La Marquise de Gange/Chapitre V

Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 98-131).



CHAPITRE V


Il est difficile de se peindre la surprise du marquis, de ne trouver à son arrivée à Gange, ni Villefranche, ni son épouse. L’abbé, quoique mieux instruit, joua l’étonné comme son frère, et la consternation parut générale.

— Nous sommes trompés, dit le marquis à Théodore, tous les deux sont en fuite ; et c’est pour nous mieux induire en erreur qu’ils ont fait dire que la voiture prise à Beaucaire les conduisait à Gange. Dans quelle situation cruelle cette malheureuse et moi sommes-nous donc maintenant ? Elle me croit coupable, et je suis convaincu qu’elle l’est. Cependant je veux être instruit ; et l’amour et l’orgueil m’en imposent la loi… Et l’infortuné parcourait à grands pas toutes les différentes parties du château, arrosant de ses larmes tous les meubles, toutes les pièces qui lui rappelaient les instants heureux qu’il avait autrefois passés près de sa chère Euphrasie.

Rien ne brise le cœur comme de se retrouver seul dans les lieux jadis témoins de notre félicité : tout en retrace l’objet, tout le peint à nos yeux ; il semble qu’il anime encore tout ce qu’il embellissait autrefois ; les échos nous répètent le son de cet organe qui nous enchantait ; nous volons où nous croyons l’entendre, et nous n’y trouvons plus que l’image déchirée par le désespoir.

Un jour qu’Alphonse pleurait dans sa chapelle, aux pieds du portrait de sa chère épouse, placé, comme nous l’avons dit, au-dessus du Christ dont il l’avait faite la mère, plongé dans cette sorte d’égarement qui réalise toutes nos chimères, il crut que les yeux de cette vierge céleste se remplissaient de larmes, en le fixant avec ardeur, et que ses lèvres de rose, pâlissant tout à coup, s’entr’ouvraient pour prononcer ces mots coupés Mort… malheur… tombeau.

Son agitation redouble… — Oh ! mon ami, dit-il à son frère, elle pleure, ses larmes ont coulé sur mes mains ; elles sont retombées sur mon cœur… Elle parle, et mon sort est écrit dans les mots qui lui sont échappés. Il faut que je la retrouve ou que j’expire.

Qu’on nous permette de le laisser dans cette cruelle situation, pour nous occuper un instant de la personne qui en est l’objet.

Tout était sagement, ou plutôt méchamment combiné dans les plans de l’abbé. Il savait bien que si (comme cela était présumable) la marquise, furieuse de ce qu’elle voyait, prenait le parti de retourner promptement à Gange, qu’elle le fît seule ou avec Villefranche, ce serait toujours à l’auberge des voitures qu’elle s’adresserait pour en avoir une. Un voiturier, gagné par Théodore, devait en conséquence s’offrir à elle, et ce fut précisément avec cet homme aposté que Villefranche, ignorant ces détails, fit aussitôt monter Euphrasie ; et, à quelques déclarations près, faites par Villefranche à la marquise, le respect et la circonspection régnèrent dans ce tête-à-tête ; tout s’y passa le mieux du monde jusqu’aux environs de Montpellier. Mais à deux lieues de cette ville, au milieu d’un petit bois de pins, le voiturier tout à coup s’arrête. Villefranche a beau lui demander raison de ce procédé, on se contente de lui répondre qu’il faut laisser souffler les chevaux. Ici la marquise ne peut se défendre d’un peu d’inquiétude… Que faire ?… La volonté de tous ces gens-là est invariable : plus ils ont tort, plus ils sont insolents. Il faut avoir voyagé dans ce pays-là pour connaître la vérité de ce principe. On s’arrête donc près d’un quart d’heure dans le bois ; mais, à l’approche de deux hommes de fort mauvaise mine, bientôt la crainte redouble ; et ce qui l’accroît, c’est que Villefranche, enlevé de Beaucaire à la hâte, n’avait pris aucune précaution de sûreté : point de pistolet, pas même son épée. — Où allez-vous ? dit un de ces bandits, en s’approchant de la voiture le sabre à la main. Croyez-vous donc passer dans mes États sans me faire une visite ? Villefranche, dénué des moyens de se défendre, essaie de parler ; on ne l’écoute pas. — Descendez, descendez tous deux, lui dit-on, vous êtes à cent pas de mon palais, et n’avez plus besoin de voiture pour vous y conduire. La marquise, tremblante, obéit, soutenue par le comte ; tous deux suivent leur conducteur, qui, levant une pierre voilée par des broussailles, donne poliment la main à la marquise pour descendre dans ce qu’il appelle son palais. Quatre autres camarades de ces deux-ci se trouvent là, et tous s’empressent à bien recevoir leurs hôtes. — Ne vous étonnez pas de notre manière d’être avec vous, madame, dit le chef, après l’avoir fait reposer et rafraîchir ; le dessein de vous nuire en quoi que ce puisse être n’a point motivé votre arrestation. Soyez tranquilles l’un et l’autre ; il ne vous sera fait aucun mal : ce ne sont point des ennemis, ce sont des amis que nous voulons nous faire. Las du métier que nous exerçons, nous commençons à redouter les suites dangereuses de cette vie errante et vagabonde ; nous voilà prêts à l’abandonner ; mais la justice à laquelle nous sommes dénoncés ne croira pas à la sincérité de notre retour : nous voulons en avoir des témoins. Depuis le passage de la foire, nous avons arrêté beaucoup de monde, auxquels, ainsi qu’à vous, nous n’avons fait que des politesses. Nous prions tous ces honnêtes gens de répandre notre conversion dans le public : ils ont promis de nous servir de témoins et de défenseurs. Honorez-nous de la même grâce… Vous, monsieur le comte de Villefranche, que nous connaissons à merveille, vous avez tout le crédit nécessaire pour nous sauver des peines que nous avons méritées : allez à Montpellier, sollicitez pour nous ; nous garderons votre dame en dépôt jusqu’à ce que, muni des faveurs que nous demandons, vous veniez vous-même la retirer de nos mains. Croyez que, jusque-là, les plus grandes attentions et le plus grand respect guideront toutes nos démarches envers elle ; mais, il est bon de vous en prévenir, elle est le prix de notre grâce ; elle ne vous sera rendue qu’à cette condition. Villefranche veut parler, on l’en empêche. La marquise fait de son côté tout ce qu’elle peut pour s’opposer à ce parti et pour que Villefranche ne l’abandonne pas : tout est inutile, le comte doit céder ; il part, deux brigands l’escortent, et la marquise, au sein des pleurs et des alarmes, reste seule avec les quatre autres.

Pour n’avoir plus à nous occuper que de madame de Gange, nous dirons de suite à nos lecteurs que ce ne fut point à Montpellier que Villefranche fut conduit, mais aux portes d’Avignon, où on le déposa, en lui disant que tout ce qu’on lui avait dit n’était que pour posséder la marquise seule ; que les brigands de chez lesquels il sortait n’avaient besoin ni de grâce ni de défenseurs : et que s’il s’avisait de faire la moindre démarche pour ou contre ces gens-là, il serait assassiné sous huitaine, dans quelque lieu qu’il pût se réfugier. On le laissa en prononçant ces mots. Nous reviendrons à lui quand il en sera temps. Retournons dans le souterrain.

Rien ne se démentit dans la conduite qu’on avait promis d’observer avec la marquise ; attentions, prévenances, propos honnêtes, tout avait été mis en usage. Mais, au bout de trois ou quatre jours, le chef eut l’air de ne pouvoir tenir à l’amour que lui inspirait une aussi belle femme : il lui déclara ses sentiments, et ses égards diminuèrent beaucoup quand il s’aperçut de la répugnance invincible que la marquise témoignait pour lui. Cependant, elle ne crut pas au travers de tout cela devoir dissimuler l’inquiétude qu’elle éprouvait du long retard de Villefranche. Cette ouverture venait d’être faite par Euphrasie, un jour où, les camarades en course, cette infortunée se trouvait absolument seule avec le chef. — Cessez de vous inquiéter, madame, lui dit arrogamment ce vilain homme : vous ne reverrez plus Villefranche ; mes paroles sont aussi trompeuses que mes actions, et vous ne sortirez d’ici que morte ou mon épouse. Mais, comme le brutal s’aperçut qu’un aveu si subit et si peu ménagé allait peut-être envoyer la marquise au tombeau, il tâcha de la rassurer. — Eh bien ! madame, lui dit-il, votre douleur m’attendrit, et vous allez me trouver bien raisonnable. Je veux bien suspendre avec vous les effets d’une supériorité dont j’obtiendrais tout si je voulais, mais sous la condition d’une clause à laquelle j’espère que vous ne vous refuserez pas. — Quelle est-elle ? — Il faut copier de votre main, et signer l’écrit que voici.

Euphrasie prend le papier, et y lit ces mots : « Mécontente de la conduite que mon mari observe maintenant avec moi, je promets et déclare au sieur Joseph Deschamps, propriétaire, entre les mains duquel je suis volontairement, de continuer de vivre avec lui dans la plus grande familiarité et intimité, jusqu’à ce que, la mort de monsieur de Gange m’ayant rendue libre, je puisse contracter mariage avec ledit sieur Deschamps, auquel je promets foi, soumission et fidélité jusque-là. »

— Avez-vous réfléchi, monsieur, dit Euphrasie, que je dois nécessairement préférer la mort à un pareil engagement ? — Vous en êtes la maîtresse, madame, répondit Deschamps, en faisant voir à la marquise le bout d’un pistolet : j’ai toujours ce dernier moyen à votre service ; mais il ne sera employé, soyez-en certaine, qu’après un qui ne vous laissera pas, je vous le proteste, même la douceur de mourir innocente. Vos paroles font frémir, monsieur. — Votre résistance, madame, est plus inconcevable que mes paroles ; mais, croyez-moi, décidez-vous très promptement.

Ici la marquise n’avait pas à balancer ; elle gagnait du temps, et pouvait échapper en signant ; elle était perdue en ne signant pas. À peine a-t-elle écrit que deux personnages, qui se disent officiers de justice, fondent sur Deschamps, le lient, et l’entraînent avec la marquise hors de son effrayant asile. Ils serrent avec soin l’écrit qu’ils emportent ; une voiture les attend, et, dans moins de deux heures, les voilà tous quatre à Montpellier. Il se passa pour lors quelque chose de fort singulier, et que ne put comprendre la marquise. Il était nuit quand on arriva à Montpellier, et ce fut à un cabaret borgne, situé dans un faubourg de la ville, que la voiture s’arrêta. On laisse madame de Gange seule avec l’hôtesse, et Deschamps, avec les officiers de justice, disparaissent, excepté néanmoins l’un des conducteurs de Deschamps, qui, rentrant dans la salle basse où l’on avait laissé Euphrasie, lui intime l’ordre de le suivre chez l’évêque, où il doit, dit-il, la déposer. La marquise sort, tranquillisée par cette injonction, suit son guide, avec grand plaisir… On arrive au palais. — Monseigneur, dit l’exempt en présentant la marquise, voilà madame de Gange ; c’est au milieu d’une bande de scélérats que nous l’avons arrêtée ; voici l’acte par lequel elle se liait au chef, qui a avoué avoir obtenu cet écrit d’elle, sans aucune contrainte, et a joint à cette déposition des aveux bien plus défavorables encore aux mœurs et à la vertu de cette dame. Connaissant vos alliances avec la maison de Gange, nous avons cru devoir en remettre la dame entre vos mains, avant que de la traduire en justice. À ces mots, l’officier se retire, et la marquise reste seule avec le prélat.

— Voilà une conduite bien extraordinaire, madame, dit le vénérable pasteur. — Je conviens, répondit Euphrasie, que toutes les apparences sont contre moi ; mais, si vous écoutez mon récit, j’espère que sa franchise vous désabusera ; et le prélat, ayant fait asseoir la marquise, l’écouta avec autant de bonté que d’attention. Euphrasie ne cacha rien ; elle eut seulement la prudence de n’attribuer qu’à de faux bruits répandus sur son époux la démarche inconsidérée qu’elle avait faite avec le comte de Villefranche. Son arrestation par Deschamps fut présentée avec la plus stricte vérité ; et quand elle en fut aux prétendues faiblesses qu’on lui attribuait avec Deschamps, et à l’écrit qui en motivait l’aveu, elle nia tout de ce ton énergique qui n’appartient qu’à l’innocence.

— Madame, répondit le prélat, avec cette candeur et cette naïveté, véritable apanage des pères de l’Évangile, votre physionomie serait bien trompeuse, si vous en imposiez ; mais, dans l’état où l’on vous conduit ici, et avec la présomption qui vous accompagne, je ne puis prendre sur moi de vous renvoyer sans quelques instructions ultérieures : ne trouvez donc pas mauvais, je vous prie, si je vous fais, en attendant, conduire au couvent des Ursulines de cette ville ; vous y serez traitée avec tous les égards qui vous sont dus ; une fois là, nous écrirons, chacun de notre côté, au marquis de Gange, et je vous proteste de faire alors tout ce qu’il exigera de moi. Euphrasie, ne pouvant blâmer un parti aussi raisonnable, remercia monseigneur, et, sous la conduite du grand-vicaire, elle se rendit dès le soir même au couvent indiqué ; les lettres s’écrivirent, et voici celle que la marquise se pressa d’envoyer à son mari :

« Je suis, par ordre de monseigneur l’évêque de Montpellier, dans le couvent des Ursulines de cette ville. Que d’événements me sont arrivés depuis que nous ne nous sommes vus ! Accourez aussitôt que ma lettre vous sera parvenue, mais voyez l’évêque avant que de vous présenter au couvent : lui seul peut vous accorder la permission de me parler. Continuez d’aimer votre Euphrasie : elle se croit aussi digne de vous que vous le serez toujours d’elle. J’ai pu vous paraître coupable, mais combien vous l’êtes à mes yeux ! Pressez donc un éclaircissement si nécessaire à notre bonheur. »

On ne se peint point les transports d’Alphonse à la lecture de ce billet. — Oui, mon cher ange, s’écria-t-il, tu m’aimes, et je t’adorerai toute ma vie ; tu n’es pas plus coupable que moi, j’en suis sûr ; hâtons-nous de nous en convaincre l’un et l’autre… Et, sans aucun préparatif, le marquis s’élance dans une voiture et se fait conduire à Montpellier.

En vertu de la lettre de sa femme et de celle de l’évêque, qu’il avait reçue en même temps, ce fut chez le prélat qu’il descendit ; et après s’être fait annoncer, l’évêque, sans vouloir entrer dans aucune explication, se contenta de lui délivrer l’ordre de voir sa femme tant qu’il le voudrait ; et en lui donnant ce papier, il y joignit celui qu’Euphrasie avait signé dans le souterrain. — À l’égard de cette pièce, dit-il au marquis, mon devoir et ma conscience m’obligent à vous la remettre, mais en vous prévenant que je ne la regarde que comme un monument de la scélératesse de ce Deschamps, et comme une preuve de l’extrême terreur qu’il sut répandre dans l’âme d’une épouse contre laquelle ceci ne doit vous rien faire présumer.

Avant de rien examiner, Alphonse vole au couvent, obtient de l’abbesse la permission de voir sa femme dans une salle extérieure ; et ce fut là que madame de Gange dit à son époux : — Oh ! mon ami, quand j’eus vu le cruel spectacle qui prouvait si bien votre infidélité, je n’écoutai plus que les conseils de mon désespoir ; ils m’entraînèrent dans une imprudence affreuse, je le sais, mais raisonne-t-on quand on ne sait plus ce qu’on fait ?… En me précipitant au bas de l’escalier, je rencontrai Villefranche ; je lui dis tout ce que j’avais vu, tout ce qui légitimait le désordre dans lequel je paraissais à ses yeux. Sans lui donner le temps de répondre, je l’entraîne à l’auberge des voitures, et nous en louons une pour Gange… Et la marquise continua de s’expliquer sur tout le reste avec la même franchise qu’elle avait employée chez l’évêque. — Mais qui, dit Alphonse, qui te fit voir l’erreur où j’étais ? Comment cette ouverture au plancher se trouva-t-elle là toute prête pour m’observer dans cette chambre, que je croyais si bien être la tienne ? Et ici, la prudente marquise, ne voulant point compromettre les deux frères, dit qu’elle seule, surprise du bruit qu’elle entendait chez Ambroisine, s’approcha du trou, et l’ouvrit. — Mon égarement fit le reste, ajouta-t-elle, et nous partîmes. Je te le répète, mon ami, il est impossible d’avoir plus à se louer de toutes les marques d’attention et de respect que le comte m’a montrées pendant la route, et même dans la malheureuse rencontre que nous fîmes de ces brigands. — Cette aventure est affreuse, dit le marquis, paraissant encore plus inquiet sur les procédés de Deschamps que sur ceux de Villefranche. — Mon cher Alphonse, répliqua la marquise, aucun des deux ne doit t’alarmer. — Mais ce billet, dit le marquis en le parcourant, les aveux qu’il contient… — Tout cela n’eut pour but que la conservation de ma vie, et je ne la désirais que pour me justifier : j’expirais sans cela dans le désespoir. Oh ! mon ami, crois donc à la sagesse de ta femme, basée sur son amour ; elle est inaltérable comme lui ; déchire cet affreux papier, il ne peut être voué qu’au mépris. — Je le garde, répondit Alphonse ; la facture de ce papier, l’encre dont tu t’es servie, tout peut faire un jour découvrir le coupable, et il nous est bien essentiel de le connaître. — Eh bien ! fais ce que tu voudras, dit la marquise ; mais réunissons-nous au plus tôt, je t’en conjure : j’imagine maintenant qu’un mot de toi suffit pour m’arracher d’ici, et nous rejoindre, sans que les poisons de la jalousie viennent nous infecter désormais ; sans qu’aucun nuage, en un mot, puisse encore obscurcir le printemps de nos jours.

Après de nouvelles protestations de tendresse, le marquis revola chez l’évêque, qui, gardant toujours le secret sur les causes qui l’avaient fait agir, remit à monsieur de Gange l’ordre de retirer sa femme ; et les deux époux, après une dernière visite de bienséance au prélat, repartirent sur-le-champ pour Gange.

— Voilà une aventure bien extraordinaire, dit Alphonse à Euphrasie, dès qu’ils purent se parler plus à l’aise ; quel est l’instigateur de tout ceci ? — Je ne sais, dit la marquise, mais j’oserais croire qu’une même main a tout conduit. — Oui, certes, répondit Alphonse, il n’y a qu’une seule cause à tout cela, et cette cause n’est autre que ton imprudente erreur de Beaucaire. — Mais quelqu’un l’a produite, cette erreur, dit madame de Gange, et voilà ce qui est bien diffîcile à démêler : plus je veux asseoir mes idées sur quelques vraisemblances, plus je vois naître de contradictions ; et c’est après avoir bien réfléchi que je ne sais plus à quoi m’arrêter.

— j’éprouve les mêmes choses, répondit Alphonse ; mais ne fatiguons pas nos esprits en vaines conjectures. Nous voilà réunis ; je t’ai prouvé mon innocence ; tu m’as convaincu de la tienne : que notre avenir appartienne au bonheur, laissons l’infortune au passé.

À présent que le discernement de nos lecteurs a sûrement reconnu dans les nouveaux traits que nous venons de lui raconter la main perfide de l’abbé de Gange, il nous reste à leur développer les motifs qui lui firent compliquer cette aventure.

Pourquoi ne pas laisser le comte de Villefranche ramener la marquise au château, se contentant de la faire arrêter en entrant à Montpellier, afin que le but que se proposait Théodore se trouvât simplement rempli ? En voici la raison : d’abord c’eût été laisser trop longtemps sa belle-sœur aux mains de son rival, ce qui ne lui fût pas arrivé sans lui causer beaucoup de jalousie ; ensuite, il ne refluait, par ce procédé, que de légers torts sur madame de Gange, et il entrait dans les vues de l’abbé de lui en donner de beaucoup plus grands. Ainsi, en la faisant arrêter par des bandits, qui d’abord écartent son rival, et avec l’un desquels ensuite il a l’art de la mettre fort bien, on conviendra qu’il jaillit alors sur sa victime une dose de malheur bien plus forte que dans le premier cas ; et combien, d’après cela, devenaient plus sérieux, et en même temps plus sévères, les moyens que le marquis devait employer pour la punition de sa femme ! Elle était de même arrêtée à Montpellier, il est vrai, mais simplement comme la compagne d’un jeune homme honnête et fait pour être respecté ; mais, conduite dans cette ville avec un chef de voleurs, dont elle passe pour la maîtresse, quelle différence ! Or, l’on sait, et l’on saura peut-être encore mieux bientôt, qu’aucune de ces nuances n’échappait au perfide instigateur de ces infernales machinations, et que jamais il ne négligeait aucune de celles qui pouvaient le mieux lui assurer la défaite totale de sa victime. Mais il avait donc surpris la bonne foi de l’évêque ? Ah ! de toutes ses ruses, assurément celle-ci était la plus facile : la noble simplicité de la vertu n’est-elle pas toujours la dupe des menées odieuses du crime ?

Quoi qu’il en fût, le scélérat, qui avait compté sur de plus longs délais, se trouva fort étonné de voir aussitôt dénouer des trames auxquelles son abominable imagination avait assigné de beaucoup plus longs termes. Ainsi, dès que les époux arrivèrent, il fallut se prêter à la joie générale, ce qui n’embarrassa pas beaucoup un homme élevé dès l’enfance à la feinte et à l’hypocrisie.

Telle était la situation des esprits lorsque Villefranche reparut.

Ce jeune homme faible, mais intéressant, et toujours intérieurement amoureux de madame de Gange, témoigna la plus vive inquiétude sur le sort de l’épouse de son ami, dont il venait s’assurer lui-même. Il dit que, malgré les menaces qu’on lui avait faites, s’il faisait des démarches pour retrouver celle dont on l’avait si cruellement séparé, aussitôt qu’on l’eut laissé libre, il était revenu sur ses pas ; il avait, disait-il, retrouvé le souterrain, mais personne dedans ; que, ne sachant alors comment faire pour suivre ses recherches, il était revenu à Avignon, avec le projet de s’éclaircir avec la mère même de madame de Gange ; qu’il avait néanmoins rejeté ce projet, dans la crainte d’ébruiter une aventure que la famille, sans doute, serait bien aise de tenir secrète ; que c’était par hasard enfin qu’il avait appris que madame de Gange était de retour dans son château ; qu’il s’était empressé de venir se convaincre lui-même de cette heureuse nouvelle.

On se hâta de lui expliquer l’aventure, et le comte, après avoir rempli ses devoirs de bienséance, annonça son départ pour le lendemain. On essaya de le retenir ; il n’eut pas de peine à faire ce qu’on désirait ; et la joie allait redevenir générale, lorsqu’une lettre de madame de Roquefeuille, instruite de tout ce qui s’était passé, redemanda sa fille avec empressement. L’aimable Ambroisine partit donc, comblée des éloges et des regrets de toute la société, qui ne pouvait voir qu’avec chagrin s’éloigner d’elle une jeune personne aussi intéressante à tous égards, et sur le compte de laquelle madame de Gange était parfaitement revenue.

— Il me semble, dit à quelque temps de là Théodore à Villefranche, que tu as bien mal profité de la superbe occasion que je t’avais ménagée avec ma belle-sœur. Tu m’avoueras qu’il est assez maladroit d’avoir laissé prendre par des voleurs une femme qui n’aurait jamais du trouver de fers qu’entre tes bras… Et le scélérat se gardait bien de dire ici que sa méchanceté commençait le mal, et que sa jalousie l’arrêtait.

— Ah ! crois, mon cher abbé, répondit Villefranche, qu’il n’y a rien que je n’aie fait pour réussir ; mais, je te l’ai dit, ta sœur est inabordable : je ne connais pas de femme plus sage et plus vertueuse au monde ; m’opposant sans cesse l’ardent amour dont elle est dévorée pour son mari, elle ne m’a jamais laissé le plus léger espoir. — Il faut réparer cela, mon ami. Te voilà de retour, on t’engage à rester ; le champ est libre, je te promets la continuation de mes soins. Il faut réduire cette fière beauté ; il faut humilier cette vertu sauvage, qui résiste avec toi plus par orgueil que par inclination. Rends-toi donc justice, mon cher comte : quelque joli cavalier que soit mon frère, n’es-tu pas beaucoup mieux que lui ? Un peu de persévérance, et tu réussiras. N’est-il pas plaisant, poursuivit l’abbé, que ce soit un homme de ma robe qui enseigne à un charmant cavalier de ton état comment il faut s’y prendre pour avoir une femme ? Eh ! quoi, mon ami, tu es arrivé à ton âge toujours croyant à leur vertu ? Sois sûr que ce n’est jamais que l’occasion qui leur manque ; et qu’aussitôt qu’elle leur est offerte, elles savent bientôt en profiter : mille, plus sûres les unes que les autres, naîtront ici pour toi, et je te promets de te les faire saisir. — Je consens à tout, dit le comte : les difficultés, les résistances n’ont fait qu’attiser ma flamme, et je suis plus épris que jamais.

— Oh ! mon cher Perret, dit Théodore à son confident, peu de jours après le retour de Villefranche, comme la fortune vient encore de me mal servir ! Une fois la marquise à Montpellier, je voulais qu’on lui ôtât dans son couvent tous les moyens d’écrire ; que l’évêque surtout ne donnât point de ses nouvelles ; tout, dis-tu, avait été bien promis, et l’on n’a rien tenu. Alphonse, par ce moyen, eût couru le monde sans la trouver ; se lassant de soins inutiles, il eût à la fin pris son parti, et je devenais le maître de ma sœur ! — C’est une négligence de monseigneur, dit Perret ; car j’avais bien recommandé cette importante clause, en lui peignant la nécessité de faire arrêter votre belle-sœur, courant le monde avec de jeunes officiers et des chefs de bandits. Quoi qu’il en soit, monsieur, poursuivit Perret, tranquillisez-vous la réputation de cette femme orgueilleuse se trouve furieusement ternie par mes soins : on a publié l’aventure ; je l’ai répandue partout. — Tant mieux, dit Théodore ; c’est quelque chose au moins : on gagne souvent beaucoup à diffamer une femme ; il en existe un grand nombre qui n’ont consenti à se jeter dans le désordre que parce qu’on les y croyait déjà. Les résultats de la calomnie sont toujours très favorables à des projets tels que les nôtres ; ce poison de la méchanceté des hommes est celui qui s’étend avec le plus de vivacité, et dont les plaies sont le plus difficiles à se fermer. Nous ne devons pas cesser de le mettre en usage ; et d’ailleurs, mon frère n’abandonnera-t-il pas sa femme, quand il la croira déshonorée ? Et n’est-ce pas de cet abandon que je dois tirer mon bonheur ? — Mais si elle nous découvre… — Jamais. Personne ne possède comme moi l’art de se cacher derrière les circonstances, et de les faire naître au sein de la vérité même. Le comte n’est pas aussi amoureux que je le voudrais. — Comment, monsieur, vous désirez qu’un autre soit amoureux de celle que vous adorez ? — Oh ! l’amour de Villefranche m’embarrasse fort peu : je l’éteindrai quand il faudra, et si je le nourris à présent, c’est qu’il me devient nécessaire pour les perdre tous d’eux. Rassure-toi, Perret ; ou je me trompe fort, ou tu verras dans peu de singuliers événements.

Les choses en étaient là, quand madame de Châteaublanc, mère de madame de Gange, arriva au château : le bruit de l’aventure de sa fille l’y attirait, et elle parut désirer des éclaircissements. L’abbé avait bien envie de se charger seul du soin de les donner ; il l’eût fait à sa fantaisie, et les impressions qu’il eût produites chez madame de Châteaublanc eussent sans doute servi ses projets ; mais que de dangers, d’un autre côté, si des instructions plus vraies étaient parvenues à cette respectable mère ! Les faits furent donc développés par madame de Gange elle-même, et certifiés par Alphonse. Quoique sa fille n’eût d’autre tort qu’un peu d’imprudence, sa mère la blâma beaucoup.

— Ma chère enfant, lui dit affectueusement cette tendre mère, souvenez-vous que, quelque honnête que soit une femme, elle ne doit jamais être soupçonnée : la vertu, chez elle, est une fleur que le souffle même du zéphir endommage ; le public, naturellement porté à toujours croire le mal, blâme souvent davantage une femme des torts dont elle a l’apparence que de ceux dont elle est réellement coupable. Ceux-ci sont du ressort de sa conscience ; la bonté de son caractère, l’excellence de son éducation doivent l’en garantir ; les autres appartiennent à l’opinion ; et, sans des soins bien particuliers, on captive difficilement celle du monde. Mais il y a de l’injustice, me direz-vous peut-être : assurément il y en a ; mais ce défaut est celui de tous les hommes il faut éviter de leur donner une prise dont il est certain qu’ils profiteront. — Oh ! ma tendre mère, s’écria la marquise, combien sont profondes les blessures de cette calomnie dont j’ai tant à me plaindre ! — Il faut les cautériser dans leur source, répondit madame de Châteaublanc. Voilà pourquoi les précautions les plus rigoureuses sont nécessaires à une jeune femme ; et ce n’est que parfaitement pénétrée de sa religion qu’elle parviendra à se garantir de tous les dangers qu’elle court. Point de véritable morale sans religion : elle seule l’étaie, la soutient ; et comment ne triompherait pas de tous les pièges des hommes celle qui réunit à la crainte d’y succomber l’espoir certain des récompenses dont l’Eternel doit un jour couronner ses vertus ? Et cette respectable mère, ne voulant pas donner l’air d’un reproche que ne méritait point sa fille, à de simples conseils qu’elle lui adressait, se contenta de quelques avis subséquents que la marquise reçut avec les larmes de la reconnaissance.

— Mon frère, dit Théodore à Alphonse, pendant le séjour de madame de Châteaublanc à Gange, je n’aime pas cette femme-là : elle a la confiance de sa fille beaucoup plus que nous. Si ta femme hérite de madame de Nochères, comme cela paraît certain, tu verras qu’Euphrasie fera avec sa mère quelque arrangement qui nous empêchera de jouir de cette immense fortune jusqu’à la majorité de l’enfant. — C’est un motif pour la ménager, dit le marquis. — Cela en serait un pour la perdre, si nous en avions le courage. — Mais, mon ami, ce n’est pas au moment où je me raccommode avec sa fille… où j’aime plus que jamais cette chère épouse ; ce n’est pas, dis-je, dans ce moment-là que j’irai causer à Euphrasie le douloureux chagrin de la priver de sa mère. — Mon cher Alphonse, dit Théodore, je te vois toujours raisonner mal, toutes les fois qu’il s’agit de tes intérêts. Quel rapport y a-t-il entre cette mère et sa fille relativement à toi ? En te mariant avec l’une, as-tu épousé l’autre ? Et n’arrive-t-il pas tous les jours qu’on adore la fille, tout en abhorrant la mère ? — Cela est rare. — Mais cela est. — Soit ; mais le chagrin que celle que j’aime éprouvera de celui que j’aurai donné à celle que je n’aime pas, en sera-t-il moins réel, et n’aurai-je pas toujours à en redouter les effets ? — Et le tort que cette vieille femme peut nous faire, ne te causera-t-il pas un chagrin plus violent que celui que ta femme pourra ressentir de la perte de sa mère ? — Comment ? de la perte ! qu’imagines-tu donc ?

— Cela est vrai, j’en ai trop dit : avec une âme aussi timorée que la tienne, il faut se taire, ou dissimuler ; je conviens d’ailleurs que mes mots étaient plus forts que mes idées. Je ne prétends pas du tout attenter aux jours de la mère de ta femme ; à Dieu ne plaise qu’une telle pensée se soit jamais présentée à mon esprit ! mais on peut un moment l’écarter du monde, la mettre à couvert, et agir, ou la faire agir, pendant ce temps-là ; prendre, en un mot, les précautions qui nous paraîtront les meilleures pour ôter à cette femme les moyens de nous nuire, ou d’engager ta femme à le faire.

— Mon ami, dit Alphonse, tu connais ma confiance en toi ; fais tout ce que tu voudras, mais n’en parle point à ma femme ; qu’elle ne ressente aucune peine des procédés que tu mettras en œuvre : c’est tout ce que je te demande. — Bon, laisse-moi conduire l’aventure, et je te réponds qu’elle tournera suivant nos désirs.

L’abbé, muni des pouvoirs de son frère, se rendit l’homme le plus aimable auprès de madame de Châteaublanc ; ce fut lui qui lui fit les honneurs du château, qui la promena dans les environs ; et, comme on l’imagine aisément, le perfide, plus à son aise, ne manqua pas de laisser planer quelques soupçons sur la tête de l’intéressante marquise. — Il a bien fallu que nous ayons l’air d’être dupes de tout cela, dit Théodore à madame de Châteaublanc ; mais on se persuadera bien difficilement qu’Euphrasie soit sortie très pure des mains de Deschamps. Je veux bien croire qu’elle n’eut aucune part à cela ; mais un brigand fait ce qu’il veut d’une femme, quand il la menace le pistolet à la main. À l’égard de Villefranche, votre fille n’est pas également excusable ; et, sans son acquiescement, leur liaison ne serait pas si intime. Examinez-les bien tous les deux, et vous verrez si l’on peut s’y tromper. — J’ai bien de la peine à croire tout ce que vous me dites, monsieur, dit madame de Châteaublanc ; je connais la vertueuse retenue de ma fille ; elle est incapable de ce dont vous la soupçonnez. Généralement estimée de la famille où elle prit son premier époux, ne serait-elle donc entrée dans la vôtre que pour y voir ternir sa réputation ? Les plaisirs de la cour, où ma fille passa ses premières années, fournissaient à l’inconduite que vous lui supposez bien plus d’occasions de mal faire, et elle n’a jamais profité d’aucune. — Mais l’histoire du brigand, comment la justifiez-vous, madame ? — L’existence du fait anéantit l’accusation ; ma fille avait le choix de la mort ou de l’infamie ; elle vit, donc elle est innocente. — Donc elle est coupable, dit l’abbé. — Non, monsieur, donc elle est innocente : elle se tuait elle-même, si elle eût été contrainte à succomber. — Eh bien ! éclairez-nous sur le reste, madame, c’est tout ce que je puis vous dire ; mais croyez que son aventure de Beaucaire, sa détention à Montpellier, mystérieusement ordonnée par l’évêque, le retour subit de ce même Villefranche ; soyez assurée, dis-je, que ce sont là de fortes présomptions contre votre fille. Au surplus, le repentir qu’elle en éprouve, le chagrin où de nouveaux reproches replongeraient mon frère, tout cela m’engage à vous demander le secret sur notre conversation, et les suites vous prouveront quelque jour si c’est votre crédulité qui vous trompe, ou si c’est ma frayeur qui m’abuse. — je conçois comme vous, monsieur, les motifs de taire vos soupçons, encore plus les bases dont vous les étayez ; mais rien ne m’oblige à voir aussi facilement du mal dans la conduite d’une fille… qui ne me donna jamais un instant d’alarmes, et j’attendrai, pour me rendre, des preuves capables de me faire perdre l’estime et la tendresse que j’eus toujours pour elle.

Quoique ces premières ouvertures fussent faites pour jeter un peu de froid entre ces deux personnages, l’abbé, qui sentit que l’intérêt de ses manœuvres exigeait de se bien tenir avec cette femme, continua d’être aimable, sans revenir sur un sujet aussi sérieux.

Madame de Châteaublanc partit au bout de quinze jours, sans faire aucune révélation de ce qui s’était passé entre elle et Théodore, et malheureusement sous un rapport, quoique très heureusement sous un autre, Villefranche n’avait rien fait de ce qui eût pu légitimer les soupçons que l’abbé eût été fort aise de faire naître dans l’âme de la mère d’Euphrasie.

Ce fut à cette époque que le marquis reçut une lettre du chevalier de Gange, son frère, datée de Nice, où son devoir l’enchaînait encore. Il donnait à Alphonse, dans cette lettre, l’assurance de le revoir bientôt ; le désir qu’il avait de faire connaissance avec une belle-sœur dont il entendait dire tant de bien lui ferait expédier au plus tôt toutes les affaires qui pourraient encore retarder ce plaisir.

Ce nouveau personnage, dont il est temps de donner une idée, vu l’importance du rôle que nous lui verrons bientôt remplir, était le plus eune de la famille ; plus méchant qu’on ne verra le marquis, il avait cependant moins d’esprit et moins de finesse que l’abbé ; celui-ci était son ami particulier, son conseil, et il se déterminait rarement à quoi que ce pût être, sans les instigations de Théodore. Pour les peindre enfin tous les trois d’un seul trait, nous dirons que le marquis se prêtait au mal, que l’abbé le conseillait, et que le chevalier l’exécutait.

On frémit sans doute, en voyant de quels ennemis va bientôt se trouver entourée la plus douce, la plus aimable et la plus vertueuse des femmes ; mais ne précipitons rien, il nous reste encore bien des choses à raconter auparavant.

Tous les ans, la veille du jour consacré par l’Église à la commémoration des morts, fête lugubre et solennelle, qui date de la plus haute antiquité, et doit son origine à cette piété tendre, à ce respect religieux que l’homme sensible doit à ceux qui l’ont précédé dans la carrière de la vie, et dont il ne reste plus que les dépouilles mortelles ; tous les ans, dis-je, à cette époque, madame de Gange, depuis qu’elle était au château, ne manquait pas d’aller visiter, au labyrinthe, le tombeau dans lequel son époux voulait un jour s’enfermer avec elle : un mouvement plus actif de sa sensibilité ordinaire parut l’y conduire cette fois.

Il était environ cinq heures du soir lorsqu’elle y arriva seule comme à l’ordinaire ; une brume épaisse enveloppait l’atmosphère et voilait les derniers rayons de l’astre qui se précipitait dans les mers ; le calme et la douceur du temps laissaient parvenir avec plus de facilité le bruit imposant de ces cloches par lesquelles l’homme, en ébranlant les airs, semble associer l’Etemel aux larmes que répand sa douleur. Ces sons plaintifs, se mêlant aux cris lugubres des oiseaux de la nuit, achevaient de prêter à ce sombre local tout le pathétique et toute la solennité dont il était susceptible : il semblait que l’on entendît les gémissements de ceux qu’on venait honorer ; on eût dit que leurs mânes voltigeaient autour des tombeaux qu’ils entrouvraient pour vous recevoir.

Euphrasie, interdite, reste quelques minutes immobile, et ne sort de cette espèce d’apathie, fruit précieux de la plus exquise sensibilité, qu’au bruit du sifflement aigu de l’oiseau de la mort, qui s’élance rapidement au-dessus de sa tête. Vivement émue de tout ce qui la frappe, elle se précipite à genoux, les deux mains jointes sur le mausolée.

— Ô mon Dieu ! s’écrie-t-elle avec cette componction d’une âme vive et ardente, si tu me prépares de nouveaux malheurs, accorde-moi de les prévenir, en me faisant descendre dès aujourd’hui dans ce dernier asile où doit venir me rejoindre l’époux chéri que tu m’as donné : j’y arriverai pure au moins et digne de ses regrets ; tu prolongeras ses jours sur la terre, afin d’éterniser dans son souvenir l’image de celle qui mourut en l’idolâtrant. Mais si cette pensée trop mondaine t’offensait, ô mon Dieu ! ramène vers toi toutes les facultés aimantes d’Euphrasie : il est bien juste qu’elles t’appartiennent en entier, puisque c’est à toi seul que je dois le peu d’instants heureux dont j’ai joui jusqu’à présent. Reprends-moi dans ton sein, ô mon Dieu ! le mien fut toujours rempli de ton image ; je n’ai conçu ton existence que par l’amour qui m’embrasait pour toi. Ah ! si le cœur de l’homme est ton temple, c’est parce qu’il est aussi le foyer où s’électrise la flamme dont la sainte ardeur le consume.

« Daigne accepter mes vœux pour les parents que j’ai perdus… pour ce premier époux qui guida mes jeunes années ; et quand tes ordres me réuniront à eux, daigne, comme eux, me placer près de toi, afin qu’à leur exemple je puisse au moins te voir dans l’immensité des siècles de cette éternité, qui cesse d’effrayer le faible esprit des hommes, quand on peut la consacrer à te bénir, et à te glorifier sans cesse.

Euphrasie, en prononçant ces derniers mots, se détache tellement de toutes ses facultés physiques qu’il semble qu’elle ne tienne plus à la vie ; son sein palpite avec Violence, ses regards fixés vers le ciel ne contemplent plus que son Dieu ; de sa bouche à demi close, paraît s’élancer vers ce Dieu l’âme qui vient de l’animer ; et, comme elle n’existe plus que dans lui, elle ne peut plus renaître que par lui.

Ô monstres ! qui choisissez cet instant pour compléter sa ruine, venez la voir dans cet état d’anxiété qui l’unit à ce Dieu que vont effrayer vos crimes ; et si la vue de cet ange céleste n’en arrête pas les effets, tous les supplices de l’enfer sont encore trop faibles pour vous.

Théodore, qui connaissait les habitudes de sa sœur, n’avait pas oublié d’indiquer à Villefranche ce moment comme le plus propice au triomphe qu’il prétendait remporter. — Elle est là, lui dit le perfide ; son âme, attendrie par la dévotion, s’ouvrira plus facilement à l’amour : pars, mon ami, introduis-toi doucement dans le labyrinthe, saisis l’instant ; si elle prie, elle est à toi ; je ne t’en réponds plus, si le moment d’effervescence est évanoui. Sois pour elle le serpent qui tenta Eve : elle priait aussi dans ce moment.

— Que penses-tu de ces prières habituelles que ta femme va faire tous les ans dans le labyrinthe ? dit Théodore dans le même instant au marquis. Quant à moi, je t’avoue qu’elles ne m’édifient point. Si j’étais marié, je t’assure, mon cher, que je n’aimerais pas que ma femme allât ainsi s’égarer dans les bois, toute seule, à l’heure qu’il est. C’est malgré moi que mes soupçons tombent toujours sur ce Villefranche ; je te les ai cachés tant que j’ai pu, mais ils reviennent sans cesse. Il nous devait une visite d’éclaircissement et de décence, après l’aventure de Beaucaire. Ecoute, mon frère, ne m’accuse pas de vouloir semer la discorde sur votre union ; je n’ai. pas besoin, ce me semble, de me défendre de cela, tu sais que j’en suis incapable ; mais si tu n’attaches aucun déshonneur à posséder une femme à aventures dans la famille, je te préviens, moi, que je ne veux pas être le beau-frère de celle dont l’imprudence ou la faiblesse donne chaque jour matière aux plus graves soupçons. À tout événement, prends des armes, et allons nous promener au mausolée. — En vérité, mon frère, ton esprit voit toujours du mal partout : c’est maintenant dans l’acte le plus vertueux et le plus saint que tu t’avises d’en supposer. — Ah ! mon ami, ne sais-tu donc pas que c’est sous ces dehors trompeurs de décence et de religion que les coquettes adroites enveloppent toujours leurs travers ? J’espère que je me trompe, et je le crois ; mais, puisque l’occasion se présente, éclaircissons-nous… Où est Villefranche ? Nous devions aller ce soir tous les deux chasser dans le parc ; que fait-il ? pourquoi m’a-t-il manqué de parole ? — Allons, je veux te satisfaire, dit le marquis, en mettant dans sa poche deux pistolets chargés ; mais souviens-toi que ce sera ici la dernière condescendance que j’aurai pour tes rêveries. — À la bonne heure, je pense absolument comme toi ; et si cette épreuve-ci ne nous réussit pas, je te proteste de ne pas t’en demander une seconde. Mais pressons-nous, la nuit vient, et le jour qui nous reste suffit à peine pour éclairer, ou l’innocence, ou la honte de ton Euphrasie.

À peine entrés dans le labyrinthe, qu’un des arbres, ornés des devises dont nous avons parlé dans la description de ce dédale, offre celle-ci au marquis, qui s’y arrête z

Prends garde aux pièges des méchants.

— Cette devise est singulière, dit Alphonse, elle me frappe… Je ne m’en souvenais plus. — Elle me fait frémir, dit l’abbé ; ne serait-ce point là l’horoscope de notre démarche ? Et ce précieux avis ne viendrait-il pas à l’appui de mes soupçons ? — Cet avertissement est pour un de nous deux, dit Alphonse ; si tu es un méchant, je dois me méfier, de toi. — Avançons, dit Théodore… On poursuit… Les voilà près du lieu terrible où tout va s’éclaircir. — Va seul maintenant, dit l’abbé, je vais t’attendre ici : je ne veux pas qu’on puisse croire que j’aie provoqué une démarche que toi seul as le droit d’entreprendre. Va donc, mais sois prudent : aucun mal à découvrir une faute, beaucoup à la punir soi-même ; cette justice n’appartient qu’aux tribunaux ;’laisse-leur-en le terrible soin. L’abbé s’appuie contre un Vieux chêne, le marquis avance seul. Il touche à peine la haie de cyprès et de saules, dont les branches se courbent sur le mausolée, qu’il aperçoit, à travers leurs feuillages, Villefranche serrant, dans ses bras Euphrasie, dont il intercepte l’organe par le baiser le plus criminel. Sans se donner le temps d’observer la vigoureuse résistance d’Euphrasie, de voir que c’est à la bouche de cet impudent qu’elle doit l’impossibilité d’exhaler de la sienne les cris de l’indignation et du désespoir, il s’élance sur son audacieux rival et, lui présentant un pistolet, pendant qu’il le couche en joue de l’autre : — Défends-toi, scélérat, lui dit-il, ou je te brûle la cervelle. Villefranche, interdit, saisit l’arme, tire sur le marquis, et le manque. Alphonse ajuste, et c’est dans les eaux du Styx que le coupable va laver son crime : il expire… Euphrasie tombe sur son cadavre… Elle est évanouie. — À moi, mon frère, s’écrie le malheureux Alphonse, viens jouir du forfait que tu m’as conseillé ; viens te repaître de l’horreur de mon sort. Je n’ai plus même le pouvoir de douter maintenant : la voilà complice du libertinage d’un traître… Regarde-la couverte du sang qui déshonorait le mien ; vois la honte pénétrer sur son front adultère, les voiles de la mort qui le couvrent déjà. Oh ! comme elle m’a trompé toute sa vie ! Laissons-les, ils veulent expirer ensemble, ils le doivent ; et que ce tombeau ensevelisse à la fois, et mon désespoir, et ceux qui m’y plongent.

Mais l’infâme Théodore ne renonçait pas à sa victime : il avait voulu la punir, mais non la perdre encore. Il lui fait respirer des sels ; elle revient ; il la relève, mais elle n’a pas la force de marcher ; elle retombe au bout de quelques pas. Les deux frères regagnent promptement le château pour lui envoyer une voiture. On la trouve sans connaissance, et ce n’est qu’avec toutes les peines du monde qu’on parvient à la transporter chez elle, dévorée d’une fièvre brûlante.