La Mare au diable (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 07

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 12-14).
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VII.

DANS LA LANDE.

— Ah ça, dit Germain, lorsqu’ils eurent fait quelques pas, que va-t-on penser à la maison en ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont être inquiets et le chercheront partout.

— Vous allez dire au cantonnier qui travaille là-haut sur la route, que vous l’emmenez, et vous lui recommanderez d’avertir votre monde.

— C’est vrai, Marie, tu t’avises de tout, toi ! moi, je ne pensais plus que Jeannie devait être par là.

— Et justement, il demeure tout près de la métairie ; il ne manquera pas de faire la commission.

Quand on eut avisé à cette précaution, Germain remit la jument au trot, et Petit-Pierre était si joyeux, qu’il ne s’aperçut pas tout de suite qu’il n’avait pas dîné ; mais le mouvement du cheval lui creusant l’estomac, il se prit, au bout d’une lieue, à bâiller, à pâlir, et à confesser qu’il mourait de faim.

— Voilà que ça commence, dit Germain. Je savais bien que nous n’irions pas loin sans que ce Monsieur criât la faim ou la soif.

— J’ai soif aussi ! dit Petit-Pierre.

— Eh bien ! nous allons donc entrer dans le cabaret de la mère Rebec, à Corlay, au Point du Jour ? Belle enseigne, mais pauvre gîte ! Allons, Marie, tu boiras aussi un doigt de vin.

— Non, non, je n’ai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec le petit.

— Mais j’y songe, ma bonne fille, tu as donné ce matin le pain de ton goûter à mon Pierre, et toi, tu es à jeun ; tu n’as pas voulu diner avec nous à la maison, tu ne faisais que pleurer.

— Oh ! je n’avais pas faim, j’avais trop de peine ! et je vous jure qu’à présent encore je ne sens aucune envie de manger.

— Il faut te forcer, petite ; autrement tu seras malade. Nous avons du chemin à faire, et il ne faut pas arriver là-bas comme des affamés pour demander du pain avant de dire bonjour. Moi-même je veux te donner l’exemple, quoique je n’aie pas grand appétit ; mais j’en viendrai à bout vu que, après tout, je n’ai pas dîné non plus. Je vous voyais pleurer, toi et ta mère et ça me troublait le cœur. Allons, allons, je vais attacher la Grise à la porte ; descends, je le veux.

Ils entrèrent tous trois chez la Rebec, et, en moins d’un quart d’heure, la grosse boiteuse réussit à leur servir une omelette de bonne mine, du pain bis et du vin clairet.

Les paysans ne mangent pas vite, et le petit Pierre avait si grand appétit qu’il se passa bien une heure avant que Germain pût songer à se remettre en route. La petite Marie avait mangé par complaisance d’abord ; puis, peu à peu la faim était venue : car à seize ans on ne peut pas faire longtemps diète, et l’air des campagnes est impérieux. Les bonnes paroles que Germain sut lui dire pour la consoler et lui faire prendre courage produisirent aussi leur effet ; elle fit effort pour se persuader que sept mois seraient bientôt passés, et pour songer au bonheur qu’elle aurait de se retrouver dans sa famille et dans son hameau, puisque le père Maurice et Germain s’accordaient pour lui promettre de la prendre à leur service. Mais comme elle commençait à s’égayer et à badiner avec le petit Pierre, Germain eut la malheureuse idée de lui faire regarder par la fenêtre du cabaret, la belle vue de la vallée qu’on voit tout entière de cette hauteur, et qui est si riante, si verte et si fertile. Marie regarda et demanda si de là on voyait les maisons de Belair.

— Sans doute, dit Germain, et la métairie, et même ta maison. Tiens, ce petit point gris, pas loin du grand peuplier à Godard, plus bas que le clocher.

— Ah ! je la vois, dit la petite, et là-dessus elle recommença de pleurer.

— J’ai eu tort de te faire songer à ça, dit Germain, je ne fais que des bêtises aujourd’hui ! Allons, Marie, partons, ma fille ; les jours sont courts et, dans une heure, quand la lune montera, il ne fera pas chaud.

Ils se remirent en route, traversèrent la grande brande, et, comme pour ne pas fatiguer la jeune fille et l’enfant par un trop grand trot, Germain ne pouvait faire aller la Grise bien vite, le soleil était couché quand ils quittèrent la route pour gagner les bois.

Germain connaissait le chemin jusqu’au Magnier ; mais il pensa qu’il aurait plus court en ne prenant pas l’avenue de Chanteloube, mais en descendant par Presles et la Sépulture, direction qu’il n’avait pas l’habitude de prendre quand il allait à la foire. Il se trompa et perdit encore un peu de temps avant d’entrer dans le bois ; encore n’y entra-t-il point par le bon côté, et il ne s’en aperçut pas, si bien qu’il tourna le dos à Fourche et gagna beaucoup plus haut du côté d’Ardente.

Ce qui l’empêchait alors de s’orienter, c’était un brouillard qui s’élevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs d’automne, que la blancheur du clair de lune rend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaques d’eau dont les clairières sont semées exhalaient des vapeurs si épaisses que, lorsque la Grise les traversait, on ne s’en apercevait qu’au clapotement de ses pieds et à la peine qu’elle avait à les tirer de la vase.

Quand on eut enfin trouvé une belle allée bien droite, et qu’arrivé au bout, Germain chercha à voir où il était, il s’aperçut bien qu’il s’était perdu ; car le père Maurice, en lui expliquant son chemin, lui avait dit qu’à la sortie des bois il aurait à descendre un bout de côte très-raide, à traverser une immense prairie et à passer deux fois la rivière à gué. Il lui avait même recommandé d’entrer dans cette rivière, avec précaution, parce qu’au commencement de la saison il y avait eu de grandes pluies et que l’eau pouvait être un peu haute. Ne voyant ni descente, ni prairie, ni rivière, mais la lande unie et blanche comme une nappe de neige, Germain s’arrêta, chercha une maison, attendit un passant et ne trouva rien qui put le renseigner. Alors il revint sur ses pas et rentra dans les bois. Mais le brouillard s’épaissit encore plus, la lune fut tout à fait voilée, les chemins étaient affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grise faillit s’abattre ; chargée comme elle l’était, elle perdait courage, et, si elle conservait assez de discernement pour ne pas se heurter contre les arbres, elle ne pouvait empêcher que ceux qui la montaient n’eussent affaire à de grosses branches, qui barraient le chemin à la hauteur de leurs têtes et qui les mettaient fort en danger. Germain perdit son chapeau dans une de ces rencontres et eut grand’peine à le retrouver. Petit-Pierre s’était endormi, et, se laissant aller comme un sac, il embarrassait tellement les bras de son père, que celui-ci ne pouvait plus ni soutenir ni diriger le cheval.

— Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain en s’arrêtant : car ces bois ne sont pas assez grands pour qu’on s’y perde, à moins d’être ivre, et il y a deux heures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n’a qu’une idée en tête, c’est de s’en retourner à la maison, et c’est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en aller chez nous, nous n’avons qu’à la laisser faire. Mais quand nous sommes peut-être à deux pas de l’endroit où nous devons coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et recommencer une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel ni terre, et je crains que cet enfant-là ne prenne la fièvre si nous restons dans ce damné brouillard, ou qu’il ne soit écrasé par notre poids si le cheval vient à s’abattre en avant.

— Il ne faut pas nous obstiner davantage, dit la petite Marie. Descendons, Germain ; donnez-moi l’enfant, je le porterai fort bien, et j’empêcherai mieux que vous que la cape, se dérangeant, ne le laisse à découvert. Vous conduirez la jument par la bride, et nous verrons peut-être plus clair quand nous serons plus près de terre.

Ce moyen ne réussit qu’à les préserver d’une chute de cheval, car le brouillard rampait et semblait se coller à la terre humide. La marche était pénible, et ils furent bientôt si harassés qu’ils s’arrêtèrent en rencontrant enfin un endroit sec sous de grands chênes. La petite Marie était en nage, mais elle ne se plaignait ni ne s’inquiétait de rien. Occupée seulement de l’enfant, elle s’assit sur le sable et le coucha sur ses genoux, tandis que Germain explorait les environs, après avoir passé les rênes de la Grise dans une branche d’arbre.

Mais la Grise, qui s’ennuyait fort de ce voyage, donna un coup de reins, dégagea les rênes, rompit les sangles, et lâchant par manière d’acquit, une demi-douzaine de ruades plus haut que sa tête, partit à travers les taillis, montrant fort bien qu’elle n’avait besoin de personne pour retrouver son chemin.

— Ça, dit Germain, après avoir vainement cherché à la rattraper, nous voici à pied, et rien ne nous servirait de nous retrouver dans le bon chemin, car il nous faudrait traverser la rivière à pied ; et, à voir comme ces routes sont pleines d’eau, nous pouvons être bien sûrs que la prairie est sous la rivière. Nous ne connaissons pas les autres passages. Il nous faut donc attendre que ce brouillard se dissipe ; ça ne peut pas durer plus d’une heure ou deux. Quand nous verrons clair, nous chercherons une maison, la première venue à la lisière du bois ; mais à présent nous ne pouvons sortir d’ici ; il y a là une fosse, un étang, je ne sais quoi devant nous ; et derrière, je ne saurais pas non plus dire ce qu’il y a, car je ne comprends plus par quel côté nous sommes arrivés.