La Marine dans la guerre des Balkans

La Marine dans la guerre des Balkans
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 921-935).
LA MARINE
DANS
LA CAMPAGNE DES BALKANS

Une année s’est écoulée depuis le commencement des hostilités dans le Levant. Les événemens se sont compliqués, la guerre s’est étendue ; le rôle des forces navales n’a cessé de grandir, et la responsabilité de ceux qui ont la charge de mettre en jeu ces puissans moyens d’action s’alourdit de plus en plus.

Ces jours derniers, — j’écris au début de décembre, — une vague de pessimisme semblait avoir submergé certains esprits qu’on eût pensés plus fermes. N’ai-je pas entendu dire dans certains cercles : « Si les Allemands arrivent à Constantinople, tout est compromis, sinon perdu ! »

Je ne sais si les armées des Empires du Centre arriveront jusqu’au Bosphore, encore moins si elles le dépasseront, quoi que prétende la jactance allemande. Ce ne sera point sans dommage, en tout cas, qu’elles parcourront le long couloir accidenté dont l’axe est indiqué par la voie ferrée Belgrade-Sofia-Andrinople. Admettons cependant qu’elles parviennent au terme du voyage et laissons, de sang-froid, l’empereur allemand faire son entrée triomphale à Top Kapou Seraï. Rien ne sera, pour cela, perdu ni compromis. Tout au plus la durée de la guerre on sera-t-elle augmentée, s’il est vrai que les coalisés puissent trouver, dans des contrées dont on exagère singulièrement la richesse actuelle, les ressources qu’ils s’en promettent ou qu’ils feignent d’en attendre. Soyons assurés, pour ne parler que du coton, par exemple, que la fermeture des docks de Copenhague et de Rotterdam ferait perdre à l’Allemagne beaucoup plus que ne lui donnera l’ouverture des marchés de Constantinople et de Smyrne. Je n’ai cessé de dire, depuis un an, que c’est par le Nord que nos ennemis s’alimentent. On le sait bien, d’ailleurs, là où il convient qu’on le sache. Mais, pour des raisons que je ne discuterai pas ici, on ne croit pas devoir prendre les mesures nécessaires pour compléter le blocus économique, en même temps que l’encerclement militaire de l’Allemagne.

« Compléter le blocus. » C’est qu’en effet le blocus existe déjà et se maintiendra de plus en plus rigoureux du côté du Sud. Toutes les côtes, tous les ports du Levant fermés, depuis l’Isonzo jusqu’à l’Euphrate, depuis Trieste jusqu’à Bassorah et Koweït, que restera-t-il, au bout de quelque temps, de ces ressources dont on nous fait un si pompeux étalage ? Aucun pays ne peut se passer d’échanges, et l’on n’est producteur qu’à la condition d’être consommateur.

Ce n’est rien que cela. Il y a la question des voies de communications. Si l’on considère qu’une guerre est un phénomène anormal dont les phases successives ont leurs bornes, dans le temps comme dans l’espace, cette question prend une importance considérable au point de vue qui nous occupe. Or, nous avons barre sur nos ennemis du côté des communications par le seul fait que nous exerçons la maîtrise de la mer, et que, par un coup de fortune dont il serait criminel de ne pas profiter, sa future ligne d’opérations, très voisine du littoral en quelques endroits, sur le littoral de la Syrie, en particulier, reste à la portée de nos entreprises.

Nous sommes donc loin d’être désarmés contre notre adversaire. Et sans escompta des retours d’influence sur certains peuples balkaniques qui nous permettraient de couper la retraite aux audacieuses armées des deux empereurs, nous pouvons contrecarrer à tel point leurs desseins que le merveilleux drang nack Asien tourne à la confusion de ses protagonistes.

Ceci dit, entrons dans le détail des opérations et allons d’abord au plus pressé, au secours des Serbes.


Que nous nous y soyons pris bien tard, ce serait une banalité de le constater aujourd’hui. Qu’il y ait eu des tiraillemens, des défauts d’entente, des « incohérences » dans l’action des Alliés que séparent malheureusement, quand ce ne sont pas des conditions géographiques, certaines divergences d’intérêts, c’est un point acquis sur lequel il ne faut pas s’appesantir et une situation à laquelle on vient heureusement de porter remède. Tant y a que les Anglais et nous, nous agissons ; que nous sommes à Salonique, sur le Vardar, sur la Cserna, tandis que les Italiens cherchent, avec, je pense, la ferme volonté de le trouver, le meilleur point d’application de leur effort et que les Russes organisent leur armée d’opération des Balkans dans la Bessarabie, indécis encore s’ils la transporteront par mer, malgré la menace des sous-marins, ou s’ils pèseront sur le gouvernement roumain pour obtenir passage sur son territoire, comme en 1877.

De toute façon et de tous les côtés, la tâche des flottes est considérable. Je viens de parler des sous-marins allemands de la Mer-Noire. Ceux de la Méditerranée et de la mer Egée inspirent à certaines personnes des appréhensions d’autant plus vives qu’elles s’imaginaient, sur la foi d’on ne sait quels calculs, qu’on les avait tous détruits dans le Nord. Toujours est-il que la protection du long chapelet de paquebots et de transports qui s’égrène dans les deux sens de Salonique à Marseille est la tâche la plus ingrate qui puisse incomber aux marines de guerre. Il parait, — on l’a affirmé en bon lieu, — que, jusqu’au commencement de novembre, l’organisation de cette protection était restée à l’état rudimentaire. Nous en sommes plus peinés que surpris. Peut-être l’organisme central se reposait-il trop sur le commandant en chef des forces navales, tandis que celui-ci se trouvait fort empêché par l’insuffisance des moyens mis à sa disposition[1]. On va pousser vivement, je crois, la construction, l’adaptation, la transformation des bâtimens légers de surface et de plongée. Mieux vaut tard que jamais. Si nous avons, dans quelques mois, d’autres opérations combinées à entreprendre, peut-être le nombre des navires coulés sera-t-il sensiblement diminué. Hâtons-nous de dire que les pertes déjà subies ne dépassent pas ce que l’on devait attendre. Lorsque, à terre, dans la guerre de mouvemens, on se voit enlever des convois de renforts, de munitions, de matériel, on ne croit pas tout perdu : aux « raids » des coureurs ennemis on oppose des moyens appropriés et qui réussissent. Il n’en va pas autrement sur mer.

Dans l’Adriatique, reconnaissons-le, le problème se complique de la possibilité de l’intervention du gros de la flotte autrichienne. Peut-être, cependant, les adversaires immédiats de nos alliés du Sud-Est, peu désireux de compromettre leurs nouveaux dreadnoughts, — précieuses et fragiles idoles ! — avec la flotte du duc des Abruzzes, jugeront-ils suffisante l’action des sous-marins de Cattaro, combinée avec celle des escadrilles de grands torpilleurs qui rôdent sournoisement dans le dédale des îles Dalmates et des groupes d’avions auxquels on a dû ménager des « centres d’aviation » dans ces parages…

Dans quelle mesure la perspective d’attaques partielles d’un corps expéditionnaire, confié à la douteuse fortune des eaux, peut-elle tenir en suspens les résolutions du gouvernement italien ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement que le temps presse et que nos habiles Alliés ne craindront pas de courir des risques, d’ailleurs limités, pour obtenir des résultats qui importent tant à la cause commune.

J’écrivais tout à l’heure que les Russes avaient, eux aussi, à considérer l’éventualité du transport de leur armée expéditionnaire par la voie de mer. Pour tout dire, il semble bien qu’ils préféreraient la voie de terre. On s’en assure à ce port danubien de Reni, que le Tsar vient de visiter et où s’accumulent troupes, matériel… et chalands de débarquement, prêts à jeter une forte avant-garde sur la rive de la Dobroutscha. Mais cette rive est roumaine. Il faut négocier. Peut-être ces négociations, qui rappellent singulièrement celles de 1877, auront-elles abouti au moment où ceci paraîtra. Tout arrive, même la conclusion des pourparlers dans les Balkans ; seulement, cette conclusion n’est pas toujours h. notre avantage.

Supposons qu’il en soit encore ainsi, cette fois, et que la Roumanie se refuse à des complaisances qui l’engageraient trop avant vers la Quadruple-Entente. Il faudra bien se résoudre au transport par mer, en dépit du Gœben, du Breslau, des restes de la marine turque, des torpilleurs bulgares et des quatre sous-marins allemands déjà installés, dit-on, à Varna. Notons tout de suite que le nombre de ces derniers pourra s’accroître, s’il est vrai que nos adversaires, aussi prompts dans l’exécution qu’avisés dans la conception, aient la ferme intention de faire du port bulgare un nouveau Zéebrügge.

Cet avantage, qui pourrait avoir de sérieuses conséquences, aurait été longtemps contesté aux Allemands, si l’on s’était mis, à temps, en mesure de disputer le cours inférieur du Danube aux monitors, aux canonnières, aux « Patrouillen-boote[2] » des Autrichiens. C’est à Routschouk, en effet, à peu près à égale distance des Portes de Fer et du delta Danubien, que s’amorce le chemin de fer qui conduit à Varna. C’est encore à Routschouk qu’il faut passer pour aller, par une série de voies capricieusement tracées, à Bourgas, le deuxième port de la Bulgarie[3]. L’intérêt de la possession du cours du Danube n’était donc pas douteux, depuis trois mois, pour les Russes. Il n’y avait pas lieu de s’arrêtera l’interdiction de faire pénétrer des navires de guerre dans cette partie internationalisée du fleuve : les événemens militaires abrogeaient toutes dispositions de ce genre. On ne s’y arrêta pas, en fait, et les lecteurs de la Revue des Deux Mondes se souviennent qu’au commencement de novembre des chalands de munitions destinées aux Serbes et escortés par des canonnières russes furent arrêtés à Turn Severin par le gouvernement roumain qui, pour éviter des contestations délicates, acheta chalands et canonnières au gouvernement russe. Aussitôt après cette singulière opération, les monitors autrichiens prenaient possession du Danube Bulgaro-Roumain, et les premiers arrivages de munitions et de matériel militaire, — destinés cette fois aux Bulgares et aux Turcs, — étaient signalés à Viddin, à Nikopoli, à Routschouk.

J’ajoute que, de l’aveu de nos adversaires communs et aussi des principaux organes de l’opinion publique en Roumanie, le droit des Russes n’était pas contestable. La Strässburger Post du 26 novembre le reconnaît nettement : « le Danube, dit ce journal pangermaniste, fait partie du territoire bulgare, au moins jusqu’à son thalweg, qui forme la limite du royaume avec la Roumanie. Les journaux de Bucarest font remarquer que le fleuve est considéré comme une voie libre, à l’égal d’une mer. La Roumanie ne pourra donc pas empêcher les forces russes de se servir de cette voie. Son gouvernement n’a d’ailleurs pas protesté quand la Russie a choisi ce moyen de communications pour ravitailler la Serbie. » La feuille allemande ajoute cette information, qui appelle de sérieuses réserves : « Le gouvernement du Tsar bénéficie d’un traité qui lui donne droit de navigation sur le grand fleuve. »

Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que nos Alliés aient eu l’intention de profiter de cette convention, ou, tout simplement, de passer outre à toutes autres considérations que celles de l’intérêt militaire. J’ignore les motifs de cette abstention ; je n’ai donc pas à les discuter et me borne à constater que le Danube n’a pas été disputé aux Austro-Allemands et que ceux-ci tirent le plus large parti de cette admirable voie de communications[4]. Quel contraste avec ce qui se passa dans cette guerre de 1877-78 à laquelle je faisais allusion tout à l’heure ! On se rappelle quels furent, à cette époque, les exploits des marins russes. Ceux-ci, montés sur de frêles canots à vapeur armés d’une hampe à torpille, attaquèrent successivement trois monitors turcs, à Routschouk, à Nikopoli, à Matchin. Deux de ces bâtiments échappèrent à la destruction, grâce à des hasards heureux, mais le Séifi fut coulé en quelques minutes. La marine ottomane ne bougea plus.


Revenons au transport par mer de l’armée russe sur le sol bulgare. « Aujourd’hui, nous dit-on, un atterrissage sur une côte hérissée de mines, gardée par des sous-marins, en arrière de laquelle manœuvrent, avec des divisions bulgares, les corps d’armée de von der Goltz, parait devoir constituer une tentative hasardeuse. » La place me manque pour réfuter ces argumens où je retrouve toutes les répugnances que les opérations combinées inspirent à beaucoup de nos meilleurs officiers. Singulière ironie ! Dans le même temps que je recueillais ces fâcheuses réflexions, on lisait dans les journaux ce télégramme : « Londres, 27 novembre : des transports turcs, escortés par le Gœben et le Breslau, appuyés de trois sous-marins, ont débarqué des troupes et des munitions à Varna. »

Il y a cependant une marine russe, et fort puissante, dans la Mer-Noire ; cette marine a, outre ses cuirassés, des mines et des sous-marins. Mais nos adversaires ne sont pas gens à s’embarrasser de tant de difficultés. Nous-mêmes (il est vrai avec les Anglais, qui n’ont pas la même mentalité que nous, heureusement ! à l’égard des grands débarquemens) n’avons-nous pas parfaitement opéré aux Dardanelles des descentes de vive force dans les conditions les plus délicates ? C’est même à peu près les seuls succès sérieux que nous ayons obtenus dans cette expédition si déplorablement conduite. Ces succès, on les a donc oubliés déjà ?…

La vérité, c’est que, si le passage du Danube vers Reni et la marche au travers de la Dobroutscha, étaient politiquement impossibles, il n’y aurait pas à hésiter à faire prendre à la grande armée russe la voie de mer. Le trajet de Sébastopol, d’Otchakov et d’Odessa a Varna, Misivria ou Bourgas, est compris entre 240 ou 270 milles marins. C’est l’affaire de vingt-quatre heures. On peut même abréger le trajet final en concentrant une grande partie de la flotte dans la baie de Bjelgorog, au Nord du petit delta particulier que forme la bouche danubienne de Kilia. L’organisation de la défense contre les sous-marins ne laisse pas, évidemment, d’être délicate. Nos Alliés ont, heureusement, un bon nombre de bâtimens légers, croiseurs, « destroyers, » torpilleurs, canonnières, avisos, auxquels sont venus s’ajouter, depuis quinze mois, beaucoup de navires auxiliaires. Ils sont fort bien outillés au point de vue du dragage comme du mouillage des mines automatiques. Celles-ci ne sont, d’ailleurs, vraiment redoutables que dans les passes étroites battues par l’artillerie.

Les divisions turques ou bulgares qui observent la côte ? Il est aisé de les tromper, par des feintes classiques, sur le lieu réellement choisi pour l’opération. Il y a une certaine bataille de l’Aima très démonstrative à cet égard. Au reste, j’ai la parfaite conviction que nos vaillans amis d’aujourd’hui feront aussi bien, quand ils le voudront, que les alliés de 1854. Les souvenirs de cette époque sont, de part et d’autre, assez glorieux, — c’était encore le temps des guerres chevaleresques ! — pour qu’on n’hésite pas à en tirer exemple. Or, le 12 septembre 1854, le maréchal de Saint-Arnaud et lord Raglan ne craignirent pas de partir de Varna pour Oldfort de Crimée avec 350 navires, la plupart à voiles, portant plus de 60 000 hommes (30 000 Français, 28 000 Anglais, 7 000 Turcs). La mer était libre, dira-t-on… Non pas ! L’escadre russe ne fut coulée dans le goulet de Sébastopol qu’après la bataille de l’Aima. Toutes dispositions étaient donc prises à bord des vaisseaux de guerre des alliés pour la recevoir. Il est vrai que si l’on avait eu, à cette époque, des mines de blocus, on les eût semées à l’entrée du grand port russe et disposé, derrière ce barrage, des navires légers bien armés pour repousser les dragueurs. Qu’est-ce qui empêche de le faire pour le Bosphore, dès maintenant ? C’est d’autant plus aisé qu’on l’a fait déjà ; et c’est, paraît-il, en heurtant l’un des engins de ce champ de mines que le Gœben a reçu les très graves avaries qui l’ont si longtemps paralysé.

Bref, là encore, il n’est que de vouloir et d’accepter résolument les risques inhérens à toute opération de guerre. Mais il y a, à ce sujet, chez beaucoup de militaires, un état d’esprit singulier : tel qui n’hésitera pas à engager sur terre une action qui coûtera 20 000 hommes, recule devant la chance d’en perdre un millier sur l’eau. J’entends bien que ce n’est pas seulement des pertes en personnel que l’on se préoccupe. Tel transport est chargé d’engins et d’objets de matériel (avec le personnel spécialisé) d’un intérêt tellement capital que l’on penserait tout compromis si ce bâtiment disparaissait. Le remède est facile à trouver dans la répartition desdits engins sur le plus grand nombre possible d’unités. On pourra même, en beaucoup de cas, confier un précieux outillage à des navires de guerre ou des croiseurs auxiliaires susceptibles de se défendre efficacement contre les sous-marins. D’ailleurs, les routes de mer, dans le cas qui nous occupe, ne sont-elles pas assez courtes pour que des pertes de ce genre, si pertes il y a, puissent être promptement réparées par un appel aux magasins centraux ? Enfin, les routes de terre sont-elles donc aujourd’hui si sûres, même pour les services à l’arrière, alors qu’aux coureurs de l’ennemi qui, en tout temps, surent faire de fructueuses incursions sur les lignes de communications, sont venus se joindre dirigeables, aéroplanes et hydravions ? Quelle est donc l’armée qui, en plein continent, peut aujourd’hui se flatter de ne rien perdre d’essentiel à 20 ou 30 kilomètres de son front ?…

N’insistons pas. Aussi bien est-ce là la question de mentalité. Ne laissons pas croire, pas plus sur mer que sur terre, que nous ayons perdu la mentalité offensive, sans laquelle on n’obtient rien à la guerre ; et qu’il me soit permis de terminer sur ce sujet par un emprunt au très distingué écrivain militaire des Débats (numéro du 29 novembre) :

« Les Allemands, dit M. H. B…, pour prévenir et décourager les offensives qu’ils redoutent…, feront des opérations de plus en plus hardies. Leurs doctrines de guerre sont unanimes sur ce point. La hardiesse y est conseillée, recommandée, ordonnée, non pas seulement pour masquer la faiblesse, mais comme étant par elle-même une source de force, un coefficient qui multiplie les effectifs. Enfin, tous les écrivains allemands enseignent que les grandes victoires ne se gagnent que dangereusement et souvent par le parti le plus périlleux…, etc. »

« La hardiesse, source de force !… » « Les grandes victoires qui ne se gagnent que dangereusement et souvent par le parti le plus périlleux !… » Ah ! je l’avoue, ces fortes et justes paroles sont péniblement revenues à mon souvenir lorsque j’ai su que l’opération décisive du forcement des Dardanelles par les flottes alliées avait été écartée sans discussion comme trop téméraire.

Il ne m’est pas possible d’entrer ici dans le détail des raisons de tenter ce coup d’audace, encore moins dans celui des procédés particuliers que j’estimais possible de mettre en jeu pour arriver à un résultat qui eût évidemment changé la face des choses. Je ne puis qu’esquisser à grands traits la physionomie d’ensemble de l’opération et répondre aux objections essentielles qui sont parvenues à ma connaissance.

Peut-être les lecteurs de la Revue se rappellent-ils que, le 1er mai[5], au sujet de la malheureuse entreprise du 18 mars, j’essayais de bien marquer les essentielles différences qui séparent le passage de vice force de l’attaque méthodique. Je ne cachais d’ailleurs pas ma préférence pour la première de ces deux méthodes, celle qui, en d’autres temps où la « mentalité offensive » était particulièrement en honneur aussi bien chez les nations anglo-saxonnes que chez certain peuple latin, avait si bien réussi aux Nelson, aux Roussin, aux Farragut, aux Porter, aux Courbet… Je reconnaissais d’ailleurs que l’attaque méthodique, le bombardement successif des ouvrages, tel qu’on l’avait essayé le 18 mars, avait des chances de succès, si cette opération était entreprise en connexion étroite avec l’action d’une force armée prenant à revers les forts et batteries du détroit. Encore exprimais-je le vif regret que l’attaque combinée ne se fût pas produite dès le début de novembre, alors que la défense du côté de terre n’existait pour ainsi dire pas.

Quoi qu’il en soit, les troupes alliées ne débarquèrent que le 25 avril.

Mais il semblait qu’une Fortune ironique se plût à faire commettre successivement aux assaillans toutes les fautes possibles. Outre que les forces de terre mises en jeu étaient manifestement insuffisantes, ce qui révélait de la part des gouvernemens intéressés une surprenante ignorance, le point d’application de ces forces, — peut-être, à la vérité, et tout justement parce qu’elles étaient insuffisantes, car les fautes s’enchaînent,.. — était choisi d’une manière opposée à tout ce que pouvait indiquer le raisonnement militaire le plus simple. Je m’excuse de rappeler encore les indications que je donnais discrètement en faveur du choix de l’isthme de Boulaïr, et aussi celles qu’il y a trois ans (n° du 1er janvier 1913 : « Ce qu’on peut faire avec une marine ») je fournissais pour inciter les Grecs à opérer leur descente juste derrière les ouvrages des « Narrows, » c’est-à-dire dans la baie de Suvla, et non à l’extrême pointe de la presqu’île. Tant y a que l’opération combinée a virtuellement échoué, comme le bombardement méthodique effectué par les flottes seules. Cela bien constaté, était-il possible, il y a quelques jours encore, de recourir à la méthode du foreément de la passe de Tchanak-Nagara, défendue assurément par tous les moyens qu’une connaissance parfaite de l’art de la guerre et des circonstances particulières de l’opération met entre les mains des Germano-Ottomans ?

Oui ; j’en ai toujours été et j’en demeure convaincu. Encore une fois, qu’on ne me demande pas de donner ici mes argumens, d’indiquer les moyens d’action que je proposerais. Il suffit qu’il existe encore une chance sur mille pour qu’on se décide à cette entreprise hardie, dont les résultats seraient décisifs, car Constantinople est « indéfendable, » quoi qu’on fasse, comme toute capitale en façade sur la mer ; il suffit, dis-je, que je n’aie pas le droit de « désespérer » qu’on y vienne, pour que j’observe le silence et cela d’autant mieux que les procédés auxquels je fais allusion pourront servir ailleurs, à l’autre bout du vaste théâtre de la guerre actuelle. Je me bornerai donc à une observation que j’ai déjà eu l’occasion de soumettre à un homme d’Etat, qui me faisait l’honneur de me questionner à ce propos : si cette opération était jugée impraticable par les organismes dirigeans des marines alliées, comment se fait-il non seulement qu’on ait créé, avec, d’ailleurs, une remarquable promptitude, des types de bâtimens tout à fait nouveaux et fort bien appropriés aux circonstances, mais encore qu’on ait exécuté sur les unités de types anciens, cuirassés et grands croiseurs, des travaux longs et coûteux, en vue de leur assurer une invulnérabilité relative à l’égard des armes sous-marines ou, tout au moins, de leur donner ce qui leur manquait essentiellement, la stabilité après avarie des œuvres vives ? On ne dira pas que ces modifications et additions ont été faites pour la navigation et le combat en haute mer, car elles entraînent nécessairement une diminution sensible de la vitesse. D’ailleurs aucun doute ne peut exister sur l’objet final de celles de ces mesures qui ont pour but d’arrêter les mines dérivantes et pour empêcher d’arriver au contact de la carène les mines mouillées à demeure.

Il y a donc eu un moment où l’opération du forcement apparaissait comme praticable et où l’on s’y préparait activement. « Peut-être, m’a-t-on dit encore. Mais, à supposer que celle tentative puisse réussir, reste la difficulté du ravitaillement de la flotte d’opérations dans la mer de Marmara… »

Cette difficulté n’est qu’apparente.

S’il s’agit du combustible, on sait que tous les bâtimens de guerre peuvent prendre du charbon « en surcharge. » La consommation exigée par l’opération elle-même sera faible : il ne s’agit après tout que de 40 milles à faire à la vitesse réduite que permettront les dispositifs spéciaux auxquels je faisais allusion tout à l’heure. La dépense à prévoir pour le séjour dans la mer de Marmara sera peu de chose, puisque les parcours, dans ce lac d’eau salée, sont nécessairement d’une très faible étendue. Il y a d’ailleurs du charbon sur ses rives et à bord des vapeurs qui les desservent. Enfin, les dispositifs essentiels de l’opération de forcement supposent justement l’emploi de navires auxiliaires en nombre assez considérable et qui ne sauraient être tous détruits. Ces bâtimens seront avantageusement chargés de combustibles divers.

Ils pourront l’être aussi de munitions, moyennant l’emploi de précautions spéciales. D’ailleurs, là encore, les unités de combat peuvent porter elles-mêmes une bonne part de leur ravitaillement, Pour les grosses pièces, notamment, il s’en faut bien que toute la capacité des soutes soit utilisée. J’observe, pour en finir avec ce sujet (car de parler des vivres, c’est assez inutile : les navires de guerre en prennent pour trois, quatre, six mois même), que l’opération qui nous occupe peut fort bien ne pas comporter de dépense de munitions de combat. Il ne s’agit pas, encore une fois, de lutter à coups de canon contre les forts : il ne s’agit que de passer, non sans dommages, mais avec le moins de dommages possible.

Voilà ce que j’avais à dire. Je garde la conviction que ceux qui viendront après nous jugeront que l’entreprise était réalisable, qu’elle valait d’être tentée, et donc qu’il fallait la tenter


Tandis que les nouveaux monitors anglais réussissent à envoyer des projectiles sur Gallipoli, — ce qui prouve d’ailleurs que l’on peut aller fort avant dans le détroit avec quelque impunité, — les bâtimens de combat de types ordinaires bombardent Dédéagalch et Porto Lagos dans la mer Egée, Bourgas et Varna dans la Mer-Noire. J’ai déjà eu l’occasion de dire à ce sujet quelles limites étroites avait l’efficacité de ces bruyantes tireries. Il y a eu, toutefois, de grands dégâts locaux. Il serait intéressant de savoir si, à Varna, les installations du nouveau poste de sous-marins ont été atteintes. A Dédéagatch, paraît-il, un grand nombre de soldats bulgares auraient été ensevelis sous les ruines de leurs casernes. Il faut avouer que ces Bulgares étaient bien imprudens.

Deux questions autrement importantes et d’ailleurs étroitement conjuguées s’imposent à notre attention. Il s’agit de l’attitude de la Grèce et des secrets desseins de ses gouvernans ; il s’agit par conséquent de la sécurité et de la liberté des mouvemens de notre armée expéditionnaire de Salonique.

En ce moment, premiers jours de décembre, la satisfaction qu’avaient procurée d’abord les négociations entamées avec le Cabinet d’Athènes est fort atténuée. On s’aperçoit qu’aucune précision ne nous a été donnée en ce qui touche les « garanties ; » qu’il sera difficile d’obtenir celles-ci en temps utile ; que, d’ailleurs, on n’a pas assez demandé, ni peut-être d’un ton assez ferme ; enfin que les Grecs sont bien les Grecs et resteront les Grecs. « Au demeurant, les meilleurs fils du monde » et qui aiment passionnément la France…

Laissons ce sujet qui sera traité par une plume plus autorisée que la mienne. Je me demande seulement si, dans cette période décisive de deux ou trois semaines, l’action des flottes alliées, cette action dont le roi Constantin Ier invoque quelquefois lui-même la haute valeur, s’est montrée assez pressante pour peser réellement sur les résolutions du gouvernement hellène. Je crains que non. On a parlé de champs de mines qui auraient été créés aux bons endroits par nos incertains amis. S’il y a du vrai dans ces informations, on ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait suffi pour arrêter, dès le début, cette opération de mouillage, d’une invitation courtoise, mais ferme, du commandant d’une unité de combat anglaise ou française.

M’objectera-t-on qu’il aurait donc fallu disperser sur une multitude de points d’une côte si découpée les élémens constitutifs de notre force navale méditerranéenne et qu’une telle dissémination n’allait pas sans inconvéniens ? Lesquels, au juste ? Les positions stratégiques que les marins grecs, — s’ils eussent vraiment obéi aux suggestions allemandes, — auraient pu vouloir se réserver en les défendant par des mines automatiques sont, en réalité, peu nombreuses, et les flottes alliées ont des effectifs suffisans pour qu’à chacune de ces positions correspondit un groupe de navires de force convenable. Des instructions eussent d’ailleurs été données pour que le commandant en chef pût obtenir au moment voulu des concentrations que la brièveté des trajets eût toujours rendues faciles.

Quant aux sous-marins allemands dont on fait si grand bruit après avoir imprudemment affirmé qu’il n’en existait plus, je ne puis que répéter ce que j’ai dit déjà souvent : si, il y a six ou huit mois, un absolu défaut de précautions extérieures nous a coûté la perte du Léon-Gambetta et l’immobilisation pour quelques semaines du Jean-Bart, on ne saurait, aujourd’hui que sont entrées en vigueur les mesures tactiques de préservation les plus judicieuses, arguer du « péril sous-marin » pour réserver indéfiniment l’action des grandes unités. Un instrument de guerre est créé pour faire la guerre ; un engin de combat doit être prêt à combattre en toute circonstance. Il ne faut pas, en présence d’une opinion publique déjà nettement hostile aux « mastodontes, » rendre trop difficile la tâche de ceux qui, après cette guerre, s’efforceront de sauver au moins le grand croiseur cuirassé, le « dreadnought » très rapide, très marin, très bien approvisionné, qui restera quelque temps encore l’instrument le mieux approprié à la guerre du large.

Au reste, il y a tout lieu de supposer que les gouvernemens alliés admettent l’intervention très prochaine des unités dont le déplacement, — et le prix de revient, — pèsent si lourdement sur les plans des chefs des grandes flottes, puisqu’une des « garanties » qu’ils demandent à la Grèce consiste dans l’autorisation d’organiser dans ses eaux territoriales la chasse aux sous-marins ennemis. Cette autorisation était-elle, en fait, si nécessaire ? On marchandait beaucoup moins, en 1827 et même en 1854, à poursuivre jusqu’à la côte les pirates d’alors, qui étaient justement des Grecs, d’origine au moins. Ceux d’aujourd’hui sont des Allemands que leurs procédés ont mis hors la loi et qui trouvent, malheureusement, sur le littoral ou sur certains navires hellènes, les plus compromettantes complicités. Avouons que si les positions étaient renversées et que nos ennemis fussent à notre place, un tel état de choses aurait depuis longtemps cessé. Il semble que, tout en répudiant les procédés cruels de nos adversaires, nous pourrions nous inspirer de leur énergie. Il y a des scrupules qui apparaissent vraiment hors de saison, aujourd’hui, et ce ne serait point faire la guerre, — une guerre où l’existence de la nation est en jeu ! — que de la faire avec des préoccupations qui relèvent du dangereux « pacifisme » d’antan.


La situation de l’armée expéditionnaire franco-anglaise de Macédoine n’est pas sans causer quelques appréhensions. J’ai cru pouvoir exprimer, il y a quelque temps déjà, le vœu que l’occupation temporaire de la presqu’île de la Chalcidique fit partie des « garanties » que les Puissances alliées avaient l’intention de demander à la Grèce. Je ne crois pas que cette suggestion ait été suivie d’effet. Deux mots seulement sur ce sujet : Salonique n’est une bonne base d’opérations qu’à l’expresse condition qu’on n’y soit pas renfermé et pressé par l’ennemi en forces supérieures. Le danger de n’avoir pour base qu’un point, au lieu d’une ligne et, mieux encore, qu’une région fortifiée, est d’autant plus marqué, dans le cas qui nous occupe, que l’adversaire, descendant le long du Vardar et de la voie ferrée, ou débouchant de la région de Monastir par Vodena, occupera la rive droite du petit delta du fleuve macédonien et maîtrisera avec des pièces lourdes la passe étroite qui conduit du golfe de Salonique dans la baie intérieure et qu’obstruent déjà, en même temps que les bancs de vase du Vardar, des mines et des filets. Nous connaissons le « chenal de sécurité » de la passe. Mais la complication sera grande, et grand aussi le danger pour notre unique voie de communications maritimes actuelle, celle du golfe de Salonique, lorsque dans cette passe tomberont les obus allemands et flotteront entre deux eaux les mines dérivantes que l’ennemi laissera descendre au courant du fleuve. Si l’on veut bien jeter les yeux sur une carte un peu détaillée de la région, on découvrira aisément que la construction de batteries de canons de marine sur le cap Kara-Bournou de Chalcidique serait, non pas le seul moyen, mais un des bons moyens de parer à ce grave inconvénient d’une situation qui en a d’ailleurs quelques autres. Je n’en dis pas plus. Il faut toujours veiller sur ses derrières. La marine se chargera, quand on le voudra, de tenir dégagé le défilé maritime de la baie de Salonique. Et, si l’on obtenait la libre disposition de la grande presqu’île tridentée, les marins seraient bien plus assurés de pouvoir recueillir, le cas échéant, les troupes de pied de l’armée expéditionnaire, tandis que les chevaux ou, au moins, l’immense matériel roulant useraient des quais et des apparaux du Dort de Salonique.,


CONTRE-AMIRAL DEGOUY.

  1. Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1915 : « Quelques torpillages : Léon Gambetta, Lusitania, Goliath. »
  2. Ce sont de fortes « vedettes, » de 36 à 38 tonnes de déplacement, mues par des moteurs à explosion et armées de deux mitrailleuses. Ces petits bâtimens filent 14 nœuds.
  3. A Nikopoli, en amont de Routschouk, s’amorce une voie ferrée qui suit à peu près le Vid et aboutit à Sofia. Mais, avec cette ligne, d’ailleurs très exposée en cas d’offensive d’un adversaire de la Bulgarie venant de l’Ouest, le détour est considérable pour aller à Bourgas.
  4. Les Roumains ont annoncé qu’ils barraient le fleuve avec des mines automatiques dans la partie de son cours qui leur appartient exclusivement, de ïur-tukaï à Galatx. Les monitors autrichiens se préparaient à aller bombarder Reni.
  5. Revue des Deux Mondes du 1er mai : « Dans le Levant. »