l’année 1655, semble indiquer qu’alors Mme de Sablé habitait déjà Port-Royal, puisque la spirituelle chancelière remet sa dispute avec la marquise au temps où elle ira au Luxembourg, ce qui marque bien que Mme de Sablé n’était plus à la Place-Royale, mais aux environs du Luxembourg, dans le quartier Saint-Jacques.
  28. Nous citons Pascal d’après le texte original très souvent altéré par ses amis. Voyez notre travail sur les Pensées de Pascal, Œuvres littéraires, tome Ier, et l’édition dit-il. Havet, qui est bien l’édition critique et savante que nous avions demandée : c’est la récompense de nos efforts de les avoir vus couronnés et terminés par un tel ouvrage.
  29. Voyez la livraison du 15 septembre 1843.
  30. Maxime LXXIX.
  31. Maxime LXXXV.
  32. Les éditeurs mettent « un potage avec carottes. » Quelle distraction, bon Dieu ! et comme Mme de Sablé se serait emportée contre ces maladroits éditeurs qui gâtent ainsi ses potages !
  33. Nous possédons à la Bibliothèque nationale le manuscrit autographe des Mémoires de Retz : il est écrit facilement et presque sans ratures.
  34. C’est là le seul indice que nous connaissions de poésies de La Rochefoucauld.
  35. Ces petites incorrections, qui de la conversation passent dans le style, trahissent un homme qui n’est pas un auteur.
  36. Sur cette fin, on serait fort tenté de soupçonner Arnauld d’Andilly, ami bien connu de Mme de Guymenée comme de Mme de Sablé ; mais ce n’est pas sa belle écriture.
  37. Presque déchiré.
  38. Nous l’avons supprimée comme n’étant pas fort plaisante.
  39. Probablement l’opinion des sceptiques et des épicuriens, de Lamothe-Levayer, Gassendi, Bernier, etc.
  40. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 461.
  41. Dans l’avis que nous n’avons plus.
  42. Règlement donné par une dame de haute qualité à madame sa petite-fille ; composé, en effet, pour l’éducation de la petite La Rochefoucauld, publié en 1698, réimprimé en 1779.
  43. Nous déplorons qu’il n’y ait pas un seul portrait du temps, ni peint ni gravé, de cette belle et aimable personne. Le père Lelong n’en indique aucun, et on ne se peut contenter de celui que Desrochers a donné dans la collection d’Odieuvre au milieu du XVIIIe siècle, sans indiquer l’original sur lequel il a travaillé. Voici du moins quelques lignes de Mme de Motteville, t. I, p. 48 et 49 : « Ses yeux étoient bleus, grands et pleins de feu, ses dents blanches et égales, et son teint avoit le blanc et l’incarnat nécessaire à une beauté blonde. » — Vie de Madame de Hautefort, duchesse de Schomberg, par une de ses amies, publiée d’abord en 1799, puis réimprimée en 1807 avec l’Histoire de Vittoria Accorambona, duchesse de Bracciano, p. 124 : « Mme de Hautefort est grande et d’une très belle taille ; elle a les cheveux du plus beau blond cendré que l’on ait jamais vu ; son teint est d’un blanc et d’un incarnat admirables ; elle a les plus beaux yeux du monde, si vifs et si pleins de feu, que l’on en voit sortir le même éclat qui sort de ses dimants si brillants et si beaux ; sa bouche est parfaitement belle, et d’un rouge si beau, que l’art n’en saurait imiter la couleur ; ses dents sont blanches, bien faites et bien rangées ; elle a le nez aquilin, et aussi grand qu’il faut pour lui donner un air de majesté admirable. Elle a dans son visage et dans toute sa personne un certain air de bonté et de majesté tout ensemble, si particulier, que tous ceux qui la connaissent assurent que l’on sent en la voyant de la joie, de la tendresse, du respect et de la crainte ; l’on est d’abord ravi de la voir, et l’esprit, tout prévenu aussitôt de sa bonté et de sa vertu, fait que le cœur est rempli de respect et d’amitié pour elle. » Voyez encore un admirable portrait fort détaillé de Mme de Schomberg, sous le nom d’Olympe, dans la troisième édition des Portraits de Mademoiselle ; nous n’en savons pas l’auteur.
  44. Mme de Sévigné dit aussi : « À ma honte, il y en a que je n’entends pas du tout. »
  45. Arte di parer honesta est du Guarini dans le Pastor fido, livre que toutes les belles dames d’alors savaient par cœur et citaient sans cesse. Voici la phrase du Guarini, P. Fid. att. III, sc. V : « L’honestate attro non è che un’ rte di parer honesta. »
  46. Il reste si peu de chose de la duchesse de Schomberg, qu’on nous saura gré peut-être de tirer du Supplément français, 3029,8, deux petits billets qui se rattachent à la lettre précédente. Mme de Sablé l’avait communiquée à M. Arnauld d’Andilly, qui en fut charmé, et fit partout l’éloge de Mme de Schomberg. Celle-ci, alors malade, recevant quelques lignes de Mme de Sablé, où elle lui demandait des nouvelles de sa santé et lui disait un mot de M. d’Andilly, s’empressa de lui répondre de sa main le billet suivant, sur la feuille même qui lui avait été envoyée : « Bon Dieu ! quel avantage l’on a d’estre louée de vous ! Cela fait qu’on passe dans le monde pour tout ce que l’on n’est point. Ce bon homme, M. d’Andilly, n’a point pris la peine de rien penser après vous, ce qui est cause qu’il me traite d’une si admirable créature ; car sur quoi juger que j’ai de si belles qualités que sur ce que vous lui avez dit ? Si j’osois, je me plaindrois de cette excessive bonté. Si vous lui aviez parlé vingt fois moins avantageusement, il ne lui seroit pas venu dans l’esprit tant de si grandes choses dont je demeure accablée de confusion, et très reconnoissante des bontés que vous avez pour moi, qui ne suis pas mieux que quand j’eus l’honneur de vous aller voir. Je ne suis sortie que pour aller chez Mme de Louvois (nièce de Mme de Sablé). Vous jugez bien que je ne puis avoir de santé, puisque je n’ai pas la satisfaction d’aller moi-mesme vous dire de mes nouvelles. Si j’osois, je vous supplierois de brider la lettre de M. d’Andilly pour son honneur, car si on la voyoit, cela feroit voir que c’est un homme qui se prévient sans se servir de son jugement et de sa considération ; car, s’il s’en étoit servi, il eût dû voir si vous ne railliez point, quand vous lui avez parlé de moi. Je crois tout de bon que c’est pour cela que vous lui en avez dit du bien, afin de voir jusques où tous le pourriez faire aller sans faire aucune réflexion. Vous devez être contente de sa foy, car elle ne peut pas aller plus loin (une ligne illisible)… La paix de M. d’Andilly et de vous fera finir vos commerces ; c’est un dommage tout à fait grand, car cela vous eût fait dire à tous deux des merveilles. Votre lettre, sans faire la louangeuse, est tout autrement belle que la sienne, etc. » — Autre billet de Mme de Sablé à Mme de Schomberg : « À Mme de Schomberg, 3 juillet 1663. Hélas ! mon adorable madame, vous estes donc malade ! Je vous envoyé M. Valant afin que vous en disposiez comme moi-même, pour vous servir comme il me sert dans mes frayeurs, qui sont aussi grandes pour vos maux que pour les miens, car vostre vie m’est toute précieuse. » Réponse de Mme de Schomberg : « Vos extrêmes bontés me touchent si vivement, qu’il est impossible de dire le ressentiment que j’en ai. Je pourrois dire sans exagération que je passerois la comparaison des courtisans de Rome, qui appellent une apostille de la main du cardinal patron, dans une lettre d’un secrétaire, un saint beaume qui la parfume tout entière. J’espère de même que le billet que vous me faites l’honneur de m’écrire fera plus d’effet et de bien que toute la science d’Esculape et de Galien. M. Valant est trop raisonnable pour n’en tomber pas d’accord. Voilà qui feroit un grand chapitre, si on le vouloit approfondir. Je vous rends de très humbles grâces de la bonté avec laquelle vous m’avez envoyé M. Valant, dont je suis fort contente, bien qu’il m’ait ordonné une saignée à laquelle je me soumets, quelque répugnance que j’y puisse avoir. Il me semble qu’ayant votre approbation, cela doit me faire passer par-dessus toutes mes aversions. »
  47. Monastère situé dans la rue du Cherche-Midi. Elle y mourut en 1681, à l’âge de cinquante-trois ans. La religieuse qui lui succéda lui fit élever un tombeau sur lequel Pélisson grava une épitaphe vraiment touchante, qui se trouve à la fin du troisième volume de ses Lettres historiques. Huet, qui l’avait connue à Caen, en parle avec éloge dans ses Mémoires. Elle a donné au ministère de la rue du Cherche-Midi des Constitutions très admirées et qui ont été imprimées. On a aussi imprimé plusieurs des Exhortations qu’elle avait faites aux vêtures ou aux professions de ses religieuses à Caen et à Malnoue, une Paraphrase des Psaumes de la Pénitence et la Morale de Salomon, commentaire des livres des Proverbes, de l’Ecclésiaste et de la Sagesse, qui a eu plusieurs éditions du vivant d’Éléonore de Rohan et après sa mort.
  48. Brotier l’a donnée sans dire où il la prenait ni de qui elle était ; voyez son édition des Maximes, p. 191 : Lettre d’une Dame au duc de La Rochefoucauld. Nous la tirons, avec le billet inédit de La Rochefoucauld, des manuscrits de Conrart, in-folio, t. XIII, p. 1183.
  49. Isabelle de Choiseul, fille puînée de Charles, marquis de Praslin, maréchal de France, et femme de Henri de Guénegaud, soigneur du Plessis et garde des sceaux. C’était une personne de beaucoup de mérite, fort liée avec Mme de La Fayette et Mme de Sévigné.
  50. Ces derniers mots rappellent la plainte de Mme de La Fayette dont nous avons parlé au commencement de cet article.
  51. Il y avait d’abord : « Cet endroit seul par où l’on vous condamne. »
  52. Probablement la préface de Segrais.
  53. Nous mettons en regard le projet d’article et l’article imprimé pour qu’on en saisisse mieux les différences. ¬¬¬
    Projet d’article Article imprimé.
    pour le Journal des Savans sur les Maximes de M. de La Rochefoucauld. Journal des Savans, 1665, p. 116.

    Réflexions ou Sentences et Maximes morales, à Paris, chez C. Barbin, au Palais.

    « C’est au traité du mouvement du cœur de l’homme qu’on peut dire lui avoir esté comme inconnu jusques à cette heure. Un seigneur aussi grand en esprit qu’en naissance en est l’auteur, mais ni sa grandeur ni son esprit n’ont pu empescher qu’on en ait fait des jugemens bien différens.

    « Les uns croyent que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’autheur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-mesme. Ils disent qu’il est dangereux de mettre de telles pensées an jour, qu’ayant si bien montré qu’on ne fait jamais les bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu’il est impossible de l’avoir si ce n’est en idée ; que c’est enfin renverser la morale de faire voir que toutes les vertus qu’elle nous enseigne ne sont que des chimères, puisqu’elles n’ont que de mauvaises fins.

    « Une personne de grande qualité et de grand mérite passe pour estre auteur de ces Maximes ; mais quelque lumière et quelque discernement qu’il ait fait paroistre dans cet ouvrage, il n’a pas empesché que l’on n’en ait fait des jugemens bien différens.
    « Les autres, au contraire, trouvent ce traité fort utile parce qu’il découvre aux hommes les fausses idées qu’ils ont d’eux-mesmes, et leur fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun bien ; qu’il est bon de se connoistre tel qu’on est, quand mesme il n’y auroit que cet advantage de n’estre pas trompé dans la connoissance qu’on peut avoir de soy-mesme. « L’on peut dire néanmoins que ce traité est fort utile, parce qu’il découvre aux hommes les fausses idées qu’ils ont d’eux-mesmes, qu’il leur fait voir que sans le christianisme ils sont incapables de faire aucun bien qui ne soit meslé d’imperfection, et que rien n’est plus advantageux que de se connoistre tel qu’on est en effet, afin de n’estre pas trompé par la fausse connoissance que l’on a toujours de soi-mesme.
    « Quoi qu’il en soit, il y a tant d’esprit dans cet ouvrage et une si grande pénétration pour connoistre le véritable estat de l’homme, à ne regarder que la nature, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu’ils auroient peut-estre ignorées toute leur vie, si cet auteur ne les avoit tirées du chaos du cœur de l’homme pour le mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et comprendre sans peine. » « Il y a tant d’esprit dans cet ouvrage et une si grande pénétration pour démesler la vérité des sentimens du cœur de l’homme, que toutes les personnes judicieuses y trouveront une infinité de choses fort utiles qu’elles auroient peut-estre ignorées toute leur vie, si l’auteur des Maximes ne les avoit tirées du chaos pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde les peut voir et les peut comprendre sans peine. »
  54. Cette année 1678 fut véritablement une année épidémique en fait de maximes et de pensées. C’est dans cette année que paraient, ainsi que nous l’avons dit, les Maximes de Mme de Sablé, les Pensées de d’Ailly, le livre d’Esprit, et qu’un autre ami de Mme de Sablé, un grave disciple de Port-Royal, Vallon de Beaupuis, tira des lettres de Saint-Cyran des Maximes chrétiennes. — En 1684, un M. Boucher s’avisa de mettre en assez mauvais vers les Maximes de La Rochefoucauld, et en 1695, Mme de Pringy, imitant à la fois, mais de bien loin, La Rochefoucauld et La Bruyère, publia les Différens Caractères des Femmes du siècle avec la description de l’amour-propre, etc.
  55. La duchesse d’Anville.