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Printemps passé
Le bec d’un sécateur claque au long des allées de rosiers. Un autre lui répond, dans le verger. Il y aura tout à l’heure sous la roseraie une jonchée de surgeons tendres, rouges d’aurore au sommet, verts et juteux à la base. Dans le verger, les raides baguettes d’abricotier, sacrifiées, brûleront, une heure encore, leur petite flamme de fleur avant de mourir, et les abeilles n’en laisseront rien perdre…
La colline fume de pruniers blancs, chacun d’eux immatériel et pommelé comme une nue ronde. À cinq heures et demie du matin, sous le rayon horizontal et la rosée, le blé jeune est d’un bleu incontestable, et rouge la terre ferrugineuse, et rose de cuivre les pruniers blancs. Ce n’est qu’un moment, un féerique mensonge de lumière, qui passe en même temps que la première heure du jour. Tout croît avec une hâte divine. La moindre créature végétale darde son plus grand effort vertical. La pivoine, sanguine en son premier mois, pousse d’un tel jet que ses hampes, ses feuilles à peine dépliées traversent, emportent et suspendent dans l’air leur suprême croûte de terre comme un toit crevé.
Les paysans hochent la tête : « Avril nous fera bien des surprises… » Ils penchent des fronts de sages sur cette folie, cette imprudence annuelle de la fleur et de la feuille. Ils vieillissent, accrochés à la course d’une terrible pupille que leur expérience n’instruit pas. Le vallon cultivé, grillagé encore d’eaux parallèles, hisse ses sillons verts au-dessus de l’inondation. Rien n’arrêtera plus l’asperge, qui a commencé son ascension de taupe, ni la torche de l’iris violet. La furieuse évasion entraîne l’oiseau, le lézard, l’insecte. Les verdiers et les chardonnerets, les passereaux et les pinsons se comportent au matin comme une basse-cour qu’on a gorgée de grain trempé dans l’eau-de-vie. Des danses de parade, des cris exagérés, des combats pour rire lient et délient sous nos yeux, presque sous nos mains, et sur la même pierre chaude, compagnies d’oiseaux et couples de lézards gris, et lorsque les enfants, enivrés, courent sans motif, la ronde des éphémères se soulève et les couronne…
Tout s’élance, et je demeure. Déjà ne ressens-je pas plus de plaisir à comparer le printemps à ce qu’il fut qu’à l’accueillir ? Torpeur bienheureuse, mais trop consciente de son poids. Extase sincère, involontaire mais manifestée à quoi ? « Oh ! ces pâquettes jaunes !… Oh ! les saponaires ! et la corne des arums qui se montre… » Mais la pâquette, cette primevère sauvage, est une fleur pauvre, et la saponaire humide, d’un mauve hésitant, que vaut-elle auprès d’un ardent pêcher ? Elle vaut par le ruisseau qui l’abreuvait, entre ma dixième et ma quinzième année. La primevère maigre, toute en tige, à corolle rudimentaire, tient encore, par une radicelle fragile, au pré ou je cueillais des centaines de primevères pour les « àchevaler » sur une ficelle et les lier ensuite en balles rondes, en frais projectiles qui frappaient la joue comme d’un rude baiser mouillé…
Je me garde de cueillir et de presser, en balle verdâtre, la pâquette d’aujourd’hui. Je sais ce que je risque à l’essayer. Pauvre charme agreste, à demi évaporé, je ne puis même te léguer à un autre moi-même… « Tu vois, Bel-Gazou, comme ça, et comme ça, à cheval sur le fil, et puis on tire… – Ah ! oui, dit Bel-Gazou. Mais ça ne rebondit pas, j’aime mieux ma balle en caoutchouc… »
Les sécateurs claquent du bec dans les jardins. Enfermez-moi dans une chambre obscure, ce bruit-là y porte quand même le soleil d’avril, piquant à la peau, traître comme un vin sans bouquet. L’odeur d’abeille de l’abricotier taillé entre avec lui, et une certaine angoisse, l’inquiétude d’une de ces petites maladies d’avant l’adolescence, qui couvent, traînent un peu, diminuent, guérissent un matin, reviennent un soir… J’avais dix ans, onze ans, mais en compagnie de ma nourrice, cuisinière à la maison, je me plaisais encore à des exigences de nourrisson. Grande fille dans la salle à manger, je courais a la cuisine pour lécher le vinaigre sur les feuilles de salade, dans l’assiette de Mélie, chienne fidèle, esclave blonde et blanche. C’est par un matin d’avril que je l’appelai :
– Viens, Mélie, ramasser les « tailles » de l’abricotier, Milien est après les espaliers…
Elle me suivit, et la jeune femme de chambre, Marie-la-Rose, la bien nommée, vint aussi, sans que je l’invitasse. Milien, l’homme de journée, achevait sa besogne, beau gars sournois, pas pressé, silencieux…
– Mélie, tends ton tablier, que j’y mette les tailles…
À genoux, je ramassais les fagotins d’abricotiers, étoilés de fleurs. Comme par jeu, Mélie me fit « hou ! ›› et me jeta son tablier sur la tête, m’ensacha, me roula tendrement. Je riais, je me faisais petite et sotte, avec bonheur. Mais l’air me manqua, et je surgis si brusquement que Milien et Marie-la-Rose, qui s’embrassaient, n’eurent pas le temps de se séparer, ni Mélie de me cacher sa figure de complice…
Claquement des sécateurs, sec dialogue d’oiseaux à bec dur… Ils parlent d’éclosion, de soleil précoce, de brûlure au front, d’ombre froide, de répugnance qui s’ignore, de confiance enfantine qu’on trompa, de suspicion, de chagrin rêveur…