La Marine des Arabes et des Indous



LA MARINE
DES
ARABES ET DES HINDOUS.

Depuis l’époque où les Phéniciens disparurent de la scène du monde, jusqu’à celle où les découvertes de la fin du XVe siècle amenèrent des résultats aussi rapides qu’imprévus, l’histoire ne mentionne aucun peuple vraiment navigateur, et par suite aucune expédition maritime. L’élan qu’ils avaient donné n’est plus suivi après eux ; on profite de leurs découvertes sans en agrandir sensiblement le domaine. Les nations semées sur les bords de la Méditerranée, destinées à se distribuer dans les îles et dans les archipels, sillonnèrent de bonne heure les eaux bleues de leur grand lac sur des barques, sur des galères à deux et trois rangs de rames ; mais comment naviguait-on dans ces temps reculés ? Homère nous l’a dit. Il y avait mille ans et plus, selon les anciens auteurs, qu’un navire égyptien avait pour la première fois paru en Grèce, quand les Athéniens, attaqués chez eux, furent en état de détruire à Salamine les grosses flottes de la Perse. Héritiers des Phéniciens, les Carthaginois régnèrent en maîtres sur toute cette partie de la Méditerranée que, bien des siècles après eux, infestèrent les pirates barbaresques établis sur leurs ruines. Mais il est douteux qu’aucun de leurs navires ait volontairement franchi les colonnes d’Hercule. Attirés vers ces villes célèbres qui furent tour à tour l’entrepôt des richesses du vieux monde, et dont Alexandrie peut être considérée comme la dernière dans l’ordre des temps, les commerçans des trois parties du monde se rendaient à un point donné sans chercher à découvrir ailleurs des pays barbares ou des plages désertes. Les fastueuses galères de Cléopâtre, si splendides qu’une seule d’entre elles eût suffi à payer les frais de la moitié de la flotte que Rome équipa dans la première guerre punique, ces chaloupes dorées étaient, au point de vue nautique, quelque chose de pareil aux caïques des Cyclades, ou mieux aux djermes allongées qui promènent les pachas de Rosette au Caire ; quelque grandes qu’elles fussent, le moindre orage les rejetait en désordre dans le port ; elles ne sortaient prudemment qu’entre deux tempêtes. Dans ces temps-là, le plus court voyage était marqué par un coup de vent ; rarement on allait de la côte de Syrie à celles du Péloponèse ou de l’Italie, des ports africains aux rives de la péninsule, sans faire naufrage au moins une fois à Samos, à Mélite, aux îles Baléares ; ce qui prouve que les navires ne pouvaient lutter contre le moindre gros temps, et que les nautonniers, timides en raison de leur ignorance, voguaient par instinct à la recherche des îles, des caps, phares naturels placés de tous côtés sur leur chemin.

Avec des barques plus pesantes et plus solides, parce que les bois étaient plus abondans et moins précieux, les mers plus agitées, les ouvriers moins habiles, les Scandinaves, les Danois, les Normands, ces hordes vagabondes et pillardes, quelle que soit leur dénomination, ne faisaient que suivre le littoral de la Baltique, battre les deux rives de la Manche, côtoyer la Bretagne ; prêts à remonter les fleuves avec leurs navires presque plats, ils se guidaient sur les blanches falaises, sur les sombres rochers de la plage plus que sur les étoiles d’un ciel nébuleux. C’étaient des guerriers embarqués et non des navigateurs. Au temps des croisades, la navigation plus avancée ne fut encore qu’un moyen ; il ne s’agissait pas de pousser des conquêtes hasardeuses vers un continent inexploré, mais de s’assurer la possession de cette terre sainte que plus tard Colomb, et après lui Albuquerque, ne désespérèrent pas de soumettre, en prenant à revers un ennemi inattaquable du côté de l’Europe. Les anciens eurent, il est vrai, des colonies : long-temps avant que Rome existât, les Phéniciens avaient fondé Carthage ; les Phocéens s’établirent aux bouches du Rhône, tandis qu’à l’est de la Sardaigne les Athéniens bâtissaient une ville. Ces migrations annoncent de la part des peuples d’alors une tendance à transplanter l’excédant de la population sinon sous d’autres cieux, au moins à d’assez grandes distances, eu égard aux limites que l’on assignait en ces temps à la terre ; cependant il est à remarquer que les émigrans, n’osant traverser la Méditerranée dans sa largeur, s’en allaient le long du rivage chercher, du même côté que la mère-patrie, le lieu favorable à l’établissement projeté : bien entendu qu’on ne peut considérer comme voyages les migrations providentielles qui ont jeté des peuples sur des îles lointaines où nous les voyons se développer sans que la tradition soit capable de soulever le voile sous lequel se cache leur origine.

L’expédition phénicienne, fabuleuse peut-être, entreprise l’an 604 avant notre ère, par ordre de Nechos, roi d’Égypte, et qui, partie du golfe de Suez, doubla l’Afrique pour venir mouiller à l’embouchure du Nil, cette expédition serait donc la seule dont l’histoire ait conservé le souvenir, et elle devait être le complément de voyages antérieurs poussés hors du détroit de Bab-el-Mandeb, sur la côte d’Afrique. Mais ces barques aventureuses n’avaient pas laissé sur les trois mers, sans doute bien lentement parcourues, plus de traces que n’en laisse à travers le firmament l’étoile filante. Derrière les Phéniciens, la route du Cap devait se refermer pour vingt siècles. Cependant toute science est née en Orient : avant nous, on connaissait en Chine les propriétés de l’aiguille aimantée ; mais dans ce pays stationnaire, parce qu’il lui manque l’émulation du dehors, les découvertes restèrent presque toujours sans résultat. Dès l’aurore des temps historiques, on y observait les astres, et les empereurs durent confier aux missionnaires européens la réforme d’un calendrier par trop fautif ; ne voyons-nous pas aussi où en est aujourd’hui l’artillerie dans le céleste empire, où depuis tant de siècles on se sert de la poudre à canon ? De bonne heure, les Chaldéens suivirent dans le firmament la marche des planètes et le mouvement des constellations ; placés assez près de l’équateur, les bergers de l’Yémen pouvaient presque embrasser d’un même regard les astres des deux hémisphères, étudier à la fois l’étoile polaire et la croix du sud, mais il semblerait que l’harmonie des sphères célestes n’était pour eux qu’un délassement de l’immobilité muette du désert. Ils cherchaient à lire dans ces corps lumineux, si brillans durant leurs nuits toujours sereines, la connaissance des choses à venir. S’ils apprenaient à se guider dans leurs solitudes immenses, il est douteux qu’ils rêvassent derrière quels continens lointains disparaissait le soleil. L’Égypte, qui sut tant de choses au temps de sa splendeur, connaissait la géométrie, dont les quatre faces triangulaires de ses pyramides sont comme le symbole, et l’astronomie, puisque le disciple de Thalès, Anaximandre, répandit en Grèce les figures du zodiaque rapportées de Memphis par son maître. Cependant toutes ces découvertes faites en Orient de loin en loin, tour à tour perfectionnées, puis ensevelies sous les ruines de la nation à laquelle elles étaient dues, attendaient que l’Europe les reprît l’une après l’autre et les soumît patiemment à une application régulière.

D’ailleurs, dans ces temps reculés, les navires, traversant des détroits ou des mers intérieures, ne faisaient presque autre chose que passer un bac, porter des marchandises d’une caravane à l’autre ; ces petits voyages pouvaient s’accomplir sans le secours de la boussole, de cette étoile toujours lumineuse que le nautonnier tient dans le creux de sa main. De la Méditerranée à la mer Jaune, du détroit des Dardanelles à la Manche de Tartarie, dans tout l’Orient, ce pays de migrations incessantes, les routes restaient tracées, et le commerce dut avoir lieu par caravanes ; avant de construire de grands vaisseaux, le Persan, l’Arabe, l’Égyptien, l’Hindou, employèrent les animaux rapides ou robustes que Dieu leur avait donnés : le cheval, le chameau, l’éléphant. La source des peuples comme celle des fleuves est sur les plateaux élevés, au sein des continens. Effrayé de l’immensité de l’Océan, toujours furieux aux abords des caps, qu’une crainte superstitieuse faisait regarder comme infranchissables, l’homme aima mieux traverser le désert que de le tourner. Les anciennes puissances maritimes ne semblaient-elles pas aussi destinées à périr en un seul jour comme le vaisseau dans la tempête ? On eût dit qu’elles n’avaient pas plus de racines dans le sol que les populations flottantes ralliées au hasard dans leurs ports. Malgré leur opulence, Tyr, Sidon, Carthage, l’Alexandrie des Ptolémées elle-même, bien que moins exclusivement commerçante et reine aussi par la philosophie et les lettres, n’eurent pas les proportions de Thèbes, de Memphis, de Balbec, de Palmyre, de ces gigantesques cités assises en terre ferme loin d’un océan quelconque ; elles n’étaient pour ainsi dire que des villes du second âge. Dans des siècles plus rapprochés nous voyons, sans que les fléaux de la guerre amènent ces changemens notables, les grandes places d’entrepôt dépérir tout à coup, le jour où s’ouvre une route inconnue, où les navigateurs, prenant une direction nouvelle, doublent enfin des caps redoutés, et, franchissant les stations intermédiaires, s’en vont chercher les produits d’une contrée lointaine, le plus près possible de leur source.

Cependant, si aucune expédition hasardeuse dont la tradition se soit conservée (excepté celle qu’Alexandre envoya sur les côtes de l’Inde, encore était-ce une expédition conquérante) ne fut entreprise durant une si longue série de générations, si la boussole était la première condition de tout voyage de découvertes, de proche en proche, de port en port, le trajet voulu s’effectuait. L’Assyrie, l’Égypte, la Rome des Césars, et enfin Byzance, soutirèrent les richesses de l’Orient ; la soie de Chine, les épices des Moluques et de Ceylan, les perles du Bahrain et de l’Inde, les esclaves et les parfum de l’Éthiopie, les cotons de l’Indus, s’acheminaient vers l’ouest par deux routes, la mer Rouge et le golfe Persique. Chacun des peuples qui déversaient dans la barque voisine le produit de son sol ne connaissait que cette place intermédiaire où l’habitude le conduisait ; donnant d’une main et recevant de l’autre, le marchand savait à peine d’où venait et où allait la cargaison achetée ou vendue. Le commerce était alors entre les nations un lien presque mystérieux que la moindre guerre devait nécessairement rompre sur quelque point.

Placée comme un grand fleuve entre deux parties du globe assurément bien différentes l’une de l’autre, et qu’elle semblerait plutôt unir que séparer, la mer Rouge vit s’élever, dès les premiers âges, sur le côté asiatique surtout, des places maritimes. Au fond du petit golfe d’Akaba, s’élevait Asiongaber, la grande cité d’où partirent les vaisseaux de Salomon pour aller à Ophir chercher l’or, les pierres précieuses, et cette matière inconnue (algumim ou almugim), bois de construction ou corail que les interprètes n’ont pu déterminer[1] ; sur la rive opposée, Bérénice offrait son port aux navigateurs de l’Arabie, aux marchands de l’Asie orientale, qu’accueillit plus tard la petite rade de Schavana (Myos-Hormos)[2], quand, par des raisons que l’histoire n’a pas dites, le commerce s’y transporta tout entier, pour s’éloigner ensuite et s’établir définitivement, quoique dans des proportions moindres, à Qosséir, où il est alimenté par les caravanes de Kous et de Kéneh. Quand l’empire des Ptolémées s’allongea sur la côte africaine jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb, d’autres villes parurent parmi lesquelles la plus importante était Adulis (Adoule), assise en face de l’Yémen, de cet heureux et fertile pays dont l’antique capitale était une cité sainte avant l’islamisme. Peu à peu, tout le long de la mer d’Oman, d’Aden au détroit d’Hormuz, les familles arabes, après avoir erré long-temps avec leurs troupeaux, songèrent à bâtir de petites places fortes ; à voir seulement Aden et Mascate, on comprend que ces villes si bien situées pour être défendues ont été fondées non point peu à peu, par agglomération, comme celles qui plus tard entourent d’une muraille leurs maisons groupées au hasard, mais bien sous l’inspiration ambitieuse d’un chef de tribu qui cherchait à se faire sa part. Aussi y en eut-il qui devinrent des repaires de pirates, particulièrement celles qui, placées sur le bord du golfe Persique, pouvaient lancer leurs vaisseaux à la rencontre des flottilles allant des ports de l’Inde à l’embouchure de l’Euphrate, aussi facilement que Tunis et Alger menaçaient les navires européens à leur passage entre l’Espagne et les états barbaresques, entre l’Afrique et les caps de la Sardaigne ou de la Sicile.

Quand l’empire de Mahomet, absorbant toute l’Arabie, s’appuya sur les deux golfes, les Sassanides, subitement coudoyés le long de l’Euphrate par une puissance nouvelle, possédaient encore et les grandes villes des temps passés, et les grandes villes des temps présens ; mais, deux siècles plus tard, les khalifes Abassides, maîtres des plus belles et des plus célèbres contrées du monde, ayant transporté la capitale de leurs immenses états là où s’étaient élevées successivement celles des Babiloniens, des Assyriens, des Syriens et des Parthes, le golfe Persique devint, aux dépens de la mer Rouge, ce qu’il avait dû être primitivement, la route par laquelle arrivèrent les richesses, de la Perse, de l’Inde, de la Chine, en un mot celle qu’avaient suivie jadis les navigateurs de l’Orient, attirés au bas du fleuve par le luxe de Ninive, de Babylone, de Séleucie, de Ctésiphon. À mesure que l’islamisme s’étendit sur la rive opposée du golfe et s’avança dans l’Inde, des relations plus intimes s’établirent entre les peuples de l’Arabie et ceux du Gouzerate, de Cambaye, du Deccan ; peu à peu toute la côte occidentale de la presqu’île indienne se trouva engagée, avec les ports situés sur la mer d’Oman et à l’entrée des deux golfes, dans un commerce qui se faisait presque tout par les navires arabes, et ce fut cet état de choses que troubla l’arrivée des Portugais au-delà du cap des Tempêtes, que détruisit pour quelque temps Albuquerque, en abattant toutes les forteresses, en brûlant toutes les flottes qu’il rencontra autour de ce vaste bassin. D’un si glorieux passé, les Portugais de Goa n’ont pu conserver que ce qui reste à un fidalgo ruiné, les portraits de leurs ancêtres, de ces hommes de fer, infatigables et inflexibles, parce qu’ils vengeaient non-seulement leur patrie, mais encore l’Europe méridionale des humiliations et des maux que les mahométans leur avaient fait souffrir. Aujourd’hui qu’une compagnie de marchands gouverne ou domine à son gré une partie de l’Asie, il est tout naturel que le commerce arabe ait repris paisiblement son cours. On dirait que rien n’a été changé dans les habitudes de ces marins primitifs ; la civilisation les a si peu modifiées, leurs besoins sont si bien restés les mêmes, qu’ils vont aux lieux accoutumés porter et chercher les mêmes produits, du moins en-deçà de Ceylan ; car doubler cette île semble être pour eux le voyage de long cours, et il s’effectue avec des navires d’un plus fort tonnage et de construction moderne.

Lorsque, en arrivant à Suez, vous apercevez dans un même tableau les rocs d’Afrique sombres et désolés, et les dunes de l’Asie dorées par un soleil qui fait miroiter les eaux de la mer Rouge, et danser les deux minarets au-dessus des toits gris, si une caravane de pèlerins turcs, égyptiens, barbaresques, penchés sur leurs chameaux, abrités sous des parasols aux couleurs bariolées, flanqués de carabines allongées, de larges tromblons, de cruches et d’amphores byzantines, vous étourdit subitement d’un cri poussé sur toute la ligne, regardez dans la baie, au large, dans la direction des puits de Moïse : vous verrez un petit pavillon vert flotter à la vergue d’un lourd chébek ; ce bâtiment, destiné à transporter à Djiddah les pèlerins de la Mekke, appartient à l’espèce appelée dow ; c’est le prototype de tous ceux qui sont montés par des équipages arabes, à quelques modifications près. Son arrière élevé s’allonge au-delà du gouvernail comme dans les felouques espagnoles ; trois haubans de chaque côté soutiennent un mât court, pesant, incliné sur la proue, lequel porte une lourde voile latine amarrée sur une vergue massive faite de deux pièces de bois liées ensemble. Cet équipement est tellement simple qu’on y trouve une preuve de la haute antiquité de cette sorte de construction ; la manière de naviguer est également primitive. Comme les bateliers du Nil, les marins de la mer Rouge amènent leur voile chaque soir ; les capitaines ne se doutent même pas de l’existence de la belle carte dressée par le brick de guerre Euphrate de la marine anglaise, et ils suivent tranquillement ces côtes sévères bordées de montagnes aux contours étranges, hérissées de récifs en maints endroits, surtout aux environs de Djiddah. Une grande dose de patience a été départie à ces navigateurs ; pour remonter toute la mer Rouge contre mousson, il ne faut pas moins de trois mois, et, dans cette saison, il serait difficile de rencontrer sur ces vagues clapoteuses autre chose que des goélands, des paille-en-queues et quelque rare baleine bondissant autour des îlots[3].

Ces petits navires, la plupart de cent à deux cents tonneaux, sont employés au cabotage sur les deux rives du golfe ; ils fréquentent les ports de l’Abyssinie aussi bien que ceux de l’Yémen, portent au marché d’Aden les provisions que la garnison anglaise ne tire guère des tribus voisines souvent hostiles[4], et reçoivent à leur tour les riches produits que leur déversent les Somaulis. Dans la petite ville de Barbora, qui appartient à ce dernier peuple, essentiellement ami de la paix, adonné à la navigation et au commerce, il se tient chaque année, en janvier et février, une foire considérable, où les marchands noirs de l’Afrique orientale, les Arabes des deux golfes, les caboteurs des Seychelles, de Maurice et de Bourbon, les Portugais de Mozambique, se donnent rendez-vous. Ce sont des bazars en plein air, rafraîchis par les brises attiédies d’un hiver à peine moins chaud que nos printemps. Là se pressent les mulets, les chevaux, les ânes, les esclaves que fournit l’intérieur : les caravanes apportent la gomme, l’encens, la myrrhe, l’ivoire et l’or ; mais les marchandises sont envoyées là, en grande partie, par de petits souverains, qui, comme leurs confrères de la côte occidentale, ne dédaignent pas de vendre leurs prisonniers et même leurs sujets. Les Somaulis, de race africaine, si défians qu’ils ferment, dit-on, leurs ports aux navires arabes, ont cependant formé des établissemens aux environs de Moka. Ce sont des individus de cette race qu’on voit dans des canots traverser la Back-Bay d’Aden, les cheveux teints d’un mélange de boue et de chaux, frisés en longues mèches, et quelquefois la tête entièrement couverte d’une calotte terreuse, qui semble un abri contre le soleil. Sans doute ces Somaulis, placés sur les bords du grand Océan, eurent, au temps où la Nubie et l’Abyssinie étaient florissantes, une part considérable dans les expéditions commerciales dont le golfe de Suez était le centre.

Quant aux dows qui se hasardent hors du détroit, il y en a de trois à quatre cents tonneaux, à un seul mât, à une seule voile ; il faut un équipage de cinquante matelots pour hisser cette vergue colossale, que la force du vent fait ployer, et encore monte-t-elle lentement au mouvement cadencé des cent bras nerveux que règle le roulement du tambour. C’est en octobre, au commencement de la mousson de nord-est, que tous ces navires s’empressent de sortir pour voguer, vent arrière, sur la mer des Indes ; la mousson contraire les ramènera, car ils sont condamnés par la constance des brises à ne faire par an qu’un seul voyage. Ceux qui partent de Mascate, du golfe Persique, de l’embouchure de l’Euphrate, plus favorisés par ces mêmes vents alisés, qui les prennent en travers, vont et viennent à volonté durant toute la belle saison. Ainsi, dès que les beaux jours d’automne font régner sur cet océan tranquille le souffle régulier qui ne cessera qu’aux orages de l’été, de Moka, de Djiddah, de Makalla (où les Anglais ont un dépôt de charbon à la barbe du petit sultan de l’endroit), s’élancent par flottilles ces gros dows, plongeant la proue dans l’écume des vagues, relevant bien au-dessus d’une mer scintillante et illuminée du plus éclatant soleil la poupe à balcon sur laquelle le nakoda ou capitaine s’assied à son aise pour fumer la longue pipe et boire le café. Le voyageur qui prend passage à bord de ces barques s’y trouvera dans les beaux temps surtout et s’il ne tient pas au luxe d’une table anglaise, aussi bien et plus librement que dans les somptueux steamers, où le commissaire vous déclare, dès en entrant, que vous êtes under the martial law, soumis à la discipline militaire. Le patron ne lui fournit que le bois et l’eau, le reste des vivres est à sa charge ; mais aussi a-t-il l’entière possession de toute cette grande cabine, dans laquelle aucun importun ne viendra le troubler. Peut-être, à l’extrémité du navire, sur la proue, il se rencontrera, comme pendant à cet Européen, un Turc voyageant dans des conditions tout-à-fait différentes, à savoir un mendiant qui, muni de certificats quelconques, couverts de paraphes, et constatant que le porteur a été ruiné par un de ces malheurs inattendus auxquels tout homme est sujet en Orient, s’en va, transporté gratis par le charitable capitaine, quêter dans les provinces de l’Inde. Jamais il n’a possédé les biens dont il déplore la perte ; mais il tend la main sans scrupule à ses coreligionnaires, qui rougiraient de ne pas lui donner une aumône. Deux ans après, il retournera dans sa patrie avec une petite somme, prêt à fournir tous les détails que lui demandera un ami désireux de marcher sur ses traces.

Les principaux articles exportés de la mer Rouge sont le café, les perles, les dattes sèches, le séné, la gomme, et les produits de la rive africaine, le benjoin, l’encens, la myrrhe. L’Oman fournit du blé, des peaux, de la laine, des chameaux et des ânes que l’on porte surtout à Bourbon. Le Bahrain, ainsi que le pays à l’embouchure de l’Euphrate, envoie particulièrement à Bombay des chevaux, dont l’armée anglaise a toujours besoin. Ces animaux font sur le pont toute la traversée, qui, de Bassorah à Bombay, varie de vingt à trente-cinq jours ; mais il est rare que le navire aille directement d’un point à l’autre sans relâcher, ne serait-ce que pour renouveler sa provision d’eau. Il est alloué un palefrenier par cinq chevaux, et le capitaine, responsable de sa cargaison, perd le fret de la bête qui meurt en route. Aussi évite-t-il avec soin les gros temps ; le plus possible il rase les côtes, prêt à s’abriter au fond d’une baie, à se jeter dans le port de Mascate, à Hormuz, premier asile des Guèbres expatriés, à Karak, où l’on pêche les plus belles perles ; et, soit à cause du danger de cette navigation, pourtant assez facile en temps ordinaire, soit défaut de confiance envers les marins musulmans, les compagnies d’assurance refusent d’inscrire ces bâtimens sur leurs registres.

Lorsque le sultan Tippou, voulant fonder une marine, établit des chantiers à Onore, ce fut des dows qu’il fit construire, et certes ces navires, longs de quatre-vingts à cent pieds, larges de vingt-cinq à trente, recouverts d’un enduit de tchounam et d’huile destiné à préserver le bois de la piqûre des vers, étant armés d’une manière convenable, seraient au moins de la force d’une de nos goëlettes de guerre. Les Arabes sont des marins actifs, intelligens, robustes et sobres ; ceux du Bahrain, ceux de Ras-al-Khyma (dont le scheik possédait une flotte montée par près de vingt mille hommes, et que les Anglais brûlèrent avec tous les chantiers et les arsenaux en 1806), ceux de Makalla, également adonnés à la piraterie, tous ces anciens forbans ramenés par la force à des habitudes plus pacifiques, savent conduire avec habileté non-seulement les navires propres à leur pays, mais encore les bâtimens de construction européenne sur lesquels ils sont embarqués. La marine de l’iman de Mascate en a donné la preuve quand sa flottille a manœuvré de conserve avec des frégates anglaises. De tous ces petits sultans et scheiks jadis d’humeur si guerroyante, à demi soumis à la Porte et complètement dominés par la puissance britannique, au point qu’ils n’osent mettre dehors une barque armée sans consulter le bon plaisir du gouverneur de Bombay, l’iman Seïd est le seul vraiment puissant ; indépendant du grand-seigneur, forcément allié des Anglais, avec lesquels il fait un commerce considérable, et qui l’ont aidé à se défendre contre les Wahhabites, il a des corvettes fort belles, construites à Kotchin, à Maulmein, par des ouvriers hindous et birmans, mais sous la direction d’ingénieurs européens. La possession d’Hormuz, de Kichm, et d’une partie du Moghistan, sous la suzeraineté du shah de Perse, celle de l’île de Zanzibar et de quelques places sur la côte même d’Afrique, favorisent le développement de sa marine ; ses navires, dépassant la ligne dans la direction du cap de Bonne-Espérance, s’aventurent jusqu’à Anjouan, aux îles Comores, dont les habitans ont depuis des siècles embrassé l’islamisme, dans les lointains parages de Mozambique, où des négriers portugais les ont parfois enlevés pour réduire les matelots en esclavage, vengeant ainsi sur d’autres musulmans et dans d’autres mers les anciennes injures de Maroc et d’Alger.

À côté du dow, qui représente le bâtiment arabe par excellence, il faut placer le baggerow ou bagglow, plus particulier au golfe de Cutch, monté le plus souvent par des matelots de l’Oman et du Bahrain, quelquefois aussi par des Hindous musulmans. Plus lourds que le dow, plus larges encore en proportion de leur longueur, coupés carrément à l’arrière sans saillie au-delà du gouvernail, ces bateaux pesans, assez solidement faits pour résister à une attaque, sont armés de deux canons, car les parages qu’ils fréquentent n’ont pas toujours été sûrs, et ces bouches à feu sont tout ce que l’on peut trouver d’à demi moderne dans la construction du baggerow, qui, selon l’opinion générale, n’a pas varié depuis les temps d’Alexandre. En ceci, ces bâtimens ressembleraient aux jonques chinoises, qui n’ont pas subi la plus légère modification depuis plus de deux mille ans. On peut reconnaître là ces barques si grandes manœuvrées par des Phéniciens, des Grecs, des gens de l’Asie-Mineure, sur lesquelles Alexandre fit embarquer tant de chevaux. La première fois que je vis un de ces navires du Cutch, je me trouvais à bord d’un magnifique steamer ; la lourde masse cinglait sur nous de toute la puissance de sa gigantesque voile, l’antenne frémissait en se courbant sur la vague ; un groupe de matelots en turbans, appuyés sur le couronnement grossier de la poupe, considéraient avec une indifférence tout orientale notre machine battant la mesure avec son balancier, nos roues impétueuses mordant la lame. Pour moi, loin de rire de la vieille barque, je songeais qu’au temps où on lança pour la première fois sur la mer une pareille maison flottante, l’Angleterre n’avait de nom dans aucune langue civilisée. Comme tous les navires de ces contrées, sortis des ports de l’Inde, ceux-ci ont sur leurs membrures une épaisseur de planches en bois de teak. On sait que ce bois, pour ainsi dire inaltérable, résiste près d’un siècle à l’action des eaux ; on le coupe sur la côte occidentale de la presqu’île, particulièrement dans les forêts qui couronnent les collines et les petites montagnes des états du radja de Travancore ; mais on a si largement dépeuplé ces belles forêts, que le gouvernement britannique a dû songer, il y a quelques années, à ménager ces arbres précieux. Bombay est le grand entrepôt de tout le commerce de l’Inde occidentale, de l’Arabie, du golfe Persique, et continuera de l’être jusqu’à ce qu’une ville européenne s’élève aux bouches de l’Indus, ce qui est difficile eu égard aux localités ou à celles de l’Euphrate[5]. Aussi, la quantité de navires arabes, grands et petits, de caboteurs du Gouzerate et de Malabar, qui fréquentent sa rade, est incalculable[6]. Entre les rochers de l’île de Colabah et Malabar-Point, c’est-à-dire dans un espace d’une lieue et demie, il n’est pas rare de compter, par les calmes du matin pendant les mois de décembre et de janvier, jusqu’à soixante et quatre-vingts voiles latines qui semblent se toucher. Ces grosses barques entrent et sortent sans hisser de pavillon, sans être signalées par le sémaphore ; ce sont comme des wagons de roulage qu’on laisse passer sans y prendre garde ; ce que l’on guette de tous les yeux, c’est le navire européen poussé par sa légère voilure ; surtout le paquebot fumant, qui va jeter à travers l’Asie surprise vingt-cinq mille lettres parties, il y a six semaines au plus, d’une petite île perdue au nord de l’Europe, par derrière le continent. Et cependant, quel mouvement, quelle animation étrange donne à la rade et au port cette agglomération de navigateurs orientaux ! Ici des matelots de l’Yémen, vêtus de la robe bleue des ismaélites, remplissent leurs outres, qu’ils plongent dans la citerne au moyen d’une longue corde de poils de chameau ; on dirait plutôt un groupe de pasteurs réunis à la fontaine. Là, tout un équipage de matelots du golfe, descendus à terre après les travaux du jour, mêle ses turbans arrondis aux pagris rouges et aplatis des Banians, aux bonnets élevés des Guèbres ; plus loin, les gens de Mascate, le corps nu jusqu’à la ceinture, la tête couverte de l’écharpe à frange qui retombe sur le cou, mâchant des dattes et montrant leurs dents blanches, coudoient dans la foule le Persan, dont la robe bariolée est retenue par un châle de Cachemire. Quant aux capitaines ou nakodas, ils ont pris à la main le bâton blanc, poli et recourbé, chaussé leurs babouches jaunes, jeté sur leurs épaules l’ample cafetan, pour aller vivre à terre dans la ville noire, autour des hangars où les chevaux à vendre sont rangés sur deux lignes, attachés à terre par quatre piquets. Sur des bancs, à l’ombre des palmiers, stationnent ces navigateurs marchands ; moitié accroupis, moitié assis, les yeux plus fermés qu’ouverts, d’une main tenant la pipe à bout d’ambre, de l’autre jouant avec le chapelet apporté de la Mekke ou avec le sac de cuir plein de tabac choisi, ils passent silencieusement des marchés tacites, mais irrécusables, en comptant les mille, les centaines et les dizaines sur les jointures des doigts, par-dessous les plis du manteau. Quand les deux parties sont d’accord, un serrement de main, un coup d’œil équivaut à une signature, et l’affaire est conclue sans que le voisin en ait pu surprendre le chiffre. Il y a loin de là au murmure de ruche d’une bourse européenne ; mais le nakoda croit de sa dignité de ne point harceler l’acheteur par des propositions souvent fallacieuses. Il le trompe autant qu’il peut, c’est la règle ; défiez-vous de lui comme il se défie de vous, et son regard l’indique assez : demandez-lui quand il part, il n’en sait rien, et le soir il a mis à la voile ; vous le croyez en pleine mer depuis une semaine, et il est encore dans la rade ; vous le savez arrivé, vous êtes averti qu’il est porteur d’une lettre à votre adresse, alors courez après lui ; il ne la perdra pas, il gardera le papier dans un pli de son turban jusqu’à ce que le hasard vous le fasse rencontrer dans un de ces groupes chers aux Orientaux, où chacun parle à son tour, où l’on boit le café de Moka avec délices en maudissant cette île de Bombay qu’une température capricieuse condamne à produire des dattiers qui ne portent pas de fruits.

Tous ces navigateurs visitent encore les ports de Cambaye, de cette contrée fameuse que Camoens dit être celle dont Porus était roi ; « pays plus puissant par son or et par ses pierreries, ajoute-t-il, que par la valeur de ses habitans. »

…podero
Mais d’ouro, e pedras, que de forte gente !

On les voit à Surate la riche, que le poète Wali comparait à un recueil de poésies choisies. « L’univers accourt, dit-il, pour voir la rivière Tapti qui baigne ses murs ; Surate doit à cette rivière son état florissant, et la Tapti doit à Surate sa célébrité… C’est sur sa rive qu’on voit ce château symétrique qui est comme un chaton à la bague du monde. Il y a des adorateurs du feu si instruits, que Nemrod, le fondateur du culte, prendrait d’eux d’utiles leçons. » Mais ce que Wali ne célèbre pas, et avec raison, c’est l’hôpital, où les Parsis nourrissent tous les êtres vivans, excepté l’homme, depuis le singe jusqu’à la punaise, jusqu’à la plus inqualifiable vermine. On les rencontre à Kalicut, dont le Zamorin eut la gloire de repousser le grand Albuquerque, dans la sanglante bataille où périt le maréchal Fernando de Coutinho, ville déchue comme toutes celles de la côte, ruinée par Tippou, qui voulait attirer le commerce dans ses ports, et rebâtie par les Anglais, à qui ces guerres malencontreuses ont si bien profité. On les retrouve partout où jadis ils se montraient, car entre les navigateurs de tout le littoral de l’Arabie et les peuples des côtes de la presqu’île indienne, il existe d’anciennes relations de famille. Si ces étrangers ne cherchent pas à s’établir sur divers points comme le firent bientôt les nations européennes, du moins ils formèrent des alliances, facilitées par l’invasion mogole et l’introduction de l’islamisme, qui en fut la suite ; ils étaient regardés comme frères par les musulmans de l’Inde. De ces alliances sortirent les familles nombreuses encore de nos jours, nommées labbis sur la côte de Coromandel, et sur celle de Malabar mopilaïs, c’est-à-dire gendres, parce que les Arabes épousèrent des filles indiennes. Les gens de cette race, reconnaissables à leur taille mince et nerveuse, à leur crâne élevé, à leurs longs bras, sont désormais classés parmi les castes de leur patrie nouvelle ; partagés entre deux professions qui rappellent leur origine, ils sont matelots et cardeurs de laine, comme leurs ancêtres furent navigateurs et bergers. La reine de Kananore appartient à une famille de mopilaïs ; commerçante elle-même, elle envoie ses propres navires dans les Détroits et aux Lakedives, dont elle se prétend souveraine ; son petit port, défendu jadis par un fort hollandais, et assez bien abrité au fond d’une jolie baie, reçoit un bon nombre de dows arabes. Les radjas de Kotchin et de Travancore sont dans des conditions toutes différentes. Maître de belles provinces dans lesquelles l’islamisme n’a jamais fait invasion, mais qui compte en revanche un demi-million de chrétiens, le souverain de ce dernier pays, dont le poivre et les bois de construction forment la principale richesse, ouvre aux navigateurs musulmans, comme aux commerçans de l’Europe, la mauvaise rade battue par un ressac continuel et la gracieuse ville d’Allipey ; là, les travaux confiés dans nos ports à des galériens sont exécutés par une demi-douzaine d’éléphans. Le petit prince de Kotchin, dépouillé de tout ce qui forme aujourd’hui le Travancore, conserve la ville d’où le territoire tire son nom, située sur une charmante rivière dans laquelle se mirent encore les ruines de la forteresse portugaise. Là, les Arabes et les marins du golfe Persique trouvent en abondance et chargent avec facilité les principaux produits qu’ils viennent chercher dans l’Inde : le riz, les toiles à voile, la résine, les cordages faits avec la bourre du coco (coir), les câbles flexibles qui s’allongent au lieu de se rompre quand le navire est battu par la tempête ; l’huile de coco, la noix elle-même, qui, vidée et préparée convenablement, sert à confectionner les narguilés communs ; les bois de construction, les cotonnades fabriquées sur la côte, etc. Quant aux articles d’Europe, le fer, les tissus, et autres objets manufacturés, ils vont les prendre à Bombay. Tous les navires, grands et petits, destinés à voyager dans ces parages, sont construits dans les ports de la côte occidentale de l’Inde, même la plupart des barques de tonnage moyen employées à la navigation de la mer Rouge ; mais on conçoit que des bâtimens fabriqués avec le meilleur bois du monde, manœuvrés avec discrétion dans des mers souvent tranquilles, et réglés dans leur service à un seul voyage par an, doivent durer un siècle. Grace à l’ancienne habitude qu’on avait de prévoir les attaques probables des pirates, les dows et surtout les baggerows du golfe étaient et sont encore des modèles de solidité ; puis les Arabes, moins pressés que nous en toutes choses, moins avides de faire fortune en peu d’années, chargent leurs navires comme leurs chameaux, assez pour qu’ils puissent marcher sans fléchir sous le poids[7]. C’est à Kotchin, le long du quai où elles sont amarrées, qu’on peut examiner de près la massive construction de ces barques énormes ; on prendrait cette ville pour un arsenal, à voir les chantiers où les juifs blancs de Syrie vendent les cordages et les bois entassés derrière les bazars, les corderies répandues au milieu des jardins jusqu’au village de Matachery, habité par des juifs noirs, venus on ne sait d’où : on oublie complètement les magasins hollandais établis jadis dans la cathédrale portugaise, où le grand Albuquerque, en sortant de la messe, avait tourné le dos à Jorge Barreto, gouverneur de la citadelle ; rien ne reste de ces deux puissances rivales. Le drapeau anglais, flottant au mât de pavillon, dit clairement à l’étranger que le lion britannique, là comme ailleurs, est venu mettre sa griffe sur une proie trop longtemps disputée. Le canon qui tonne au lever et au coucher du soleil fait comprendre aussi que les maîtres sont assez forts pour accorder protection au commerce extérieur. Ainsi le petit port de Kotchin a, au plus haut degré, l’aspect d’une cité asiatique, dans laquelle l’élément européen est à peine sensible, et je souhaiterais à un peintre d’avoir à mettre sur la toile la vue de cette ville prise de la douane à l’heure de la retraite. Pour premier plan, il aurait un gros chebek arabe, couleur de bois, bien assis sur une eau transparente, un peu plus loin les filets à bascule qui se lèvent et s’abaissent au milieu d’une nuée d’oiseaux aquatiques, à droite les cocotiers verdoyans penchés sur un sable argenté, et tout au fond, derrière une double ligne de récifs sur laquelle brise incessamment le flot de l’Océan, luttant avec celui de la rivière, quelque grand navire à trois mâts aux vergues bien alignées dessinant son réseau de cordages sur le disque d’un soleil rayonnant à moitié caché dans la mer. On peut considérer comme cabotage ces voyages qui consistent à courir droit sur une terre que l’on abordera un peu plus haut, un peu plus bas, à l’aide d’un vent régulier et de la boussole ; d’ailleurs, les hautes montagnes des Gauths, facile à voir de loin par un temps clair, les petits serpens rayés de jaune et de noir qui se tiennent à une distance connue de la côte de Malabar, et d’autres indices, servent à faire distinguer au pilote le voisinage de la presqu’île. Mais doubler la pointe de Ceylan et remonter au Bengale, c’est là la traversée de long cours, et les Arabes l’effectuent périodiquement chaque année avec de grands et beaux trois-mâts. Partis en octobre des ports de Moka, de Djiddah, dans lesquels il ne reste pas une seule barque à cette époque, de Mascate et de divers points de la même contrée, ces navigateurs arrivent aux bouches du Gange à la fin des vents du sud-ouest, souvent après avoir touché à quelque endroit de la côte opposée. Ce qu’ils fournissent au Bengale, c’est le café de l’Yémen, et surtout le sel, dont le gouvernement se réserve le monopole[8], aussi quelques dattes et des chevaux de prix ; en échange de quoi ils prennent le sucre et les autres productions dont nous avons parlé plus haut. Pour la plupart, ils achètent le droit de porter le pavillon de la compagnie, et gagnent à cela d’être admis à des conditions plus favorables sur tous les marchés de l’Inde, ceux de Ceylan exceptés, cette île relevant de la couronne. Une grande partie des bâtimens employés aux voyages du Bengale sont d’anciens ships de la compagnie, d’un très fort tonnage. Quelques-uns, affectant la forme dite grab, se font remarquer par l’absence de la poulaine, que remplace une saillie avancée ; il faut remonter aux tableaux de Claude Lorrain pour trouver des navires de ce type suranné. Une fois entré dans le port, dont il ne sortira qu’à la mousson nouvelle, le soigneux capitaine fait dégréer son bâtiment ; les mâts sont calés, les vergues amenées sur le pont, ses femmes conduites à terre dans une maison louée à cet effet, car le riche musulman ne s’absente pas si long-temps du logis sans emmener son sérail à sa suite. Aussi les fenêtres de la dunette sont garnies d’un étroit grillage, et deux serviteurs veillent, durant la traversée, dans le passage qui sépare la galerie des chambres du fond. Assurément, ce n’est pas pour leur plaisir que ces houris sont transportées aux bords du Gange ; des palanquins recouverts d’une housse traînante les voiturent du bord au harem, où elles restent confinées tristement comme des marchandises à l’entrepôt. Pendant ce temps, sous la direction des officiers ou ma’alim assis à l’ombre et fumant avec gravité le houkka indien, les matelots travaillent. Il y en a de toutes couleurs, de tout âge, de tous les coins de l’Afrique, appartenant pour la plupart au capitaine, dont ils sont les esclaves. Leur besogne de chaque jour est réglée ; aussi, comme ils hurlent leur monotone refrain : Salamalek a’yari, salut à toi, palan, à mesure que sous l’effort de leurs bras nerveux les ballots sortent de la cale, en montrant la poulie qui les hisse ! Certes, il n’y a pas au monde de gens plus criards que ces matelots de la mer Rouge. À Suez, ils ne peuvent donner un coup d’aviron sans laisser tomber d’une voix creuse, pareille aux sons de la cloche, d’inintelligibles syllabes, écho régulier du chant que lance le mousse avec son timbre argentin, et la passion des noirs pour la cadence est si grande, que, quand l’un d’eux quitte le groupe pour aller au bout du navire, il court en frappant ses mains, en marquant la mesure avec ses pieds. La tâche du jour est-elle finie, tout l’équipage se munit du bâton blanc qui est le signe du repos, et les habitans d’un même navire, descendant à terre, se promènent dans les rues populeuses de Calcutta par longues files, pour ne pas se perdre ; ils s’en vont silencieux, car le travail ne les anime plus, à travers les bazars, visitant les mosquées, saluant un faquir ridé accroupi sur sa natte, jusqu’à l’heure où il faut revenir pour souper avec de l’eau et des dattes. Un marin anglais sortant de la taverne, un marin français courant du café à la case des bayadères, celui-ci avec son jonc des îles, celui-là avec son poing fermé, donnent plus d’embarras aux gardiens de la police que ces équipages musulmans souvent composés de soixante hommes. Mahomet a mieux réussi avec un verset du Koran que toutes les sociétés de tempérance, malgré leurs écrits placardés au coin des rues[9]. Remarquons aussi en passant que la vie maritime n’a point affaibli chez ces navigateurs l’habitude des pratiques religieuses ; le jeûne du ramadan est scrupuleusement observé à bord par tout le monde, capitaine, officiers, matelots ; sur le couronnement de poupe sont inscrites en lettres d’or des sentences pieuses tirées des livres saints ; dans le nom même du navire se trahit le sentiment de la foi. Ainsi on lit ces mots tracés à l’arrière : Fatah-Arrohaman, Fatah-Assalam, victoire au miséricordieux, victoire à l’islam ; Allalevie, louez Dieu. L’un des nakodas qui fréquentent habituellement la rivière de Calcutta, par cela seul qu’il porte le turban vert et descend des Alides, est tenu en grande vénération par tous les sunnites ou orthodoxes de la ville ; ceux-ci l’entourent ; se prosternent même à ses pieds, et il les relève avec tant de dignité, son profil sévère et doux à la fois rappelle si bien les chevaleresques caractères tracés par les romanciers, qu’on n’est pas insensible au prestige de cette noblesse de douze siècles. Beaucoup d’entre ces navigateurs, dédaignant de mesurer la hauteur du soleil avec le bâton de Jacob, encore en usage parmi leurs plus anciens confrères, sont assez versés dans les études nautiques pour employer les instrumens européens et déterminer les longitudes ; on en cite un qui s’est enfermé pendant deux ans dans le Bishop-college à Calcutta, au milieu de jeunes enfans, dont il enviait les leçons et qu’il dépassa bientôt. Le très grand nombre de bâtimens de haut bord appartenant aux ports d’Arabie qui viennent chaque année à jour fixe visiter les eaux du Gange, prouve d’assez anciennes relations commerciales entre cette contrée et le Bengale ; mais, outre les marchandises de retour, les capitaines reçoivent à bord, au prix modique de cinquante roupies (cent vingt-cinq francs), les pieux musulmans que le désir de s’agenouiller devant le tombeau du prophète, et surtout la vanité de prendre le titre de haddji (pèlerin), poussent à la Mekke ; quelques-uns même, dit-on, vont recruter des passagers jusque dans les détroits, et en cela ils font moins une spéculation lucrative qu’une œuvre de piété. On sait que les empereurs mogols et Aurang-Zeb surtout envoyèrent, dans d’autres temps, les pèlerins sur des navires armés, que les Mahrattes, sectateurs ardens de la religion brahmanique, attaquèrent et coulèrent quelquefois. Maintenant, si laissant les marins arabes voguer vers leurs ports, nous restons sur les côtes de l’Inde, il nous apparaîtra clairement que les Hindous leur sont fort inférieurs dans l’art de la navigation ; la langue sanscrite est plus que pauvre en termes de marine, et cela se conçoit chez un peuple descendu des plateaux de l’Asie centrale. Le vocabulaire des lascars (matelots hindous) se compose de mots empruntés aux dialectes étrangers, à l’arabe, au persan, au portugais et à l’anglais. La théorie première, ils l’ont apprise, sur la côte occidentale surtout, des navigateurs orientaux des deux golfes ; la pratique, des Européens, du moins en ce que cette pratique a de compliqué. Les habitans du Scinde, du Gouzerate, de Cambaye même, ont été de bonne heure marins et pirates. Les navires anciens, nommés baggerows, leur étant communs avec les Arabes, qui les montent aussi bien qu’eux, il est difficile de savoir lequel de ces peuples doit réclamer la priorité de l’invention. En descendant vers le sud, à Bombay surtout, on rencontre une espèce de bâtiment côtier, rapide à la marche, de cent à deux cents tonneaux, employé par les commerçans natifs de ce port à recueillir, depuis le golfe de Cutch jusqu’au cap Comorin, les produits du littoral : on le nomme patamar. Longs de soixante-quinze pieds sur une largeur de vingt, profonds de onze à douze pieds, ces jolis navires, montés par une douzaine de lascars, que commande le tandel ou patron, déploient au vent deux grandes voiles latines ; et quand soufflent les brises carabinées de nord-est refoulées par les Gauths, le patamar, sorti de Bombay avec une cargaison de sel, ou revenant vers le port avec un chargement de cocos, de bourre de coco, de noix sèches dont on a exprimé le suc (copera), d’huile, de bois de sandal, de poutres, de poivre, s’incline tellement sur la vague floconneuse, que l’on applaudit à la hardiesse du matelot hindou. S’il n’a pas le courage qui fait entreprendre les longs voyages, au moins a-t-il l’intrépidité du pêcheur et du pilote. Durant la belle saison, en janvier, février et mars, ces caboteurs savent habilement profiter des brises du large et des brises de terre pour entrer dans les baies ou s’élever de la côte. La forme de leurs voiles favorise une navigation à laquelle ils sont particulièrement appropriés. Sur tout ce littoral montueux, il n’y a pas de route ; le transport des marchandises doit donc se faire exclusivement par mer, et il est considérable, car cette partie de la péninsule est beaucoup plus productive que l’autre. Dans des temps moins tranquilles, il y avait des patamars armés en course qui sortaient des anses à la rencontre des navires européens. Gibbet Island, l’île de la Potence, dans la rade de Bombay, atteste la propension des peuples du Deccan à écumer la mer sur leurs côtes ; mais, depuis l’invention des bateaux à vapeur, la piraterie est devenue un métier aussi précaire que dangereux, et les Détroits eux-mêmes commencent à perdre leur ancienne réputation, ou plutôt à en acquérir une meilleure. D’ailleurs, les Hindous, un peu pillards par caractère, ont mille moyens de voler en détail[10]. Le bateau de pêche, le canot chargé de fruits accostant au passage le navire de long cours, renferment presque toujours d’adroits industriels qui se font un devoir de serrer les objets oubliés sur le pont, tels que le plomb de sonde, les outils du charpentier, le couteau du cook. Ce vice tient en partie à la modicité du salaire, calculé moins sur le travail que sur le peu de besoins des hommes de peine. Le patamar, par sa force et sa solidité, est capable de résister aux coups de vent de la mousson du sud-ouest ; mais, à cette époque de pluies désordonnées et d’orages, on trouverait le long de la rivière de Baypour (ce port que Tippou avait nommé Sulthanapatnam, la ville du sultan), hallés sur la plage, d’autres caboteurs d’un rang secondaire, les panyani-mantché, bateaux de Panyani. Comme l’indique leur dénomination, ils appartiennent à cet ancien repaire de pirates dont on ne parle guère aujourd’hui, et ils sont montés par des mopilaïs soumis à l’autorité spirituelle du tangoul, ou grand prêtre, résidant depuis des siècles dans cette même ville. Leur navigation se borne à porter d’un point à un autre, aux environs de leur baie, les produits variés que l’on tire du cocotier et de son fruit, l’eau-de-vie obtenue du palmier par la distillation, ainsi que les larges feuilles à éventail dont les pêcheurs et les pauvres paysans couvrent leurs huttes. Ces mêmes feuilles sont, pour les doctes brahmanes et les marchands, le papyrus sur lequel ils écrivent au poinçon, ceux-ci leurs ventes et achats, ceux-là leurs longs poèmes, leurs commentaires philosophiques qui viennent recueillir la poussière de nos bibliothèques dûment reliés entre deux planchettes. Sur cette côte tout entière habitée par des peuples d’origine diverse, mais essentiellement industrieux, se sont développées mille petites branches de commerce, qui varient selon les localités ; les moyens de transport changent aussi à chaque pas, parce qu’ici une barre toujours menaçante exige un bateau large et solide ; là, des canaux intérieurs (back-water) étroits et assez profonds, permettent à des gondoles couvertes, à des barques allongées (snake-boats) de transporter les marchandises, à travers cent détours, d’un village à l’autre. Dans ce pays si vaste, compris sous une dénomination générale et soumis jadis à une seule croyance, il y a tant de peuples distincts qui ont conservé leurs langues particulières et leurs industries propres ! Quant à Ceylan, c’est un pays à part, et on le devine aisément, rien qu’à voir les longues pirogues à balancier, si étranges et si pittoresques, qui viennent au large, à de grandes distances, vendre aux passans des chaînes en fausse bijouterie, des tabatières, des couteaux, ces petits objets inutiles avec lesquels les peuples à demi sauvages nous tentent et nous attrapent mieux qu’ils ne se laissent prendre désormais à nos piéges ; et puis, on aime à remporter un souvenir de cette île, le plus précieux joyau de la couronne d’Angleterre, riche par l’ivoire que donnent les éléphans de ses montagnes, par les épices de ses plaines et de ses collines, par les perles de ses plages. Si, à des époques très reculées, des navigateurs de l’Oman et de l’Yémen, poussés d’instinct à suivre les vents réguliers qui, par leur changement périodique, promettaient un retour facile, s’aventurèrent jusqu’à Ceylan, au moins est-il permis de conjecturer qu’ils ne dépassèrent guère cette île ; car elle fut, sous les dénominations de Sarandipe, de Lanka, de Ling-chan, que lui appliquèrent les Arabes, les Hindous et les Chinois, une terre enchantée, le théâtre des guerres livrées aux mauvais esprits par une incarnation de Vichnou, et le séjour passager de Bouddha ; rien d’étonnant que, dans notre siècle, l’extrême richesse de son sol l’ait fait regarder par quelques personnes comme le véritable paradis terrestre de l’ancien Testament. Toujours est-il qu’elle a son danger, ses récifs à la pointe, son non ampliùs ibis, que Dieu dit aux hommes comme à la vague jusqu’au jour où il lui plaît d’ouvrir de nouvelles routes ; et que nous resterait-il à faire, si la Providence eût levé plus tôt ce voile d’ignorance qu’elle découvre peu à peu selon les besoins des temps, et que nous croyons déchirer par le seul effort du génie humain ? La côte de Coromandel ne paraît donc pas avoir eu, comme celle de Malabar, les exemples d’un peuple voisin à imiter ; l’art nautique va en s’affaiblissant depuis le golfe Persique jusqu’au détroit de Manaar et, quand on a fait le tour de l’île, on le trouve dans l’enfance. Le long de cette plage généralement sablonneuse, semée moins de cocotiers productifs que de maigres palmiers, privée de ports, on chercherait en vain le lieu où ait pu se développer une ville maritime ; aussi la navigation n’y a-t-elle pas avancé… Les barques, appelées dônis, sont quelque chose d’aussi pauvre et d’aussi simple que les huttes de pêcheur, faites de quatre pieux et recouvertes de branchages. Elles restent à sec pendant les gros temps ; et comment résisteraient-elles à une mer furieuse avec leur fond plat, qui les rend plus propres à s’échouer sur le sable qu’à s’élever sur la crête des vagues ? Poussé par quatre voiles que supporte un seul mât, soutenu lui-même par quelques cordages inégaux, tantôt chargé jusqu’aux bords de riz et d’huile de coco, tantôt calant à peine quatre pieds, pour pouvoir glisser sans obstacle sur les bancs du détroit, le dôni s’en va des côtes de Ceylan à Karrikal, de Pondichéry à Madras, condamné à faire rapidement, vent arrière, une route qui lui demandera au retour des peines infinies. La construction vicieuse du dôni, qui le fait regarder comme le plus mauvais de tous les bateaux de l’Inde, le rend peu capable de marcher contre le vent ; il y a des jours où la force des courans, si elle ne le rejette pas en arrière, ne lui permet pas de gagner plus de trois à quatre milles[11] ; mais le pilote sait mettre à profit les plus faibles brises de terre ; le soir, il vient jeter l’ancre le plus près possible du rivage (et cette ancre, ce sont des morceaux de bois recourbés, rendus pesans par l’adjonction de quelques grosses pierres) ; alors, prenant en main une poignée de plumes et de sable qu’il jette dans la mer, il calculera, d’après la vitesse avec laquelle le corps flottant s’éloigne de celui qui tombe au fond, quelle est la rapidité du courant. Cette savante expérience une fois faite, selon qu’il s’élève de la rive échauffée par les rayons du soleil un souffle attiédi plus ou moins sensible, il remet à la voile et pousse au large pour changer la bordée avant l’aurore, se guidant, durant le jour, sur les pagodes qui sont ses phares les plus ordinaires, et dont il aime à se rapprocher. Madras est le port des dônis ; ils viennent apporter à la population agglomérée dans cette grande ville les produits des provinces voisines, ceux que les chariots du Tandjore leur déversent en suivant la route de terre. On les voit se ranger humblement vis-à-vis la promenade, un peu au-dessous du quai, abandonnant la place d’honneur aux navires européens mouillés en tête de la rade ; mais, avant les pluies de juillet, tous ont disparu : ils sont allés se cacher dans les ruisseaux, sur les bords des petites rivières ; tant que soufflent les brises impétueuses, la lourde barque, longue de soixante-dix pieds, repose paisiblement sous les arbres. Le ressac, qui bat continuellement le littoral du pays de Coromandel, a dû être un grand obstacle aux progrès que les naturels pouvaient faire dans la navigation. Franchir cette barre avec des canots, avec des pirogues même, étant chose impossible, les pêcheurs et les mariniers de la côte se sont trouvés réduits à construire toujours sur le même modèle le catimaron et la schellinge. Le catimaron n’est qu’un simple radeau formé de trois ou quatre madriers joints ensemble, un peu relevé aux extrémités, sur lequel un ou deux hommes au plus, à genoux ou accroupis, pour pouvoir ramer avec plus d’aisance, agitent à droite et à gauche une courte pagaïe[12]. Quand la mer déferle avec fureur sur les sables, le macoua, ou marinier, baissant la tête, se précipite à travers la vague, fend l’écume et la crête de ce rempart menaçant, rejoint son radeau à la nage, s’il est renversé, et se fraie hardiment une route vers le grand navire auquel on l’envoie porter un message à la distance de plusieurs milles. Durant les guerres, ces catimarons ont rendu plus d’un service important : un pêcheur digne de confiance liait à ses poutres la somme d’argent ou cachait dans un nœud de bambou la dépêche qu’il s’agissait de faire parvenir à un point surveillé par l’ennemi. Grace à la couleur de l’homme et à celle du radeau, rien ne trahissait dans les ténèbres la marche du mystérieux courrier, qui, s’il était serré de près, avait encore la ressource de plonger et de fuir dans les bois. Madras et Pondichéry n’ont guère d’autres bateaux de pêche ; dans cette dernière ville, où l’on voit peu de caboteurs, le catimaron se pavoise aux grands jours. Ainsi, lorsqu’un gouverneur nouveau débarque dans la capitale des établissemens soumis à son autorité, une nuée de radeaux, parés des couleurs de la France, s’empresse de l’escorter jusqu’à terre. Pauvre France qui n’a dans l’Inde que de pareilles flottes ! Quant aux schellingues, destinées à franchir sans cesse les trois brisans qui déferlent devant Madras, ce ne sont pas des bateaux de cabotage ; mais elles ont cela de curieux dans leur construction, que, plus simples encore que la pirogue des Esquimaux, elles n’ont pas de membrures et ne consistent qu’en une épaisseur de planches cousues ensemble : par leur élasticité elles résistent à la furie des vagues, sur lesquelles on les voit bondir, lancées par dix ou douze longues rames à palettes, pour retomber dans un abîme où elles paraissent s’engloutir. Une pareille navigation ne se fait pas sans danger, et il est permis de croire que, dans des parages plus favorables, les parias, si habiles à manier leurs schellingues, eussent fait d’excellens matelots. Toutefois, si la nature des lieux a empêché les Hindous, à l’est de la presqu’île, de progresser dans l’art de la navigation autant que ceux de la partie occidentale, les habitans du golfe de Bengale, stimulés par l’accroissement prodigieux du commerce de plus en plus concentré dans la capitale de l’Inde anglaise, ont voulu y prendre part. Sans avoir, comme les Arabes, de grands et beaux navires qui eussent été hors de proportion avec les petits voyages qu’ils entreprennent et le peu de bénéfice qu’ils peuvent faire, ils se sont mis à parcourir le golfe dans toute son étendue, de Ceylan à Calcutta, de Madras à Maulmein, au Pégou, avec des sloops, des goëlettes, des bricks d’un tonnage assez considérable. Parmi ces bâtimens appelés choulias ou parias, quelques-uns ont été construits sur le Gange, à Islamabad, dans les ports birmans ; ou bien ce sont de vieilles coques, des navires anglais abandonnés par suite d’un naufrage, pour cause de vétusté. Mais l’Hindou veut naviguer à peu de frais ; d’une main patiente il radoube, jusqu’à destruction entière, le brick dont il est devenu maître ; vous le verrez remettre pièce sur pièce, rajuster l’une à côté de l’autre des planches usées ; il se borne sagement à la plus simple voilure, et retranche comme inutiles les bonnettes, les cacatois, souvent même les perroquets, de peur d’être obligé d’augmenter son équipage ; bien entendu que les pilotes anglais ne sont pas pour lui, et il se tire comme il peut des dangers du golfe, soit en se fiant à sa propre expérience, soit en suivant à la trace quelque vaisseau européen. Soumis à la discipline anglaise, les lascars sont d’intelligens et intrépides matelots, rapides à la manœuvre, obéissant au sifflet du contre-maître avec une agilité surprenante ; les choulias appartiennent à la même race, mais, comme il leur manque cette impulsion, cette direction supérieure, ils sont timides et lents. Trop peu nombreux pour manier convenablement leurs navires[13], trop faibles pour repousser la moindre attaque, pour résister à la moindre violence, ils fuient de bien loin l’approche d’une voile étrangère, dans la crainte qu’un équipage, se trouvant à court de vivres, ne vienne sans façon enlever la provision d’eau qu’ils conservent dans de grandes jarres de terre liées par le cou au pied des mâts, le riz et les poissons secs dont ils font leur nourriture exclusive. Comprendre ce que marque la boussole est une science fort rare parmi ces naïfs navigateurs ; le matelot n’est à bord que pour le service des voiles, il laisse le soin de gouverner à deux timoniers (soukannis, du mot arabe soukan, gouvernail), qui se relèvent alternativement et font, aux approches des terres, l’office de pilotes. On reproche à ces choulias, aux musulmans surtout, de voler parfois des enfans sur la côte pour en faire des mousses ; il est certain que des perquisitions dirigées par la police des ports ont amené la découverte de bien des jeunes boys dont le capitaine ne pouvait légitimer la provenance. Tranquebar, Sadras, Masulipatam, Pipley, Balassore, tous les lieux jadis florissans lors de la rivalité des nations européennes, sont aujourd’hui fréquentés par les navires choulias ; là où le commerce déchu n’appelle plus les trafiquans chrétiens, les Hindous arrivent pour glaner ce qui reste. On les voit aussi à Pondichéry, à Madras, où ils se placent en avant des dônis et surtout le long du Gange, à Calcutta, qui est leur station principale. La mauvaise saison les disperse, comme les bateaux de la côte, dans leurs ports respectifs ; ceux qui rentrent au Bengale tâchent de faire la contrebande de sel en se glissant dans le fleuve, du côté de l’Orissa, par des passes négligées à cause des dangers qu’elles présentent ; mais la surveillance active des goëlettes à trois mâts, fines voilières, montées par des douaniers armés convenablement, déjouent leurs tentatives, à moins que ces bâtimens légers ne périssent durant la croisière, ce qui n’est pas sans exemple. Quand les rafales violentes du sud-ouest annoncent le renversement de la mousson, la navigation des choulias cesse donc dans tout le golfe, précisément à l’époque où celle des Européens devient plus facile ; chaque équipage vient, pour ainsi dire, poser son navire sous les cocotiers de son village, à l’abri des inondations ; tandis que la récolte se développe sous l’influence d’une pluie bienfaisante, la corneille fait son nid sur les hunes, le milan s’établit sur les vergues dégarnies, et le matelot choulia répare ses voiles, caché dans sa hutte. Plus heureux que celui d’Europe, le marin de l’Inde écoute sans inquiétude gronder l’orage, souffler la tempête qu’il a prévus et qu’il a jugé prudent de ne pas affronter ; il revient chaque année à sa cabane manger ses fruits et cultiver son champ et, comme la crainte d’être pris pour le service militaire, de passer sur un vaisseau de l’état qu’il n’a pas choisi, ne le préoccupe pas dans son repos, il ne se croit pas obligé de dévorer en un jour le salaire d’une année ; le temps des pluies lui appartient tout entier. Ainsi, comme les Arabes, les Hindous ont leurs grands navires, mais pauvrement équipés, mal gréés, souvent si usés, qu’ils font eau de toutes parts ; nous parlons ici de ceux qui sont construits ou au moins montés et conduits entièrement par des navigateurs de la côte, et non des beaux bâtimens (country-ships) appartenant à des Guèbres, à des Arméniens, à des musulmans, à de riches Banians, et qui fréquentent tous les ports de l’Asie sous la direction de capitaines portugais ou anglais. L’Arabie indépendante fait son commerce elle-même ; l’Inde, soumise à un joug étranger, abandonne à une nation toute puissante ses plus importantes transactions ; il ne lui reste guère à faire que le cabotage, c’est-à-dire à retirer de petits profits de l’alimentation des villes modernes de son littoral. De nos jours aussi, comme au temps de l’empire romain, au lieu de porter bien loin ses produits, elle les vend à qui vient les prendre. Pour résumer ce que nous venons de dire, plaçons-nous par la pensée, à l’extrémité de la presqu’île indienne, et examinons ses deux rives. La côte occidentale fait face à l’Arabie civilisée des temps primitifs, baignée par deux golfes qui conduisaient aux plus anciennes et aux plus puissantes villes du vieux monde. La côte orientale n’a devant elle, à de grandes distances, que des îles clair-semées et une langue de terre habitée par des peuples qui ne participaient en rien au développement des nations environnantes. De bonne heure, les Arabes parurent dans les ports du Deccan et du Malayalam, à une époque où aucun navire étranger ne visitait sans doute la triste plage de Coromandel. D’où serait-il venu ? Les Chinois, qui parlent de pèlerins bouddhistes envoyés à Ceylan, les font toujours voyager par terre. Les Mogols musulmans se trouvèrent liés, par la parité de croyance, avec les pays situés au-delà de la mer d’Oman, et avant l’arrivée des Européens il n’y avait pas de ville importante à l’embouchure du Gange ; donc les relations entre les Arabes et le Bengale étaient alors fort rares, et, quand elles devinrent plus fréquentes, les navigateurs expérimentés allèrent droit au fond du golfe sans visiter les ports intermédiaires, les points compris entre Ceylan et le lieu de leur destination. Donc aussi, puisque les habitans du Malabar sont supérieurs à ceux de Coromandel dans l’art nautique, peu en harmonie avec le caractère d’un peuple assez indiffèrent à ce qui se passait chez ses voisins, ils ont reçu des Arabes leurs premières leçons. Ceux-ci d’ailleurs, avant de s’aventurer sur le grand Océan, s’essayèrent longuement dans leurs golfes. N’avaient-ils pas pour guides les Phéniciens, les premiers matelots dont il soit fait mention dans l’histoire ? Les Hindous de la presqu’île, arrivant dans des régions avant eux incultes, peuplées çà et là de hordes sauvages dispersées au sein des forêts, trouvèrent où s’établir et n’éprouvèrent pas le besoin de pousser au-delà. Les Arabes, au contraire, assis au bord de leurs trois mers, habitués à voguer d’un port à l’autre, furent pris de l’inquiet désir de diriger et d’étendre d’un autre côté, au moyen de leurs barques, le commerce qu’ils faisaient avec leurs chameaux à des distances déjà si considérables. Ils n’allèrent point à la découverte ; mais de proche en proche, gagnant des rivages lointains, ils atteignirent le point désiré, différant en cela des navigateurs européens, qui, appuyés par la science, plus précise que l’instinct, s’élancèrent droit où les appelaient un continent nouveau, une île inexplorée.

Th. Pavie.
  1. Un écrivain anglais a essayé de prouver dernièrement que cette mystérieuse contrée d’Ophir devait être le pays d’Ava, parce que, dit-il, aujourd’hui même le commerce tire de ce pays tout ce que Salomon faisait transporter par les flottes qu’il envoyait à Ophir ; mais, en admettant que les Phéniciens entretinssent des relations suivies avec les ports de l’Inde (et lesquels ?), n’est-il pas plus naturel de s’en rapporter aux paroles de l’historien Josèphe, qui place en Afrique cette aurea regio ?
  2. Strabon parle d’une seule flotte de cent vingt vaisseaux destinée au commerce de l’Inde, et sortie, de son temps, du port, de Myos-Hormos.
  3. Le passage suivant, emprunté à une lettre que M. Antoine d’Abbadie, voyageur français en Abyssinie, adressait à M. Garcin, de l’Institut, donnera parfaitement l’idée de la vie à bord des bâtimens arabes : « On se lève au petit jour ; une heure au moins se passe avant qu’on ait hissé la voile et levé l’ancre. Le pilote prend son poste près de la barre, et c’est un apprenti qui lui rend compte de l’état et de la situation des brisans. Vers midi, on mange du pain de dourah… Le bâtiment est toujours immobile lorsqu’on se réunit pour faire la prière et manger un souper de dattes ou de riz. Comme dans le sein de la tribu, le patron n’a sur son équipage d’autre autorité que celle de la persuasion. Dans une forte bourrasque qui nous atteignit près le Ras-Mohammed, le capitaine, sans se lever ni s’émouvoir, dit : — Frères, il me semble que nous devrions amener la voile. — L’équipage ne bougea ni ne répondit, et quand, un quart d’heure après, le vent eut déchiré et enlevé la voile, le pilote se contenta de dire : — Le capitaine avait raison… Dieu est miséricordieux ! »
  4. Vers le 1er  novembre 1839, le jour où commença en Algérie la guerre sainte prêchée par Abd-el-Kader, une guerre sainte éclata aussi à l’extrémité de l’Arabie contre les Anglais. Les cavaliers de la plaine, repoussés avec une perte considérable, étaient encore campés auprès des montagnes le surlendemain de l’attaque, qui avait été vive. Franchissant pendant la nuit la batterie placée sur l’isthme, ils avaient voulu pénétrer jusque dans la ville ; mais les canonniers, avertis par le bruit, eurent le temps de retourner leurs pièces, et, pour regagner la campagne, les Arabes surpris furent obligés d’essuyer à bout portant un feu meurtrier.
  5. En 1839, à l’époque où l’Angleterre défendait avec tant de chaleur l’intégrité du territoire ottoman, un navire (il se nommait Urania) fut expédié de Londres avec deux bateaux à vapeur démontés, du charbon, des ouvriers. Le capitaine, porteur de dépêches qu’il ne devait décacheter qu’après avoir relâché à Rio-de-Janeiro, les ouvrit en quittant la côte du Brésil, et apprit qu’il avait ordre de porter ces deux steamers à Bassorah. Ainsi, sans en prévenir la Porte, les Anglais allaient établir sur l’Euphrate un service de bateaux à vapeur, puis une administration des postes, assurément plus solide que l’administration gouvernementale de la province, puis des dépôts de charbon, et sans doute des troupes pour garder les magasins !
  6. On peut évaluer à plus de quatre-vingt mille ames la population flottante de Bombay.
  7. On a quelquefois mâté en bricks ces lourdes barques, soit pour les transformer en corsaires soit pour naviguer sur la côte ; mais on n’en a fait que des navires bâtards et laids.
  8. On sait que le gouvernement de l’Inde paie à nos petits établissemens français la somme annuelle de quatre laks de roupies (un million de francs) pour qu’ils s’abstiennent du commerce du sel et de la culture de l’opium.
  9. Un jour, je vis affiché dans les bazars de Madras l’avis suivant : Stop the thief, stop the thief !!! en très grosses lettres avec trois points d’admiration : arrêtez le voleur, arrêtez le voleur ! Ce voleur, c’est le vin, ce sont les liqueurs fortes, c’est l’intempérance qui vole votre temps et votre argent. — Malheureusement les seules personnes qui s’arrêtassent à lire ces pancartes, c’étaient des soldats et des marins ivres, qui, sentant leurs poches vides sans trop se rappeler comment l’argent en était sorti, espéraient naïvement retrouver le voleur.
  10. On vient de découvrir à Bombay une association de voleurs qui rapportait, année commune, aux quatre-vingt-dix intéressés, la somme nette de 80,000 livres sterling, ainsi que le prouvent les registres saisis, le 21 juillet dernier, chez les chefs de la bande.
  11. Dans le golfe de Bengale, au renversement des moussons, le courant est de vingt lieues par vingt-quatre heures.
  12. On voit aussi dans la mer Rouge quelques-uns de ces radeaux dont peut-être les Arabes ont apporté l’idée des côtes de l’Inde.
  13. On estime qu’il faut trois lascars de Bombay et cinq de Calcutta pour équivaloir à un bon matelot européen.