La Mare au diable (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 10

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 17-19).
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X.

MALGRÉ LE FROID.

La petite Marie ne parut pas faire d’autre attention aux paroles bizarres de l’enfant que de les regarder comme une preuve d’amitié ; elle l’enveloppa avec soin, ranima le feu, et comme le brouillard endormi sur la mare voisine ne paraissait nullement près de s’éclaircir, elle conseilla à Germain de s’arranger auprès du feu pour faire un somme.

— Je vois que cela vous vient déjà, lui dit-elle, car vous ne dites plus mot, et vous regardez la braise comme votre petit faisait tout à l’heure. Allons, dormez, je veillerai à l’enfant et à vous.

— C’est toi qui dormiras, répondit le laboureur, et moi je vous garderai tous les deux, car jamais je n’ai eu moins envie de dormir ; j’ai cinquante idées dans la tête.

— Cinquante, c’est beaucoup, dit la fillette avec une intention un peu moqueuse ; il y tant de gens qui seraient heureux d’en avoir une !

— Eh bien ! si je ne suis pas capable d’en avoir cinquante, j’en ai du moins une qui ne me lâche pas depuis une heure.

— Et je vas vous la dire, ainsi que celles que vous aviez auparavant.

— Eh bien ! oui, dis-la si tu la devines, Marie ; dis-la-moi toi-même, ça me fera plaisir.

— Il y a une heure, reprit-elle, vous aviez l’idée de manger… et à présent vous avez l’idée de dormir.

— Marie, je ne suis qu’un bouvier, mais vraiment tu me prends pour un bœuf. Tu es une méchante fille, et je vois bien que tu ne veux point causer avec moi. Dors donc, cela vaudra mieux que de critiquer un homme qui n’est pas gai.

— Si voulez causer, causons, dit la petite fille en se couchant à demi auprès de l’enfant, et en appuyant sa tête contre le bât. Vous êtes en train de vous tourmenter, Germain, et en cela vous ne montrez pas beaucoup de courage pour un homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne me défendais pas de mon mieux contre mon propre chagrin ?

— Oui, sans doute, et c’est là justement ce qui m’occupe, ma pauvre enfant ! Tu vas vivre loin de tes parents et dans un vilain pays de landes et de marécages, où tu attraperas les fièvres d’automne, où les bêtes à laine ne profitent pas, ce qui chagrine toujours une bergère qui a bonne intention ; enfin tu seras au milieu d’étrangers qui ne seront peut-être pas bons pour toi, qui ne comprendront pas ce que tu vaux. Tiens, ça me fait plus de peine que je ne peux te le dire, et j’ai envie de te remmener chez ta mère au lieu d’aller à Fourche.

— Vous parlez avec beaucoup de bonté, mais sans raison, mon pauvre Germain ; on ne doit pas être lâche pour ses amis, et, au lieu de me montrer le mauvais côté de mon sort, vous devriez m’en montrer le bon, comme vous faisiez quand nous avons goûté chez la Rebec.

— Que veux-tu ! ça me paraissait ainsi dans ce moment-là, et à présent ça me paraît autrement. Tu ferais mieux de trouver un mari.

— Ça ne se peut pas, Germain, je vous l’ai dit ; et comme ça ne se peut pas, je n’y pense pas.

— Mais enfin si ça se trouvait ? Peut-être que si tu voulais me dire comme tu souhaiterais qu’il fût, je parviendrais à imaginer quelqu’un.

— Imaginer n’est pas trouver. Moi, je ne m’imagine rien puisque c’est inutile.

— Tu n’aurais pas l’idée de trouver un riche ?

— Non, bien sûr, puisque je suis pauvre comme Job.

— Mais s’il était à son aise, ça ne te ferait pas de peine d’être bien logée, bien nourrie, bien vêtue et dans une famille de braves gens qui te permettrait d’assister ta mère ?

— Oh ! pour cela, oui ! assister ma mère est tout mon souhait.

— Et si cela se rencontrait, quand même l’homme ne serait pas de la première jeunesse, tu ne ferais pas trop la difficile ?

— Ah ! pardonnez-moi, Germain. C’est justement la chose à laquelle je tiendrais. Je n’aimerais pas un vieux !

— Un vieux, sans doute ; mais, par exemple, un homme de mon âge ?

— Votre âge est vieux pour moi, Germain ; j’aimerais l’âge de Bastien, quoique Bastien ne soit pas si joli homme que vous.

— Tu aimerais mieux Bastien le porcher ? dit Germain avec humeur. Un garçon qui a des yeux faits comme les bêtes qu’il mène ?

— Je passerais par-dessus ses yeux, à cause de ses dix-huit ans.

Germain se sentit horriblement jaloux. Allons, dit-il, je vois que tu en tiens pour Bastien. C’est une drôle d’idée, pas moins !

— Oui, ce serait une drôle d’idée, répondit la petite Marie en riant aux éclats, et ça ferait un drôle de mari. On lui ferait accroire tout ce qu’on voudrait. Par exemple, l’autre jour, j’avais ramassé une tomate dans le jardin à monsieur le curé ; je lui ai dit que c’était une belle pomme rouge, et il a mordu dedans comme un goulu. Si vous aviez vu quelle grimace ! Mon Dieu, qu’il était vilain !

— Tu ne l’aimes donc pas, puisque tu te moques de lui ?

— Ce ne serait pas une raison. Mais je ne l’aime pas : il est brutal avec sa petite sœur, et il est malpropre.

— Eh bien ! tu ne te sens pas portée pour quelque autre ?

— Qu’est-ce que ça vous fait, Germain ?

— Ça ne me fait rien, c’est pour parler. Je vois bien, petite fille, que tu as déjà un galant dans la tête.

— Non, Germain, vous vous trompez, je n’en ai pas encore ; ça pourra venir plus tard : mais puisque je ne me marierai que quand j’aurai un peu amassé, je suis destinée à me marier tard et avec un vieux.

— Eh bien, prends-en un vieux tout de suite.

— Non pas ! quand je ne serai plus jeune, ça me sera égal ; à présent, ce serait différent.

— Je vois bien, Marie, que je te déplais : c’est assez clair, dit Germain avec dépit, et sans peser ses paroles.

La petite Marie ne répondit pas. Germain se pencha vers elle : elle dormait ; elle était tombée vaincue et comme foudroyée par le sommeil, comme font les enfants qui dorment déjà lorsqu’ils babillent encore.

Germain fut content qu’elle n’eût pas fait attention à ses dernières paroles ; il reconnut qu’elles n’étaient point sages, et il lui tourna le dos pour se distraire et changer de pensée.

Mais il eut beau faire, il ne put ni s’endormir, ni songer à autre chose qu’à ce qu’il venait de dire. Il tourna vingt fois autour du feu, il s’éloigna, il revint ; enfin, se sentant aussi agité que s’il eût avalé de la poudre à canon, il s’appuya contre l’arbre qui abritait les deux enfants et les regarda dormir.

— Je ne sais pas comment je ne m’étais jamais aperçu, pensait-il, que cette petite Marie est la plus jolie fille du pays !… Elle n’a pas beaucoup de couleur, mais elle a un petit visage frais comme une rose de buissons ! Quelle gentille bouche et quel mignon petit nez !… Elle n’est pas grande pour son âge, mais elle est faite comme une petite caille et légère comme un petit pinson !… Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas chez nous d’une grande et grosse femme bien vermeille… La mienne était plutôt mince et pâle, et elle me plaisait par-dessus tout… Celle-ci est toute délicate, mais elle ne s’en porte pas plus mal, et elle est jolie à voir comme un chevreau blanc !… Et puis, quel air doux et honnête ! comme on lit son bon cœur dans ses yeux, même lorsqu’ils sont fermés pour dormir !… Quant à de l’esprit, elle en a plus que ma chère Catherine n’en avait, il faut en convenir, et on ne s’ennuierait pas avec elle… C’est gai, c’est sage, c’est laborieux, c’est aimant, et c’est drôle. Je ne vois pas ce qu’on pourrait souhaiter de mieux…

Mais qu’ai-je à m’occuper de tout cela ? reprenait Germain en tâchant de regarder d’un autre côté. Mon beau-père ne voudrait pas en entendre parler, et toute la famille me traiterait de fou !… D’ailleurs, elle-même ne voudrait pas de moi, la pauvre enfant !… Elle me trouve trop vieux : elle me l’a dit… Elle n’est pas intéressée, elle se soucie peu d’avoir encore de la misère et de la peine, de porter de pauvres habits, et de souffrir de la faim pendant deux ou trois mois de l’année, pourvu qu’elle contente son cœur un jour, et qu’elle puisse se donner à un mari qui lui plaira… elle a raison, elle ! je ferais de même à sa place… et, dès à présent, si je pouvais suivre ma volonté, au lieu de m’embarquer dans un mariage qui ne me sourit pas, je choisirais une fille à mon gré…

Plus Germain cherchait à raisonner et à se calmer, moins il en venait à bout. Il s’en allait à vingt pas de là, se perdre dans le brouillard ; et puis, tout d’un coup, il se retrouvait à genoux à côté des deux enfants endormis. Une fois même il voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras passé autour du cou de Marie, et il se trompa si bien, que Marie, sentant une haleine chaude comme le feu courir sur ses lèvres, se réveilla et le regarda d’un air tout effaré, ne comprenant rien du tout à ce qui se passait en lui.

— Je ne vous voyais pas, mes pauvres enfants ! dit Germain en se retirant bien vite. J’ai failli tomber sur vous et vous faire du mal.

La petite Marie eut la candeur de le croire, et se rendormit. Germain passa de l’autre côté du feu, et jura à Dieu qu’il n’en bougerait jusqu’à ce qu’elle fût réveillée. Il tint parole, mais ce ne fut pas sans peine. Il crut qu’il en deviendrait fou.

Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à semer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênes restait dans une majestueuse obscurité ; mais, un peu plus loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée de fantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans la mare ; et les grenouilles, commençant à s’y habituer, hasardaient quelques notes grêles et timides ; les branches anguleuses des vieux arbres, hérissées de pâles lichens, s’étendaient et s’entre-croisaient comme de grands bras décharnés sur la tête de nos voyageurs ; c’était un bel endroit, mais si désert et si triste, que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanter et à jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennui effrayant de la solitude. Il désirait aussi éveiller la petite Marie ; et lorsqu’il vil qu’elle se levait et regardait le temps, il lui proposa de se remettre en route.

— Dans deux heures, lui dit-il, l’approche du jour rendra l’air si froid, que nous ne pourrons plus y tenir, malgré notre feu… À présent, on voit à se conduire, et nous trouverons bien une maison qui nous ouvrira, ou du moins quelque grange où nous pourrons passer à couvert le reste de la nuit.

Marie n’avait pas de volonté ; et, quoiqu’elle eût encore grande envie de dormir, elle se disposa à suivre Germain.

Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveiller, et voulut que Marie s’approchât de lui pour se cacher dans son manteau, puisqu’elle ne voulait pas reprendre sa cape roulée autour du Petit-Pierre.

Quand il sentit la jeune fille si près de lui, Germain, qui s’était distrait et égayé un instant, recommença à perdre la tête. Deux ou trois fois il s’éloigna brusquement, et la laissa marcher seule. Puis, voyant qu’elle avait peine à le suivre, il l’attendait, l’attirait vivement près de lui, et la pressait si fort, qu’elle en était étonnée et même fâchée sans oser le dire.

Comme ils ne savaient point du tout de quelle direction ils étaient partis, ils ne savaient pas celle qu’ils suivaient ; si bien, qu’ils remontèrent encore une fois tout le bois, se retrouvèrent, de nouveau, en face de la lande déserte, revinrent sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers les branches.

— Bon ! voici une maison, dit Germain, et des gens déjà éveillés, puisque le feu est allumé. Il est donc bien tard ?

Mais ce n’était pas une maison : c’était le feu de bivouac qu’ils avaient couvert en partant, et qui s’était rallumé à la brise…

Ils avaient marché pendant deux heures pour se retrouver au point de départ.