La Marine française dans la guerre d’Italie

LA
MARINE FRANCAISE
DANS LA GUERRE D'ITALIE

L'ESCADRE DE L'ADRIATIQUE. - LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE.



La marine française n’a point combattu dans la dernière guerre ; mais si l’occasion de la lutte lui a manqué, il a suffi de quelques opérations brusquement interrompues pour montrer ce qu’on pourrait attendre de nos escadres devant l’ennemi. La flotte de l’Adriatique, la flottille du lac de Garde, ont traversé des épreuves chaque jour renouvelées, avec une énergie, une persévérance, qui ne sont pas entièrement restées stériles, et dont il est permis peut-être de rappeler le souvenir, quand on a été mêlé pour une part, si modeste qu’elle soit, aux événemens de la dernière campagne.

Comme auxiliaire de l’armée de terre, la marine française avait à remplir dans les mers et les lacs d’Italie une tâche considérable. Le but de nos efforts était la chute du quadrilatère. La victoire de Solferino permettait de faire le siège de Peschiera et le blocus de Mantoue, double entreprise qui réclamait impérieusement le concours de la marine. Un dernier point d’attaque était Vérone, et ici encore les mouvemens de la flotte devaient s’unir étroitement à ceux de l’armée de terre. L’expédition maritime de l’Adriatique devait nous livrer Venise et assurer l’occupation d’un point quelconque de la terre ferme, Chioggia par exemple, destiné à recevoir des troupes qui, reliées avec l’armée, auraient aisément refoulé les Autrichiens derrière la Brenta et tourné enfin Vérone. L’expédition de l’Adriatique était mieux qu’une simple diversion, c’était une attaque sérieuse, qui pouvait nous donner la Vénétie en faisant tomber dans nos mains la plus importante des redoutables forteresses regardées à juste titre comme la clé du pays.

Dans la dernière guerre d’Italie, notre armée de terre formait donc le centre, et l’escadre les deux ailes extrêmes de l’attaque. La marine coupait les grandes lignes de communication de l’ennemi avec le reste de l’empire par les voies rapides : d’un côté par Trieste, Venise et Trévise, de l’autre par Botzen, Roveredo et Riva. Les flancs et les derrières de l’armée se trouvaient ainsi complètement couverts. On suivait une tactique analogue à celle dont les résultats avaient été si heureux dans la guerre de Crimée. En s’emparant de Kertch, de Ienikalé et des villes du littoral de la mer d’Azof, en brûlant les approvisionnemens des Russes, en interceptant la route des renforts par le Don, et plus tard par le Dnieper, en démantelant Kinburn, la marine avait alors resserré la guerre dans une presqu’île qu’elle isolait du reste de la Russie. Le rôle si utile que la marine avait rempli dans la guerre d’Orient, elle pouvait le reprendre avec plus d’éclat encore dans la guerre d’Italie, soit en assurant la présence à temps de nos troupes sur les champs de bataille par des transports multipliés, soit en protégeant, en secondant même leurs manœuvres par de puissantes diversions.

Si l’on veut maintenant voir dans la mariné non plus seulement l’auxiliaire de l’armée de terre, mais un instrument de combat servi par ses propres ressources, les travaux accomplis par la flottille du lac de Garde ne sont pas moins dignes d’attention, comme témoignage d’un emploi nouveau de la force navale. Devant Venise, on a pu reconnaître combien il importe d’avoir toujours à la mer un matériel blindé et cuirassé, en prévision d’une attaque contre une place forte maritime. Dans le lac de Garde, on a pressenti ce que pourrait faire, si elle était jamais mise à l’œuvre, une marine de création toute récente, appelée à porter des coups non moins redoutables dans l’intérieur des terres que sur les côtes. Observés sur ces deux théâtres d’action, d’abord dans l’Adriatique, puis sur le lac de Garde, nos marins ont été, on s’en convaincra sans peine, les dignes émules de nos soldats.
I.

Dès le commencement de la guerre, la marine autrichienne avait renoncé à toute idée de lutte de bâtimens à bâtimens contre la marine française. L’ennemi s’enferma dans ses ports, coula une partie de ses navires à l’entrée des passes, ou les désarma complètement pour transporter les canons et les équipages dans les forts de la terre ferme ; il nous livra la mer, et nous permit ainsi de choisir sûrement notre point d’attaque. En détruisant de leurs propres mains un matériel assez considérable sans le faire combattre, les Autrichiens se mettaient dans une position des plus désavantageuses. Les Américains en 1812, dans la guerre qu’ils soutinrent contre l’Angleterre, avaient donné un plus noble exemple de ce que peut une marine décidée à racheter, en présence de l’ennemi, l’infériorité du nombre par la rapidité des mouvemens. Avec un petit nombre de frégates à voiles d’une grande vitesse et armées d’une artillerie formidable, ils battirent la mer, s’attaquant à leurs égaux en force, tombant sur les faibles, et croisèrent jusque dans la Manche. Aidés de la vapeur, les Autrichiens pouvaient imiter cette tactique. Profitant des nombreux refuges qu’offrent les archipels de l’Adriatique et de la Méditerranée, ils pouvaient jeter le trouble dans nos convois, causer des pertes énormes à notre commerce, et nous empêcher d’agir en quelque sorte à coup sûr. Dans leur marine naissante, ils créaient ainsi une brillante tradition qui lui manque encore. Rien ne doit affaiblir l’énergie morale d’un corps d’officiers comme le suicide complet de toute une marine.

Servi par la maladroite attitude de l’Autriche, le contre-amiral Jurien de La Gravière put donc partir avec une escadre réduite à deux vaisseaux, une frégate et un aviso, pour croiser dans l’Adriatique. Il appareilla de Toulon le 5 mai 1859, et notifia le <span class="coquille" title="1er juin">16 mai, à son arrivée devant Venise, le blocus effectif de tous les ports de guerre de l’Autriche. L’escadre de blocus, comme elle s’appela, trouva Venise dans un état formidable de défense. Les Autrichiens avaient encore augmenté par des forts redoutables toutes les difficultés que présentent les lagunes à l’attaque de cette place. Deux îles, espèces de langues de terre très basses et très minces, forment par leurs extrémités trois passes étroites. Ce sont, à commencer par le nord, celles du Lido, de Malamocco et de Chioggia. Chacune de ces îles était bornée par une ligne d’estacade et une rangée de navires coulés. La première était défendue en outre par le fort du Lido, la seconde par ceux d’Alberoni, de San-Pietro et la jetée de Malamocco, la troisième par le fort et le bastion Caraman, le fort San-Felice et la ville de Chioggia. Enfin, pour se rendre maître de la route de Padoue, il fallait éteindre le feu du bastion et du pont de Madona et bombarder Brondolo. Tout ce système de défense était complété par de nombreuses batteries disséminées de chaque côté des lagunes. On était convaincu d’ailleurs que l’ennemi avait remplacé ses canons de 18 et de 12 par des pièces de 30 venant de sa flotte.

Pour triompher de tous ces obstacles, nos ports du nord armèrent non-seulement la plupart de leurs navires, mais encore les canonnières de première et de deuxième classe qui s’y trouvaient depuis la paix avec la Russie. Toulon prépara en outre les trois batteries flottantes dont les services à Kinburn avaient été si bien appréciés[1]. On décréta le 23 mai la composition de l’escadre de guerre proprement dite, qui fut divisée en deux catégories bien distinctes, sous les ordres du vice-amiral Romain-Desfossés. La première se composa de quatre vaisseaux à vapeur et de deux frégates à hélice. La deuxième, la véritable escadre de siège, sous les ordres du contre-amiral Bouët-Willaumez, renfermait deux divisions : la première comprenant trois groupes, quatre frégates à roues, trois batteries flottantes et cinq chaloupes canonnières ; la deuxième, sous les ordres du capitaine de vaisseau Laroncière Le Noury, forte de quatorze canonnières de première et de deuxième classe, et de quatre corvettes à vapeur à roues. Une division navale sarde de deux frégates et de trois corvettes et avisos à vapeur devait se joindre à l’escadre française. Un détachement d’artillerie de marine avec huit mortiers à plaques, quatre compagnies d’infanterie de marine et autant de matelots fusiliers, fortes de cent hommes chacune, furent désignés pour être embarqués sur ces différens bâtimens, comme têtes de colonnes d’assaut, et fournir une garnison dans les îles et les forts dont l’armée navale pouvait s’emparer. La flotte combinée se trouvait ainsi portée au chiffre de cinquante-quatre bâtimens de guerre de tous rangs, armés de plus de huit cents pièces de 30, 50, 80, de canons rayés, et montés par douze mille matelots. Vingt et un transports de commerce chargés de vivres, munitions et charbon, devaient suivre la flotte et pourvoir à son ravitaillement. L’escadre du contre-amiral Jehenne, de quatre vaisseaux et de deux frégates à hélice, restait en réserve à Toulon, pour faire face aux éventualités et aux transports de troupes d’Algérie à Venise. Brest arma encore quatre vaisseaux, qui furent placés sous les ordres du vice-amiral Fourichon.

Avant l’ouverture des hostilités, toutes les canonnières de première et de deuxième classe avaient été transformées en bâtimens de guerre ordinaires. Après leur retour de la Baltique et de la Mer-Noire, on leur avait enlevé leur masque en bois avec son blindage, composé de plaques en fer de 10 centimètres d’épaisseur ; la mâture avait été aussi augmentée. Cette opération avait été motivée par l’envoi probable de ces canonnières en Chine, en remplacement de celles qui y sont depuis plus de trois ans. Dans une aussi longue traversée, quoique les canonnières soient toujours remorquées ou convoyées, il pouvait arriver des circonstances de mer qui leur eussent fait perdre leurs remorqueurs ; l’on dut prévoir ce contre-temps et les rendre capables de naviguer seules avec le secours de leurs voiles et de leur machine. Aussi, dès leur arrivée à Toulon, on leur fit subir une nouvelle transformation en vue d’une mission nouvelle. Le niât de misaine fut augmenté, celui de beaupré enlevé et remplacé par un plus faible, l’avant fut coupé, et l’on y construisit un nouveau masque blindé, percé de deux sabords, pour mettre en batterie deux canons de 50. Ce travail, qu’on eut à faire lorsque déjà tous ces petits bâtimens étaient armés et prêts à partir, prit de la fin de mai jusqu’au milieu de juin.

Le 12, les quatre frégates à roues, remorquant les trois batteries flottantes, que le mode de construction et la faiblesse de la machine empêchent de naviguer seules, appareillèrent de Toulon. Les canonnières, par groupes de trois ou quatre, et les transports partirent du 12 au 18 juin, à la remorque des vaisseaux. Le rendez-vous général de l’escadre, passant par les bouches de Bonifacio et le détroit de Messine, était Antivari, rade foraine sur les côtes du Monténégro. Ce point de ralliement à l’entrée de la mer Adriatique était indispensable à toute cette flotte, qui marchait lentement et par petites fractions. Malgré la grosseur de la mer et les mouvemens de roulis qu’elle causait à tous les navires, on accosta les transports comme les canonnières le long des vaisseaux, et l’on remplaça le charbon consommé. Quatre jours furent employés à cette opération longue, difficile et dangereuse pour des bâtimens mouillés en pleine côte. Le 30 juin, à cinq heures du soir, l’amiral donna le signal du départ. L’escadre avec ses transports fut divisée encore en trois groupes, dont le dernier devait appareiller quinze heures après le départ du premier. Le second point de relâche était l’île de Lossini.

Personne n’ignore que la mer Adriatique est sujette à des coups de vent de nord-est qu’on appelle bora dans le pays, et dont la violence, proverbiale chez les marins, bouleverse tellement les eaux du golfe qu’un bâtiment, même au mouillage, peut sombrer sur ses ancres. Avec cet immense convoi, avec des bâtimens très petits comme les chaloupes canonnières, ou naviguant mal comme les batteries flottantes, avec un grand nombre de transports de guerre et du commerce lourdement chargés de vivres et de charbon, il était de la dernière imprudence d’aller croiser et mouiller en pleine côte devant Venise. Un désastre comme celui de Charles-Quint près d’Alger, un ouragan comme celui du 14 novembre 1854 à Sébastopol, étaient deux dangers à éviter. Il fallait donc à nos vaisseaux un abri contre la tempête, une retraite assurée, des magasins, des hôpitaux, une base d’opération ; en un mot, il nous fallait un Kamiesh. Le choix de l’amiral se porta sur l’île de Lossini, une des plus grandes de l’archipel de la côte de Dalmatie. Lossini a un port spacieux nommé Augusto, parfaitement sûr, d’un abord facile et d’une défense aisée, La position de cette île, à vingt lieues de Venise, très près de Pola, en face d’Ancône et de Rimini, qui était alors la tête du télégraphe franco-italien, permettait à l’escadre de surveiller les points les plus intéressans de la côte, de resserrer son blocus, et plus tard de prendre son élan, loin des regards de l’ennemi. L’importance stratégique d’un pareil point était tellement évidente que tout le monde croyait y trouver une résistance des plus énergiques.

Le premier groupe, parti d’Antivari, sous les ordres de l’amiral Desfossés, était composé des vaisseaux la Bretagne, le Redoutable, de la frégate à roues le Mogador remorquant la batterie flottante la Lave, de huit canonnières, de la frégate sarde le Victor-Emmanuel, de deux avisos et du transport l’Ariège. Il se trouva le 3 juillet au matin devant le port Augusto. L’escadre fit son entrée dans la passe en ordre de bataille et en branle-bas de combat ; mais il n’y avait nul indice de défense, et l’on mouilla tranquillement à 300 mètres de la ville, située au fond et au sud de cette magnifique rade fermée. Les Autrichiens avaient tout évacué, oubliant ainsi qu’avec la vapeur cette île devenait entre nos mains comme la première parallèle creusée devant Venise.

Le 3 au soir, les huit compagnies formant les colonnes d’assaut furent débarquées. En attendant que l’ordre d’attaquer vînt à la flotte, on employa les journées du 4, du 5 et du 6 à s’établir fortement dans l’île et à compléter le charbon des bâtimens. On mit à terre plus de 300 tonneaux de vivres, des munitions de toute espèce, des outils et les appareils distillatoires pour faire de l’eau douce, dont Lossini manque totalement. Les bâtimens de la flotte de siège, armés à la hâte à Toulon, mais pourvus d’excellens matelots canonniers, firent des exercices à feu. Les batteries flottantes, qui ne vont au combat qu’avec leur coque, furent démâtées. Les vaisseaux se débarrassèrent des cordes, des voiles et des mâts de perroquet, inutiles dans un combat sous vapeur et à l’ancre, et dont la chute sur le pont augmente les ravages des boulets et gêne le tir de l’artillerie. Sur vingt et un petits bâtimens du pays, appelés trabacoli, pris pendant le blocus ou trouvés au port Augusto, on construisit des plates-formes pour recevoir les mortiers et les canons-obusiers de 0m,16 des chaloupes. En un mot, par des travaux incessans de jour et de nuit, l’on se prépara pour une lutte prochaine, et qui devait être sérieuse.

L’attaque contre Venise et Chioggia avait pour but, on le sait, de nous relier à l’armée de terre ; la présence d’un corps nombreux de débarquement à bord des vaisseaux était donc absolument nécessaire. Les marins de l’escadre pouvaient bien, après que le feu des forts eût été éteint, tenter un coup de main hardi, occuper des bastions ; mais ils n’étaient pas assez nombreux pour enlever à l’abordage et garder une ville de 25,000 habitans comme Chioggia. Ils eussent été assiégés après leur victoire, et le but que l’on se proposait n’eût pas été atteint. Aussi, dès que la victoire de Solferino nous eut assuré la ligne du Mincio, l’ordre fut expédié à une des divisions de Paris de partir pour Toulon, de s’embarquer sur deux transports, et de former, sous le commandement du général Wimpfen, l’avant-garde d’un corps d’armée qui devait venir plus tard d’Algérie sur les bâtimens de l’escadre de l’amiral Jéhenne.

Le 5 juillet, trois mille hommes d’infanterie arrivèrent devant Venise, où ils ne trouvèrent que l’escadre de blocus. Ils revinrent aussitôt à Lossini, où on les attendait avec une grande impatience, car l’ordre d’attaquer pouvait venir d’un moment à l’autre, et sans l’infanterie le rôle de la marine devant Venise se bornait à une simple canonnade comme celle du 17 octobre devant Sébastopol. Les soldats entassés sur les transports furent répartis sur ces vaisseaux ; on voulait ainsi rendre leur débarquement plus prompt lorsque le moment serait venu. Enfin, le 7 juillet au matin, une dépêche de l’empereur datée du 6 donnait l’ordre de marcher sur Venise, et mettait un terme à l’impatience de tous ces braves gens. L’activité redoubla ; cette fièvre de gloire qui saisit tous les hommes à l’approche d’un combat faisait oublier les fatigues. Quand le 8 au matin le signal d’appareiller fut hissé en tête du grand mât du vaisseau amiral, tout le monde était prêt à faire joyeusement son devoir.

Personne alors ne doutait du succès ; les dispositions des Vénitiens en notre faveur étaient connues, et deux jours suffisaient à la marine française pour triompher des obstacles longtemps amassés par l’ennemi. Tout le poids du combat devait porter principalement sur les bâtimens blindés composant l’escadre dite de siège. Les huit compagnies venues de Toulon, les fusiliers des vaisseaux, trois cents gabiers armés de revolvers, et les troupes du général Wimpfen devaient enlever les forts à mesure qu’ils eussent été éteints et démantelés. Les fonds de 10 mètres ne commençant qu’à plus d’un mille marin du rivage[2], les vaisseaux et les grandes frégates étaient forcés de se tenir à cette distance de la place ; ils devaient donc tirer à toute volée, puisqu’ils avaient peu de canons rayés, et ne servaient en quelque sorte que comme moyen de puissante diversion.

Cependant l’escadre s’avançait vers Venise. Une noble émulation régnait parmi ces douze mille marins, car ils avaient l’armée à égaler, et leur victoire ne devait-elle pas rendre la liberté à tout un peuple ?


II

Vers le milieu du mois de mai 1859, une dépêche du ministre de la marine ordonnait d’embarquer sur deux transports de l’état les cinq chaloupes canonnières démontées qui se trouvaient dans l’arsenal de Toulon. Le contre-amiral Dupouy, un capitaine de frégate chef d’état-major, cinq officiers de marine, un commissaire de division, un chirurgien, un ingénieur, quatre-vingt-quinze matelots et cent cinquante ouvriers de différens métiers, tel était le personnel d’une expédition dont la première étape était Gênes, mais dont le but restait ignoré.

Pour peu qu’on ait étudié le caractère des marins, si accessibles aux émotions généreuses, on comprendra facilement l’effet que produisit dans le port de Toulon l’annonce officielle d’une campagne dont on parlait depuis longtemps sans trop y croire et sans en comprendre la portée. Pas un ne voulait perdre une si belle occasion de combattre à côté de l’armée de terre, car dans cette guerre, qui commençait à peine, presque tous craignaient d’être employés à un long blocus dans l’Adriatique ou à des transports continuels de troupes entre Toulon et Gênes. La pensée de tous se détournait de Venise : la marine autrichienne s’était déjà réfugiée dans ses ports-les petites chaloupes semblaient donc en ce moment être les seuls bâtimens qui dussent aller au feu. Aussi, sans distinction de grade, chacun souhaitait-il ardemment d’être appelé à l’honneur de les commander.

— Mais que pouvez-vous faire ? demandait-on aux officiers désignés par l’amiral pour l’accompagner. — Vos navires sont trop petits, disait l’un ; — trop grands, disait l’autre. — Annibal a passé les Alpes avec des éléphans, Napoléon avec des canons ; les traverserez-vous avec des canonnières ? — Enfin, si vous présentez le flanc ou l’arrière à un canon, si petit qu’en soit le calibre, il vous coulera. — Cette dernière objection au succès de l’entreprise était sérieuse, car les chaloupes étaient construites pour combattre exclusivement par l’avant. L’unique canon de chaque chaloupe et les servans de la bouche à feu y étaient abrités complètement par un énorme masque en bois, blindé ou cuirassé avec des plaques en fer forgé de dix centimètres d’épaisseur. Il était donc du devoir des capitaines de présenter toujours l’avant à l’ennemi, comme un brave soldat sa baïonnette. Toute fuite devenait plus dangereuse qu’un combat à outrance contre des forces supérieures. Il fallait vaincre ou couler.

Les canonnières étaient au reste des bâtimens complets, pouvant tenir la mer, d’une longueur de vingt-cinq mètres, et rappelant un peu par leurs formes les cotres qui sillonnent la Manche. Elles n’avaient point de noms, et en attendant qu’un combat les eût glorieusement baptisées, elles portaient tout simplement les numéros 6, 7, 8, 9 et 10. Avec leur machine à haute pression, de la force de 15 chevaux, elles atteignaient à quatre atmosphères plus de sept nœuds[3]. C’était tout ce qu’il fallait pour aller au feu et évoluer par tous les temps. Leur tirant d’eau, d’un peu plus d’un mètre à l’arrière, leur poids, évalué à 90 tonneaux, devaient bien augmenter les difficultés de l’expédition dans laquelle on s’engageait ; mais on était pressé. En faire d’autres, plus légères, plus simples, mieux appropriées aux transports par chemins de fer ou voitures, et à la guerre des fleuves ou des lacs, cela n’eût-il pas coûté trop de temps ? On préféra se servir d’un immense matériel de 800 tonneaux qui était tout préparé.

Après les avoir complètement construites à La Seyne, on les avait démontées, et chaque morceau, si petit qu’il fût, était étiqueté, numéroté, et portait des points de repère. En peu de jours, le port de Toulon embarqua sur l’Ariège et sur la Sèvre cette immense quantité de bois, de fer, de cuivre et de caisses. On rendit toute confusion impossible : on donnait à chaque chaloupe une couleur particulière que portait chacune de ses parties, et on lui assignait à bord, dans les cales des transports, une place distincte. Il fallut de la part de tous un soin et une prévoyance inouis pour que rien ne fût oublié, et que cette escadrille en lambeaux ou en herbe, comme on l’appelait plaisamment, pût se suffire à elle-même pour la reconstruction, le lancement, l’armement et les réparations après un combat.

On se trouva, dès le jour de l’arrivée à Gênes, à la fin de mai, en présence d’un travail considérable causé autant par les difficultés inhérentes au déchargement d’un tel matériel que par l’exiguïté de l’arsenal de guerre de la marine sarde. Il fallut toute l’adresse et l’intelligence que les marins français déploient dans ce qu’on est convenu d’appeler « travaux de force » pour extraire des flancs des deux transports des poids aussi énormes que ceux des canons, des masques et des chaudières. On était obligé de poser tous ces objets à terre, sur le quai, pour les traîner à la main, sur une pente des plus raides, jusque sous une grue qui les montait lentement sur des wagons.

À ce moment, tous les transports de l’armée se faisaient par les chemins de fer, dont le matériel était peu considérable. L’artillerie, l’intendance, le génie et la marine s’arrachaient littéralement les wagons. Dans un excès de zèle bien excusable, chacun voulait faire passer son service avant celui des autres. On se demandait encore de quel droit la flottille, avec sa mission inconnue, son utilité alors discutable, prenait à elle seule autant de voitures. À Gênes en effet, rien ne transpirait encore sur le but de l’expédition. Bien des gens, en voyant une telle accumulation de matériel de forme inconnue, ne pouvaient concevoir ce que des bâtimens de guerre pouvaient venir faire ainsi en pleine terre. L’ordre vint bientôt d’échelonner les cinq canonnières dans le nord du Piémont. On désencombrait ainsi l’arsenal, et on facilitait l’envoi simultané de la flottille vers un point qui devait être désigné plus tard. La canonnière n° 9 fut envoyée à Alexandrie, le n° 10 à Casale, le n° 7 à Vercelli. Les chaloupes 6 et 8 restèrent à Gênes. Les wagons furent déchargés dans les gares, et on attendit.

L’attente dura trois semaines ; elle parut longue à ces matelots, qui croyaient que le jour de leur débarquement en Italie serait pour eux, comme pour l’armée, un jour de marche vers l’ennemi. À chaque instant, dans les gares se croisaient des convois immenses de troupes, avec des trains remplis de prisonniers. Nos soldats, pleins de gaieté et d’entrain, disaient cordialement bonjour à leurs ennemis de la veille ; ils aidaient les blessés à descendre. Tout ce monde attendait parfois deux ou trois heures que la voie unique des chemins de fer piémontais fût dégagée. Quelques fantassins montaient alors sur le sommet d’un wagon, et avec leurs bidons et leurs gamelles en fer-blanc à défaut d’orchestre commençaient une de ces parades interminables dans lesquelles nos troupiers excellent ; mais un coup de sifflet aigu rappelait bien vite les rieurs à la vie réelle, et tous alors de courir après le train déjà en route. Par les chaleurs accablantes qu’il faisait alors en Italie, ils se gardaient bien de monter dans l’intérieur des voitures ; assis sur les marchepieds ou perchés sur l’impériale dans les tenues ou les positions les plus pittoresques, ils envoyaient aux populations rassemblées sur leur passage des cris de joie et des chants de guerre. Les marins de leur côté craignaient de ne plus arriver à temps ; chacun s’informait avec anxiété de la profondeur du Pô, de celle du Tessin et de toutes les rivières qui traversent la Lombardie. Elles ne sont malheureusement pour la plupart que des torrens ou des marécages, où, comme le disaient familièrement nos matelots, « un youyou se serait échoué. » Ce fut alors que M. de Cavour proposa de transporter une des canonnières à Arona, sur les bords du Lac-Majeur, de l’y reconstruire et armer complètement pour donner la chasse au Radelzky et au Benedek, qui désolaient ces rives et frappaient sur les habitans de fortes réquisitions. Les victoires de Garibaldi, en forçant ces deux corsaires de se réfugier dans un port suisse, et la séquestration immédiate opérée par le gouvernement helvétique firent abandonner ce projet. Il était douteux que l’on pût ensuite démonter la canonnière pour la transporter ailleurs. L’amiral, voyant lui-même que la profondeur du Pô n’était point assez grande pour le tirant d’eau de la flottille, proposa d’y construire cinq bateaux plats de 30 mètres de long, calant 70 centimètres, munis des machines, canons et arméniens des cinq chaloupes démontées ; mais l’empereur ne voulait pas que, sous aucun prétexte, on touchât à la petite escadre pour un but étranger à celui qu’il avait arrêté d’avance. Il permit seulement, à titre d’essai, la construction d’une seule de ces longues barques à Casale. On devait prendre pour la faire naviguer et combattre tout ce qui se trouvait sur une des cinq chaloupes complètement armées venues tout récemment de Toulon à Gênes.

L’arrivée inopinée de ces bâtimens tout montés au moment où chacun commençait à croire à l’inutilité de la marine impériale dans l’intérieur de l’Italie causa bien de l’étonnement, et donna lieu à bien des suppositions absurdes. Quelques jours après, on sut qu’un ordre supérieur les avait appelés à renforcer la puissance de la flottille. À une question de l’empereur demandant s’il était possible de transporter ces chaloupes tout entières par les chemins de fer, l’amiral avait répondu affirmativement. Ce nouveau projet ne fut pas toutefois mis à exécution. En effet, les forges et chantiers de la Méditerranée promirent de livrer, dans un délai de quatre semaines, cinq batteries flottantes démontées, à fonds plats, portant chacune deux canons de 24 rayés, se chargeant par la culasse, et munies de deux machines à haute pression de 15 chevaux, faisant mouvoir deux hélices adaptées à chaque bord. Leur tirant d’eau était de 0m70, et elles pouvaient être reconstruites en quatre-vingt-dix heures. Ce renfort de batteries flottantes rendait inutile le concours des chaloupes canonnières montées, qui furent renvoyées à l’escadre de l’Adriatique, à l’exception du n° 5, destiné à armer le bateau le Casale. C’eût été un beau spectacle cependant que celui de locomotives remorquant à travers les terres cinq bâtimens de 90 tonneaux ! On eût rendu la chose praticable en réduisant chacun des bâtimens à sa coque proprement dite, c’est-à-dire en lui enlevant les chaudières, les masques, les plaques, les machines et les emménagemens intérieurs, pour le ramener ainsi au poids de 42 tonneaux. Les chaloupes, longues de 25 mètres, eussent été portées sur des wagons plats à marchandises, pouvant recevoir un poids de 8 ou 10 tonneaux chacun. Pour hisser en quelque sorte ces masses énormes sur les trucs, on eût introduit dans un des bassins de Gênes un ponton à fond plat, sur lequel on eût établi des rails et posé ces wagons. Chacune des chaloupes eût été alors solidement assujettie sur les voitures. Le tout eût été remis à flot, remorqué et échoué à Samperdarena, faubourg de Gênes, et les voitures eussent été tirées à terre sur le chemin de fer d’Alexandrie. Seulement, sous les tunnels et sous les ponts, on eût construit une voie provisoire entre les deux déjà existantes, afin que les flancs des navires, ne vinssent pas se heurter contre les parois, les piles ou les voûtes.

C’est au milieu de toutes ces préoccupations, de tous ces projets, que l’on apprit la retraite des Autrichiens sur le Mincio. Ils se retiraient en faisant sauter les ponts et démolissant les chemins de fer derrière eux. C’était de bonne guerre sans doute, mais fort inquiétant pour le passage futur de notre flottille. En France et dans les pays offrant de grandes ressources, on trouve facilement des charrettes capables de porter des poids au-dessus de deux ou trois tonneaux ; les voies ferrées ne sont point alors indispensables pour le transport d’un matériel pesant. Malheureusement la Lombardie avait déjà subi de fortes réquisitions de toute espèce, et les marins n’avaient à leur disposition que des voitures à bœufs, impropres par leur petitesse, leur légèreté et leur forme, au charroi des chaudières, des canons et des masques. Aussi l’écroulement des arches des ponts du Tessin, de Vercelli, de Cassanno et de San-Marco, la démolition probable du viaduc de Desenzano, haut de 42 mètres, semblaient devoir indéfiniment reculer le moment tant désiré de marcher en avant.

Après la victoire de Solferino, la face des choses parut complètement changée : la route de la Lombardie était libre, et l’ordre fut immédiatement expédié à la flottille de se diriger le plus promptement possible, et par tous les moyens, vers le lac de Garde. Le but de la campagne était enfin divulgué : les cinq canonnières étaient destinées à concourir à l’attaque et à la prise de Peschiera.

À Gênes, à Alexandrie, à Casale, à Vercelli, on chargea simultanément, et en trois jours, les chaloupes. Vers la fin de juillet, cent vingt wagons venaient à Novare, à Trecate et à San-Martino, attendre le rétablissement du Ponte-Torino, la pose de la voie de Magenta et la jonction des deux gares de Milan. Chacun se rappelle que la destruction du pont sur le Tessin fut incomplète. Il put servir même longtemps ainsi au passage de nos colonnes et de l’artillerie. Les Autrichiens, en faisant sauter les deux premières piles, du côté de la Lombardie, croyaient que les arches, par la poussée énorme qu’elles ont les unes sur les autres, tomberaient toutes en même temps ; mais les mines ne produisirent pas tout l’effet attendu : les bases furent endommagées, les deux premières voûtes se crevassèrent ; quant au pont, devenu par le temps et la solidité des matériaux comme un vaste monolithe, il résista. Cependant, pour assurer le passage des vivres, des canonnières et des parcs de siège, le raccordement des chemins de fer piémontais et lombards était d’une urgente nécessité. Bien des projets furent mis en avant et discutés. L’un de ces plans se bornait à détourner le lit du Tessin par une digue et à reprendre les travaux à sec. On dut d’ailleurs renoncer à se servir du système de pont en bois dit « pont américain ; » on manquait de poutres fortes, il eût fallu en aller chercher à Gênes ; puis les eaux de la rivière, avec leur vitesse de 2m33 par seconde, eussent rendu très difficile la pose verticale de madriers énormes. M. Amilhau, ingénieur français des ponts et chaussées, était convaincu que la base de la première pile, composée de blocs puissans reliés encore par du ciment romain, n’avait nullement souffert de l’explosion des mines. Il demanda dix jours pour construire en briques une pile et une arche nouvelles. Son plan fut adopté, et il se mit à l’œuvre avec un zèle, une activité et une certitude de réussir que ni d’amères critiques, ni la faiblesse des moyens mis à sa disposition ne purent jamais ébranler.

Le village de San-Martino, avec ses trois maisons, une douane, une auberge, un bureau de tabac et ses quinze habitans, dont quatre douaniers et cinq gendarmes piémontais, se trouvait changé en place forte de première classe. Les Autrichiens, craignant de nous voir déboucher par Novare, avaient entouré le village de fortifications passagères, d’un développement de plusieurs kilomètres, balayant et commandant toute la plaine unie qui sépare San-Martino de Trécate. C’était une tête de pont formidable et une place d’armes qui pouvait contenir cinquante mille hommes. Cet immense travail, on le sait, fut rendu inutile par le mouvement tournant du maréchal Mac-Mahon. Des vivres, des munitions et des canons venaient à chaque instant s’entasser autour de la petite gare de San-Martino après avoir été déchargés des wagons. La traversée sur le fleuve se faisait alors par deux ponts de bateaux construits de chaque côté de Ponte-Tessino, l’un par nos pontonniers avec leur matériel, l’autre par le commerce avec les grandes barques du Pô. Sur ces deux voies de communication se croisaient d’immenses convois de charrettes et de soldats rejoignant leurs corps, de longues files de prisonniers lombards chantant les airs nationaux de l’Italie. Des hauteurs de San-Martino, sur les débris d’une batterie abandonnée par l’ennemi, on voyait se dérouler un panorama immense, encadré par une végétation vigoureuse : devant soi Magenta, à sa gauche Turbigo, et à ses pieds le fleuve, avec ses trois étages de canaux d’irrigation, sans cesse traversés par cette fourmilière humaine pleine d’activité et d’espérances. L’on assistait par la pensée à lq grande bataille qui s’était livrée en ces lieux il y avait si peu de temps, et l’on en ressentait encore les poignantes émotions. Puis, en voyant cette accumulation de matériel, de vivres et de munitions arrêtés depuis quinze jours par l’écroulement d’un pont, on comprenait toute l’étendue d’une défaite qui viendrait priver l’armée de telles ressources.

L’amiral, de son côté, sentait tout le prix du temps, et, sans attendre la fin des travaux, fit décharger à Trécate et mettre sur des charrettes tous les bois nécessaires à la construction de la canonnière n° 8, alors en tête du convoi. Cette canonnière passa le fleuve sur le pont de bateaux construit par nos pontonniers, et fut rechargée de l’autre côté sur des wagons lombards. Elle alla ainsi jusqu’au pont de San-Marco, sur la Chiese, qu’elle trouva démoli. On recommença alors le même travail pour la porter enfin à Desenzano. Si tous les ponts que l’ennemi avait fait sauter n’eussent pu être rétablis promptement, on eût construit des chemins de fer portatifs de 500 mètres de long, et les wagons les plus lourds auraient été traînés par les routes ordinaires sur des rails qu’on eût disposés les uns devant les autres à mesure que les voitures auraient laissé quelques mètres de libres derrière elles. On n’eût reculé devant aucun travail, si l’on eût cru gagner de la sorte seulement vingt-quatre heures. C’est à l’annonce d’un prochain départ que les matelots et ouvriers, en regardant leurs membres meurtris par tous ces transports, se demandaient si un jour ils seraient portés par ces bateaux qu’ils avaient eux-mêmes tant portés sur leurs épaules. M. Amilhau réussit à l’heure dite dans son gigantesque travail, et la flottille passa la première comme pour en constater la solidité. Le lendemain, elle partait pour Desenzano.

Quand des hauteurs de Lonato les marins découvrirent enfin ce magnifique lac de Garde, une joie immense inonda le cœur de tous ces braves gens. Ce fut comme après une longue et pénible traversée, quand le cri de terre se fait entendre. Encore une fois les misères, les longues nuits pluvieuses sous la tente et dans les gares, les interminables journées de labeur sous un soleil de plomb, tout fut oublié. Ils étaient arrivés ; le champ de bataille était devant eux, et dans le lointain ils voyaient Peschiera, c’est-à-dire la victoire ! Le lac de Garde se trouve au fond d’un vaste entonnoir : la gare de Desenzano est, bien entendu, située sur les hauteurs. Une route d’un kilomètre de long, espèce de montagne russe, la séparait des chantiers, que l’amiral avait fait préparer et sonder avec soin. Il fit également construire sur cette pente inquiétante un chemin de fer, pour descendre, jusqu’à l’entrée de la ville et à grands renforts de précautions, les wagons portant les poids les plus lourds. Au bout de cette voie provisoire se trouvait une grue qui posait à terre ces chaudières de 7,000 kilogrammes, et les hommes s’y attelèrent pour la dixième fois. Les pièces légères ou à peu près se déchargeaient à la gare, sur des chars ou sur le dos des équipages, et venaient se grouper en ordre auprès des quilles déjà placées. Desenzano se trouvait comme par enchantement changé en port de mer. Les habitans regardaient curieusement ces hommes venus de si loin, dont les allures, la gaieté constante et les mœurs leur étaient complètement inconnues. Ils se sentaient rassurés, et leurs barques de pêche couvraient déjà le lac. S’ils refusèrent à joindre leurs efforts aux travaux des marins malgré les offres les plus gracieuses, c’est certes moins par manque de patriotisme que par l’effet d’une habitude bien invétérée chez tous les paysans de ne jamais travailler sans une honnête rétribution.

On se mit de tout cœur à la construction : les canons de Peschiera, qu’on entendait sans cesse, et la vue des bateaux à vapeur autrichiens, qui allaient et venaient de Riva à la ville assiégée, donnaient à tous les travailleurs un entrain et un stimulant inconnus dans nos arsenaux. Une batterie d’artillerie française à Desenzano, une batterie piémontaise à la pointe de la presqu’île de Sermione rendaient toute inspection des chantiers un peu trop dangereuse pour l’ennemi, qui ne tenta du reste aucun coup de main. C’eût été facile cependant avec des fusées incendiaires et des hommes résolus qu’un de leurs vapeurs eût pu jeter sur la plage ; mais déjà Garibaldi, à Salo, avait coulé l’un de ces bâtimens à coups de canon, et les défenseurs de Peschiera ne voulurent sans doute pas s’exposer de nouveau à perdre ainsi leur seul moyen de communication avec l’empire.

Bien des officiers de toutes les armes, en voyant cette construction entreprise sur la plage de Desenzano, disaient : « Ils n’arriveront pas à temps ; nous prendrons la ville sans les marins ! » Au premier abord, ils semblaient avoir raison, surtout si l’on songe que pour chaque canonnière il y avait un travail spécial à terminer rapidement, et dont voici les détails : cinq mille trous à percer, autant de chevilles à y enfoncer, puis à river, pour ajuster entre elles des pièces de bois que la chaleur avait fait travailler. Un calfatage complet était nécessaire en dehors, en dedans,-et sur le pont. Enfin les opérations du lancement, du montage des machines et de l’armement employaient bien du temps. L’expérience prouva heureusement que chaque chaloupe pouvait, en moins de dix jours, avec un personnel de cent cinquante ouvriers de toutes les professions, être prête à faire feu. Certainement elles n’eussent pas été entièrement finies, elles eussent même été à peu près incapables de naviguer longtemps ainsi ; mais, pour se battre quelques jours, il suffisait de la coque avec sa machine, du masque avec ses plaques, du canon avec sa plate-forme. On n’avait pas non plus assez d’ouvriers venus de France pour pousser simultanément la construction des cinq bâtimens ; mais ni Milan, ni Gênes, ni Toulon n’étaient bien loin, et en présence d’une nécessité aussi impérieuse que la prise de Peschiera, de cette place regardée comme la tête des écluses du Mincio et la clé de Mantoue, on n’eût hésité devant aucun sacrifice d’hommes ou d’argent. La construction commença le 3 juillet ; tout pouvait donc être terminé bien avant le 15. Or, au moment de l’armistice, c’est-à-dire le 8, les Français et les Piémontais commençaient seulement à recevoir leur matériel de siège et à creuser les tranchées. Il leur était donc impossible, en cinq ou six jours, de prendre la place, et par suite la flottille devait se trouver prête bien avant même qu’on eût commencé les grands travaux du siège.

Quant à l’utilité de ce renfort, elle était incontestable. Nous ne pouvions, sous aucun prétexte, laisser les Autrichiens maîtres du lac : sans cesse ils auraient inquiété les nombreuses villes du littoral, ou débarqué des troupes sur nos derrières. Il fallait aussi compléter le blocus de Peschiera. Les chaloupes canonnières devaient donc couler ou forcer de se réfugier dans les ports de la confédération helvétique les rares bateaux à vapeur en fer et à roues et les barques à voiles et à rames, que l’ennemi possédait encore. Notre feu prenait à revers tous les forts détachés qui entourent la partie de la ville construite sur la rive droite du Mincio. Le service des pièces et l’approvisionnement de cette ceinture par le corps de la place devenait, sinon impossible, du moins fort difficile. Les chaloupes devaient, à un moment donné, par une nuit noire, lorsque les approches eussent été terminées, lorsque l’assaut eût été résolu, embarquer à leur bord, et dans des chalands qu’elles eussent remorqués, assez de soldats pour tenter un coup de main hardi, enlever la ville à l’abordage en entrant par le port. Elles étaient encore un moyen de transport bien précieux pour l’armée, déjà loin du Mincio et séparée de la dernière station du chemin de fer par une distance assez grande pour compromettre la régularité de ses approvisionnemens en hommes, vivres, munitions, et l’évacuation de ses malades et blessés. Peschiera pris, l’amiral se serait encore servi de ses puissans engins de destruction contre Mantoue. Si les barrages du Mincio n’eussent pas permis aux bâtimens de passer tout entiers, il les eût encore une fois démontés, transportés et reconstruits sur le Lac-Supérieur, ou bien il aurait imaginé de nouveaux bateaux plats mus par la vapeur. La digue qui sépare les deux lacs et joint Mantoue à la citadelle eût été rompue à coups de canon : alors, maîtres comme nous l’étions des eaux du Mincio, nous pouvions produire une de ces formidables inondations qui forcent une place à capituler presque sans pouvoir se défendre. De pareils combats n’eussent pu être livrés sans entraîner la destruction d’un ou plusieurs bâtimens de la flottille. Quoi qu’il en soit, l’industrie avait tenu sa promesse, et bien peu de jours avant l’armistice, la première des cinq batteries blindées se trouvait à Gênes, chargée sur des wagons, prête à marcher au premier signal. C’était un renfort de dix canons, augmenté encore d’un radeau portant deux pièces rayées en construction à Desenzano, et que les chaloupes eussent remorqué au feu.

Telle était la magnifique et glorieuse mission confiée à l’énergie et au courage des marins français. Personne ne doutera, je l’espère, que devant une telle accumulation de forces sur le côté faible des deux places de Peschiera et de Mantoue, elles ne fussent tombées au pouvoir des alliés, si admirablement secondés par eau. Aucune marine, je crois, ne peut trouver dans ses annales l’exemple de tant d’obstacles vaincus en si peu de temps par une poignée d’hommes. Il faut remonter jusqu’à Mahomet II pour trouver trace d’une entreprise de ce genre dans l’histoire. Encore, pour prendre Constantinople, Mahomet II n’eut-il qu’à transporter pendant une demi-lieue, de Soliman-Batchi au fond de la Corne-d’Or, de très petites barques, et il dut y employer toute son innombrable armée. Les Vénitiens aussi, au temps de leur splendeur, construisirent des galères (les canonnières de l’époque) sur ce même lac ; mais ce fut en pleine paix, sans but déterminé, et avec des bois venus, par le flottage, du Pô dans le Mincio.

Ce transport par terre de notre flottille si heureusement accompli révèle dès à présent le rôle que jouera désormais la marine française dans les guerres continentales. Rien n’est plus facile en effet que de simplifier la construction des canonnières démontées, d’en diminuer et diviser les poids, pour les rendre aussi facilement transportables par les voitures que le sont aujourd’hui les matériels de siège du génie et de l’artillerie de terre. Les canonnières sont destinées à remorquer et à servir de défense à ces ponts de bateaux toujours si difficiles à jeter sur les grands fleuves de l’Europe, sous le feu de l’ennemi. Avec elles, un général en chef pourra choisir son lieu de passage, sans que jamais le courant par sa force ou son obliquité, la rivière par sa largeur ou sa profondeur, ou même des fortifications de campagne, puissent l’arrêter un instant. Dans les retraites, avant de s’échouer et de se faire sauter, elles sont capables de lutter des journées entières contre une artillerie puissante ; elles peuvent ainsi empêcher soit le rétablissement immédiat d’un pont, soit le passage en bac de colonnes ennemies. Ne seront-elles pas enfin une précieuse ressource pour la surveillance des mouvemens d’une armée dont on voudra inquiéter les flancs et brûleries moyens de transport ?

Depuis le 3 juillet 1859 jusqu’au 8, les habitans de Desenzano entendirent nuit et jour retentir le bruit des instrumens, les chants des ouvriers et les cris des sentinelles. Tout marchait rapidement ; bois, canons, chaudières, masques étaient descendus du haut de la montagne, et déjà une canonnière se trouvait prête à être lancée. La guerre maritime allait commencer sur le lac, et les habitans demandaient chaque jour l’heure du lancement, quand tout à coup, le 8 au matin, les premiers bruits d’un armistice conclu avec les Autrichiens commencèrent à se répandre. Au milieu de ces matelots et de ces ouvriers, si intéressés à la continuation de la guerre, cette nouvelle trouva bien des incrédules ; mais quelques heures après la suspension d’armes jusqu’au 15 août fut annoncée officiellement. Les outils tombèrent des mains des ouvriers, un silence de mort régna dans les chantiers, le courage de continuer manquait à tous.

Le même repos, la même tristesse succédaient dans l’Adriatique à la même animation guerrière. La flotte de Venise, comme on l’a vu, était le 8 au matin sous vapeur, quand l’Eylau, l’un des vaisseaux de l’escadre de blocus, envoyé par l’amiral Jurien, vint le long de la Bretagne porter la nouvelle inattendue. On continua d’avancer, car nos marins ne la tenaient encore que de l’ennemi, et l’on pouvait craindre une ruse de guerre. Le 9 au matin, l’escadre mouillait donc sur six lignes, devant Venise, en vue des dômes de Saint-Marc, en face de Malamocco. À bord des bâtimens, on conservait encore l’espoir que l’armistice ne serait pas suivi de la paix. Une dépêche du quartier-général dissipa brusquement tous les doutes. Les préliminaires de Villafranca étaient annoncés, et l’ordre était donné de rallier Toulon en évacuant Lossini.

A Venise comme sur le lac de Garde, on touchait au but : quelques heures encore, et tant d’efforts accomplis avec abnégation trouvaient dans une victoire certaine leur plus douce récompense. Depuis bien longtemps, la marine n’avait armé une flotte mieux organisée, réunissant dans un plus parfait ensemble tous les progrès, toutes les améliorations que les découvertes récentes et les sciences ont apportés à l’artillerie, à la vapeur et au personnel. Comme à Navarin et en Crimée, la marine combattait pour une noble cause : elle soutenait une nation qui souffrait, un peuple qui se réveillait. Les regrets furent immenses, car dans cette guerre si glorieuse pour l’armée de terre, la flotte n’avait pu faire entendre le bruit de ses canons. À côté de grandes victoires, elle ne pouvait parler que de ses fatigues bravement supportées, de longues croisières et de pénibles traversées. L’évacuation de Lossini se fit lentement, comme à regret. Le jour de l’arrivée en Italie avait été salué par d’unanimes cris de joie ; au jour du départ, un même sentiment régnait dans tous les cœurs : c’était le regret de ne pas avoir rendu la liberté à Venise.

À Desenzano, les travaux furent repris ; l’empereur vint assister au lancement de la canonnière n° 6, et décida que tous ces bâtimens seraient donnés au roi Victor-Emmanuel. La cérémonie de la mise à l’eau fut pour f armée, cantonnée aux environs du village, une fête curieuse. Le rivage disparaissait littéralement sous des milliers de soldats, et une immense clameur retentit dans les airs quand la canonnière pavoisée, glissant sur sa cale, entra dans le lac ; puis peu à peu tout bruit cessa. L’armée, s’échelonnant par brigades, prit la route de Lonato, et il n’y eut bientôt plus de Français à Desenzano que les marins de la flottille. Ces rivages, naguère si animés, reprirent leur physionomie habituelle, et le calme du lac ne fut plus troublé par les salves bruyantes de notre artillerie.

Ce fut le 16 août qu’eut lieu la remise des canonnières françaises à la marine sarde. Le pavillon français, hissé sur chaque chaloupe, fut salué de vingt et un coups de canon par l’artillerie de nos alliés. Une division d’infanterie piémontaise échelonnée sur le rivage et une batterie rendirent le salut coup pour coup. Lentement, bien lentement même, comme on le pense, nos marins retirèrent les couleurs nationales. Tout était fini : les canonnières préparées pour l’attaque de Peschiera n’étaient plus françaises ! Les capitaines et les équipages quittèrent aussitôt ces bâtimens avec une douloureuse émotion. Telle est la tristesse que ressentent tous les marins abandonnant leur navire, soit après un naufrage, un combat malheureux, ou même après un simple désarmement. N’est-ce pas comme un vieil ami que l’on perd ? Les matelots, dans leur langage figuré, en parlent toujours comme d’une chose animée qui sent, qui souffre, qui pense comme eux. Leur amour pour cette parcelle de la patrie, amour que l’on retrouve aussi dans l’armée pour le régiment, explique bien des dévouemens et donne bien des victoires. Les marins du lac de Garde avaient pour ainsi dire porté leurs bâtimens dans leurs bras ; ils les avaient vus naître, grandir, marcher ; puis ils les avaient perdus pour toujours. Ils emportaient, il est vrai, ces drapeaux que l’on venait de saluer avec tant de respect ; mais ces drapeaux étaient intacts, vierges du feu, et peu de jours avant ils avaient vu passer des milliers de soldats fiers de montrer les leurs hachés par la mitraille et les boulets ! La mission de la flottille en Italie était terminée, et le 17 août les matelots du lac de Garde comme ceux de Venise reprirent tristement le chemin de la patrie.


III

Telle fut la douloureuse impression produite sur nos marins par la nouvelle inattendue qui arrêtait la belle flotte de l’Adriatique comme la vaillante flottille du lac de Garde dans un mouvement commun vers la victoire. Après avoir exprimé dans toute sa vivacité cette émotion du premier moment, on aimerait à dire quel sentiment lui succéda. Les gens de cœur ne connaissent qu’un seul adoucissement à certaines tristesses, c’est la certitude que de leurs plus pénibles épreuves sortira quelque bien pour l’avenir. Cette noble consolation n’a pas manqué à nos marins. S’ils ont pensé d’abord avec un profond regret à ce qu’ils n’ont pu faire, ils se sont plus tard rappelé, non sans quelque fierté, ce qu’ils avaient fait. Ils n’avaient pas vaincu dans des combats, mais leurs rudes et patiens travaux avaient constaté un résultat dont le pays a droit de s’enorgueillir : c’est qu’il se forme en France une nouvelle marine, dont il faut retracer brièvement le point de départ pour en mieux faire entrevoir l’avenir.

Dès 1854, au moment même où nous achevions la transformation de notre marine à voile en marine à vapeur, on fut obligé d’ajouter à la flotte des batteries flottantes et des canonnières destinées à seconder les opérations d’un siège par mer. C’était alors une marine auxiliaire que l’on créait à côté de l’ancienne pour la compléter, car avant l’apparition de ces nouveaux engins de destruction, il était admis en principe qu’une batterie de terre de quatre pièces triomphait d’un vaisseau de cent. Qu’y a-t-il de vrai dans cette règle, contredite glorieusement par les succès de Saint-Jean-d’Ulloa, de Tanger, de Mogador ? Ce qui est certain, c’est que des vaisseaux, même vainqueurs dans un combat contre les forts d’une rade, avec leur coque criblée de boulets, leurs mâtures et leurs,machines avariées, demanderont toujours dans les ports de longues réparations.

Si les Russes en 1854 eussent battu la mer avec leurs escadres, si les Autrichiens en 1859 eussent fait sortir leur petite marine, les conditions d’une lutte de bâtimens à bâtimens restaient les mêmes qu’autrefois, avec un peu moins de durée dans la bataille, à cause de la vapeur et de la justesse du tir, mais aussi avec de bien plus fortes avaries en matériel. Vainqueurs ou vaincus, les vaisseaux doivent rentrer au port après un combat. Une escadre de réserve est donc indispensable, et si la guerre continue, si les rencontres se multiplient, une manne comme la nôtre, dont le matériel est limité à quarante vaisseaux, a promptement épuisé ses ressources. Heureusement de grands progrès ont été accomplis. Depuis un an, la marine blindée marche à pas de géant ; l’artillerie de son côté possède aujourd’hui le canon rayé, se chargeant par la culasse, pouvant tirer dix coups à la minute, et portant à plus de 4,000 mètres des boulets creux cylindro-coniques d’une puissance énorme. Chez toutes les nations maritimes, le canon rayé deviendra le seul moyen efficace de défendre les côtes, et composera l’armement des batteries de tous les bâtimens de guerre.

Nos vaisseaux et nos frégates actuels, dans un temps très rapproché et dans un cas d’attaque de place, peuvent donc être forcés de s’éloigner encore du centre de l’action, sous peine d’être coulés : leur rôle comme moyen efficace de diversion est encore amoindri ; mais dans une croisière ou dans une escadre, s’ils rencontrent un seul des nouveaux bâtimens cuirassés, fût-il inférieur en force et en vitesse, qu’arrivera-t-il ? Le vaisseau, filant douze nœuds, prendra la fuite, ou, s’il veut combattre, le seul parti en apparence raisonnable est de courir sur l’ennemi pour le couler par sa masse en l’abordant ; mais avant qu’il ait atteint son adversaire, il restera plus de dix minutes exposé à son feu, si le bâtiment cuirassé est immobile, et bien plus de temps encore, si ce bâtiment fuit devant lui. D’ailleurs est-il sûr de le couler ? L’avant pourra-t-il subir un pareil choc sans s’ouvrir ? La machine ne se brisera-t-elle pas ? Dès ce moment, le vaisseau actuel est donc devenu à peu près inutile comme instrument sérieux de guerre, et ne peut plus même être pris comme unité dans le combat.

Cependant, si ces nouvelles batteries cuirassées exigeaient seulement la disparition de l’ancien matériel, elles ne seraient qu’une transformation de plus pour la flotte, et la forte dépense que ferait ainsi la France ne changerait rien à la position maritime qu’elle occupe aujourd’hui, car les progrès marchent à peu près simultanément chez tous les peuples, et l’équilibre actuel se rétablirait bientô t. Heureusement les avantages de cette nouvelle invention se feront surtout sentir sur le personnel naviguant, dont elle change complètement la composition.

Nous avons vu en effet déjà bien des progrès dans les formes des bâtimens, — le vaisseau à trois ponts à voiles, les frégates à roues, le vaisseau à hélice actuel ; — mais toujours le même personnel figurait à bord, c’est-à-dire presque exclusivement des matelots de l’inscription maritime et très peu d’hommes de la conscription. Les mâtures que l’on conservait dans un intérêt d’économie en temps de paix, et sur tous les vaisseaux à vapeur à grande et à petite vitesse, maintenaient quand même l’ancien système d’armement dans la marine. Au contraire, les bâtimens blindés, destinés à attaquer des places, à forcer des passes, à se battre contre leurs pareils, seront construits pour se porter rapidement d’un point à un autre, pour ne jamais sortir de l’Europe, c’est-à-dire de la Manche et de la Méditerranée ; ils doivent être munis de fortes machines et faire disparaître nos lourdes et incommodes mâtures. Les voiles carrées leur nuisent et ne peuvent que les retarder ; les voiles latines seules suffisent pour les appuyer. Nous n’avons donc plus besoin d’un aussi grand nombre de marins venant de l’inscription maritime ; des matelots canonniers et fusiliers, c’est-à-dire des hommes de l’intérieur, peuvent être pris avec avantage, et alors seulement tombe pour toujours cette terrible objection : « La France n’a pas assez de marins ! » Prenons des hommes de la conscription, apprenons-leur le maniement du canon, du fusil et des rames dans les ports et sur l’escadre d’évolution ; renvoyons-les ensuite en congé renouvelable comme fait l’armée, et nous aurons bientôt une réserve qui doublera nos ressources sans un grand surcroît de dépense.

Toute la question est là, car l’essor de notre marine n’est arrêté depuis des siècles que par l’insuffisance du personnel. On a introduit, je le sais, depuis longtemps des hommes du recrutement dans la composition des équipages de nos vaisseaux ; mais jamais on ne les a pris comme la base, comme l’élément principal de notre force maritime : on ne le pouvait pas. La flotte dite de guerre, conservant ses mâtures et ses voiles, nous obligeait de faire du système de manœuvres qu’elles entraînent un objet constant d’étude. La grande préoccupation du moment était donc de former des marins, et l’on rencontrait ainsi des difficultés insurmontables, lorsqu’il fallait mettre promptement quelques vaisseaux sur le pied de guerre. L’on n’avait pas de réserve exercée au canon ni au fusil, et c’est, depuis l’invention de la vapeur, la première condition de force d’une escadre. L’on perdait tout le bénéfice du recrutement, pour ainsi dire illimité, des hommes venus de l’intérieur.

Ainsi d’un côté la transformation de la flotte actuelle est devenue nécessaire pour imiter les autres nations, mettre nos bâtimens à l’abri du canon rayé, et faire que la défense soit à la hauteur de l’attaque. D’autre part, le personnel suit la révolution imprimée au matériel, et nous permet de faire face à tous les armemens, à toutes les difficultés particulières, de posséder en un mot une marine sérieuse, homogène, débarrassée de tous ses bâtimens inutiles à la guerre. Cette marine sera naturellement divisée en quatre catégories très distinctes : la première, composée de puissans navires cuirassés, à grande vitesse, montés surtout par des matelots fusiliers et canonniers : ce sera la flotte de combat, de siège et de débarquement, — la deuxième, renfermant assez de frégates et de bâtimens inférieurs, également blindés, avec mâture (montés par un plus grand nombre de vrais marins), pour assurer le service de nos stations lointaines : ce sera la flotte de campagne au long cours ; — la troisième, comprenant les transports actuels, les vaisseaux trop vieux pour être rasés et cuirassés, enfin les frégates ou avisos en bois, en fer, à hélice et à roues : ce sera le train maritime ; — la dernière, avec ses canonnières de toutes les classes, dont l’activité sur les fleuves et dans les débarquemens est suffisamment démontrée, formera l’escadre de flottille.

Avec son personnel pour ainsi dire inépuisable, puisque la conscription y tiendra une grande place, la construction de cette nouvelle flotte cuirassée ne sera plus qu’une affaire d’argent, et n’aura de limite, comme puissance, que les ressources financières du pays. Au point de vue du matériel, nous aurons une vraie flotte de guerre pouvant combattre souvent sans se radouber, et réunissant toutes les qualités qui lui sont indispensables : la force dans l’artillerie, la rapidité dans les traversées et dans les évolutions, enfin l’économie dans la consommation du charbon. Au point de vue du personnel, notre marine, se recrutant désormais en grande partie comme l’armée, deviendra populaire comme elle. Ces milliers d’hommes familiarisés avec la mer par un séjour de quelques années sur nos bâtimens et dans nos ports propageront dans leurs foyers les instincts maritimes. Le goût d’un noble métier pénétrera peu à peu dans les mœurs. Nous n’affaiblirons point l’armée en lui prenant un plus grand nombre de conscrits qu’on ne le faisait autrefois ; nous la compléterons en quelque sorte. Ces hommes faisant partie de compagnies distinctes, ne contenant chacune qu’une seule spécialité de canonniers, ou de fusiliers, ou de marins, avec un cadre permanent d’officiers de marine, de sous-officiers et de quelques vieux matelots, formeront des bataillons complets. Ils seront pour les côtes et les ports la meilleure défense en temps de guerre. Dans les luttes futures sur mer, où l’abordage jouera un grand rôle, ces hommes auront sur les ponts des navires, devenus de véritables champs de bataille, tout l’entrain et la solidité des troupes de terre. Aujourd’hui d’ailleurs les intérêts de la France ne l’appellent-ils pas vers l’extrême Orient ? La Chine, la Cochinchine, le Japon, Madagascar sont des pays nouveaux à ouvrir et à explorer. La marine a donc dans l’avenir un rôle immense qu’elle ne pourra remplir seule que lorsqu’elle disposera de toutes les ressources possibles pour combattre souvent sans réparations, débarquer sur les côtes et marcher dans l’intérieur avec ses propres hommes. L’on évitera ainsi la perte énorme de monde que l’on subit lorsqu’on entasse sur des navires et pour une expédition lointaine des soldats peu habitués à la mer, à la nourriture du bord et aux lointains voyages. Tôt ou tard enfin l’isthme de Suez sera percé, et notre marine de commerce pourra doubler ses arméniens avec d’autant plus de facilité que la plus grande partie de ses matelots lui resteront, avec d’autant plus de sûreté aussi qu’elle sera mieux protégée partout, si une guerre maritime venait à éclater.

En indiquant rapidement les avantages de cette nouvelle marine, je n’oublie point que les institutions qui régissent la flotte nous ont assuré et nous assurent encore une position maritime respectable. Ces institutions s’appliquaient admirablement à un ordre de choses qui n’existe plus. Il y avait un équilibre parfait entre nos ressources en matelots et le nombre de bâtimens à flot que l’on pouvait rigoureusement armer avec ces hommes spéciaux. D’ailleurs, si l’on examine le régime actuel de toutes les marines, on les voit toutes agir d’après le même système. Les Anglais ont comme nous une flotte qui se recrute exclusivement parmi ses nombreux marins ; mais, comme nous aussi, ils subissent la nécessité de congédier fréquemment leurs équipages. C’est une grande cause de faiblesse à côté d’énormes déploiemens de force, car le départ de ces hommes instruits fait perdre aux escadres cette supériorité constante qu’elles doivent avoir dans toutes les circonstances et à tous les momens de paix ou de guerre. Cette manière de procéder dans les deux marines, pour la formation des équipages de la flotte, ressemble à ce qui se passe en Prusse pour l’armée : elle est peu nombreuse en temps de paix, et la landwehr vient la compléter lorsque les circonstances l’exigent ; mais, tout en étant toujours disponible, cette réserve n’est ni exercée ni équipée à un moment donné. Or dans le siècle où nous vivons, où tout est une question de vitesse, où les coups décisifs se portent avec rapidité, c’est un défaut capital pour une marine de guerre que de ne pas avoir un personnel permanent. Puisque la profession de marin n’est plus indispensable à bord des vaisseaux, il vaut mieux, pour les armer, prendre des hommes dont le service dure sept années. On rend ainsi la plus grande partie des matelots de l’inscription à leur véritable profession, le commerce, et on crée surtout ce qu’aucune puissance ne possède encore, une marine militaire permanente.

Ce que nous indiquons n’est plus au reste un simple projet. La France ne reste en arrière d’aucun progrès réel, et déjà les modifications dont je viens de parler sont, sur une petite échelle, en cours d’exécution. On envoie des officiers et huit cents matelots de la conscription étudier à Lorient pendant six mois les manœuvres d’infanterie, et le Suffren, vaisseau-école des canonniers, forme chaque année six cents chefs de pièce excellens. Il suffira d’imiter dans chaque port ce qui se fait dans un, de transformer chaque vaisseau de l’escadre d’évolution en une école sérieuse de canonnage, et l’on pourra regarder dès ce jour les quatre frégates cuirassées actuellement sur les chantiers comme le noyau d’une flotte de guerre qui fera disparaître l’ancienne avec ses bâtimens mixtes, son matériel et son personnel limités.

Il y a sur notre infériorité navale un préjugé trop répandu en France, et que ces pages auront peut-être servi à combattre. Une nation comme la nôtre ne doit pas être purement militaire. La marine n’est point une arme de luxe ni un corps secondaire dans un grand état, car les destinées des peuples ne se résolvent définitivement que sur mer. Les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais et les Espagnols n’ont perdu leur suprématie que lorsqu’une mauvaise administration des finances, les discordes intestines et les conquêtes inutiles eurent amené le dépérissement de leur flotte. Et quand l’Europe, tant de fois vaincue, triompha de la France dans les premières années de ce siècle, il faut se rappeler que nous n’avions pas de marine, ou du moins pas d’hommes exercés et habitués à la mer pour armer les cent quatre vaisseaux que nous possédions encore en 1814. Pour la première fois donc, par les navires cuirassés, la France devient une grande nation maritime ; la flotte devient un corps complet, permanent, en état de suffire à toutes les éventualités : abordages, sièges, transports, débarquemens, expéditions lointaines. Au lieu de vaisseaux, nous aurons de véritables forteresses flottantes, et si le métier y perd de sa poésie, la France y gagnera le plus sûr instrument de sa grandeur. Nos opérations maritimes en Italie n’eussent-elles servi qu’à faire entrevoir cet avenir, c’en serait assez pour qu’une belle part leur fût accordée dans les souvenirs de la dernière campagne.


A. DES VARANNES.

  1. Voyez, sur les batteries flottantes dans la guerre d’Orient, la Revue du 1er et du 15 février 1858.
  2. Le mille marin est de 1,854 mètres.
  3. Le nœud équivaut à un mille marin.